mardi 15 août 2023

Yo La Tengo


This Stupid World, Yo La Tengo, 2023.

"Oyez oyez, amis yolatengiens, ce post est pour vous."

Ils l'ont.

Ah Yo La Tengo... le seul groupe "noiseux" que non seulement je supporte, à l'instar des premiers Sonic Youth, mais surtout dont je suis fan, depuis que je l'ai découvert il y a presque trente ans avec Painful... hein? trente ans?... oui trente ans, comme il y a la guerre de Trente ans, avec ces trois mousquetaires que sont nos trois hobos de Hoboken (je dis "hobos" parce que ça fait lo-fi): Ira Kaplan, Georgia Hubley et James McNew, ce dernier rejoignant en 1993, il y a donc trente ans, les deux premiers, soit le D'Artagnan du groupe (oui je sais, il en manque un), McNew en tant que dernier bassiste et le bon cette fois... le groupe uni pour la vie, "tous pour un, un pour tous", fidèles au roi Matador, leur label pour la vie également, sauf que cette vie, à la différence de celle racontée par Dumas, ne compte pas s'arrêter au bout de trente ans, elle continue.
Si je parle de "guerre", ce n'est pas que ça bataille autour d'eux, mais que la période est, comme dans toute guerre qui n'en finit pas, faite de hauts et de bas, de tempêtes (la production d'albums) et d'accalmies (le reste du temps, forcément moins tempétueux), mieux: que les albums sont eux-mêmes faits de hauts (noisy) et de bas (plus quiet), de moments franchement hardis (pour les oreilles) et de moments plus soft (lauréliens?), cet aspect "spontex" dont j'ai déjà parlé à propos de leur musique, par son côté bi-face: une face abrasive, qui tend à hérisser le poil (jamais totalement, c'est ça que j'aime), et une face spongieuse, qui, elle, aime à caresser le poil, bah... dans le sens du poil. Mais "spontex" surtout au sens de "spontané" (comme il y a eu jadis les "mao-spontex")... une musique qu'on pourrait qualifier de "spontanéiste", non parce que révolutionnaire mais parce que passant sans coup férir, spontanément, de la hauteur noisy, en ce qu'elle a de vertical et d'autoritaire (pour les oreilles toujours), à quelque chose d'étrangement doux, parfois d'inquiétant, en tout cas d'horizontal, autrement dit d'égalitaire (susceptible de ravir toutes les oreilles).
De tout ça, This Stupid World en regorge, qui perpétue, sans pour autant se répéter, ce style unique qu'est donc le "style yolatengien", marqué dans le passé par quelques sommets, Painful et I Am Not Afraid of You... entre autres, et dans lequel on plonge ici d'emblée (Sinatra Drive Breakdown, absolument magique), avec ces voix chuchotées, perdues dans l'immensité tohu-bohuesque d'un monde saturé de drones et de larsens — cinématographiquement parlant on dirait du Tourneur trempé dans du Lynch —, que prolonge Fallout et sa majestueuse ligne de basse, pour mieux "glisser", via le bruissement de Tonight's Episode, à la surface, tout en slide, du velvétien Aselestine, chanté par Georgia (on pense évidemment à Nico), et préparer Until It Happens, au rythme plus sautillant, plus scintillant, le cœur de l'album, d'autant que situé au milieu, et son post-scriptum, Apology Letter, à la clarté carillonnante, la ligne de plus basse tension de l'album... avant de remonter la pente, par la voie du "cérébral" Brain Capers, convoquant — au niveau des paroles — Alice Cooper, Ray Davies et... Rick Moranis (lol), et de retrouver, avec This Stupid World, la bonne vieille noise des familles, celle bien rough, gorgée de feedback et de distorsions, qui nous rappelle que si Yo La Tengo veut dire littéralement "Je l'ai", "ce monde stupide" qu'il nous décrit "est tout ce que nous avons" ("is all we have")... autant dire qu'il nous est indispensable, qu'il faut donc savoir le regarder (si stupide soit-il), le regard dessillé pour mieux voir: "à des miles" (Miles Away), par la grâce d'une musique soudainement céleste (le chant de Georgia, de retour). Et la vie de continuer.

PS. L'autre grand album de cette première moitié d'année est Fuse de Every Thing But the Girl. J'y reviendrai.

jeudi 10 août 2023

McCarey, carrément


Les Cloches de Sainte-Marie de Leo McCarey (1945).

"L'été, les vacances... la mccareyna."

Le carré de McCarey.

Le mec carré... c'est vrai qu'il avait les mâchoires carrées Leo McCarey, certaines idées aussi (qui touchent aux valeurs américaines et à leurs racines spirituelles), mais le carré de McCarey c'est autre chose, une sorte de figure secrète, cachée dans ses films, de Laurel et Hardy à Elle et lui, du burlesque (et sa géométrie) au mélo (et son harmonie)... figure qui aurait à voir avec l'idée de perfection, comme un carré parfait, parce qu'il y croyait, que les composantes étaient là, qu'il les avait réunies, pour qu'il en soit ainsi (Amen.) McCarey était aussi musicien.

A propos de Leo McCarey: un beau texte de Serge Bozon, paru dans feu La lettre du cinéma, où il est question de miracles et de charité, de gêne — l'incommodation pascalienne — et d'ingratitude, d'amertume et de béatitude...

Un temps sans charité.

"Le respect est: incommodez-vous."
Pascal

I. Les surprises de la foi

L'étrange violence du cinéma de Leo McCarey interroge en nous le spectateur émancipé et laïque dont les désillusions (revendiquées), les élucidations (salvatrices), les démystifications (nécessaires) ne réussissent pas à masquer la petite déception qui fait encore de lui — justement — un spectateur, ce spectateur de cinéma se souvenant d'un autre "esprit du temps" et de la déconvenue des émotions que provoqua sa découverte.

Peu de scènes dans l'histoire du cinéma sont aussi bouleversantes que les retrouvailles miraculeuses des amants à la fin de Elle et lui. "Miraculeuses", le mot est-il trop fort? Je ne crois pas. Qui a su affronter, à part Mizoguchi, Grémillon, Sirk, Ophuls ou Sternberg, cet excès passionnel rapprochant les êtres dans la révélation de l'infirmité en une union impossible mais attendue, inattendue mais possible?

"Ce qui fait qu'on ne croit pas les vrais miracles 
est le manque de charité."
Pascal

Dans le dernier film de Leo McCarey, Une histoire de Chine (1962), film difficile à supporter s'il en est, un autre miracle survient, le miracle de la conversion, celle du méchant communiste chinois enfin vaincu par la grâce. Victoire héroïque puisque Satan Never Sleeps, comme l'affirme le titre original. Lorsque ce récent converti fusille dans la dernière scène les inoffensifs ex-camarades lancés à ses trousses, prêtre irlandais tout droit venu de l'idyllique diptyque religieux des années quarante (la Route semée d'étoiles et les Cloches de Sainte-Marie), lui dit: "C'est ton premier geste de chrétien." Ce même prêtre ordonnait auparavant à une jeune fille atrocement violée d'aimer et d'épouser son agresseur, par charité pour l'enfant devant naître du crime. Pourquoi McCarey, producteur de tous ses films depuis 1936 et auteur des plus grands succès commerciaux des années quarante (les Cloches de Sainte-Marie et la Route semée d'étoiles rapportèrent près de 30 millions de dollars et une flopée d'Oscars), lui qui tournait si peu depuis la fin de la guerre, a-t-il choisi un tel scénario? Le spectateur horrifié ne connaît pas la réponse et songe, rêveur, au diptyque religieux, à cette manière de peindre dans un temps arrêté, comme suspendu au bonheur, la béatitude et l'ermitage, les enfants chantants et la bonté salvatrice, les prêtres irlandais et la spiritualité souriante. Et si un nouvel âge, un autre temps, se cachait déjà sous la peinture précieuse des métamorphoses qui rendent chacun meilleur? Comment le Père O'Malley (Bing Crosby!) consolait-il la sœur Benedict (Ingrid Bergman), humiliée par une mutation injustifiée en Arizona? En lui révélant dans la dernière scène la vraie raison de ce départ, la tuberculose qui l'atteint. Elle répondait: "Vous m'avez rendu le bonheur." Le cinéma reconnaîtra-t-il (encore) les siens? Les souvenirs, nos souvenirs, reviennent un à un, comme la proximité qui unissait Hollywood à l'infantilisme en un rêve protecteur dont Une histoire de Chine prolonge suicidairement les illusions, nous qui ne savons même plus à quoi ressemblerait aujourd'hui un cinéma aux intentions trop édifiantes pour ne pas déjouer toutes les attentes, hormis celle — inoffensive — de ne pas s'en laisser conter. Renoir avait peut-être tort d'affirmer que "McCarey est l'un de ceux qui n'ont jamais été brisés". Que s'est-il passé entre 1945 et 1962? La charité aurait-elle aussi ses (nouvelles) raisons que la raison, ou la doctrine, ne connaît pas?

"Les miracles discernent la doctrine 
et la doctrine discerne les miracles."
Pascal

Un dialogue entre un prêtre et une épouse désespérée par les frasques de son mari nous indiquera peut-être la voie. "Votre mari boit-il?Non. — Joue-t-il? — Non. — Aime-t-il une autre femme? — Non, il aime l'humanité entière." Ce mari fou de charité est le héros de Good Sam. Le prix Nobel pressenti pour écrire le film, Sinclair Lewis, refusa, trouvant le principe — et le héros — totalement infantile. Il s'agit en effet de voir la charité à l'œuvre, de voir la catastrophe. Il s'agit d'assister à la débâcle, jusqu'à ce que la ruine soit évitée in extremis par une reconnaissance inattendue — miraculeuse. Si la charité est burlesque, c'est qu'elle doit échouer. Comment peut-on avoir besoin d'être aidé? A cette question difficile, certains — "les gens de droite" — ont trouvé une réponse trop inflexible pour être rendue publique: parce qu'on le mérite. La charité serait moins calamiteuse si chaque déshérité ne dissimulait pas un parasite. Le beau-frère de Sam incarne ce parasite parfait, apathique, opaque, indéracinable comme le souci de la tâche à accomplir, du bien à propager. L'audace d'un cinéaste réactionnaire peut-elle se révéler plus apologétique que toute compassion possible? Seul M. Smith connaît la réponse. Qui d'autre aurait osé réaliser en 1942 Once Upon a Honeymoon, incroyable lune de miel clandestine dont les étapes géographiques successives (Pologne, Autriche, Slovaquie, Pays-Bas, France) ne sont pas seulement celles du voyage de von Luber, le mari trompé, mais surtout celles de l'Histoire, celle de l'invasion nazie? Même si le strict respect du parallèle est mené avec suffisamment d'aplomb pour permettre une étonnante liberté de ton, ce difficile passage du rire aux larmes, si caractéristique du cinéaste (dès Indiscreet en 1931), ne se fera jamais sans incommodation. Lorsque l'héroïne, bloquée momentanément dans le ghetto, s'écrit égoïstement: "Il faut à tout prix sortir d'ici", réplique obscène suivie par la montée — off — d'un chant des prisonniers juifs en une transition aussi mélodramatique que rhétorique, la gêne du spectateur ne cesse d'augmenter jusqu'au moment où un brusque changement d'angle et un gros plan de Ginger Rogers transforment ce malaise en émotion profonde, l'émotion de la gêne elle-même, mais vaincue, vaincue par cet excès hollywoodien qui rend indiscernables la naïveté didactique et la cruauté apologétique, l'invraisemblable charité et le cynisme sulpicien, les grosses ficelles et les nœuds coulants.

"Ce qui fait croire est la croix."
Pascal

Au cours d'une assemblée de la Screen Directors Guild, organisée pendant la chasse aux sorcières pour procéder à des serments d'allégeance au maccarthysme, un metteur en scène, "personnage machiavélique" selon John Huston, exigea un vote à main levée, comptant sur une intimidation générale des cent cinquante cinéastes présents. Il ne se trompait pas puisque seuls Huston et Wilder osèrent s'opposer. Ce personnage, c'était McCarey, sûr de son droit et de ses forces, protégé par le seul film anticommuniste dont même les maccarthystes avaient honte, My Son John, protégé aussi — chose sérieuse — par un petit canard: n'affirma-t-il pas que "le plus grand héros américain, le seul rempart contre le communisme, c'est Donald Duck"! Screwball comedy ou screwball ideology, peut-on vraiment choisir? La propagande dévoile que dans My Son John cet excès qui emporte la conviction attendue, qui l'emporte au loin, tout près de ces paris par lesquels un certain christianisme espérait faire ployer l'athée sous le poids de ses propres arguments. Le film débute par la présentation d'une famille où tout concourt, le père incarnant la médiocrité réactionnaire la plus détestable, à inciter le spectateur à partager la révolte du fils, à s'indigner, de telle manière que la découverte de l'horreur (le fils était un espion communiste!) rende coupable cette indignation même, toute tentative de critique, quelles que soient ses raisons, étant ainsi renvoyer à la traitrise fondamentale qui la sous-tend! De la déclamation du majordome anglais récitant intégralement le célèbre discours de Lincoln à Gettysburgh, dans l'Extravagant Mr Ruggles, devant un parterre de patriotes trop négligents pour le connaître par cœur, à la confession enregistrée par le traître de My Son John avant de mourir et diffusée pendant une cérémonie universitaire ("En ce moment même des agents soviétiques observent certains d'entre vous..."), le peuple américain est pris deux fois en flagrant délit de non-patriotisme, c'est-à-dire d'ingratitude, et aucune conviction n'empêche un tel reproche de toucher. Qui l'ancien avocat devenu cinéaste espérait-il convaincre, lui qui ne résista pas à la tentation d'éradiquer purement et simplement tout questionnement, chaque main levée dissimulant un poignard? Convaincre, serait-ce en fait anéantir, par les vertus comiques du désastre et les vices démocratiques des effets de manche, la légitimité du débat? Tag Gallagher avait décidément raison d'écrire que "ce que McCarey trouve effrayant dans le communisme n'est pas son autoritarisme ou son système économique, mais son humanisme laïque" (Trafic, n°15)

II. Les surprises du métier

Evoquer le bonheur d'expression qui caractérise les chefs-d'œuvre de McCarey, suscitant l'admiration des plus grands (Renoir, Hitchcock, Griffith), c'est pointer l'alliage si exigeant de l'improvisation et de l'absence totale de flou, le maximum de continuité et de sophistication calligraphique dans le minimum de contraintes scénaristiques. Grâce aux années de travail avec Hal Roach, Laurel et Hardy, Charley Chase, les Marx Brothers, W.C. Fileds, Harold Lloyd... le cinéaste découvrit très tôt que seule l'exigence de netteté rend l'improvisation nécessaire. Je pense par exemple à la progression comique si précise dans ce Laurel et Hardy (personnages inventés par McCarey!) dont les deux bobines sont uniquement consacrées à des lancers de tartes à la crème, uniformité de l'action permettant au rythme du découpage, à l'invention scénographique, au contraste opposant la gestuelle du petit fantôme anémique et terrorisé à celle du gros fessu souriant et obscène (souplesse du ver et béatitude de la citrouille)... de déployer à nu dans la répétition des mêmes gestes un emballement propre, graphique, expérience d'un savoir impuissant devant cette propension des corps à tout défaire. "L'homme que je regardais et admirais le plus était Leo McCarey, l'aisance et la rapidité avec lesquelles il façonnait, dans le feu de l'action, des gags pour Laurel et Hardy me fit pâlir d'envie" (Frank Capra). Lorsque McCarey tourne Cette sacrée vérité sans aucun script, en passant ses matinées à jouer du piano, lorsqu'il fait venir des musiciens de jazz sur le plateau pour trouver l'inspiration, comment ne pas penser à l'exigence fantaisiste, sinon chestertonienne, d'un Mack Sennett imposant la présence d'un (vrai) fou lors des réunions d'élaboration des scénarios, au cas où une idée folle surgirait — avant de rebondir... "D'habitude, c'était un demeuré presque incapable de s'exprimer pour communiquer ses idées; mais il possédait une imagination dénuée de toute inhibition. Il restait parfois sans rien dire pendant une heure, puis il marmonnait: "Faut prendre..." Les autres participants, des êtres relativement rationnels, la bouclaient alors et attendaient la suite: "Faut prendre ce nuage..." (James Agee, "La grande époque du burlesque", Sur le cinéma.) Dans cette liberté révélant les acteurs, avant toute fonction dramatique, à leur propre capacité autonome de surprise, Leo McCarey arrivait à développer les scènes comiques avec un minimum de moyens (une porte, un coucou, deux sièges dos à dos...) pour privilégier ainsi les plans longs dont le rythme très pur et très ample semble, dans Elle et lui par exemple, presque espacé par le cinémascope, à la manière de Bungalow pour femmes (Walsh, 1956), d'Exodus (Preminger, 1960), de la Comtesse de Hong Kong (Chaplin, 1967), tous ces films d'un Hollywood finissant, contemporains malgré eux de la Nouvelle Vague.

J'avoue pourtant qu'en revoyant Good Sam, la Brune brûlante et — dans une moindre mesure — Cette sacrée vérité, une réticence indécise peut surgir. Une certaine absence de construction générale, un goût très graphique pour l'étirement, le recours systématique à la gêne comme unique ressort comique, en un mot ce que Renoir appelait "cette espèce de burlesque poussé un peu trop loin", rendant parfois leur vision monotone, tendue. S'il y a sans aucun doute une (haute) exigence commune à Elena et les hommes et à la Brune brûlante, "l'expérience la plus intéressante étant précisément le fait d'essayer de toucher le burlesque dans ce qu'il a de plus extérieur" (Jean Renoir), si la mise en scène du second déploie en un tempo sec et comme coulissant une sophistication plastique aux lignes claires, à l'espace à la fois ample et "épinglé", aux perspectives sévèrement divisées par la stylisation des décors et le contraste des couleurs (CinemaScope, DeLuxe Color oblige), la satire très uniforme et presque déconnectée du prétexte dramatique — McCarey n'est pas un grand raconteur d'histoires — laisse surgir dans la peinture de cette famille au père dévirilisé, à la mère hystériquement sociable, aux enfants braillards, à la voisine nymphomane... une amertume profonde qui rejoint l'apostolat sans égards du cinéaste. Comme le dira le personnage joué par Paul Newman: "J'aime mon fils comme s'il était humain." Le lien unissant la gêne, ressort comique privilégié ou effet involontaire, et l'amertume, fonds de la satire ou échec de la satire, ce lien unissant le cinéaste au spectateur, ce que le premier veut (comment le savoir?) et ce que le dernier ressent (en est-il sûr?), Make Way for Tomorrow le déploie dans toute sa tristesse, chef-d'œuvre dont le désastre commercial en 1937 affecta beaucoup le cinéaste et qui resta toujours son film préféré. Ouvert par un biblique "Tu honoreras ton père et ta mère", ce drame de l'ingratitude ressasse à l'infini la même question douloureuse: pourquoi les parents âgés ne peuvent-ils plus qu'incommoder leurs enfants? Le film fait évidemment penser à Ozu, à une différence près, mais décisive. Quelle que soit la défaite, la défaite du Japon, l'américanisation (le Goût du saké), l'ingratitude, la solitude, le déracinement... le cinéma du metteur en scène japonais éloignait l'amertume légitime, et tout le mystère de sa conformité idéologique à l'époque est là. Il ne faut jamais attendre pour marier les jeunes filles. Filmer le vieux couple de Make Way for Tomorrow qui avance non pas vers la mort, mais vers la séparation, dans la séparation (les enfants prétendant — et rien ne prouve qu'ils mentent — ne pouvoir les recevoir ensemble), c'est déployer l'amertume dans les mille et un détails de la vie quotidienne jusqu'à ce que le ressentiment tombe (tout seul) sous le poids du miroitement des jours, jusqu'à ce que le spectateur n'ait plus besoin de preuves pour être hanté par l'amertume, jusqu'à ce que tout résonne en elle, et même le bonheur des courtes retrouvailles. Peut-on vivre dans l'amertume comme on vit dans le temps, sans le savoir — mais atteint? Oui, parce que nous sommes dans un temps sans charité.

III. Les surprises de l'écart

La conversion du communiste chinois était un miracle, et le meurtre qui en témoigne immédiatement en avère la violence, violence de ce christianisme oscillant entre la béatitude (familiale), là où l'harmonie préétablie rend toute compréhension superflue, et l'amertume (familiale), là où l'ingratitude excommunie les mauvais fils, dans un seul espace, celui d'une charité absente. Si l'amertume renvoie à l'horreur familiale, à l'ingratitude, aux communistes, mauvais fils par excellence, la béatitude renvoie au monde-ermitage légué par les grands-mères aimantes et les nonnes tuberculeuses, là ou l'harmonie (pré-établie) rend la charité inutile. Inutile sinon inopportune, comme nous l'apprend Sam, trop bon pour ne pas être mauvais mari, mauvais père, mauvais commerçant... L'obsession de la reconnaissance secrète qui fonde la grande famille humaine, unit les communautés et exclut les traîtres, souci premier où naît et se creuse l'écart, laisse ainsi résonner un étonnement, souvenir d'une découverte incommodante. Peut-on être à la fois le cinéaste de la présence des miracles et de l'absence de charité? Leo McCarey nous lègue non pas une réponse mais, absent, les figures de son œuvre.

"Tout ce qui ne va pas à la charité est figure."
Pascal

Serge Bozon, "Un temps sans charité: A propos de Leo McCarey", La lettre du cinéma n°4, décembre 1997.

mercredi 9 août 2023

[...]


Ex fan des sixties, Jane Birkin, 1978.

Encore une page qui se tourne avec la mort de Jane Birkin... Et cette chanson de Gainsbourg qui, dit-on, ajouta le nom d'Elvis au dernier moment, le King étant décédé la veille de l'enregistrement... ou encore l'intro dont les premières notes semblent pompées sur celles de A toi, la chanson de Joe Dassin sortie l'année précédente, une intro que Gainsbourg a peut-être repris inconsciemment, sous l'influence du titre et son côté "dédicace", comme une adresse à Jane, sa "petite baby doll"...

samedi 5 août 2023

Quand un Dupieux...


Quentin Dupieux: de Yannick à Daaaaaalí! (2023).

Quentin Dupieux rencontre un autre Dupieux
Qu'est-ce qu'ils se racontent? Des histoires de Dupieux!

Le plus mauvais boulevard auquel on ait jamais assisté (Yannick), comme il y a l'histoire la plus horrible qu'on ait jamais entendue (Fumer fait tousser), ou la plus "incroyable... mais vraie", ou encore la plus débile (Mandibules)... De même qu'il y a le meilleur gémissement de l'histoire du cinéma (Réalité), l'émotion la plus intense (Wrong) et, last but not least, le fait d'être le seul type à porter un blouson de ce type (en daim)... on tient là le marqueur essentiel du cinéma de Dupieux: l'unicité. Avec comme postulat: faire un film qui ne réponde pas aux critères qui d'ordinaire définissent un film, disons, bien fait, le fameux concept de "non-film", autrement dit: un cinéma le plus éloigné possible du cinéma tel qu'on le "conçoit", en termes de mise en scène et de récit. D'où son côté expérimental. Ce rapport à l'unique renvoie au dandysme, ce qui était le vrai sujet du Daim (cf. infra): le dandysme dans sa définition première: le désir d'être "unique", qui est aussi le premier sens du mot "idiot", du grec idios: ce que nous avons en propre, qui nous est particulier et nous distingue radicalement des autres. Yannick (Raphaël Quenard), en tant que seul spectateur capable non seulement d'interrompre un spectacle où il s'emmerde mais surtout de prendre le pouvoir, au niveau de la représentation, tyrannisant aussi bien les comédiens que le reste du public (dont il ne fait plus dès lors partie)... Yannick, donc, est à sa manière un dandy, un dandy idiot, et en cela il rejoint les grands héros dupieussiens que sont, outre Georges (Jean Dujardin) dans le Daim... Dolph (Jack Plotnick) dans Wrong, Jason Tantra (Alain Chabat) dans Réalité ou encore Robert (le pneu) dans Rubber... personnages uniques dans la mesure également où ils se trouvent "exclus" du monde, coexistant avec les vrais idiots, eux, plus idiots que dandys et dont le rapport au monde est moins détaché, expliquant que, si on croise de beaux "idiots solitaires" chez Dupieux, ainsi le flic de Wrong Cops ou le suspect de Au poste!, c'est plus souvent à plusieurs qu'ils fonctionnent, marchant par deux, tels le duo de Steak (Eric et Ramzy) et celui "plus-débile-tu-meurs" de Mandibules (Ludig et Marsais du Palmashow), parfois même en troupeau: les Tabac Force dans Fumer fait tousser. Pour autant, des personnages que Dupieux sait toujours rendre attachants (en dernier ressort: le regard ému de Yannick quand à la fin il entend, à la grande satisfaction aussi des comédiens, le public rire à la représentation de son texte), parce que finalement proches de nous, et ce, par le biais de ce que nous avons tous en commun: l'angoisse, dont l'absurde est le complément (comme chez Beckett, si si), cette angoisse fondamentale sans laquelle nous ne ne saurions exister.

NB. Nota pour les benêts:

Je sais que beaucoup ne sont pas très fans de Dupieux, que pour certains même, voir ses films relève de la torture, non seulement mentale tellement ils trouvent ça nul ("le mec il sait pas filmer") et incroyablement con ("en plus c'est pas drôle"), mais aussi physique, genre "supplice du pieu" (le pal), quand ils lisent mes élucubrations sur le cinéma de Dupieux ("l'angoisse derrière l'absurde, la référence à Beckett... franchement c'est n'importe quoi"), l'art dupieussien comme une forme d'art brut, qui fait que le rapport à l'unique ne renvoie pas seulement à la question de l'Un (le "vouloir-être-le-seul", geste dandy s'il en est) mais aussi à la notion de premier, au sens de ce qui arrive en premier dans le processus de création: une idée, une vision, qu'on va mettre en forme, développer mais pas trop, préférant jouer avec, tel un protofilm avec tous ces rudiments techniques et d'écriture qui préludent au "fini" d'une œuvre, plus encore qu'au léché dont Dupieux n'a cure évidemment. D'où l'aspect non académique mais pas artisanal non plus, une sorte de cinéma hybride qui "mixe" savoir-(mal)-faire et affirmation d'un style, le tout recouvert d'une bonne couche de déconnade... Un cinéma qui œuvrait à la marge et qui, avec le temps, a tendance à se faire rattraper, sinon avaler, par le système, ce qui est malheureusement le devenir de toute œuvre quand le succès (critique, public) est là, de plus en plus grand... C'est le danger aujourd'hui avec Yannick (qui tient la route mais n'est pas le meilleur film de Dupieux — sa théâtralité forcée le ringardise un peu trop), par la façon dont le film est récupéré, par exemple au niveau sociologique, lorsque j'entends certains — à la suite de Raphaël Quenard? — lui prophétiser, via le prénom "Yannick", une postérité à la Tanguy, qui verrait le personnage-titre devenir un stéréotype, faisant naître de nouvelles expressions, du genre: faire son "Yannick" en parlant de quelqu'un qui, par son intervention, ruine un spectacle ou n'importe quelle manifestation... comme fait le "troll" sur les réseaux sociaux. Ce qui n'est pas vraiment bon signe. Daaaaaalí! inversera-t-il la tendance? Espérons-le.

Mais revenons à Yannick.

Y'a un hic, ou Le pantalon de Quentin Dupieux.

Vous auriez dit Yannick il y a trois mois à un critique, il vous aurait répondu, je ne sais pas, Noah peut-être, Roland-Garros oblige, mais sûrement pas Dupieux, tant celui-ci avait bien caché son jeu, son actu se résumant à ce moment précis de l'année, pour tous les critiques du monde, à son prochain film Daaaaaalí!, avec six "a" vu qu'il y a six incarnations de Dalí dans le film, comme il y avait six incarnations de Dylan dans le I'm Not There de Todd Haynes... Daaaaaalí! comme on dit aussi Daaaaaalas!, l'univers impitoyablement barré de Dupieux. En termes de production, Yannick, c'est un peu comme 4 Aventures de Reinette et Mirabelle de Rohmer, sorti en douce, en plein cycle "Comédies et proverbes", une sorte d'urgence à faire un film, là sans tarder, suite dans le cas de Rohmer à sa rencontre avec une jeune comédienne (Joëlle Miquel, la Reinette du film), alors que pour Yannick, l'urgence serait venue d'un flash de Dupieux pendant qu'il revoyait Fumer fait tousser, à la vue de Raphaël Quenard donnant la réplique à Blanche Gardin... mais si, rappelez-vous, une des "histoires les plus horribles qu'on n'ait jamais entendues", celle qui se passait dans une scierie avec le type broyé par la machine et dont à la fin il ne restait plus qu'une... bouche. Bon, ce n'était pas Quenard l'homme-bouche, malgré son bagout, lui il restait entier, et tellement séduisant dans son jeu que Dupieux s'est dit: "p... il faut absolument que j'écrive un truc pour ce mec". Sitôt dit, sitôt fait, ou presque, à l'insu de tout le monde.

Yannick a donc été tourné en secret, dans le prolongement d'une bonne blague (cette histoire d'homme-bouche, comme il y a la femme-bouche dans Pas moi de Beckett) et parallèlement à Daaaaaalí! dont on ne sait rien, sinon que pour Dupieux, tourner deux films en même temps, c'est faire probablement de l'un le contrechamp (sinon l'exutoire) de l'autre, et que si dans Daaaaaalí! Dupieux compte "délirer" le surréalisme, on peut penser qu'avec Yannick il est allé dans l'autre sens, quasiment à 180 degrés, dans ce qu'on pourrait appeler l'infra-réalisme, une réalité à délirer elle aussi mais dans sa forme la plus triviale: la plus mauvaise pièce de théâtre qu'on ait jamais vue, jouée par les plus mauvais comédiens qui soient, devant des spectateurs dont, par contre, il est difficile de dire s'ils sont bons ou mauvais, puisqu'ils sont pris en otage et que si beaucoup rigolent, à la fin, à la saynète écrite par Yannick, cela peut aussi bien témoigner de leur côté très "bon public" (la saynète est encore plus mauvaise que la pièce initiale) que de relever du syndrome de Stockholm, ou encore du désir bien compréhensible de vouloir sauver sa peau en flattant ainsi l'orgueil du preneur d'otages (la seule chose qu'on peut avancer avec certitude c'est qu'ils s'ennuyaient comme des rats morts avant que Yannick n'intervienne).

D'où la question: de tout ce matériau, volontairement mauvais, à la forme si pauvre (le pire du théâtre filmé? pire encore que dans Au poste! auquel fait écho Yannick?), comment faire un bon film. Ce qu'on peut formuler autrement, en citant Coluche, parce que le film, finalement, évoque moins un mauvais vaudeville qu'un numéro de café-théâtre parodiant les conventions du boulevard (Pio Marmaï s'est d'ailleurs fait la tête de Patrick Dewaere): si "faire un malheur au théâtre, c'est faire plein de petits bonheurs", que reste-t-il de ces petits bonheurs, quand le théâtre en question voisine le zéro absolu. Qui est le "cocu" dans l'histoire? Comme toujours avec Dupieux, pour répondre à ce genre de questions, il faut sortir de l'approche, elle-même bas de gamme, opposant ceux qui trouvent ça "hilarant" et ceux qui trouvent ça "très con", parce que le film de toute façon est plus ou moins les deux, à la fois hilarant et très con, même s'il n'est pas aussi hilarant que le Daim ou Fumer fait tousser et pas aussi con que Wrong Cops ou Mandibules (que j'adore)... sachant encore que la vraie question, sur ce registre, serait plutôt: le film est-il hilarant parce qu'il est très con ou au contraire parce qu'il n'est pas aussi con qu'il en a l'air? Variante: est-il trop con pour être hilarant ou au contraire pas suffisamment pour l'être? To be or not to be... On ne va pas y répondre, tout ça est subjectif, comme dit un des personnages (celui à l'haleine de chacal). Surtout que je n'ai pas vu le film sous cet angle. Si Dupieux a changé son fusil d'épaule, le temps d'un film, le fusil reste le même, un fusil qui tire dans les coins, ceux de l'absurde, sous ses aspects les plus variés (d'où justement l'intérêt d'avoir un fusil qui tire dans les coins). Quelque part, on peut voir Yannick comme un "hic" dans la trajectoire de Dupieux, au sens d'un point nodal, et pour le moins délicat, que l'auteur s'est lui-même imposé: l'ultra-rapidité de la réalisation, qui fait qu'on flirte en permanence avec le côté bâclé de la mise en scène, le jeu "en roue libre" des comédiens et à l'arrivée, le grand n'importe quoi. Et tout ça, dans un esprit "beckettien", prolongeant Fumer fait tousser, et sous l'œil goguenard d'un Dalí, sur lequel on travaille conjointement.

C'est Beckett qui disait que Dali c'est pompier, c'est lui surtout qui dans son livre Le Monde et le Pantalon — un titre qui fait très vaudeville — avait placé en exergue cette blague qu'il reprendra dans Fin de partie:
"Le client: Dieu a fait le monde en six jours, et vous, vous n'êtes pas foutu de me faire un pantalon en six mois.
Le tailleur: Mais, Monsieur, regardez le monde, et regardez votre pantalon."
Dupieux a tourné son film en six jours, ce qui ne veut pas dire qu'il se prend pour Dieu (en dépit de la rime), mais que sa démarche pourrait se nourrir à la fois de Beckett, et son esprit critique (Le Monde et le Pantalon est moins un livre sur la peinture qu'une critique féroce de la critique d'art, et le film se moque aussi d'une certaine critique) et de Dalí dont on sait la mégalomanie (c'est également le côté démiurge de l'artiste, ou de celui qui croit en être un, que pointe le film)... Bref, Dupieux a fait Yannick en six jours, là où Daaaaaalí! va peut-être prendre six mois. Et ce qu'on peut dire, c'est que son "pantalon", même si ce n'est pas du sur-mesure — "y'a comme un défaut", aurait dit Fernand Raynaud — a suffisamment de "tenue" au niveau de sa réalisation, qui consiste à faire ressortir ne serait-ce qu'un seul plan dans l'anonymat de la mise en scène, je pense à celui, magnifique par la géométrie de sa composition, qui montre la scène en plongée totale, vue des cintres, nous rappelant qu'il y a bien un "regard" derrière la caméra... ou encore, au niveau montage (c'est Dupieux qui monte comme toujours), qui consiste à faire ressortir ce qui est la seule véritable ellipse dans un film se déroulant quasiment en temps réel, celle qui concerne l'écriture de la saynète, vu que Quenard tape son texte avec un seul doigt (ce qui est "tout simplement pas possible" en termes de durée, ainsi que le souligne Gardin, si on veut que le film ne dure pas trois heures comme certains blockbusters), nous rappelant qu'il y a aussi un drôle d'Oizo, qui fait beat beat, devant sa table de montage... Donc suffisamment de tenue, pour que le pantalon, aux allures de vieux jean rapiécé, demeure "malgré tout" seyant. N'en déplaise à la BRI des critiques snobinards.

Ça c'était l'histoire n°12, en attendant donc la n°13: Daaaaaalí! prévue pour la fin de l'année.

Sinon un rappel des histoires précédentes:


Wrong de Quentin Dupieux (2012).

Passez notre amour à la machine
Faites le bouillir
Pour voir si les couleurs d'origine
Peuvent revenir.
(Alain Souchon)

Décontrasté...
(José Garcimore)

Remontons le temps, comme dans Incroyable mais vrai... pour nous arrêter sur ce qui, un temps, a caractérisé le cinéma de Dupieux: les couleurs délavées... (comme il y a les plaisirs démodés)

Le monde de Dupieux (de Wrong à, disons, Mandibules, soit les années 2010 dans sa filmographie) apparaît comme vu à travers un filtre: la lumière y est adoucie, les couleurs affadies. En cela, il témoigne d'une fonction "euphémisante" de l'art dupieussien, dont il n'est pas sûr pour autant qu'il vise à une représentation pacifiée du monde. Il s'agit plutôt d'une forme d'homogénéisation, par le biais d'un "détrempage", que Dupieux obtient en "surexposant" ses films, donnant à l'image cet aspect voilé, blanchi, les "personnages" (au sens large: humains, non-humains, paysages...) se trouvant ainsi baignés dans une sorte de clarté irréelle. L'irréel, par opposition au surréel, ce à quoi tend au contraire le numérique, par ses capacités techniques qui dépassent celles de l'œil humain. Quelque chose de l'ordre de l'infra, en accord avec le minimalisme de l'ensemble (une forme d'arte povera, symbolisé initialement par l'utilisation du fameux Canon 5D, qui allégeait considérablement les coûts de production).
Ainsi les couleurs délavées chez Dupieux ne se limitent-elles pas à un quelconque effet de style, ni à une sorte d'adéquation, stricte, entre le Dupieux musicien (Mr. Oizo) et le Dupieux cinéaste. Sans aller jusqu'à parler de Weltbild, elles témoignent néanmoins, par l'insistance avec laquelle le cinéaste y recourt, d'une véritable vision du monde, vision non pas "éclairée" mais estompée, comme embrumée de lumière, qui émousse les angles, annule les contrastes, au point que tout semble noyé dans le même bain. Cette vision, faussement tranquille, que traduit-elle? Je parlais plus haut d'homogénéisation. On peut se demander en effet si un tel délayage n'aurait pas pour fonction d'atténuer, mieux: de contrebalancer, le côté "grosse tâche" qui caractérise le personnage dupieussien, sommet de bêtise s'il en est, de sorte que, justement, il ne se réduise qu'à ça: sa bêtise. Pour le dire autrement: que sa bêtise, si abyssale soit-elle, ne soit rien d'autre que la manifestation (burlesque) d'une idiotie plus fondamentale — qui est celle du réel, dirait Rosset — à laquelle l'homme (plus raisonné, plus menteur) évite, lui, de se confronter, du moins frontalement. De sorte encore que la méchanceté, qui bien souvent accompagne la bêtise, se retrouve au second plan. Quoi qu'il fasse, le débile dupieussien est toujours plus bête que méchant, même sous les traits d'un serial killer (cf. le Daim), ce qui le différencie par exemple du débile coenien. Cela tient bien sûr au jeu des acteurs, au regard porté sur eux par l'auteur, mais quelque part c'est aussi l'effet de cet estompage qui nivelle tout, "empathise" en quelque sorte les personnages, et fait que ce qu'ils expriment, directement, naïvement, c'est toujours une part de nous-mêmes.

Continuons. Et voyons ce qu'il en est chez Dupieux des rapports qu'entretient l'idiotie avec l'absurde et l'angoisse (entrée possible, c'est celle que j'ai choisie, mais non obligée, il y en a plein d'autres, pour "approfondir" le cinéma de Dupieux).

Si c'est Wrong c'est pas carré.

Comment parler de Wrong sans dire une seule fois le mot "absurde", sans prononcer une seule fois le mot "poétique"... Parce qu’évidemment, à celui qui vous dit que le film n’est pas drôle, vous répondez "normal, c’est absurde", et à celui (le même généralement) qui vous dit que c'est ennuyeux, vous répondez "normal, c’est poétique"... Poétique et absurde, poétiquement absurde, Wrong l’est assurément. Mais une fois dit ça, on n’a rien dit... Alors? Reprenons. Absurde, ça veut dire quoi? J’ouvre mon dico, en l’occurrence le Petit... Rubber, je cherche le mot "absurde" et je lis: du latin absurdus, "discordant" [Moullet dirait "discrépant"], de surdus: "sourd". Donc "absurde", ab-surdus, ça veut dire ça précisément: "complètement sourd". Chez Dupieux, être wrong — le faux est une autre définition de l’absurde, du point de vue de la logique cette fois —, c’est être complètement sourd. Mais sourd à quoi? Au monde bien sûr, qui fait du personnage joué par Jack Plotnick l’héritier direct de ce grand clown blanc, lunaire, que fut Stan Laurel (la preuve, Plotnick est coiffé pareil)... Sourd au monde, c’est-à-dire "étanche" — comme on l’est ici aux trombes d’eau qui s’abattent dans le bureau — à un monde de toute façon pas fait pour vous, monde fade, aux couleurs délavées, qu'on voudrait bien fuir (tel le voisin jogger qui déteste le jogging), le monde du politiquement correct, celui qui pense right. Car le "poétiquement absurde" — qui permet par exemple à un réveil de passer de 7h59 à 7h60! — c’est aussi et surtout l'inverse du "politiquement correct". Son contraire absolu. Or en quoi le film de Dupieux est-il non politiquement correct si ce n'est qu'il y court en filigrane — à travers cette histoire d'un type alone, à l'ouest (et pas seulement parce ce que cela se passe en Californie), qui visiblement a peur de la femme (jusqu'à la "tuer" via son jardinier qui est aussi sa mauvaise conscience) et dont la vie s'écroule le jour où son chien Paul, le seul être qui compte pour lui, disparaît, victime d'un "dognapping" — l'idée que cet amour passionné pour un toutou pourrait renvoyer (métaphoriquement parlant) à une autre passion, beaucoup moins avouable celle-là puisque touchant à la "pédérastie", dont on sait par ailleurs que dans les années 70 (époque de référence chez Dupieux), elle n'avait pas auprès de certains ce parfum de scandale et d'abjection qu'elle a aujourd'hui. (La scène où maître Chang propose au héros de lui confier un enfant en remplacement de son chien est pour le coup parfaitement inutile.) J'ai dit pédérastie, pas pédophilie. Pédérastie au sens premier du mot (pas la peine de rouvrir le dictionnaire). Tout ça pour en arriver à la question suivante: Peut-on faire de nos jours un beau film, poétiquement absurde, autour de la pédérastie, même si celle-ci finalement y apparaît moins comme signe de transgression que comme motif (parmi d'autres) des années 70?
A la toute fin du film (c’est-à-dire après le générique), telle une postface, on voit maître Chang installé dans sa piscine, devant une machine à écrire, comme si c’était lui qui venait de nous raconter l’histoire. Normal, l’histoire il en est le concepteur: enlever momentanément un animal de compagnie, renforcer, par le manque ainsi créé, l’amour que lui porte son maître, puis assister aux retrouvailles en espérant que l’émotion soit la plus intense possible. Jouissance perverse. De son côté, Dolph, le héros, outre la douleur de la perte, aura dû aussi affronter les assauts du normatif: la femme et son désir de foyer, les collègues de bureau refusant qu’il vienne travailler puisqu'il a été viré, etc. Portrait d’une certaine Amérique? Si l’horizon du cinéma de Dupieux est américain cela ne veut pas dire qu’il nous offre là une image, même démythifiée, de l’Amérique. C’est que l’Amérique a plutôt valeur d’universalité. C’est à la fois le centre et l’ailleurs. Dolph est de nulle part. Sa souffrance est la nôtre et en même temps il représente ce dont on ne veut pas souffrir, ce qui est "tabou". Ce tabou, on peut lui donner le nom qu’on veut, je l’ai appelé pédérastie, peu importe, on peut dire aussi folie, en tous les cas c’est ce qui exclut. Wrong est entièrement gouverné par ce principe d’exclusion, qui fait que le personnage ne peut trouver sa place, non seulement au travail mais également chez lui. Ce qui le fait tenir c’est d’avoir pu élire un objet d’amour, quitte à en devenir prisonnier. Si l’homme aime son chien, cela ne veut pas dire qu’il aime tous les chiens, de la même manière que s’il aime un enfant, cela ne veut pas dire qu'il aime tous les enfants (il s’agirait dès lors moins de pédérastie que d’attachement pédéraste). La force du film vient de cette adéquation entre exclusion (du monde) et fixation (sur un objet), sans qu'on sache laquelle est cause de l'autre.

... Et autres foirades.

Wrong Cops (2013), c'est moins bien que Wrong mais c'est bien quand même. Moins pour sa galerie de personnages, des flics aussi tarés que pourris, quand ils ne sont pas tout simplement défoncés (la palme à Duke, la grande saucisse branchée musique qui vend sa came planquée dans le ventre de rats crevés), que pour le plaisir d'invention qui s'en dégage. Si Dupieux n'est peut-être pas aussi "grand cinéaste" que Lynch auquel son film, comme le précédent, fait écho — le Lynch de la série Twin Peaks, voire de sa petite BD, The angriest dog in the world —, il n'en reste pas moins un cinéaste singulier, inventif, inspiré, dont les films ne ressemblent à rien de connu. Wrong Cops, c'est paraît-il du Z (on pense à un autre Quentin), ça se veut régressif, cradingue, très premier degré, oui mais c'est d'abord du Dupieux — zédifié, si vous voulez, mais d'abord du Dupieux —, où l'on retrouve tout ce qui fait l'originalité de son cinéma, marqué par son sens non seulement du nonsense mais aussi du cadre et bien sûr du rythme. Si le recours aux coupes abruptes, avec arrêts sur image, peut se révéler irritant à la longue, ça reste néanmoins cohérent avec le projet d'un film "amateur", bricolé, à l'image de ce que produit — musicalement — le personnage joué par Eric Judor. On peut voir ainsi le film comme un set de DJ foireux, dans lequel le DJ, faute de savoir bien caler ses mix, se limiterait à couper "bêtement" les morceaux. Travail de con, oui mais en apparence seulement tant il s'avère que ce découpage est, en même temps, parfaitement en phase avec le caractère disjoncté des personnages. Beaucoup voient le film comme un portrait peu amène, c'est le moins qu'on puisse dire, de l'Amérique... l'essentiel n'est pas là. Ce qui fait la force de Wrong Cops, c'est qu'avec ce film Dupieux réussit le pari d'un film véritablement déglingué, ce qui suppose, à l'inverse, de trouver le bon tempo. Et ça, c'est le travail du cinéaste, pas du musicien, quand bien même la structure du film évoque, par ses effets de reprise, celle d'un morceau d'électro. De même qu'il existe des cinéastes-peintres ou des cinéastes-sculpteurs, il existe des cinéastes-musiciens. Quentin Dupieux, alias Mr. Oizo, est de ceux-là évidemment. Pas au sens où ses films seraient des équivalents cinématographiques de sa musique, mais au sens où se devine, à travers ces films, un dialogue entre le musicien et le cinéaste, les problèmes de rythme (ici la question du beat) qui se posent au premier se transformant pour devenir ceux que tente de résoudre le second... C'est que le Dupieux cinéaste est encore jeune par rapport au Dupieux musicien. Il est dans la recherche, l'expérimentation — peu importe finalement les erreurs (elles seront corrigées la fois d'après) —, c'est ce qui fait que son œuvre vit, et même pleinement.

Y a quoi sur cette p... de cassette?

Réalité (2014) de Quentin Dupieux est un beau film d'angoisse, plus précisément sur l'angoisse. L'angoisse de l'artiste, évidemment (créer → produire), mais aussi l'angoisse tout court. Au-delà du jeu entre rêve et réalité, rythmé par la boucle répétitive de Glass, de son univers lynchien, sur fond délavé (lumière sans contraste, couleurs désaturées...), typique de l'esthétique de Dupieux, Réalité est peut-être plus lumineux qu'il n'y paraît.
C'est quoi l'angoisse? Ou plutôt, ça ressemble à quoi? Au niveau structure, c'est comme le fantasme: une fenêtre encadrant un trou. L'angoisse est là quand le sujet, disons Chabat, alias Jason, regarde l'objet de son désir, disons "Waves", son film, celui qu'il a dans la tête (comme l'eczéma de l'animateur télé), à travers sa fenêtre, disons le cadre virtuel qu'il forme régulièrement avec ses mains — il est cadreur de métier —, et que ce film qui n'existe pas se met à son tour à le regarder, de sa propre fenêtre (l'écran de cinéma sur lequel est projeté ledit film), ce qui fait que les deux fenêtres seraient chacune l'envers de l'autre, à la manière d'une bande de Möbius.
La VHS bleue que la petite fille, qui ne s'appelle pas Reality pour rien, a vu sortir du ventre d'un sanglier, vient matérialiser cette angoisse. C'est le côté "réel" de Réalité. Le réel de l'angoisse. Surgissant quand le désir, toujours trompeur, ne fonctionne plus; quand Chabat rencontre, non pas son double — un Chabat bis — mais son avatar (il ne s'appelle pas Tantra pour rien), dévoilant ce qu'il y a de divisé en lui. D'où le cri. Pas seulement le cri munchien, intérieur, de l'angoisse existentielle mais aussi le cri angoissé d'une "jouissance" toujours insatisfaite (ici le meilleur gémissement de l'histoire du cinéma), qui donc se répète sans cesse... jusqu'au finale, un finale que, bien sûr, on ne révélera pas.

à suivre.

[07-08-23]

On finit de dérouler le fil: du Daim (2019) à Fumer fait tousser (2022).

Le système D.

Ah le Daim! une tuerie ce film... Du daim, Dupieux, Dujardin, tous les D du film, auxquels on ajoutera Denise, celle qui fait la "monture", et aussi Dassin, qui ouvre le film: "Et si tu n'existais pas... dis-moi pourquoi j'existerais?... pour qui... comment... je pourrais faire semblant d'être moi, mais je ne serais pas vrai"... C'est un peu l'idée du film. Et à qui il parle Dujardin? D'abord à sa femme, qui l'a plaqué, puis à Denise, à qui il raconte n'importe quoi... mais surtout à son blouson, un beau blouson à franges, pur daim, qu'il a payé cash à un vieux du cru (ça se passe dans le Béarn)... Combien? 7500 euros! Sauf que dans sa tête, à Dujardin qu'on appellera désormais Georges, c'est peut-être 7500 francs, ce qui fait déjà moins même si c'est encore beaucoup, quoique, j'y reviendrai, ce blouson est aussi une pièce unique.
Parce que le film, il est temps de le préciser, se déroule dans les années 70, du moins comme si on y était: Georges roule dans une Audi 80 (enfin je crois), se dirige à l'aide d'une carte routière, porte déjà — avant d'acheter son blouson en daim — une veste en velours côtelé, et utilise les petites annonces pour ses "bons plans". Ce qui est d'aujourd'hui ne lui sert pas: sa carte bancaire a été bloquée et son téléphone portable, il l'a jeté à la poubelle; il n'y a que le caméscope, offert par le vieux, qui lui est utile, bien qu'il n'y connaisse rien (le numérique, késako?), parce qu'il n'a pas le choix. Pour se filmer, lui et son blouson, et raconter comment devenir "le seul type à porter un blouson de ce type". Parce que ce blouson qui est unique, c'est son double, mieux un doppelgänger, son pousse-au-crime, à mesure que lui, de son côté, devient de plus en plus "daim", 100% daim.

En fait, c'est sur l'ensemble du film que le daim déteint. Par son esthétique seventies, couleurs délavées (chères à Dupieux), comme passées au soleil ou simplement altérées par le temps, ici marronnasses, avec des taches de blanc, tel le pelage du daim. Mais aussi à travers le petit film que tourne Georges, dont la fonction est moins de conférer à l'ensemble une dimension méta que d'évoquer, par son côté bâclé autant que rudimentaire, les films suédés... suédés comme il y a le "cuir suédé", autrement dit le daim, qui en fait, faut-il le rappeler, n'est pas du daim (ou alors très rarement) mais du veau, qu'il soit nubuck ou cuir retourné... retourné, bah comme l'est le film suédé — ici des scènes de film d'horreur (de slasher en l'occurrence) "retournées" avec les moyens du bord. De sorte que s'il fallait préciser le thème du Daim ce serait, plus encore que la folie, la passion. Georges est fou, on est d'accord, mais c'est surtout un idéaliste passionné... passionné par le daim, qu'il aime passionnément, à la folie... à en devenir dingue, à devenir complètement dingue, au point de devenir daim lui-même, au risque d'être confondu avec, par un chasseur, à moins que... je m'arrête là.
Etre "le seul type à porter un blouson de ce type", disais-je. Ça porte un nom: le dandysme. Un autre D. Le Daim, c'est aussi le portrait d'un dandy. Le dandysme dans sa définition première. Le désir d'être "unique" (qui est aussi le premier sens du mot "idiot"). Et par là de supprimer tous les autres blousons, pour être l'Un, l'unique. Un geste qui vous singularise, en même temps qu'il vous efface, vous met en retrait du monde. Geste poétique s'il en est. Ainsi Georges à la fin, en daim de la tête aux pieds, tout-en-daim, demandant à Denise de le filmer. Non plus "seulement lui", mais lui au milieu de la nature, dans laquelle il se fond désormais.

Reste Denise, un personnage qu'Adèle Haenel a paraît-il étoffé à mesure que le tournage avançait. Bien lui en a pris. Il apporte un autre regard sur le film, son contrechamp, un regard féminin, tout aussi passionné, mais également politique, à travers son évolution, qui la voit passer symboliquement du poste de serveuse-monteuse, faussement naïve, à celui de productrice autoproclamée, et ainsi contester la position dominante, un rien sexiste (je n'ai pas dit spéciste), occupée par Georges. Jusqu'à prendre sa place.

Voilà, c'est ça le Daim. On ajoutera que le film est vraiment très drôle, le plus drôle qu'on ait vu depuis très longtemps. Carrément.

Bonus: la chanson du générique de fin, qui scelle la "prise de pouvoir" par Denise: Don't make the good girls go bad par Della Humphrey (1968).

Bêta max, ou Le signe du Taureau.

Mandibules (2020). D'où elle sort cette mouche? Du coffre d'une vieille Mercedes déglinguée, immatriculée en Suisse, équivalant pour Dupieux à quelque chose d'encore plus vieux que l'Audi du Daim, une sorte de survivance préhistorique, quelque part dans le canton de Vaud, côté Jura... Et qui dit Jura dit "jurassique", le temps des dinosaures, qui fait de la mouche géante de Dupieux une vraie mouche préhistorique, semblable aux mouches de cette époque qui possédaient encore des mandibules. Pas la mouche carnassière avec sa supertrompe, mais la bonne vieille mouche domestique, taille XXL, sortie non plus d'un coffre de voiture, mais du fond des âges... Bref, une mouche "spielbergienne", qui convoquerait à la fois Jaws, par son titre, la mouche mangeuse de..., même si les mâchoires-mandibules on ne les voit pas, et donc Jurassic Park pour le côté dinosauresque... Sauf que tout ça est mitonné à la sauce dupieussienne, qui fait que les aventures de Manu et Jean-Gab, les deux décérébrés (joués par Grégoire Ludig et David Marsais, le duo comique de Very Bad Blagues) n'ont rien de spielbergien. C'est qu'en fait, eux, mais pas seulement eux (ils ne sont que la part la plus grotesque de tout ce qui gravite — humainement — autour de la mouche, seul être qu'on peut qualifier d'intelligent dans le film), sont raccord avec l'aspect crétino-crétacé de l'histoire.

Mandibules serait dès lors comme du Spielberg en négatif, de la SF à l'envers: la rencontre de deux hommes intellectuellement limités et d'une bestiole au QI autrement plus élevé. Deux "Cro-Magnon" (je confonds les périodes à dessein) qui ont "capturé" une mouche gigantesque (qui pourrait aussi être le résultat d'un accident de laboratoire, comme dans Tarantula! de Jack Arnold) — comment? avec disons le "vinaigre" de leur bêtise —, une mouche nommée Dominique qui se comporte comme un animal de compagnie, mais que nos deux "bas du front" ont dressé à des fins malhonnêtes: en faire un drone — sans piles —, objet "volant" non identifié, pour gagner/voler de l'argent sans avoir à se déplacer, l'important dans le programme étant moins le gain par lui-même que le fait qu'il n'y ait plus à se bouger pour obtenir ce qu'on désire, juste (télé)commander ce drôle d'engin, comparable à un singe avec des ailes (quand bien même celui-ci ne ramènerait que des bananes). En ce sens, Mandibules peut se voir aussi comme une critique, via Dominique la domestique, de notre rapport à la domotique. Y voir surtout un éloge de la paresse, mieux: de l'oisiveté — les oisifs de Mr. Oizo. Pas au sens oblomovien du mot (la paresse absolue — ne rien faire du tout) mais comme réponse au "dogme du travail", la quête d'une certaine jouissance à ne pas travailler et vivre de rien, ce qui, en fait, suppose une réelle activité (monter des plans foireux qu'il faut réajuster en permanence) pour atteindre cet "état de bonheur".

Reste qu'on ne voit toujours pas les mandibules. On les devine chez Dominique mais rien n'est sûr. Peut-être que finalement elle les aspire ses aliments (qu'il s'agisse de Ronron pour chats ou de...) comme le ferait une mouche "normale". C'est que la mandibule ne sert pas qu'à mastiquer, elle sert aussi à produire des sons, autrement dit à parler et même à crier, comme Agnès, la pseudo-dingue interprétée par Adèle Exarchopoulos qui hurle quand elle parle depuis son accident de ski (les détracteurs du film, les "positivistes", qui se sont ennuyés à mourir, diront que ça sert également à bâiller... quitte à se décrocher la mâchoire). Et c'est un fait: on parle beaucoup dans Mandibules. Mais un langage pauvre, limité à une petite centaine de mots, des mots qu'on mastique, qu'on aboie (Agnès donc) comme si on parlait à un chien, des mots surtout qu'on malmène (les deux z'héros), dans des phrases inachevées et souvent approximatives, au niveau syntaxe et vocabulaire, phrases scandées par le "check du Taureau", écho au check des Chivers dans Steak, et plus loin, le fameux "Shakespeare-Longfellow" de Laurel et Hardy... Un langage non pas réduit à l'essentiel, à sa plus simple expression (on n'est pas chez Bresson), mais bel et bien abâtardi... Et pourtant, qu'on aurait tort de prendre pour une simple satire du parler djeune.

C'est plus en deçà qu'il faut aller chez Dupieux pour saisir ce qu'il en est de son esthétique du pauvre, de ce cinéma de la "marge" et de l'infra, que la "bêtise" des personnages permet d'exprimer au mieux. Quelque part, entre la lalangue (pour parler lacanien) et la novlangue, en passant par le virelangue... Avec la dimension poétique qui s'en dégage, celle qui naît d'un tel brassage. Le langage dans le film n'est pas hors-sens ni saturé de sens, il produit un sens autre, qui relève moins de l'intellect que du sensible, quelque chose d'assez physique: tous ces mots qui percutent le corps (ainsi lorsqu'on écoute parler Adèle E.). Des percussions qui sont comme autant de ponctuations poétiques, au même titre que le phrasé monocorde des deux personnages principaux. Osons la comparaison: le parler de Manu et Jean-Gab c'est un peu la version "modernisée" du grognement homo sapien: une sorte de pré-langage, entre le non-langage de la mouche et le langage courant que parlent les autres personnages, ceux de la villa notamment. Quant au "check", il est comme une rime. C'est aussi un code, un signe de reconnaissance, d'appartenance à un groupe, ici un groupe de deux... Ou bien le "H" dans la langue des signes.

Moins conceptuel que les premiers films de Dupieux, moins "déréalisant" que Wrong ou Réalité, moins désopilant que le DaimMandibules marque une étape dans la filmographie du cinéaste, au sens où il semble pousser à l'extrême l'idée de bêtise comme représentation d'un état primaire, qui ferait alors du check l'équivalent d'un tag à l'âge de pierre, rappelant l'art rupestre, mieux, pariétal: une tête de taureau gravé sur la paroi d'une grotte... On n'est plus dans le vintage. L'aspect "betamax" de l'image dupieussienne a été nettoyé (la photo est moins terne que dans les précédents films), pour mieux faire ressortir la dimension fondamentale de l'idiotie. Et l'angoisse? Dupieux en avait fait le sujet de son film Réalité, sans qu'elle se donne à voir véritablement. Là, au cœur même du film, suspendant un court instant l'idiotie qui le traverse, une jeune femme, face à l'horreur de la Chose, reste pétrifiée. C'est le Réel dans toute sa violence qui subitement lui apparaît. L'avènement est si violent qu'il la paralyse — le regard fixé par les yeux de la chose —, incapable pendant quelques secondes de sortir le moindre son, avant que le cri enfin jaillisse, cri à effet thérapeutique (plus que l'injection qui suivra) à défaut d'être libérateur... Qu'est-ce qui s'est exprimé durant ces quelques secondes d'effroi (l'effroi au sens ancien d'inquiétude, surgie brutalement et d'emblée maximale) sinon l'angoisse foncière, ici démultipliée, angoisse dont se trouve par contre protégé (du moins en partie et chez les plus idiots) le héros dupieussien. Ainsi nos deux lascars (de Lascaux) qui eux aussi avaient été confrontés à la terreur du Réel, lorsqu'ils avaient ouvert — telle une boîte de conserve qui n'avait rien de Pandore — le coffre de la Mercedes, et que la vision de la mouche n'avait déclenché en eux qu'un simple effet de surprise, l'idiotie fonctionnant comme carapace...

Il y a dans Mandibules une dimension orale dont témoigne la mouche qu'on passe son temps à nourrir, à la manière d'un gros bébé, la rendant vorace, en même temps que s'instaure tout un jeu avec le langage. Manger, parler, la jouissance se situe à ce niveau. Elle fait appel aux maxillaires, on l'a vu, sans quoi rien ne fonctionnerait. Mais où sont-elles ces foutues mâchoires, ces mandibules qui donnent son titre au film? C'est qu'elles sont le lien entre l'effet carapace de l'idiotie et la jouissance orale. Sans trop dévoiler, je dirai qu'en dehors du coffre de la voiture, il y avait un autre coffre, plus petit, un coffret, la petite valise que Manu était chargé initialement de livrer, sans chercher à savoir ce qu'il y avait à l'intérieur (une sorte de Macguffin), valise qui réapparaît à la fin. Et que dans cette valise se trouve ce qui "éclaire" le sens du titre, objet ingrat bien que brillant (comme un diamant), qui restera caché au regard de Manu mais provoquera chez lui, tel l'agalma (dans sa forme la plus archaïque), le désir hédonique d'une vie édénique, seul avec son ami Jean-Gab. Parce que le bonheur, dans le fond, c'est tout bête...

Quatre de couple barré.

Si esthétiquement parlant, Incroyable mais vrai (2022) s'inscrit dans la suite des précédents, ajoutant simplement à la traditionnelle lumière blafarde un flou des plus disgracieux, au niveau récit, en revanche, il se situe dans le prolongement direct de Réalité. C'est l'après Réalité, ce qui tombe bien parce que justement le film traite de ça, de la post-réalité (1), et de ce qui l'accompagne, la post-vérité, ce à quoi renvoie le titre, davantage bien sûr qu'à Jacques Martin. La post-vérité, en ce qu'elle a de grossier (Magimel en beauf équipé d'un "joujou" électronique made in Japan qu'il pilote à volonté depuis son smartphone) et surtout de mensonger (Léa Drucker en bourge narcissique, accro à des microcures de jouvence, et par-là exposée à la déglingue), un concept, la post-vérité, en fait pas facile à cerner (d'où ce flou de l'image). Pour mieux la fixer, la matérialiser, Dupieux creuse un trou par lequel il faut passer, qui vous fait remonter le temps en descendant du sous-sol au... premier niveau. Bonjour l'angoisse. Chabat, lui, s'y refuse, méfiant comme un chat, incarnant une sorte de mâle gnangnan, mou du gland et pétochard.

Le film se révèle ainsi une drôle de "lacanerie" (le non-rapport sexuel, le réel du corps, la "norme mâle"), celle des années 70, années bénies pour Dupieux, qui pour l'accompagner s'appuie sur une partition d'époque, du Bach joué sur un orgue Farsifa par un physicien et musicologue allemand (Andreas Beurmann, aka Jon Santo), wow... badinerie, courante, corrente et autres préludes dont celui du célèbre choral de "Wachet auf..." sans oublier bien sûr le tout aussi fameux "Jésus ma joie demeure"... Ces deux derniers morceaux se trouvaient déjà sur le Switched-On Bach de Walter/Wendy Carlos entièrement interprété, lui, avec le synthétiseur Moog. Pourquoi je précise cela? Parce que passer de l'orchestre de Bach au Farsifa de Santo, via le Moog de Carlos, il y a là une forme de "réductionnisme" qui non seulement confère à cette musique un côté presque enfantin, genre Bontempi (alors que les personnages du film, eux, n'ont pas d'enfants et que le film n'est pas fait pour les enfants — le cinéma de Dupieux aime à cultiver le paradoxe, c'est d'ailleurs de là que naît l'absurde), mais surtout s'accorde avec l'esprit "bas de gamme" revendiqué par le cinéaste, qu'il s'agisse de la forme, volontairement moche, ou des personnages: un quatre de couple barré, gentiment décalé (Chabat/Drucker en proie à un décalage horaire permanent) ou méchamment obsédé (Magimel/Demoustier) par la chose évidemment... Comme si Dupieux devait lui aussi descendre par la trappe, pour atteindre cette espèce de rétrofuturisme minimaliste, au ras des pâquerettes, auquel il aspire, qui voit ses maîtres (Lynch, Buñuel et Dalí... Dalí peut-être plus que Buñuel d'ailleurs) réduits à quelques notes élémentaires (une maison mystérieuse, les fourmis qui sortent de la main).

Eh bien ça, il faut oser, l'Oizo ose et j'aime ça. C'est pourquoi j'attends avec impatience son prochain film, Fumer fait tousser, pas de la haute philosophie là non plus — plutôt de la sci-fi lo-fi —, et pourtant, qui fait de Dupieux beaucoup mieux qu'un simple bricolo, tout juste rigolo, ainsi que beaucoup le voient... non, un vrai cinéaste au sens où se devine, à travers ses films, même s'ils visent d'abord à faire rire, un dialogue continuel entre le musicien et le cinéaste, "les problèmes de rythme qui se posent au premier se transformant pour devenir ceux que tente de résoudre le second" (ainsi que je l'ai déjà écrit, cf. dans Incroyable mais vrai, l'accélération "fulgurante" du récit aux 2/3 du film, en accord avec le temps nécessaire pour que Léa Drucker — enfermée dans son monde parallèle — retrouve ses vingt ans, mais aussi la vitesse et toutes ces "inégalités" dans le rythme qu'on trouve chez Bach et dans la musique baroque en général, que celle de Jon Santo accentue encore plus)... soit un cinéaste de la recherche, toujours dans l'expérimentation, expliquant d'ailleurs que tout n'y est jamais totalement abouti, en tout cas un "oiseau" suffisamment rare aujourd'hui pour qu'on prenne son travail au sérieux.

(1) Vladimir Nabokov a écrit un jour que le mot “réalité” était l’un des rares qui ne signifiaient rien sans guillemets. Il évoquait la relativité de la perception: quand vous et moi regardons le même objet, comment pouvez-vous savoir que nous voyons la même chose? Pourtant, les institutions (médias, gouvernement, recherche) fédèrent les gens autour d’un consensus — enraciné dans la foi en la raison et l’empirisme — sur la façon de décrire le monde, même s’il révèle sa fragilité depuis quelques années. Les réseaux sociaux ont contribué à l’avènement d’une nouvelle ère où chacun peut être en contact avec des informations qui confirment ses préjugés et occultent les faits qui les infirment. (Franklin Foer, The Atlantic, 2018)
Bonus: la Badinerie de Bach par Jon Santo.

Tabac Farce.

On pourrait croire que dans le titre "Fumer fait tousser", se cache une contrepèterie... mais non, j'ai bien cherché, je n'ai rien trouvé... tant pis pour la contrepèterie, tout ça n'empêche pas le film d'être, question poilade, un des meilleurs Dupieux, la référence en la matière étant le Daim. Les pisse-froid trouveront encore à redire, laissons-les dire... Fumer fait tousser est un film hilarant, au point que j'ai failli m'étouffer quand j'ai découvert la première fois Chef Didier, le rat pas très ragoûtant (euphémisme), à la gueule dégoulinante de bave (bien verte et bien gluante), qui, par écran interposé, dirige une équipe de justiciers, les Tabac Force: "cinq fantastiques" à la sauce dupieussienne, c'est-à-dire "bas de gamme", à qui le chef a ordonné une pause-retraite pour qu'ils retrouvent leur cohésion.

Fumer fait tousser, c'est de la "sci-fi lo-fi", agrémentée de gore et de bave, ce qui fait que ça relève aussi du genre "sale sci-fi", dont on sait — le salsifis — les bienfaits pour la santé... comme le rire d'ailleurs, au contraire du tabac que nos super-zéros non-fumeurs utilisent comme arme de combat, tout en rappelant aux enfants que la cigarette c'est nul et que ça fait tousser. Soit cinq faux copains de la clope: Benzène, Méthanol, Nicotine, Mercure et Ammoniaque... en mode pause, dans un joli cadre provençal, où, faute d'activité, ils s'occupent à raconter, chacun, l'histoire la plus horrible qu'ils aient jamais entendue... la plus horrible, comme il y avait la plus incroyable (mais vraie) dans le précédent Dupieux. Tous ne la racontent pas (leur histoire), à commencer par le Noir de l'équipe, régulièrement empêché, étant entendu aussi que la pire de toutes, racontée par une petite fille passée là par hasard, le spectateur, lui, ne la connaîtra pas, pas plus que la fin de celle que raconte le "barracuda" en train de cuire sur son grill... hélas, trop vite grillé.

Reste deux histoires, que je ne raconterai pas, rassurez-vous, mais qui vont structurer le film et lui donner du sens, le sens caché du nonsense, sens qui, évidemment, n'est pas unique. Les rabat-joie trouveront encore à redire, laissons-les dire... Le premier degré, c'est le thème même du film: l'apocalypse, la fin de la planète Terre, que menace de déclencher Lézardin, un super-vilain; le deuxième degré, ce pourrait être la même chose mais à l'échelle de l'humain, la fin du monde ramenée à la propre fin de chacun, ici à cause du tabac, l'apocalypse que serait alors, disons, le cancer du poumon, ce qui fait que la pause observée par les Tabac Force équivaudrait à une cure de désintoxication (sevrage en douceur au bord d'un lac, jusqu'au finale où...); et puis, il y a le troisième degré, qui touche aux deux histoires qui nous sont racontées et que j'ai promis de ne pas raconter... Sauf à dire que dans la première il est question d'un "casque à penser" et dans la seconde d'un corps réduit progressivement à l'état de bouche, juste une bouche, les deux histoires étant à relier, puisque s'y exprime à chaque fois une forme (trompeuse) de bien-être, aussi bien chez celle qui s'isole du monde, via son casque, que chez celui qui, malgré ce qui lui arrive, reste insensible à la douleur, donc au monde.

Impossible de ne pas penser à Beckett, quelque part entre L'innommable (la conscience) et Pas moi (la bouche), pour ce qui est de l'absurde, au sens premier du mot, ainsi que je l'évoquais à propos de Wrong: du latin ab-surdus, "complètement sourd", sourd au monde; et de la sensation de "vide" que cela sous-entend, comme chez Beckett, comme chez Dupieux: parler pour ne rien dire, pour dire qu'on a "rien" à dire (certes dans un tout autre registre, plus potache, mais bon...), ce vide existentiel que l'art, sous une forme toujours minimaliste, sinon rudimentaire, cherche à traduire — dans Fumer fait tousser, à travers cette conscience qui se parle à elle-même et cette bouche qui demeure conscience — pour nous rappeler que ce qui se dit là, de manière dé-raisonnée, non intelligente, c'est l'angoisse, présente dans tous les films de Dupieux — Réalité tournait entièrement autour de ça —, mais le plus souvent masquée (derrière l'aspect déconnant du récit) et d'autant plus masquée que l'idiotie, dans sa forme la plus crasse, est comme un rempart à l'angoisse (cf. le tandem de Mandibules).

L'angoisse, ici, on l'aura deviné, est celle qui renvoie l'homme à sa finitude. Dans la première histoire, ce n'est pas l'angoisse mais la peur que Dupieux met en scène (la séquence dans la piscine). L'angoisse, elle, perçue tout au long du film, ne se matérialise réellement qu'à la fin, à la nuit tombée (c'est le dernier plan), lorsque les Tabac Force, informés que la fin du monde est pour maintenant, sont là en train d'attendre fébrilement que Norbert 1200, le nouveau robot aussi peu fonctionnel que l'ancien (suicidé), exécute le programme qui doit les faire changer d'époque. Peu importe que la catastrophe n'ait pas lieu, le programme pour y échapper reste désespérément en attente, tel un présent qui, à la manière des boucles répétitives de l'électro, se répéterait indéfiniment... Pour nos cinq héros, il n'y a plus qu'à angoisser un max, grillant cigarette sur cigarette. Fin de partie.

Bonus: Nonfilm (version courte), le tout premier film de Quentin Dupieux (2001).