Don Juan de Serge Bozon (2022).
Bien porter le cocard.
Si tu m'crois pas, hé
Tahar ta gueule à la récré
(Alain Souchon)
On sait l'esprit mac-mahonien qui gouverne la cinéphilie de Serge Bozon. Présent dans ses écrits comme dans ses entretiens, cet esprit infuse également ses films mais de façon plus secrète, en tous les cas qui n'est pas immédiatement repérable, justifiant pour cela qu'on les revoie deux fois. Or ce qui frappe dans son dernier film, c'est qu'on y décèle tout de suite, au niveau esthétique, une forme d'évidence, comme une clarté étrange, au sens où, même si l'on ne sait pas d'où elle vient, et peut-être qu'on ne le saura jamais, elle nous saisit d'entrée, dès le premier plan: le héros devant un miroir se préparant au mariage tout en "jouant" — on apprendra assez vite qu'il est comédien — avec les extraits musicaux que son ami-régisseur Naël — ça rime avec Sganarelle, "ce gars Naël", celui qui aide à ouvrir les yeux — lui fait écouter sur son portable. Autant d'éléments de pure mise en scène qui annoncent ce que sera le film, via la lumière, le cadre, l'espace, le découpage... la primauté que Bozon accorde depuis toujours, mais là plus précisément, à la mise en scène. Ce que traduit aussi le traitement du personnage de Don Juan que le cinéaste déleste de ce qui jusque-là le caractérisait et nourrissait le mythe, à savoir sa maîtrise de la rhétorique, au profit d'un "je-ne-sais-quoi" de charme, une attirance mystérieuse dont, à vrai dire, on peine tout au long du film (mais c'est voulu) à en comprendre les ressorts. Peut-être que ce "je-ne-sais-quoi" passe par la voix légèrement fêlée de Tahar Rahim, ou quelques traits de son visage, mais rien qui nous rappelle l'image du grand séducteur telle que le mythe l'a véhiculée pendant des siècles. Exit le "beau parleur", Don Juan se nomme Laurent et son talent pour embobiner les femmes a proprement disparu. Ainsi démuni, il ne lui reste plus que le support, ce par quoi se met habituellement en place le jeu de la séduction, avant même d'avoir ouvert la bouche, je veux parler bien sûr du regard. Et ça, c'est une idée de mise en scène, une idée de mac-mahonien. Serge Bozon fait de la figure de Don Juan non pas un anti-Don Juan mais une sorte de Don Juan originel, débarrassé du mythe, où transparaît peu à peu ce qui le meut, par-delà son désir de séduire les femmes. Non pas un Don Juan déconstruit, comme le voudrait la pensée du moment (le regard dont je parle n'a rien à voir avec un quelconque male gaze), mais, de la part du cinéaste, travaillé par des questions de cinéma, sa propre vision du séducteur; un Don Juan qu'il s'agirait au contraire de reconstruire, empruntant à la tradition du personnage mais pour n'en conserver que l'essence, et ainsi le réinventer. Quelque chose de la "révélation", au sens photographique du mot: un personnage qu'on "développe", plongé qu'il serait dans le bain révélateur, avant de le fixer (via tous ces miroirs et autres surfaces vitrées — on pense à Fassbinder — dans lesquels il se regarde, se réfléchit, y dévoilant sa véritable image), avant le grand lavage final, musical, transformant définitivement l'image "négative" du personnage (Don Juan le libertin, Don Juan le cynique, etc.) en celle d'un homme, certes abandonné, errant seul, plus seul que jamais, mais aussi libéré, guéri — semble-t-il — de son obsession. (1)
Et pour "dire" ce que la mise en scène évoque, convoque et par moments révoque (la beauté du film est là aussi), des chansons, de celles qui disent le plus simplement du monde l'amour et ses ravages (c'est par elles que passe l'émotion), loin des grandes théories (philosophiques ou autres) que le cinéaste, à l'image de l'image de Don Juan, réduit à quelques lignes élémentaires, à la manière des derniers Fritz Lang. Pour aller vite: de la sensualité extrême que seule la musique serait capable de produire — et tout particulièrement le Don Giovanni de Mozart —, ce qui faisait dire à Kierkegaard que "Don Juan est l'essence de la musique", à l'affirmation lacanienne que Don Juan est un fantasme féminin, un rêve, qui ferait qu'en se référant à un homme qui séduit toutes les femmes, chaque femme trouverait l'opérateur qui la fait "exister" (au sens de Lacan: la "femme-toute", qui elle n'existe pas), ce qui résoudrait l'énigme de la féminité (2). Deux thèses qui s'opposent, le film n'épousant aucune des deux, même si la première s'accorde au mieux avec le caractère mac-mahonien dont je parlais au début — alors que l'assertion lacanienne, on croit seulement la deviner, par instants, à travers certaines répliques entre Laurent et Julie (Virginie Efira) ou ses avatars —, le but n'étant pas de faire triompher une thèse par rapport à une autre mais de résoudre la tension qu'engendrent les oppositions (Don Juan et les femmes, Don Juan et celui qui joue le personnage, l'acteur décrit comme égocentrique et impudique), permettant d'arriver au finale en toute logique, avec la figure mélancolique du Commandeur (Alain Chamfort) — figure récurrente chez Bozon — rappelant en douceur sa culpabilité au héros, la deuxième chance dont celui-ci aura bénéficié et qu'il gâchera de nouveau (un regard trop appuyé sur une autre femme, signe de trahison amoureuse plus que de tromperie, la preuve que l'amour n'était pas totalement sincère), mais aussi ce qui lui restera de cette expérience redoublée (le souvenir d'une femme qu'il a aimée, à sa manière, qu'il a perdue mais qu'il continuera d'aimer, toujours), bref un autre Don Juan.
Le film, une "non-comédie du non-remariage" selon la jolie formule de Marcos Uzal, se présente telle une œuvre musicale, avec ses dissonances et son crescendo mesuré, qui se conclut paradoxalement par une "ouverture", non seulement l'ouverture de Don Giovanni (on sait que celle-ci a été écrite à la fin, et même au dernier moment par Mozart), mais plus généralement l'ouverture que représente le dernier plan, le héros allongé sur l'herbe, regardant vers le ciel (qu'on imagine étoilé, c'est la nuit), y voyant — bel état de quiétude — le visage de sa bien-aimée, avant l'arrivée du jour (le ciel et les nuages qui se dispersent lors du générique de fin). Image céleste qui confère au finale une dimension cosmique (soit une part de divin, ce que Don Juan recherchait peut-être in fine en séduisant les femmes qu'il abandonnait dès le lendemain), convoquant possiblement le Godard des années 80-90 (il y a d'autres références, plus sixties, à Godard: le théâtre ouvert sur la mer qui n'est pas sans rappeler la villa Malaparte vue de l'extérieur dans le Mépris, ou encore la balade dans les dunes, rappelant les déambulations du couple dans Pierrot le Fou). Pour autant, si Don Juan est imprégné de Nouvelle vague (pensons également à Truffaut, via la question de l'obsession masculine, qui fait écho à l'Homme qui aimait les femmes, évidemment, mais aussi à la Chambre verte), c'est surtout à travers la Série B, qui depuis le début nourrit le cinéma de Serge Bozon (S.B. ce sont les mêmes initiales — je n'insiste pas, j'en ai déjà parlé), et dont l'une des particularités est que c'est toujours à petite échelle, qui fait du super-séducteur un héros fragile, un peu raide et maladroit, l'équivalent du super-héros chez Shyamalan, un "petit séducteur", repoussé et de plus en plus violemment par les femmes, celles-là mêmes qui au départ lui cédaient, toutes ces femmes qu'il voit maintenant avec le même visage que celle qui l'a quitté, parce qu'il n'arrive pas à l'oublier mais aussi parce qu'elle incarne "La femme", qu'elle symbolise toutes les femmes, écho au "mile e tre" dans Don Giovanni (le nombre de femmes que Don Juan a séduites en Espagne), et que Bozon réduit au chiffre cinq, le portrait de cinq femmes très différentes les unes des autres. Ce qui fait que le film n'oscille pas entre deux extrêmes, entre l'excès de passion et un trop grand détachement, mais plutôt entre des niveaux de faible amplitude, niveaux suffisants vu que Bozon ne cherche pas à escalader les sommets, se contentant de reproduire ce qu'on pourrait appeler le "mouvement donjuanien", une suite de scènes aux allures souvent d'ébauches, qui ne vont pas jusqu'à leur terme, à l'image des nuits sans lendemain que passait Don Juan avec ses conquêtes. Pas d'élévation donc, il s'agit juste d'évoluer sur trois marches, comme sur un escabeau, entre la première marche, la plus basse, la plus triviale, mais une trivialité déjà un peu smart (pas celle à la Desproges, telle sa blague sur ce que disait Mozart quand il draguait les femmes du haut de son mètre soixante: "la flûte enchantée c'est moi!") et qui dans le film se manifeste surtout dans les rapports de Laurent avec les avatars de Julie, jusqu'au point d'orgue que constitue le "cocard", et la dernière marche, qui est celle, plus noble, d'un certain maintien (propre à l'acteur peut-être), ce charme indéfinissable que j'évoquais plus haut et qui parcourt tout le film. Bien porter le cocard, c'est un peu ça le cinéma de Serge Bozon.
(1) Il est amusant de noter que la fin du film revisite la fin de Mods avec ce personnage (mutique et mythique) qui restait enfermé dans sa chambre après que sa fiancée l'a quitté, obligeant la fille à revenir pour lui dire que c'était fini, puisque — c'était la morale du film — "aux garçons, il faut toujours tout expliquer deux fois". — cf. là.
(2) On rappellera que les meilleurs commentateurs de Don Juan, ceux qui dans des domaines divers ont repris et/ou interprété la figure de Don Juan créée par Tirso de Molina, à savoir Molière, Mozart, Da Ponte, Kierkegaard, Lacan, étaient eux-mêmes de grands séducteurs.
Quatre de couple barré.
Si esthétiquement parlant le dernier film de Dupieux s'inscrit dans la suite des précédents, ajoutant simplement à la traditionnelle lumière blafarde un flou des plus disgracieux, au niveau récit, en revanche, il se situe dans le prolongement direct de Réalité. C'est l'après Réalité, ce qui tombe bien parce que justement le film traite de ça, de la post-réalité, et ce qui l'accompagne, la post-vérité, ce à quoi renvoie le titre, Incroyable mais vrai, davantage bien sûr qu'à Jacques Martin. La post-vérité, en ce qu'elle a de grossier (Magimel en beauf équipé d'un "joujou" électronique made in Japan qu'il pilote à volonté depuis son smartphone) et surtout de mensonger (Léa Drucker en bourge narcissique, accro à des microcures de jouvence, et par-là exposée à la déglingue), un concept, la post-vérité, en fait pas facile à cerner (d'où ce flou de l'image). Pour mieux la fixer, la matérialiser, Dupieux creuse un trou par lequel il faut passer, qui vous fait remonter le temps en descendant du sous-sol au... premier niveau. Bonjour l'angoisse. Chabat, lui, s'y refuse, méfiant comme un chat, incarnant une sorte de mâle gnangnan, mou du gland et pétochard. Le film se révèle ainsi une drôle de "lacanerie" (le non-rapport sexuel, le réel du corps, la "norme mâle"), celle des années 70, années bénies pour Dupieux, qui pour l'accompagner s'appuie sur une partition d'époque, du Bach joué sur un orgue Farsifa par un physicien et musicologue allemand (Andreas Beurmann, aka Jon Santo), wow... badinerie, courante, corrente et autres préludes dont celui du célèbre choral de "Wachet auf..." sans oublier bien sûr le tout aussi fameux "Jésus ma joie demeure"... Ces deux derniers morceaux se trouvaient déjà sur le Switched-On Bach de Walter/Wendy Carlos entièrement interprété, lui, avec le synthétiseur Moog. Pourquoi je précise cela? Parce que passer de l'orchestre de Bach au Farsifa de Santo, via le Moog de Carlos, il y a là une forme de réductionnisme qui non seulement confère à cette musique un côté presque enfantin, genre Bontempi (alors que les personnages du film, eux, n'ont pas d'enfants et que le film n'est pas fait pour les enfants — le cinéma de Dupieux aime à cultiver le paradoxe, c'est d'ailleurs de là que naît l'absurde), mais surtout s'accorde avec l'esprit "bas de gamme" revendiqué par le cinéaste, qu'il s'agisse de la forme, volontairement moche, ou des personnages: un quatre de couple barré, gentiment décalé (Chabat/Drucker en proie à un décalage horaire permanent) ou méchamment obsédé (Magimel/Demoustier) par la chose évidemment... Comme si Dupieux devait lui aussi descendre par la trappe, pour atteindre cette espèce de rétrofuturisme minimaliste, au ras des pâquerettes, auquel il aspire, qui voit ses maîtres (Lynch, Dalí plus que Buñuel) réduits à quelques notes élémentaires (une maison mystérieuse, les fourmis qui sortent de la main). Eh bien ça, il faut oser, l'Oizo ose et j'aime ça. C'est pourquoi j'attends avec impatience son prochain film, Fumer fait tousser, pas de la haute philosophie là non plus — plutôt de la sci-fi lo-fi —, et pourtant, qui fait de Dupieux beaucoup mieux qu'un simple bricolo, tout juste rigolo, ainsi que beaucoup le voient... non, un vrai cinéaste au sens où se devine, à travers ses films, même s'ils visent d'abord à faire rire, un dialogue continuel entre le musicien et le cinéaste, "les problèmes de rythme qui se posent au premier se transformant pour devenir ceux que tente de résoudre le second" (ainsi que je l'ai déjà écrit, cf. dans Incroyable mais vrai, l'accélération "fulgurante" du récit aux 2/3 du film, en accord avec le temps nécessaire pour que Léa Drucker — enfermée dans son monde parallèle — retrouve ses vingt ans, mais aussi la vitesse et toutes ces "inégalités" dans le rythme qu'on trouve chez Bach et dans la musique baroque en général, que celle de Jon Santo accentue encore plus)... soit un cinéaste de la recherche, toujours dans l'expérimentation, expliquant d'ailleurs que tout n'y est jamais totalement abouti, en tout cas un "oiseau" suffisamment rare aujourd'hui pour qu'on prenne son travail au sérieux.
Bonus: la Badinerie de Bach par Jon Santo.
La Maman et la Putain de Jean Eustache (1973).
Quelques mots sur le film d'Eustache, enfin ressorti — dans une version restaurée — après cinquante ans de quasi invisibilité:
1) "Dans la Maman et la Putain, la mise en scène apparaît non seulement comme mise en ordre, mais aussi comme instance suprême chargée de faire surgir la vérité, si complexe soit-elle... le long monologue de Françoise Lebrun est à cet égard singulièrement impressionnant: lorsque sourdent de vraies larmes, on ne sait plus si c'est l'actrice ou le personnage qui vacille. Un moment de vérité d'une telle force n'est possible que parce qu'a été mis en place un système hyper-rigoureux de mise en scène. Ce système, comment le définir? Essentiellement par l'attitude de Jean Eustache à l'égard des possibilités de la prise de vues et du montage. Une caméra calme, dépourvue de toute hystérie (inutile de redoubler celle des personnages), dévore lentement et calmement le flux langagier des protagonistes. Cette caméra se refuse à toute séduction, à tout ce qui pourrait la détourner (et détourner le regard et l'écoute du spectateur) de son objet: on chercherait en vain dans le filmage et le montage la moindre trace de virtuosité, esthétique que Jean Eustache avait en horreur. Si de ce filmage austère se détache pourtant, et de manière incontestable, une très forte séduction, il s'agit d'une séduction perverse: séduire par le refus même de séduire, telle est l'une des clés esthétiques de la Maman et la Putain..." (Alain Philippon, 1986)
2) Rappeler également que la Maman et la Putain est un film très drôle, grâce à Jean-Pierre Léaud bien sûr, qui occupe tout le film (et lui donne un côté stand-up avec ses mimiques et ses répliques — si la vanne qui explique la différence entre la myxomatose et la blénnorragie est drôle, dite par Léaud elle est encore plus drôle), mais aussi Bernadette Lafont qui, en personnage sacrifié, apporte son écot à la drôlerie des scènes, Françoise Lebrun étant davantage sur le versant de l’émotion. Le film dure 3 heures 40 et s’il passe si vite, aussi vite qu’un film d’action, c’est en grande partie dû à ça: la tchatche de Léaud et l’humour d’Eustache, cet humour dont on ne sait jamais d'ailleurs si c’est du lard ou du cochon. Humour jubilatoire, qu'on peut déguster pleinement aujourd’hui vu qu’il ne tient plus, sauf pour quelques uns encore, à son côté provocateur, ce langage très cru, suscitant à l’époque ce qu’on imagine avoir été des petits rires étouffés, sinon gênés, sans comparaison de toute façon avec les nombreuses réactions, elles indignées, provoquées — un exemple parmi d'autres — par l’usage du mot "baise", muselé pendant près d'une heure avant d'être lâché puis répété à l’envi jusqu’au dégoût (cf. là encore le monologue final de Françoise Lebrun qui dégueule littéralement les mots "baise" et "pute")... Parce que la Maman et la Putain, c’est ça finalement: pas du tout un regard nostalgique sur Mai 68 et la libération sexuelle, mais un film profondément baudelairien, marqué par le dégoût. Et en réaction à ce sentiment de dégoût qui imprègne le film, témoin comme chez Baudelaire d’un idéal qui ne s'est jamais réalisé, eh bien, multiplier les bons mots, les anecdotes, faire assaut d’humour pour égayer le propos et estomper l'aspect "réac" et anti-moderne (la modernité contre les modes) du personnage que joue — génialement, on ne le répétera jamais assez — Jean-Pierre Léaud.
En prime, mon Top 10 des films de l'année 2022 à mi-parcours: (par ordre alphabétique)
— Apollo ½ de Richard Linklater
— Don Juan de Serge Bozon
— Incroyable mais vrai de Quentin Dupieux
— Introduction de Hong Sang-soo
— Licorice Pizza de Paul T. Anderson
— Maternité éternelle de Kinuyo Tanaka (1955)
— Petite Solange d'Axelle Ropert
— Suis-moi, je te fuis / Fuis-moi, je te suis de Kōji Fukada
— Viens je t'emmène d'Alain Guiraudie
— Vortex de Gaspar Noé