lundi 31 octobre 2022

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Trois Visages de Jafar Panahi (2018).

امید (Omid)*

A l'heure où en Iran les femmes, au péril de leur vie, bravent courageusement la dictature des mollahs, il est bon de revoir Trois Visages de Jafar Panahi (qui lui, rappelons-le, est en prison depuis trois mois). Dans ce film, Panahi rend une nouvelle fois hommage à Kiarostami en s’appuyant sur un ensemble de motifs typiquement kiarostamiens (la voiture-caméra, le paysage, les routes en zigzag...), ce qui rend l’hommage, certes, par moments, un peu trop manifeste (la scène de la tombe), mais surtout enracine le film, plus profondément encore, dans la culture iranienne, comme s’il fallait passer par Kiarostami, son œuvre, pour nous parler de l’Iran d'aujourd’hui, plus précisément de la femme iranienne, à travers ces trois figures d’actrices qui composent le film: la grande vedette de séries télé; la jeune fille des montagnes, empêchée par sa famille et son village d’aller au conservatoire; l'ancienne gloire du cinéma iranien, celui d’avant la révolution, et depuis bannie, vivant recluse à l’écart du village. Cette dernière, Shahrzad (de son vrai nom Kobra Saeedi), existe réellement, point aveugle du film — on ne la voit pas, ce n'est qu'une silhouette — et en même temps ce vers quoi tend le film, dont elle constitue le centre fuyant, la ligne que trace Panahi, dans le rôle du conducteur-traducteur (du persan à l'azéri et inversement), jusqu'à ce plan incroyable — véritable stase dans le film — qu'est la rencontre entre les trois femmes, filmée de loin la nuit (juste des ombres chinoises, en train de danser derrière une fenêtre), moment sublime qui transcende les conditions de tournage, l'assignation à résidence de Panahi (avant son emprisonnement), l'hommage à Kiarostami, pour atteindre à la pure poésie, anticipant par là le poème écrit par Shahrzad, que celle-ci récite en voix off à la fin du film, la poésie comme espace de liberté, qui s'oppose à ce qui régit encore et toujours la société iranienne (le poids des traditions, le pouvoir masculin...) et offre à la femme l'espoir d'une autre vie, à l'instar de Marziyeh, la plus jeune des trois, dévalant la route, tout voile dehors, vers de nouveaux horizons.

* "Espoir" en persan.

PS. Sur le dernier film de Jafar Panahi, No Bears, lire la critique de Jamsheed Akrami: The Country as Prison (The Film Comment Letter).

Jours de joie.

Huit heures ne font pas un jour de R.W. Fassbinder (1972-73).

Si 8 heures ne font pas un jour, elles font une série, 5 épisodes d'une heure trente, et un peu plus = 8 heures de Fassbinder... Du pur Fassbinder, mais plus joyeux que d'ordinaire, pas tout rose non plus mais au ton allègre, comme la musique qu'on y entend et son petit air tatiesque... C’est une série familiale, sur une famille d’ouvriers dans le Cologne des années 70, autant dire que c'est parfois un peu mastoc (la déco est kitsch, on mange des saucisses et du chou farci, les journées sont rythmées par la bière et le schnaps...), mais c'est génial. C'est ce qu'on appelle un soap, en allemand on dit seifenoper, en français, bah... feuilleton, et c’est ça en fait Huit heures... un feuilleton tout bêtement, avec ses cinq épisodes comme autant d'histoires, chaque fois un problème à résoudre, et finalement résolu, puisque la série se veut optimiste, résolument optimiste, qui voit les problèmes finir par se régler, qu'ils soient professionnels (j'y reviendrai) ou familiaux, et dans ce dernier cas, grâce à la grand-mère, une veuve, personnage fantasque mais qui a les pieds sur terre, qui aime les enfants (dont son nouveau compagnon, un peu nigaud), qui surtout ne supporte pas l'injustice et les arnaques.
Chaque épisode est construit autour d'un couple. Le plus important, le couple vedette, est celui que forment Jochen, le petit-fils, grande tige à la gueule pas possible (Gottfried John) qui travaille dans une usine d’outillage, et Marion (Hanna Schygulla), toute mimi avec sa grosse perruque bouclée — non, ce n’est pas une choucroute —, rencontrée devant un distributeur automatique et qui, elle, travaille pour un journal. Si Jochen se révèle être à l'usine le leader de l'équipe, celui qui impulse les revendications (que le nouveau contremaître ne vienne pas de l'extérieur, que les ouvriers gèrent eux-mêmes leur travail...), c'est Marion qui le pousse à aller plus loin (sur la question des bénéfices), sans que malheureusement ce dernier conflit avec la direction ne soit mis en scène, et que la série trouve ainsi son dénouement — alors qu'elle connaissait un vrai succès auprès du public — parce que la vision qu'avait Fassbinder du monde ouvrier fut jugée à l'époque, notamment par les critiques de gauche, trop éloignée de la réalité (quid en particulier des syndicats?)... oubliant que réalité et vérité sont deux choses différentes, on le sait pourtant, et que dans la fiction de Fassbinder, quand bien même il y aurait beaucoup de naïveté, à commencer par cette idée de vouloir édifier les masses par le biais d'une série télé, il se dégage plus de vérité que dans n'importe quel documentaire quand il se contente de coller à la réalité.
Cette vérité chez Fassbinder tient à deux choses: 1) son art consommé de la dialectique, entre autres dans les rapports qu'entretiennent les personnages entre eux, surtout au sein de leur couple, même s'il s'agit de couple encore en devenir ou simplement d'occasion, formé pour les besoins du récit, comme dans le troisième épisode, magnifique, avec Franz, qui veut devenir contremaître, et Ernst, qui ne veut plus l'être, le second aidant le premier à le remplacer; 2) corollaire du 1, la justesse des personnages, due, outre la qualité de l'interprétation et le travail de montage (toujours exemplaires chez Fassbinder), à la préférence accordée par le cinéaste au tournage rapide, fait le plus souvent d'une seule prise, de sorte que ça vive — et quand il s'agit comme ici de fiction "enchantée", l'aspect vivant ne peut que se trouver décuplé. Cette vérité court tout au long de la série, créant une "véritable" jubilation chez le spectateur, au détour d'une séquence (pour n'en citer qu'une: la fête après le mariage de Jochen et Marion), ou d'un plan, moins le "plan fassbindérien", avec ces longues focales qui cultivent le flou, ou encore ces verres et ces bouteilles, toutes ces fleurs aussi, qui encombrent les premiers plans, que ce qui est plus inattendu: là, un mouvement de caméra, se fixant brutalement sur un personnage; là, les poses de Jochen, au milieu des machines; là, les colères "hitlériennes" de son père, souffrant de ne plus voir ses enfants; là, le regard inquiet de Franz, doutant de sa réussite à l'examen... et le plus beau: le visage d'Hanna Schygulla, quand elle écoute ou qu'elle fait passer, sans en avoir l'air, une idée à Jochen. Car si la grand-mère est un peu la bonne fée du film, celle qui en est la conscience, au sens politique, c'est bien Marion. A ce titre Huit heures... est aussi une série féministe. Une vérité de plus, et pas des moindres.

dimanche 30 octobre 2022

Que sera Serra


Histoire de ma mort d'Albert Serra (2013).

Le cinéma d'Albert Serra, c'est tout un poème. Qui a commencé il y a une quinzaine d'années avec ce drôle d'ofni (objet filmique non identifié) que fut Honor de cavalleria, film qui avait déjà quelque chose d’unique, préfigurant ce que sera par la suite le cinéma de Serra et, en ce qui concerne ce premier film — en fait le deuxième (avant il y avait eu Crespia, the Film Not the Village que je n'ai jamais vu) —, un vrai pouvoir d’envoûtement, qui tranchait avec la plupart des films dits contemplatifs et par là même un brin ennuyeux. Y flottait, ainsi que je l'écrivais sur l'ancien blog — une de mes premières notes — "une impression étrange, une sorte d’instabilité permanente entre abandon et retenue, entre la douce folie d’un don Quichotte parlant au ciel, ferraillant avec le vent, et la placidité obtuse d’un Sancho, terrien mutique, fauchant, lui, les herbes au fil de son épée" (novembre 2007). C’était beau et en même temps évanescent, comme une note de musique qu'il faudrait tenir, le plus longtemps possible, jusqu’à l’extinction.

Puis, sur le Chant des oiseaux, mon texte du 4 février 2009:

C'est un film littéralement extra-vagant, qui s’avance là où on ne va jamais, mais en même temps sans trop savoir où aller. Paradoxe comme l’est ce mélange de sublime et de grotesque, de grâce (la splendeur quasi hypnotique des plans) et de pesanteur (les corps trop lourds et encombrants des Rois mages). Les critiques ont trouvé un terme pour défendre les films réputés difficiles et austères, ils parlent de films "exigeants". Le Chant des oiseaux, comme le précédent, est un film exigeant, mais moins pour le spectateur, rompu depuis longtemps à ce genre d’exercice, que pour le cinéaste lui-même, s’imposant des règles de tournage (acteurs non-professionnels, paysages insolites, longs plans-séquences étirés au maximum et comme enregistrés à l’état brut...) qui font de ses films, sans véritables scénarios ni dialogues, une incroyable expérience. Et comme dans toute expérience, une incertitude totale quant au résultat. On passe par tous les états: sidération (c’est beau), amusement (c’est absurde), exaspération (c’est long), avant de recommencer, et ainsi de suite, jusqu’à ce qu’un état finisse par l’emporter sur les autres. Le plus souvent, c’est la beauté d’un plan qui l’emporte, tels ces paysages de glace ou de sable, saisis dans toute leur matérialité (ah ce noir et blanc granuleux, s’effilochant par instants jusqu’à devenir entièrement gris, enfin du numérique qui ne verse pas dans l’hyperréalisme), une beauté qui peut confiner à la pure poésie (les Rois mages dans l'eau, filmés en contre-plongée). Parfois, c’est l’absurdité d’une situation qui l’emporte, telles ces discussions à n’en plus finir pour savoir si on doit passer par là, ou si, allongés les uns contre les autres parmi les branches (alors que le paysage semble désertique à perte de vue!), untel peut se pousser un peu. Il arrive même que beauté et absurde se confondent, comme dans la séquence où les trois personnages s'éloignent lentement avant de disparaître derrière une dune, puis, au bout d'un certain temps, réapparaître suivant une direction opposée. Mais il arrive aussi que l’exaspération prenne le dessus. Ainsi la séquence avec Marie, Joseph, l’agneau et l’enfant Jésus, la partie faible du film, où la magie n’opère plus vraiment (normal, me direz-vous, puisque les Rois mages y sont absents). Le film jouant beaucoup sur la spontanéité des acteurs, on notera que ça fonctionne avec les acteurs qui n'appartiennent pas au milieu du cinéma (du maçon à l'ancien prof de tennis) et nettement moins avec ceux qui en font partie (Joseph est joué par un critique de cinéma, Marie par une productrice), comme si une certaine innocence, par rapport aux enjeux du film, était nécessaire pour que l’alchimie se produise. Coïncidence? En tous les cas, c’est bien la présence de ces trois Rois mages qui permet au Chant des oiseaux d’échapper aux dangers du film contemplatif comme aux écueils du cinéma "art et essai" ou de certains films expérimentaux. Et finalement, c’est tout le défi du film que d'arriver ainsi à maintenir le cap sans s'égarer dans les impasses d'un cinéma trop cérébral ou trop sensoriel, n’y réussissant pas toujours (déjà Honor de cavalleria déviait de sa ligne sur la fin), l’étoile qui le guide disparaissant parfois, elle aussi, derrière un nuage (que serait alors, dans l'esthétique du film, une trop grande volonté d'abstraction, un trop grand souci de radicalité), mais pas suffisamment, heureusement, pour nuire à sa réussite...

Ce souci de radicalité, c'est ce qui va accompagner la suite de l'œuvre d'Albert Serra, avec le diptyque que constituent Histoire de ma mort et la Mort de Louis XIV (auquel on peut rattacher Roi Soleil mais que je n'ai pas vu lui non plus). Ensemble inaugurant l'orientation plus trash du cinéma de Serra, ainsi qu'il le définit lui-même, trash au sens non pas de sale et/ou malsain, mais plutôt artistique, qui touche à l'art contemporain et plus particulièrement au désir de l'artiste de mener l'expérience plus loin encore qu'à son "terme" (le fini de l'œuvre), d'aller au-delà, au risque de se perdre (le risque accepté du ratage, de l'échec...), sorte d'expérience des limites, qui intègre ce qu'on pourrait appeler les déchets de l'art, là où d'habitude on cherche à les éliminer... Ici la mort-déchet avec, dans le cas du Louis XIV, le choix de Jean-Pierre Léaud pour incarner le Roi agonisant dans son lit, Léaud qui au cinéma s'était souvent retrouvé au lit, notamment chez Godard, Truffaut ou encore Eustache... lieu privilégié pour bavarder, badiner, bouquiner, faire l'amour, ou simplement dormir. Il ne restait plus qu'à y mourir... (le film est sorti le jour des morts). 

Sur Histoire de ma mort, la critique de Romain Blondeau (Les Inrockuptibles, 23 octobre 2013):

"(...) Dans la continuité de ses deux précédents films, Albert Serra persévère dans l’arte povera et s’approprie ici une figure mythologique dont il entreprend de raconter le versant apocryphe, en l’occurrence le célèbre libertin Casanova. On le découvre vieillissant et fatigué, livré dans son château XVIIIe siècle à ses préoccupations ordinaires: boire, manger, lire, converser sur les droits de l’homme, baiser et déféquer tout en hurlant de plaisir.
Histoire de ma mort aurait pu s’arrêter là, au seuil de la chambre de Casanova, à ce chapelet de scènes jubilatoires ou inconfortables qui assument une sorte d’idéal punk de la gratuité, de beau geste sans conséquence. Mais Albert Serra a de plus grandes ambitions et entraîne son héros licencieux dans un road-movie contemplatif qui le mène jusqu’en Transylvanie, où il se confronte à un autre héros littéraire, Dracula en personne. Du libertin au vampire, de l’hédoniste érudit au monstre occulte, des Lumières au siècle du romantisme, c’est le glissement entre deux mondes, deux époques et deux régimes esthétiques que met en scène Histoire de ma mort dans un dépouillement absolu. Composé de blocs séquentiels à l’effet d’envoûtement inouï, il dessine ainsi un lent mouvement de dérive, un retour à l’état primitif qui voit Casanova succomber aux forces des ténèbres sous l’influence du comte des Carpates.
Sur cette piste du film de possession, lointainement inspirée de l’imaginaire horrifique, Albert Serra déploie une atmosphère de terreur lo-fi et apporte quelques nuances noires à son cinéma, ici presque entièrement délié de la verve bouffonne que manifestaient ses précédents longs métrages. Il radicalise son geste, exclut toute séduction, au risque d’une certaine raideur, et atteint en même temps une maestria formelle saisissante, qui l’inscrit dans la famille des grands filmeurs hantés, de Béla Tarr à Alexandre Sokourov. Ce sont des longues scènes de sacrifices d’animaux saisies sous la lueur du feu, des natures mortes évoquant la peinture flamande, des jeux d’ombres et ce noir profond qui aspirent la mise en scène d’Albert Serra, un cinéaste vaudou dont les visions macabres imposent durablement leur charme vénéneux."

Sur la Mort de Louis XIV, la critique de Luc Chessel (Libération, 1er novembre 2016):

"Celui qui voudrait dire un mot de la Mort de Louis XIV d’Albert Serra se trouverait placé dans une position que le film précisément ne cesse de décrire. Cette Mort ne nous invite en nul autre lieu qu’à son chevet. C’est une position elle-même dédoublée, divisée: celle du médecin qui scrute sur le corps du roi les signes d’une agonie indéchiffrable, et celle du valet qui cherche à en soulager les plaintes. Le film veille le roi et le spectateur veille le film, dans l’attente grave de la mort annoncée. Tout un jeu de regards se construit là, et rien d’autre que ce jeu, saturant l’espace clos de la chambre et celui de la salle — autour du lit central où un corps nous regarde, impressionnant.
Rarement un film se sera à ce point décrit lui-même, nous désignant et nous assignant une place qui trouve en lui (en son cœur) à la fois son origine et sa fin, sa source et sa destination: rarement un film aura été aussi royal dans son dispositif et aussi mortuaire dans ses intonations. C'est que nous invitant à son chevet, il veut nous inviter au chevet du cinéma lui-même. Un ami en sortant du film nous disait: "Peut-être le cinéma est-il maintenant assez vieux pour filmer ça, quelque chose de la vieillesse et de la mort à l'état pur." Grand film mourant pour agonie interminable. Peut-être que oui.
Cette impression a beaucoup à voir avec le corps que le film place en son centre: Jean-Pierre Léaud, l'acteur-limite, sur la chair duquel se projette à présent tout un pan d'une histoire du cinéma, et par extension toute cette histoire elle-même. Chaque marque sur sa chair semble venir d'une des strates d'un temps sacré, où la vie et le cinéma se confondent — depuis l'enfance, les Quatre Cents Coups — dans une analogie absolue avec l'existence de Louis XIV, enfant-roi, vieillard sublime, sa longue vie fusionnée à l'Etat et à l'histoire. Le "Sire" et la cire s'y fondent en une seule fascinante statue.
Théâtre de la lucidité. On pourrait ne dire que cela du film, clamer la splendeur déchue des majuscules, et les métaphores fileraient: film décadent sur une décadence (au choix, de l'époque ou de l'art), la maladie comme métaphore, et la mort comme néant. Les médecins et valets impuissants porteraient haut le deuil, et diraient pour finir: le cinéma est mort, vive le cinéma. Mais Fagon (Patrick d'Assumçao), le médecin du roi, dit autre chose, dans le dernier plan du film, nous renvoyant notre regard par-dessus la panse ouverte du roi mort: "Messieurs, nous ferons mieux la prochaine fois."
La Mort de Louis XIV fait autre chose que de s'arrêter au sublime, que de s'en tenir à un seuil qui serait de l'invisible ou de l'indicible: il va jusqu'à l'autopsie et, au-delà, jusqu'à la froideur. C'est son matérialisme morbide. La demi-pénombre de la chambre déploie, en fait, un théâtre de la lucidité. "La nuit vivante se dissipe à la clarté de la mort": Michel Foucault condensait par cette formule une des naissances de la clinique, où le regard médical sur les corps morts éclaire les zones d'ombre de leur vie — prise pour objet et rendue visible. C'est aussi une bonne formule de la lumière dans la Mort de Louis XIV. L'extrême picturalité des plans, ce clair-obscur aggravé, ne nous montre pas des lueurs de vie cernées par les ténèbres de la mort, mais l'inverse: un centre rayonnant de mort, le visage souverain de Léaud à la tête du lit, entouré de tous ces vivants marchant dans l'obscurité.
La mort est d’abord une grande mise en scène: où le roi met en scène sa propre mort, où la mort se met en scène elle-même, exposant à l’attention de tous son indiscutable clarté. L’idée, un jour géniale et devenue pur cliché, qui veut que le cinéma filme la mort au travail ne peut se comprendre que retournée: le cinéma comme travail de la mort, ou comme point de vue de la mort (regard clair) sur la vie (sombre objet). Donc, soit le cinéma comme médecine, soit le cinéma comme maladie.
Parasite ou fantôme. La Mort de Louis XIV est le lieu d'un éloge intempestif du charlatanisme en la personne du Sieur Le Brun, médecin de Marseille aux remèdes de sorcier et aux théories cosmiques new age. Le Brun nous explique la vérité physiologique de l'amour, attribuée au savant catalan Arnau de Vilanova: une image reste bloquée entre les deux yeux parce que la température corporelle augmente, vaporise les liquides du cerveau et le dessèche, fixant l'image de l'objet aimé. C'est une description du cinéma, sa douloureuse alchimie argentique, l'amour au temps de la mort au travail. Or cette Mort saisie en numérique, à la technologie entièrement sèche, propose peut-être autre chose encore. Le "bruit" qui vibre dans ses images légèrement sous-exposées et le "souffle", à la limite du parasite ou du fantôme, qu'on entend sur la bande-son valent comme signes d'une sensibilité poussée à la limite de ce que les machines peuvent percevoir, vers l'endroit repoussé de la frontière, imperceptible, entre le clair et l'obscur, l'endroit bruissant de leur mélange, qui sème un trouble dans le jeu royal des regards où la mise en scène nous place.
C'est aussi le lieu quasi imperceptible où Jean-Pierre Léaud, acteur bien vivant, joue avec chaque millimètre de sa peau. Il joue un presque rien qui n'avait jusqu'ici peut-être pas rencontré de regard assez aigu (du côté de la technique: faisons donc ici l'éloge de l'amour numérique) ou assez morbide (du côté de la mise en scène: faisons donc ici l'éloge du charlatanisme) pour l'enregistrer et l'exposer. Peut-être le cinéma est-il assez vieux…"

Avec Liberté, Albert Serra pousse encore d'un cran son désir d'un "cinéma des limites", mais cette fois dans une sorte de pousse-à-échouer. Mon texte du 28 septembre 2019:

D.A.F. punk (1)

Il y a d'abord l'installation Personalien, qui ressemble à du Sade vu par Sollers ("la forêt enchantée"), une scène venue tout droit d'un paysage de Fragonard, qui laisse augurer d'un nouvel objet fascinant: une chaise à porteurs comme incendiée de l'intérieur, le "tableau" des Lumières, Fragonard dont Sollers a vanté les "surprises", ce Fragonard qui, à l'instar de Serra, "connaît son Cervantès comme les récits libertins ou moraux du XVIIIe", et au-delà du style, ce à quoi il renvoie: "l'invention de la liberté". Et puis il y a le film proprement dit, où Serra s'égare à dessein dans un jeu d'artifices assez vain, "la fête galante qui devient messe noire", dans ces mêmes sous-bois "empoisonnés", quelque part en Allemagne, la nuit... Au début c'est plutôt drôle, Helmut Berger en vieillard cacochyme (prolongement des personnages de Casanova et de Louis XIV), Ludwig embaumé, et le principe du regardant/regardé qui fait que les scènes dans les bosquets ressemblent à des scènes de drague homosexuelle. Les nobles se mêlent aux laquais ainsi qu'aux paysans du coin, auxquels s'ajoutent, venues d'un couvent, quelques novices, Justine et autres Juliette en mal de sexe... L'orage éclate, on s'attend à ce qu'il se passe autre chose après, mais non, les affaires suivent leurs cours, identiques, jusqu'à l'aube. "Donnez, donnez, donnez...!", supplie un personnage le cul à l'air. Et Serra donne. Tout ça reste prisonnier d'une imagerie très classique concernant Sade... Un catalogue avec comme seule progression, celle du fantasme, car "tout ceci est intérieur" (à l'image de Sade emprisonné, imaginant vices et sévices, de plus en plus "hard" à mesure que dure son emprisonnement, manière ainsi de se libérer...); une surenchère dans l'excitation, qui va d'une gentille scène d'anulingus à un truc plus complexe, pas très ragoûtant c'est le moins qu'on puisse dire, quant au circuit utilisé (disons que ça transite par tout le tube digestif), en passant par un peu de zoophilie et la scène, assez "umoristique" celle-là, comme aurait dit Tristan Tzara, où l'on voit le personnage le plus laid du groupe (il a le visage brûlé), se faire pisser dessus pendant qu'un autre lui fait saigner le moignon (bah oui, il est aussi manchot) à l'aide d'une fourchette à viande. Le reste n'est que répétition. C'est lent, pas vraiment hypnotique... Et c'est là le paradoxe: Serra finit par offrir de Sade une vision qui est celle des anti-sadiens — les "maussades" (dixit encore Sollers, par opposition à "sade": d'une saveur agréable), ceux qui ne voient chez le marquis qu'une œuvre "monotone et ennuyeuse" —, signifiant ainsi non pas son impuissance, il y a quand même de belles choses dans le film, mais une forme d'échec, au regard du programme annoncé.

(1) D.A.F. Donatien Alphonse François (de Sade).

Et maintenant le nouveau Serra, avec ses deux titres, Pacifiction (mot-valise qui combine le Pacifique et la fiction) et Tourment sur les îles (la fiction proprement dite), comme il y avait précédemment Personalien et Liberté, le côté "installation" du cinéma de Serra et la puissance fictionnelle qu'un tel cinéma arrive à produire, mais de manière inégale. Peut-être que là, l'alchimie opère à plein... (à suivre)

mardi 25 octobre 2022

Mazuy et moi


Sport de filles de Patricia Mazuy (2012).

La fille au foulard.

Sport de filles de Patricia Mazuy est dédié "à Lee Marvin et Budd Boetticher pour leur foulard...", référence à Sept Hommes à abattre dans lequel Marvin arbore un superbe foulard vert. De Boetticher, Mazuy emprunte, outre le foulard, l'entêtement du héros, s'obstinant à atteindre quoi qu'il arrive le but qu'il s'est fixé. A propos de Boetticher, Michel Delahaye écrivait: "C'est un primitif qui donne tête baissée dans l'aventureuse nature des choses." De fait, Gracieuse (un nom de jument), la jeune fille butée et revêche que campe Marina Hands dans le film, tient à la fois du héros boettichérien et de Boetticher lui-même. Voilà pour le côté western du film (ah oui, il y a aussi les chevaux). Mais ce n'est pas ça qui m'intéresse. Le western chez Mazuy on connaît, pensons à Peaux de vaches. Et les chevaux aussi, pensons à Basse Normandie. Les coulisses du monde équestre, surtout celui, très aristocratique, du dressage, très bien (la représentation qu'en donne Mazuy est plutôt réussie), mais ça c'est le décor, le fonds naturaliste du film, le plus dur c'est d'y inscrire des personnages, de les faire exister, les faire se rencontrer, etc. Et là ça devient magnifique. Sport de filles est une comédie (westernienne si l'on veut), une vraie, avec ce que cela suppose de drôlerie et d'émotions, mais aussi de force politique: guerre sociale (l'ouvrière dans un monde d'aristos) et guerre des sexes (un homme entre trois femmes, voire quatre). Simon Reggiani, qui a écrit le scénario, parle du film comme d'une version "équestre, épique et sociale" (hippique, épique et colégram...) de la Règle du jeu et c'est vrai qu'il y a ici du Renoir dans les rapports entre les personnages, le film relevant ainsi de deux traditions qui a priori s'opposent: le cinéma français classique, dominé par les rapports sociaux et de sexe (la jeune fille et l'homme d'âge mûr, la femme castratrice qui tient les rênes ou celle qui soumet l'homme à son désir...) et le cinéma américain caractérisé par son efficacité narrative (c'est le cas du film de série B qui va droit à l'essentiel, mais aussi de la comédie hollywoodienne: Skorecki a raison de citer Hawks, via son film Man's Favorite Sport, non seulement à cause du titre, l'équitation étant "le sport favori de la femme", qui préfère de loin le manège à la pêche, mais surtout parce que c'est le seul sport dans lequel elle rivalise avec l'homme, le dominant même très souvent — et puis on sait l'importance de la question du genre chez Hawks). Sport de filles concilie les deux avec une aisance stupéfiante, par le rythme que Mazuy impose au film (aidée en cela par la partition de John Cale), un rythme qu'on pourrait comparer — c'est trop tentant — aux différentes allures et figures qu'un cavalier impose à son cheval: trot sur place, au départ, au risque de faire "piaffer" d'impatience le spectateur, quelques demi-voltes dans la forêt et puis la belle diagonale que constitue l'échappée allemande, avant la pirouette finale, le retour chez le père... et un dernier plan au galop. D'où la question (plus sérieuse): quel est le moteur du film? Je dirais: le caprice, celui qui touche au vouloir féminin (la Règle du jeu était à l'origine une adaptation des Caprices de Marianne), représenté ici par toutes les femmes du film, pliant Ganz, l'ancienne gloire du dressage, à leur propre caprice: le business (Balasko la concubine, propriétaire du haras), la compétition (la belle-fille cavalière), le sexe (l'amante américaine qui en fait est anglaise), jusqu'à ce qu'il envoie tout promener pour céder à un autre caprice, encore plus terrible, celui de Gracieuse — elle aurait dû s'appeler Capricieuse — la rebelle un peu mélenchoniste sur les bords (elle traite tout le monde de larbin ou de planche pourrie), surtout "le caprice incarné" (ainsi le voyage à Francfort), celle qui n'en fait qu'à sa tête, sachant qu'elle n'a qu'une idée en tête: avoir son propre cheval, un cheval qu'elle puisse dresser. C'est que le caprice, comme les meilleures comédies, est imprévisible, invraisemblable, insaisissable...

Le loup, le renard et la tortue.

Paul Sanchez est revenu! (2018). Ça commence par une histoire de Porsche et de pipe avec Johnny Depp et ça finit par... bah non, je ne le dirai pas. Le dernier Mazuy vaut le détour comme on dit dans les guides de voyage, et le détour ici c'est le Rocher de Roquebrune et ses grottes troglodytes (un ermite y vit je crois) qui donnent au film une coloration western, sauf qu'il n'y a pas de chevaux, pas de vaches non plus, bien qu'on soit chez Mazuy, juste des cowboys (les gars du GIGN) et une petite tortue des Maures (je suppose, je n'en ai jamais vue), une habituée du coin, dont s'occupe Marion (Zita Hanrot), la gendarmette, qui avec son gilet pare-balles ressemble, elle, à une tortue Ninja. Mais bon, je m'égare, la tortue ne joue aucun rôle, même si Marion est du genre "longue à la détente", comme lui rappelle son chef, personnage mockyien, qui se voudrait, lui en revanche, rusé comme un renard. Cela dit, le renard ne joue aucun rôle non plus. L'animal ici est une sorte de loup blessé, le dénommé Paul Sanchez (Laurent Lafitte), un homme en cavale qui serait revenu dans la région, dix ans après avoir massacré sa famille (on pense à quelques faits divers récents), un meurtrier qui fascine tout le monde, à commencer par notre gendarmette, bien décidée à l'arrêter.
Au départ, le retour de Sanchez, ce n'est qu'une rumeur, de celles qui alimentent les journaux (en l'occurrence Var-Matin) et les chaînes d'information (BFM évidemment), sauf qu'elle finit par prendre corps. Le film part moyen, la voix off est un peu pénible, elle reviendra à la fin, pas plus heureuse, comme pour mettre les points sur les i, d'un récit qui n'en a pas besoin, tout cet aspect "médiatique" est un peu trop convenu... Mettre les points sur les i, c'est aussi ce qu'on peut reprocher au jeu de Lafitte dont le regard halluciné au début du film, pour signifier qu'il y a quelque chose qui cloche dans le personnage, rend l'ouverture poussive (il faut en plus se dégager de l'image parasitante que constitue le personnage de violeur incarné par l'acteur dans le film de Verhoeven)... Mais peu importe, ce ne sont que des détails, d'autant qu'un autre "détail" (la femme venue déclarer en pleurs la disparition de son mari au commissariat) se révèle autrement plus génial, par la façon dont il est introduit dans le récit. C'est d'ailleurs la force du film, la façon dont Mazuy construit son film, sa manière de le rythmer, à nulle autre pareille, à coups de tambour et de trompette (c'est encore John Cale — après Saint-Cyr et Sport de filles — qui a composé la musique, ici aux accents morriconiens), toujours le western, mais un western à la Stévenin, par sa géographie, son rapport à la France d'aujourd'hui, ses ruptures de ton, ce côté fracassant qui voit les scènes s'entrechoquer... à la seule différence qu'il y a ce regard, acéré et doux, qui n'appartient qu'à Mazuy et fait de son Paul Sanchez une œuvre aussi détonante qu'étonnante, à la fois tendre et cruelle, comique et tragique, comme peut l'être une tortue retournée sur le dos. Car la tortue, finalement, avait bien un rôle à jouer.

A venir: Bowling Saturne (2022).

RappelPeaux de vaches (par Marc Chevrie) et Travolta et moi.

[07-11-22]

Bowling, ça tourne. 

Après l'escapade en PACA (Paul Sanchez est revenu!), retour en Normandie pour Patricia Mazuy, avec son dernier film, Bowling Saturne, sauf que cette fois, pas de campagne, c'est dans un cadre urbain et nocturne, celui du "film noir", que la cinéaste a planté son décor: un bowling aux lumières rouge sang (auquel on accède par un tunnel comme on descend aux enfers), écho lointain au Party Girl de Nicholas Ray, évoqué par Mazuy elle-même en tant que "motif" de départ — pattern cinéphile), mais une fois le film achevé, plus proche de Lynch (Lost Highway) et de Laurent Achard (Dernière Séance), pour ce qui est de l'édifice à deux étages que constitue le lieu du film: l'antre de la bête au-dessus du bowling (chez Achard, l'antre se situait en dessous). Reste que Bowling Saturne, c'est surtout du pur (et dur) Mazuy. Si le film fait écho à d'autres films, c'est d'abord aux propres films de Mazuy et tout particulièrement aux deux premiers, Peaux de vaches (la tragédie, les deux frères qui s'opposent, etc.) et Travolta et moi (les deux niveaux de la boulangerie, la patinoire que remplace ici le bowling...). Comme si ce monde primordial auquel renvoie Bowling Saturne (le prédateur sexuel, la société des chasseurs, "animal je suis mal/mâle"...) s'accordait avec le désir (plus ou moins conscient) de Mazuy de renouer avec l'esprit de ses premiers films.
Le titre reflète la double nature de Bowling Saturne — Bowling/Saturne —, entre l'espace collectif, convivial, que représente la salle de bowling et le mythe qui s'y trouve convoqué via l'appartement du dessus, là où habitait "Saturne" (le repaire du père), devenu le lieu de l'horreur, justifiant que celle-ci y soit figurée, au moins une fois, non par complaisance et/ou fascination (comme le dénoncent nombre de critiques surtout féminines) mais bien par nécessité. Laquelle? Faire de l'unique scène de meurtre (filmée), en l'occurrence la première, le lieu de l'insoutenable, que Mazuy ne filme d'ailleurs pas de manière frontale, déplaçant les axes de façon à découper le plus possible la scène, ce qui fait que l'horreur vient autant de ce que la scène nous montre que de ce qui s'en dégage via la vision volontairement dés-humanisée (comme vu à travers le regard du chien, l'ombre du père mort) que livre Mazuy de la bestialité, dans ce qu'elle peut avoir d'incommensurable chez l'homme, en comparaison des scènes de chasse en Afrique qu'on découvrira par la suite, qui, elles, relèvent d'un monde, certes écœurant par le taux élevé de testostérone qu'il y règne, mais néanmoins "civilisé".
Bowling et Saturne, soit la forme et le fond, sachant que chez Mazuy, "le fond crée la forme qui, à son tour, l'informe", ainsi que l'écrivait Michel Delahaye. De sorte que le "Saturne" du titre renvoie aussi bien au mythe du père tout puissant (la jouissance du père, chasseur lui aussi, le chef de la meute, comme il est dit dans le film, voire de "la horde primitive", pour parler freudien), aux allures parfois de "satyre" (le banquet des chasseurs, séquence à la fois hénaurme et grotesque, hénaurme parce que grotesque, peut-être aussi parce que sous le regard de la militante pro-animal — 1), rappelant les Caprichos de Goya... renvoyant aussi bien au mythe, donc, qu'à sa figuration, particulièrement sombre (saturnienne?), qui apparente le film à une peinture noire, évoquant cette fois le Goya tardif, si on pense toujours à Saturne dévorant sa progéniture. De sorte encore que cet aller-retour entre fond et forme préserve le film de toute psychologisation excessive, maintenant la tragédie en surface (telle la piste de bowling, sur laquelle court la boule avant d'entrechoquer les quilles), tragédie à la Eschyle, centrée avant tout sur la malédiction, celle qui pèse sur les épaules du héros: le fils illégitime, longtemps humilié, continuellement frustré, que la rencontre avec "l'image du père" — auquel il s'identifie, le faisant revivre à travers cette veste en peau de serpent qu'il endosse — transforme en serial killer (le personnage, sans véritable biographie, naît littéralement avec le film), les tensions qui en résultent, l'intensité des situations, qui voit la douceur du regard d'Achille Reggiani (le fils de Patricia Mazuy) se muer subitement en sourire féroce...
Un Eschyle d'aujourd'hui, donc, qui ferait de Bowling Saturne la version moderne d'une tragédie grecque, comme le souligne Mazuy, menant ici au fratricide (point ultime, cathartique, du conflit qui existe entre les deux fils, entre d'un côté: le flic obsessionnel, en deuil du père, envahi par un fort sentiment de culpabilité — d'où l'inhibition —, et de l'autre: le monstre qui, sous l'effet de son chaos intérieur et des pulsions meurtrières qu'un tel chaos libère, massacre des femmes). Une lutte qui, à mesure que le film avance, tend, de par sa dimension mythologique (on pense aux fils d'Œdipe, le bowling à la place de Thèbes), à dominer de plus en plus le récit, rendant la question du féminicide non pas accessoire mais moins centrale, expliquant que la critique "féministe" y trouve à redire. Le malentendu est là. En transposant ainsi les puissances du mythe (et l'archaïsme des pulsions dont il est l'expression) dans un cadre contemporain, le cinéma de Patricia Mazuy se veut intemporel, c'est un cinéma incarné, abrupt, sans concessions, qui ne cherche pas à arrondir les angles, mais au contraire à les rendre plus saillants... Avec pour effet de décentrer les grandes questions de société (la toxicité masculine, le féminicide) qui aujourd'hui alimentent le débat, leur assignant une autre place, forcément périphérique par rapport au projet artistique, loin de la surdétermination qui caractérise tous ces films (surtout français) qui, eux, traitent platement de ces questions. Bowling Saturne se situe beaucoup plus en amont, pour ce qui est des pulsions mâles que le film met en scène, ce qui lui confère cette dimension "phallique" (pour le coup gênante et donc polémique), à la fois de surpuissance (dans le tableau de Goya, Saturne, en même temps qu'il dévore son enfant, dévoile un sexe turgescent) et de vitalité dionysiaque (structurellement parlant, si on assimile le film à une tragédie antique, la scène du banquet — inspirée des "chansons paillardes" d'Oshima, précise Mazuy dans l'interview qu'elle a accordée à Olivier Père — correspondrait à l'intervention du Chœur). D'où le paradoxe, qui voit certains/certaines reprocher au film sa misogynie (la représentation du meurtre), alors que d'autres lui reprochent au contraire sa vision outrancière, sinon ridicule, de la masculinité (l'image des chasseurs), une contradiction qui témoigne bien de la position atypique du cinéma de Mazuy, cinéma hors-norme et à ce titre indispensable.

(1) Personnage n'offrant au demeurant que peu d'intérêt. La relation amoureuse, à laquelle on a du mal à croire, entre la jeune femme et le flic est, bien plus que la figuration de l'horreur ou le portrait farcesque de la masculinité, le point faible du film. Faiblesse somme toute compréhensible tant cette relation — imaginée avant tout pour que le flic, à l'opposé du frère, ne soit pas sans attache sentimentale — n'intéresse visiblement pas Mazuy.

lundi 24 octobre 2022

Hé ho


EO de Jerzy Skolimowski (2022).

Les mystères de l'âne.

"C'est un chef-d'œuvre... Un film à la fois terrible sur le monde et le mal dans le monde et, en même temps, on ressent tout ça avec une espèce de douceur évangélique qui, pour moi, est extraordinaire." (Jean-Luc Godard, à propos d'Au hasard Balthazar de Robert Bresson)

Okay donkey... ça c'était pour le Bresson, ce Balthazar dont on sait que pour Skolimowski il a un peu la valeur d'un Bambi — "le-film-qui-m'a-fait-le-plus-pleurer" —, sauf que le Bresson n'est pas un souvenir d'enfance, puisque Skolimowski l'a vu lorsqu'il avait la trentaine, qu'il faisait déjà des films et que le dernier venait d'être interdit par la censure polonaise (ou n'allait pas tarder à l'être), l'obligeant à quitter son pays. Souvenir triste, à l'image du regard de l'âne, période grise, comme l'est sa robe... que n'a jamais oubliés Skolimowski mais qu'il était temps de réactiver. D'autant que si le cinéaste est bressonien, c'est aussi (et surtout) via sa dimension dostoïevskienne, qui traverse toute son œuvre et tout particulièrement ses dernières productions, qui font du Léon "observateur" de Quatre Nuits avec Anna (inspiré des Nuits blanches), l'équivalent à la fois du prince Mychkine ("l'idiot") et de l'âne de Bresson, aux dires mêmes de Skolimowski, alors que, dans Essential Killing, le périple du taliban interprété par Vincent Gallo, personnage en fuite, mutique, assimilable, lui, à une "bête traquée", préfigure le cheminement chaotique d'Eo. Dostoïevski donc, que Skolimowski convoque ici à travers le personnage (tardif) du jeune prêtre italien, qui mêle foi chrétienne et addiction au jeu, épisode signifiant qu'on pourra trouver pour le coup inutile, au même titre que l'apport, peu convaincant c'est le moins qu'on puisse dire, d'Isabelle Huppert dont le rôle ultracourt (a-t-il était raccourci au montage?) — celui d'une comtesse casseuse d'assiettes! — laisse pantois (1). C'est que Eo n'est pas exempt de défauts, disons plutôt d'excès, qui, sans véritablement gâcher le film, en limite quelque peu la réussite. L'esthétisme exacerbé du cinéma de Skolimowski, notamment de ses derniers films, ce côté très stylisé, qui le voit ici multiplier les effets numériques, du filtre rouge (et sa valeur symbolique) aux mouvements stroboscopiques, en passant par toutes ces distorsions auxquelles se livre l'auteur, probable prolongement de son activité de peintre (une peinture qui rappelle l'abstraction gestuelle), s'il tend ainsi à opposer, à la bonté d'âme de l'âne, la vision hallucinée et terrifiante que celui-ci a du monde, il tend aussi, en surinvestissant ce que perçoit l'animal (c'est le projet formel du film), par rompre l'équilibre qui existait au départ (et faisait la force du film de Bresson autant que sa grâce) entre cette violence du monde et la "douceur évangélique" dont parlait Godard. De sorte que l'âne de Skolimowski apparaît finalement davantage comme motif esthétique, sinon spirituel, que comme objet de compassion. La cause animale a beau rester l'argument premier du film (c'est ce qui entraîne le départ d'Eo du cirque), elle passe progressivement à l'arrière-plan, supplantée par le caractère à la fois christianique — dostoïevskien, on l'a vu — que prend le voyage d'Eo (l'âne et sa croix), de Wroclaw à Rome, et surtout poétique, qui fait de l'âne autant un réceptacle du mal qui, à l'image des hooligans, existe en ce bas monde (à l'exception de quelques figures, telles sa jeune maîtresse — l'écuyère — et les enfants trisomiques) que le récepteur, au sens audiovisuel du terme, de ce qu'est réellement le monde, et cela à travers non seulement le regard mélancolique de l'âne mais aussi l'écoute amplifiée (ses longues oreilles, hé hé... — on sait l'importance du son chez Skolimowski) que réclame la nature, du moins cette nature-là, celle que découvre Eo, véritable trip expérimental en ce qui le concerne, qu'il s'agisse de la traversée en pleine nuit d'une forêt transfigurée ou de celle d'un torrent dont les remous évoquent la formation du monde. Un projet formel qui finit par envahir le film, à l'image de la musique, et fait que Eo souffre d'une certaine discordance entre ce qu'est censé voir l'âne, comment il voit le monde autour de lui, et ce que nous montre subjectivement Skolimowski, sa propre vision du monde, aux allures par instants cosmogoniques, à d'autres plus fantasmagoriques, qui associe, dans une sorte d'alliage improbable, beauté de la nature (incarnée par le cheval dont l'élégance racée s'opposerait au physique ridicule de l'âne?), technologie futuriste (l'équidé dans sa version robotisée, l'onguloïde comme il y a l'androïde) et maelström mégalo-mystique... plus proche, au bout du compte, de l'imaginaire immersif, à la fois kitsch et arty, d'un Lars von Trier que du "modèle" bressonien. Pourquoi pas... Mais là encore, cette prétention à l'immersion que revendique Skolimowski par le biais du numérique, ce territoire que l'œil humain, et celui de l'âne pas davantage, ne peut connaître puisque hors d'atteinte de son champ de vision, va trop à l'encontre de ce que le film, dans une relecture contemporaine du Balthazar de Bresson, promettait à l'origine: révéler, via le regard innocent d'un âne, ce qu'il en est du monde et de sa "bassesse", vérité qui ne peut surgir que d'une expérience sensible du monde, soit le contraire même de l'immersion. Il y a là comme un contresens.

(1) Si "vu à travers les yeux d'un animal, le monde est un lieu mystérieux", ainsi qu'il est écrit dans le synopsis, le plus grand mystère du film n'en demeure pas moins la présence d'Isabelle Huppert au casting. M'amuse la façon dont Libé en rend compte: un film... "avec Hola, Tako, Marietta, Ettore, Rocco, Mela, Isabelle Huppert... le nom de celle-ci à la suite de ceux des ânes, des six ânes utilisés par Skolimowski pour "jouer" Eo, comme si elle faisait elle-même partie du troupeau.

Post-scriptum.

D'un innocent à l'autre, j'ai vu aussi l'Innocent de Louis Garrel, probablement son meilleur film, comédie romantico-policière au rythme alerte, bien huilé (on pense aux films de Pierre Salvadori, notamment En liberté!), mais sur lequel je ne m'étendrai pas, vu que la critique, très enthousiaste, s'en est largement chargée (pas de surprise à ce niveau)... ce qui n'a pas été le cas, en revanche, pour le dernier Civeyrac, Une femme de notre temps, sorti il y a seulement deux semaines et déjà quasiment disparu (à Paris il n'est plus projeté que dans une seule salle), un "film d'un autre temps" à en croire la critique qui, au pire, l'a consciencieusement démoli, passant à côté du film comme il arrive trop souvent (la palme à l'inénarrable Sauvion), au mieux, ne l'a pas suffisamment défendu, alors que c'est un film, peut-être imparfait mais réellement stupéfiant (et je ne dis pas ça parce qu'il a été tourné juste à côté de chez moi), qui s'aventure sur des chemins très peu fréquentés par le cinéma français, hormis quelques francs-tireurs, ceux qui n'ont pas peur de pousser l'aventure jusqu'au bout, au risque de la démesure ou du grotesque, qui voit comme ici un polar plutôt classique dans son traitement, avec un côté chabrolien, agrémenté de ce romantisme noir qui sied au cinéma de Civeyrac, virer tout d'un coup au pur délire de film de sous-genre, lors d'un finale hallucinant qui convoque à la fois le mythe de "Diane chasseresse" et, sous une forme inversée, les Chasses du comte Zaroff.

Sinon, vu également le Jardin qui bascule de Guy Gilles (1975) dans une version hélas épouvantable (la copie avait viré au magenta), ce qui m'a conduit à revoir le film ailleurs... sur le site Internet Archive: .

mardi 18 octobre 2022

홍상수


Juste sous vos yeux de Hong Sang-soo (2021).

Un cinéma rossellinien?

Parce qu'on y évoque la beauté des choses, s'offrant-là telle une épiphanie, Juste sous vos yeux, le dernier film de Hong Sang-soo, est-il rossellinien? Plus exactement: est-il le plus rossellinien de tous ses films? Car, c'est un fait, le cinéma de Hong Sang-soo est depuis toujours rossellinien. Pas au sens où il existerait chez lui une veine rossellinienne, comme par exemple chez Kiarostami, mais au sens de ce qui s'y opère secrètement, au-delà de l'apparente trivialité — qui est celle du quotidien et des "petites choses" de la vie — que Hong met sen scène invariablement dans ses films. Par sa modernité, où domine l'hétérogène, son rapport à la "vérité", ici donc la plus basique, qui fait que c'est à partir d'événements imprévisibles (mais quand même espérés) que celle-ci nous apparaît, quelle que soit la méthode utilisée pour la faire émerger — dans le cas de Hong, une méthode plutôt légère: souvent un moment anodin du film, à l'instar de Rohmer ou de Duras, pour citer les deux grands pôles entre lesquels ses films oscillent dorénavant (du côté de Duras, c'est plus récent, peut-être depuis l'arrivée de Kim Min-hee). Ou encore: par sa nudité, qui se contente de dénoter les choses, telles qu'elles sont justement, c'est-à-dire dans leur stricte réalité, pas spécialement belle, on peut même dire rarement belle. J'entends déjà l'objection: chez Hong Sang-soo, c'est différent, ça réclame au contraire tout un artifice, vu que c'est généralement à l'occasion d'une scène de soûlerie que, l'alcool aidant, la vérité surgit. Sauf que ce n'est pas de cette vérité-là dont je parle, qui s'inscrit dans les dialogues, s'adresse à l'autre autant qu'au spectateur, à tout spectateur, là où la vérité rossellinienne, elle, n'a pas d'adresse précise: elle est à cueillir (ou non) par le spectateur, expliquant d'ailleurs pourquoi le cinéma de Hong Sang-soo, on y est sensible ou pas du tout.
La subtilité de l'affaire, c'est que c'est pourtant aussi lors des scènes de soûlerie que la vérité, celle qui nous intéresse, advient. Du moins que c'est aussi à cet endroit qu'elle y montre le bout de son nez. Comme s'il y avait deux niveaux dans ces scènes: un niveau superficiel, qui est celui de la vérité... disons narrative pour aller vite, niveau fait lui-même de plusieurs strates (comparons la scène des griefs formulés par la sœur au début du film qui, pour les accompagner, nécessite simplement de prendre un café, et la scène de l'aveu fait par Sang-ok au cinéaste, aveu qui justifie, lui, qu'on se soûle pour le rendre plus doux); et un niveau plus profond ou à l'inverse plus élevé, je ne sais pas, en tous les cas différent, qui est de l'ordre de la révélation, cette vérité qui, chez Hong Sang-soo, surgirait par-delà les vérités énoncées sous l'effet de l'alcool, une autre vérité qui subitement vous saisirait, sans crier gare, comme touché par la grâce, et ferait que ce film vous y adhérez pleinement, quelles que soient les réserves émises par ailleurs.
Il y aurait ainsi dans le cinéma de Hong Sang-soo deux méthodes pour faire surgir la vérité: une douce, rossellino-rohmérienne, mais aussi durassienne (de plus en plus), via la mélancolie des personnages féminins (vérité émergeant à tout moment, exemplairement — mais pas nécessairement — sur une plage, l'automne); et une plus rêche, plus pialatesque, où, comme disait Bergala (à moins que ce ne soit Narboni), il s'agit de faire rendre gorge à la vérité, et cela, essentiellement, lors des scènes arrosées. Deux méthodes, ou une seule, mais à double face — c'est le côté Spontex du cinéma de Hong —, avec ses deux faces indissociables, expliquant que la scène de soûlerie soit récurrente (récurante?) et même systématique chez Hong Sang-soo depuis vingt-cinq ans, une scène dont le cinéaste semble ne pouvoir se passer, mais qui s'adoucit avec le temps (dans Hotel by the River et La Femme qui s'est enfuie, elle n'était qu'amorcée voire éludée mais pas totalement absente), au contraire des scènes de sexe, depuis longtemps disparues.
C'est qu'aujourd'hui la scène de soûlerie n'a plus exactement la même fonction qu'hier. Dans Juste sous vos yeux, il s'agit moins d'asséner, grâce à la bière ou le soju, quelques vérités, que d'arriver à oublier, via l'alcool, cette vérité qu'on a fini par avouer. Fonction à rattacher à la part mélancolique qui, depuis plusieurs années, imprègne fortement le cinéma de Hong Sang-soo, au point d'émousser la face abrasive que représentaient jusque-là les scènes d'ivresse. Si la mélancolie, c'est la "beauté des choses" qui s'offre à Sang-ok, là "sous ses yeux", conjointe au sentiment que le personnage va bientôt mourir (ce sentiment de mort prochaine, le spectateur l'éprouve en fait dès le début du film), c'est aussi ce qui, dans le film, transforme le "scandale" (auquel correspond habituellement la scène de soûlerie) en pure tristesse, à travers cette comptine que joue maladroitement Sang-ok à la guitare, saynète qui constitue à n'en pas douter le "point d'orgue" du film, engageant le cinéma de Hong dans une direction que celui-ci n'avait encore jamais suivie. Ou plutôt si, qu'il avait déjà suivie mais qu'il souhaiterait reprendre, comme un écho à ses premiers films (il est question ici d'aller à Yangyang, soit la province du Gangwon dont on sait "le pouvoir"), nourri de cette mélancolie qui dorénavant nimbe ses films. Le fait que le personnage principal soit joué par une nouvelle venue, Lee Hye-young, actrice qu'on retrouvera dans les deux prochains films (The Novelist's Film et Walk Up), est en soi une piste: Juste sous vos yeux pourrait bien ouvrir ce qui serait un nouveau cycle dans la filmographie de Hong Sang-soo, un cycle qui toucherait, comme toujours chez lui, à la question du Temps (le temps discontinu) et du Hasard, mais dans une direction encore plus rossellinienne qu'avant.

Rappel (c'était il y a 10 ans):

On connaît la méthode Hong Sang-soo. Une note de départ et des scènes qui vont se greffer au fil du tournage. Une construction chaotique, fondée sur l’intuition, et des petits blocs qu’il faut ensuite harmoniser. Des blocs de vie: manger, boire, faire l’amour, raconter des histoires... Et recommencer. Le cinéma de Hong Sang-soo est un langage à lui tout seul. Il y a eu le Mizo, un art de la modulation. Il y a eu le Ozu, un art du plein (et non du vide, merci Hasumi). Il y a aujourd’hui le Hong, un art de... de quoi, au juste?
Soit In Another Country, Huppert chez Hong, billet retour d'un précédent voyage: Hong chez Rohmer (Night and Day). Si Huppert se révèle soluble dans le cinéma de Hong Sang-soo, c’est qu’elle y est parfaitement à l’aise, signe de son talent mais surtout du caractère étonnamment digeste du cinéma de Hong, qui permet d’intégrer un élément étranger, de l’assimiler à travers trois petits récits (où se mêlent rêve, désir et mélancolie), comme autant de variations sur un même thème — la rencontre amoureuse et donc impossible entre une Française et un jeune lifeguard coréen — pour finalement le restituer, apparemment intact mais en fait profondément remanié, de l'intérieur, car nourri d'une expérience qu'on pourrait qualifier de méta-pata-physique (via un soupirant prisonnier de sa femme enceinte, un amant trop vieux et un moine bouddhiste attaché à son stylo Mont Blanc), de sorte qu'à la fin, si on sait qu'il s'est passé quelque chose, plein de petites choses même, à la fois identiques et différentes, sérieuses et ridicules, on ne sait pas quoi exactement.
Mais est-ce bien sûr? Pour qu'une telle structure, lâche, digressive et répétitive, résiste à l'effilochage narratif qui menace tout film de Hong Sang-soo, il faut une base solide sur laquelle elle puisse s'appuyer. Une base qui se construit en même temps que le film, de manière invisible mais bien réelle, conférant à l'ensemble cet équilibre faussement fragile qui caractérise le cinéma de Hong. Si le lieu et la météo (ici une station balnéaire, un temps maussade) servent toujours chez lui de points de départ pour lancer le récit, si l'alcool (ici le soju) y coule toujours à flots pour griser le récit, si les situations narratives, enrichies de leurs rimes visuelles (ici la figure "dragueuse" du maître nageur, avec le phare comme image du désir, la ligne de crawl et la petite tente de camping comme motifs de séduction...), se démultiplient à l'envi, pour diffracter le récit, on devine derrière tout ça, et dans ce film plus encore que dans les précédents, l'image secrète qui alimente le récit. Récit non pas en creux, ni même en pointillé, mais saisi dans l'instant, et donc obligé, du fait même de cette instantanéité, de se répéter (en variant les points de vue) pour faire surgir quelque vérité.

Rappel (c'était il y a 9 ans):

Haewon est certainement le plus épuré des films de Hong Sang-soo, si épuré qu'on l'imaginerait réalisé dans vingt ou vingt-cinq ans par un Hong Sang-soo en fin de carrière, simplifiant à l'extrême ses petites histoires écrites au jour le jour, au gré de l'inspiration (et de la météo), avec les mêmes types de personnages (professeurs, étudiants, cinéastes, écrivains...), l'homme toujours un peu lâche et la femme égarée, les mêmes scènes de soûleries, où l'on exprime le fond — vaporeux — de sa pensée, au contraire des scènes de coucheries, plus rares avec le temps (si on boit toujours autant chez HSS — normal, le soju a une fonction sociale là-bas —, on y baise de moins en moins), les mêmes scènes de dialogues, filmées de profil, sans champ/contrechamp, avec ces drôles de zooms, comme si la caméra cherchait subitement à lire les pensées d'un personnage, ou simplement ses émotions, la même petite musique pianotée (signée Jeong Yong-jin)... Sauf que Hong ne tourne pas dans l'ordre et que ce qui aurait pu être son "dernier film", ou à défaut un beau film de vieux, eh bien, il nous le livre aujourd'hui.
Haewon et les hommes. Le titre français, renoirien, n'est pas très heureux. Il fait écho à la seconde partie du film, qui est la plus hongienne, occultant ce que le titre original, Nobody's Daughter Haewon, "Haewon, fille de personne", titre matarazzien (mais l'analogie s'arrête là, nul mélodrame ici), évoquait de nouveau chez Hong, à savoir la relation fille-mère, thème de la première partie. C'est d'autant moins heureux que cette seconde partie n'existe qu'à travers la première (c'est le départ de la mère qui provoque les retrouvailles entre Haewon et son ancien amant), au point que c'est tout le film qui est à placer sous le signe de la relation parentale, non seulement à la mère mais également au père.
Résumons. Haewon est une jeune fille du genre dormeuse, qui s'endort régulièrement sur un coin de table, au café ou à la bibliothèque, et se met à rêver:
1) d'abord de Jane Birkin (c'est l'ouverture du film), image même d'une "mère rêvée" — d'autant que Haewon ressemblerait à sa fille Charlotte (ah bon?) —, en attendant de retrouver sa vraie mère qu'elle n'a pas vue depuis longtemps et avec laquelle elle doit passer la journée, une dernière journée ensemble, la mère ayant décider de quitter (définitivement) la Corée pour le Canada. Hong Sang-soo filme admirablement la distance qui dorénavant sépare les deux femmes, la mère découvrant non sans étonnement à quel point sa fille a grandi, à quel point elle est devenue une belle personne (si belle qu'elle pourrait concourir pour Miss Corée), lui rappelant surtout qu'elle doit vivre selon ses désirs, contrairement à elle dont la vie semble avoir été un ratage côté conjugal;
2) puis à différentes figures paternelles (la seconde partie), figures réactivées par le départ de la mère et la relation renouée avec l'ex-amant (un cinéaste-enseignant évidemment) devenu père entretemps. A l'image idéalisée de la mère, lors du première rêve, répond une double image du père dans le second (le père œdipien — le professeur qui vit aux Etats-Unis et qu'Haewon se verrait bien épouser — et le bon petit père, le pépère, symbolisé par le vieil homme à la doudoune verte), image à confronter à celle, immature, que renvoie l'amant (personnage dépressif donc pleurnichard — comme beaucoup de personnages masculins chez Hong, depuis Conte de cinéma, son film-charnière dans lequel il recourait pour la première fois à la voix off et au zoom avant — et en même temps pathétique dans ses tentatives pour dissimuler une liaison connue de tous), sans qu'on sache très bien ce qu'il y a de rêvé et de réel dans cette partie du film, étant donné qu'on ne voit jamais Haewon se réveiller. A la fin, une voix off nous dit que lorsqu'elle s'est réveillée, Haewon s'est souvenue qu'elle avait rêvé du vieil homme, ce qui ne veut pas dire qu'elle n'a pas rêvé le reste...
[Dormir c'est mourir un peu. Lorsqu'elle s'endort pour la seconde fois (à la bibliothèque), Haewon a près d'elle, sur la table, le livre de Norbert Elias, The Loneliness of Dying. On peut y voir un écho au personnage du vieil homme qui traverse, en solitaire, la seconde partie du film (le vieillissement comme processus de désocialisation), mais aussi à la notion éliasienne d'individualisation (applicable aujourd'hui à toutes les sociétés modernes, même non-occidentales), à travers notamment le rapport particulier qui existe entre Haewon et les autres étudiants: assimilée à une étrangère, issue d'une famille riche, sortant en cachette avec son professeur, elle se trouve isolée du groupe, ce qui ne peut que renforcer son sentiment de solitude, l'impression qu'elle est seule pour affronter le monde (d'où son refuge dans les rêves), comme si la société, dont elle dépend malgré tout, l'empêchait de vivre véritablement sa vie].
Avec Haewon, et son chromatisme godardien — du rouge au bleu, du pull rouge d'Haewon à sa chemise bleue —, où se mêlent le nu et le rugueux, à l'image du parc de la première partie (avec ses statues trop grandes, comme Haewon), et du fort de la seconde partie (avec ses drapeaux déchirés par le vent, comme l'amour), qui interroge la mort, via le départ d'une mère, la solitude d'une jeune fille (égale à celle des aînés, cf. la très belle scène où le vieil homme donne à boire à Haewon) et l'impossibilité de l'amour, à l'instar du 2e mouvement de la 7e Symphonie de Beethoven (qui scandait déjà Night and Day), et son allure de marche funèbre, entendu ici sur un vieux magnéto au son dégueulasse... avec Haewon donc, Hong Sang-soo nous livre un de ses films les plus pessimistes, mais aussi un de ses plus beaux, et peut-être le plus émouvant, l'émotion étant d'autant plus forte que l'humour n'y est pas exclu, un humour d'autant plus savoureux que chez Hong c'est toujours au premier degré. Ainsi lorsque l'amant dit à Haewon sur un ton plaintif: "Le bébé me téléphone sans arrêt", qu'elle s'en étonne: "Le bébé peut téléphoner?" et qu'il lui répond, avec le plus grand sérieux: "Non, sa mère le fait pour lui." Merveilleux.

Rappel (c'était il y a 6 ans):

Vu Right Now, Wrong Then, le 17e long de Hong en 20 ans. Peut-être son film le plus limpide pour ce qui est de la disjonction. Parce que le cinéma de Hong Sang-soo est un cinéma de la disjonction. Et en cela parfaitement contemporain. La disjonction en tant que structure masquée, désarticulée, qui fait d'une même histoire deux histoires ressemblantes et différentes. D'un même personnage deux personnages, l'un pas tout à fait honnête, l'autre peut-être trop. Qui fait surtout de la rencontre, thème hongien par excellence, et spécialement la rencontre amoureuse (il y a une affiche de Boy Meets Girl dans le café que tient l'amie de Heejeong), autre chose que la classique adresse à l'Autre, via la parole (c'est ce qui distingue Hong Sang-soo de Rohmer, même si le film ici n'est pas sans rappeler le chapitre "Mère et enfant, 1907" des Rendez-vous de Paris). Car si le sexe se fait de plus en plus rare chez Hong, le soju, lui, coule toujours abondamment. Signe que la parole se résume aujourd'hui à un pur blabla, autant dire à une forme de jouissance, celle de l'idiot auquel équivaudrait le sujet soûl (ivresse de la jouissance/jouissance de l'ivresse). Sauf qu'il y a deux histoires. Dans la première ("Wrong now, right then"), la jouissance prime (on boit jusqu'à plus soif et Ham triche avec Heejeong), la rencontre est ratée; dans la seconde ("Right now, wrong then"), la parole joue encore de sa fonction signifiante (qui pousse Ham à se mettre littéralement à nu), la rencontre a lieu...
Vu Right Now, Wrong Then, le 17e long de Hong en 20 ans. Peut-être son film le plus limpide pour ce qui est de la disjonction. Parce que le cinéma de Hong Sang-soo est un cinéma de la disjonction. Et en cela parfaitement contemporain. La disjonction en tant que structure masquée, désarticulée, qui fait d'une même histoire deux histoires ressemblantes et différentes. D'un même personnage deux personnages, l'un pas tout à fait honnête, l'autre peut-être trop. Qui fait surtout de la rencontre, thème hongien par excellence, et spécialement la rencontre amoureuse, autre chose que la classique adresse à l'Autre (via la parole). Car si le sexe se fait de plus en plus rare chez Hong, le soju, lui, coule toujours abondamment. Signe que la parole se résume aujourd'hui à un pur blabla, autant dire à une forme de jouissance, celle de l'idiot auquel équivaudrait le sujet soûl (ivresse de la jouissance/jouissance de l'ivresse). Sauf qu'il y a deux histoires. Comment les faire tenir ensemble, au-delà même du blabla? Par le regard. Dans la première, la rencontre est ratée parce que c'est vu du côté de l'homme, avec ce que cela suppose de pragmatique (séduire une jeune femme pour occuper sa journée — Ham est arrivé à Suwon un jour trop tôt); dans la seconde, la rencontre a lieu parce que c'est vu du côté de la femme (et de sa solitude) avec ce que cela suppose de transcendant (faire de l'éphémère — que représente la rencontre — une véritable expérience, promesse d'avenir).

NB: Right Now, Wrong Then est le premier film de Hong Sang-soo dans lequel joue Kim-Min-hee.

Rappel (c'était il y a 5 ans):

그 후 = littéralement "Après cela"... Après quoi? Après une nouvelle rencontre, on peut même dire la rencontre, rencontre amoureuse, il va sans dire. Il y avait eu le jour d'avant, Right Now, Wrong Then, arrivé trop tôt, mais qui lui avait néanmoins permis de la rencontrer, elle, pour la première fois, ce jour-là, un jour raconté deux fois, de son point de vue à lui, rencontre isolée, sans lendemain, motivée par le seul plaisir d'occuper sa journée, puis de son point de vue à elle, rencontre plus sensible, plus ouverte, car appelée à se répéter. Après... après le jour d'avant, et avant le jour d'après, il y a eu les jours durant, Yourself and Yours, les jours pendant lesquels l'amour s'est forgé, entre elle et lui, à grands coups de "première fois", d'alcool et de faux-semblants. Et là, maintenant, c'est le Jour d'après, un nouveau présent, le présent de l'amour, raconté une seule fois mais par deux voix, sa voix à lui, toujours incertaine, sa voix à elle, de plus en plus assurée. Lui, c'est Hong Sang-soo. Elle, c'est Kim Min-hee.
Après, donc. Après la première fois. Ou plutôt, après le premier temps de la première fois. Un second temps qui serait plus consistant, moins volatile, non seulement parce qu'il faut rendre des comptes, mais surtout parce que c'est le temps des questions: c'est quoi l'amour? combien de temps ça dure? c'est comment après?... autant de questions, conjuguées à tous les temps — présent, passé, futur —, auxquelles le Jour d'après ne répond pas évidemment (il n'y a pas de réponses), mais que Hong sang-soo décline, dans son style habituel, faussement désinvolte, avec même une plus grande rigueur que d'ordinaire, une plus grande fougue aussi, quelque chose à la fois de rude, dans sa scénographie (toujours très frontale), sa photographie (un noir et blanc hivernal), ses dialogues (sans concession du côté des femmes — épouse, maîtresse et fausse amante —, pas loin du vaudeville guitryien), et de soyeux, à travers le personnage, davantage rohmérien, que joue l'aimée, Kim Min-hee. Et pour marier tout ça, la rigueur et l'amour, rien de mieux que la figure de Bach, le maître du contrepoint, surveillant les démêlés, comme s'il veillait à ce que la complexité apparente du dispositif n'emprisonne le film, que son propos soit, au contraire, suffisamment clair pour que le film reste ouvert, libre dans ses interprétations, à l'image de l'amour, une fois installé, et des choix, assumés ou non, qu'il faut faire.

Rappel (c'était il y a 4 ans):

Seule sur la plage la nuit et Claire's Camera. HSS ou l'art de la congruence. A quoi tient le plaisir que procurent les films de Hong Sang-soo? Peut-être à ceci: l’adéquation qui existe entre l'œuvre, très bazino-rohmérienne (réalisme, économie), délestée de toute fioriture esthétique, de tout gras narratif (à ce niveau Claire’s Camera atteint, via les photos polaroïd, une sorte de point limite), et ce que visent les personnages eux-mêmes: que leurs émotions, ce qu'ils ressentent, soient en concordance avec leurs idées, les décisions qu'ils ont à prendre, et la façon de les exprimer — sans recourir à l'alcool —, expliquant non seulement le jeu de reprises et de variations qui structure chaque film de Hong (à la manière d'Ozu), ainsi que l'impression de mélancolie, surtout féminine, quasi durassienne, qui dorénavant s'en dégage (dans Seule sur la plage la nuit: une femme, l'hiver, la mer... Hambourg, Gangneung... la tristesse et l'adagio du Quintette de Schubert, comme dans Savannah Bay), mais aussi le fait que c'est bien dans les interstices du récit que les changements opèrent, non tangibles et pourtant suffisamment sensibles pour que le spectateur les saisisse, qu'il éprouve le "devenir" ainsi à l'œuvre dans le cinéma de Hong Sang-soo — dans Claire’s Camera: "la seule façon de changer les choses c'est de les regarder à nouveau, très lentement" — et s'en délecte.

Rappel (c'était il y a 2 ans):

samedi 15 octobre 2022

[...]



Dreamt for Light Years in the Belly of a Mountain est le quatrième et dernier album de Sparklehorse. Quand il est sorti, en 2006, j'avais été, comment dire, non pas déçu mais désorienté. C’est qu’après le sublime It’s a Wonderful Life, tout nouvel album ne pouvait apparaître qu’en retrait. Comme il y a de grands films malades, Dreamt for Light Years... est un grand album malade. Visiblement Linkous a souffert pour mener à bien son projet. On sent chez lui l'envie de sortir de son registre neurasthénique, mais, en même temps, s'y perçoit, à mesure que l'album avance, cette pente qui perpétuellement le replonge dans les affres de la mélancolie... Les premiers morceaux, plus épurés que d’habitude (je pense à "Shade and Honey", déjà entendu sur un maxi single, puis utilisé — via Alessandro Nivola — dans la BO du film de Lisa Chodolenko, Laurel Canyon), sont ainsi teintés de pop, une pop assez inattendue puisque c’est carrément la musique des Beatles qui se trouve convoquée (de "Don’t Take My Sunshine Away" à "Some Sweet Day", très harrisonien, en passant par "See the Light" qui semble suivre, du moins au départ, la ligne de "Dear Prudence")... Pour autant, pas d’envolée, tout ça reste confiné et quand survient "Morning Hollow", qui n’est autre que le morceau caché de It’s a Wonderful Life, celui qu’on entendait, sans qu’il soit mentionné, à la toute fin de l’album, on comprend que le léger enjouement du début n’était qu’illusion. Le dernier morceau de Dreamt for Light Years..., très minimaliste, est peut-être ce que Linkous a composé de plus terrifiant. Quasi comateux, comme si on se trouvait dans une salle de réa, bercé par le son lancinant des appareils de monitoring, dans l'attente d'une fin qui ne viendrait pas... L'écouter aujourd'hui confère à l'album des accents encore plus déchirants.

Rappel:
L'article de Bruno Masi sur Dreamt for Light Years... + le best of Sparklehorse: .

[16-10-22]

Godard: Six fois deux ou trois choses...

Le nom Cognacq-Jay fait écho à la Samaritaine (fondée par M. Cognacq et Mme Jaÿ) et à la télévision (les fameux studios, ceux surtout de l'ORTF, entre 1964 et 1975, puis de TF1 entre 1975 et 1992). Echo qu'on pourrait résumer par un slogan: Cognacq-Jay = Samaritaine + Télévision, ce qui n'aurait pas été pour déplaire à Jean-Luc Godard, d'autant que celui-ci est né justement rue Cognacq-Jay, au n°2 pour être précis, soit à quelques encablures (si je puis dire) des numéros 13-15, adresse des futurs studios de la télévision française. Une façon de lier, relier, consommation et communication, avec les contrechamps habituels, d'un côté: les faux-semblants (les exigences modernes du bien-être) de cette société de consommation que symbolise le grand magasin parisien, à travers par exemple les grands ensembles qui, dans les années 60, en banlieue, se développaient à la vitesse grand V (le nouvel espace urbain); de l'autre: la fausse "proximité" (sociologiquement parlant) des moyens de communication que représente la télévision, à l'instar de ces nouvelles chaînes du service public, nées au milieu des années 70 (l'après-ORTF). Faire ainsi le lien – avec toute la gymnastique que ce genre d'opération implique – entre Deux ou trois choses... (1966) et Six fois deux (1976), c'est-à-dire "six fois deux ou trois choses", sur et sous le quotidien des gens, de ces gens dont on ne parle pas ou si peu, qui eux-mêmes ne parlent pas ou si peu, qui vivent dans des barres (aux 4000) ou ailleurs... et que seule la forme documentaire, qu'elle soit fictive ou non, permet de faire exister, mieux: d'approcher, comme c'est le cas avec la série télévisée, qui voit Godard – et Anne-Marie Miéville, apport décisif – ajouter, dix ans après, à l'aspect purement critique que revêtait Deux ou trois choses... une dimension pédagogique, mieux: une proposition, quant à ce que devrait être la télévision.

vendredi 14 octobre 2022

[...]


Jean-Luc Godard photographe
dans La Sonate à Kreutzer d'Eric Rohmer (1956).

La sonate à Rohmer.

Jean-Luc Godard, 2010.
Musique: Beethoven, "Sonate n°9 pour piano et violon" (A Kreutzer).

C'ETAIT QUAND
NON
IL Y AVAIT QUOI
OUI

LA FILLE DU CAPITAINE
— Vous vous souvenez du nom du café? C'était quand? non
L'HELICE ET L'IDEE
— Quoi? Employez le verbe avoir, ça reviendra... Il y avait le Royal Saint-Germain
LA TERRE DU MIRACLE
— Le CCQL, Frédéric Froeschel, non... Anthony Barrier, non
REDECOUVRIR L'AMERIQUE
— Parvulesco, non
NAISSANCE DE LA MUSIQUE
— Les Esclaves du désir au Cluny, oui ça se peut
LE MEILLEUR DES MONDES
— ... chez la comtesse, boulevard Saint-Germain, non (...) avec la vache dans la salle de bains, non
ARCHITECTURE D'APOCALYPSE
— On allait taper Kaplan pour la Gazette, oui
LE CELLULOID ET LE MARBRE
— La Sonate à Kreutzer, non... mais les Bérénice, oui
DE LA METAPHORE
— Et ce déjeuner à Tulle, les deux dans la salle à manger, et la mère qui mange dans la cuisine, hein
VERTU CARDINALE DU CINEMASCOPE
— Et après, place Monge, la femme qui mange dans la cuisine, les deux amis dans la salle à manger, oui
LE BANDIT PHILOSOPHE
— Et Adamov, un homme profond, non
A QUI LA FAUTE
— Alors Les Petites Filles modèles, Josette Sinclair, Guy de Ray, Joseph Kéké, non
LES CHOSES TELLES QU'ELLES SONT
— On montait au cinquième de... au cinquième de l'hôtel de...
LA ROBE BLEUE D'HARRIET
— Mais quand? Mais quel nom cet hôtel?
VANITE QUE LA PEINTURE
— Canguilhem passait devant, quand il sortait de la Sorbonne et allait vers les Grands Hommes
GENIE DU CHRISTIANISME
— Non, c'est quand il descendait à... à droite de la Sorbonne
CINEMA, ART DE L'ESPACE
— Et qu'il tombait sur la Préfecture de Police en remontant à gauche...
LA ROSERAIE
— Il y avait les premiers tourne-disques Teppaz chez Raoul Vidal... Il y avait...

MAURICE SCHERER (inscrit en surimpression sur une photo de Rohmer âgé, la voix de Godard entièrement couverte par la musique) 
— ... aux Noctambules, Henri Pichette, Gérard Philipe, l'homme à la fleur à la bouche, Jean Gruault, Jacques Mauclair, "Libérez Henri Martin"... non, non
Ah, ça y est, je sais, j'ai retrouvé... Il s'appelait "le Vieux Navire", ce café. Non, ce café c'était... le Old Navy... Oui, avec les deux sœurs Ramacciotti

LE VISAGE DE GODARD (via sa webcam, l'image est anamorphosée) 
— Oui, avec les deux sœurs Ramacciotti, oui
Ah, c'est ce qu'on a eu de meilleur, dit Frédéric. Oui, c'est ce qu'on a eu de meilleur, dit Deslauriers.

Bonus: le beau texte de Philippe Fauvel dans les Cahiers du cinéma:

En un seul carton, Godard choisit l'espace contre le temps: "C'ETAIT QUAND / NON / IL Y AVAIT QUOI / OUI". Commence la recherche d'un lieu, Godard essayant de mettre des mots et un nom sur un souvenir enfoui depuis soixante ans. De sa voix d'outre-tombe, il énumère des noms de rues, de personnes. Cette quête bouleversante de trois minutes et des poussières (le temps d'un "Adagio sostenuto" interprété par Kempff et Menuhin) constitue le film projeté lors de l'hommage rendu à Eric Rohmer à la Cinémathèque française en février 2010, un mois après sa disparition. Godard y tire un trait d'union entre l'œuvre écrite (les titres d'articles de Rohmer cités dans les cartons) et le visage d'un homme (une photo du cinéaste) en autant de points de suspension et d'interrogation, scandés de "oui" et de "non", rythmés par les humeurs de La Sonate à Kreutzer de Beethoven qui couvre parfois sa voix chevrotante.
Cette musique renvoie au court métrage éponyme de 1956 signé Rohmer d'après le récit de Tolstoï, où sont réunis quelques critiques des Cahiers de l'époque: Bazin, Truffaut, Chabrol, Bitsch et, plus longuement, Godard, tel qu'en lui-même. Il joue le complice du narrateur (incarné par Rohmer), le journaliste qui dessine un cercle, un triangle, un carré sur une page blanche en guise de test pour une enquête sur la jeunesse, celui qui observe quelques 33 tours qui traînent et lui présente les membres d'un rédaction. Quand il apparaît, la voix de Rohmer précise: "J'ai toujours aimé à m'entourer d'amis très différents de moi." Définition qui correspond tant à celui qu'il accueille dans sa chambre rue Victor Cousin et fait écrire dans l'éphémère Gazette du cinéma que dirige Rohmer en 1950, à celui qui consacre un article à l'Inconnu du Nord-Express (Cahiers n°10) dans la droite ligne de l'"école Schérer", ou qui, assistant au tournage des Petites Filles modèles en 1952, pique une machine à écrire pour mieux rédiger un article sur ce premier long métrage (inachevé) du "grand Momo".
Ils se partagent aussi les "nouvelles cinématographiques" de la série "Charlotte et Véronique", qui aurait dû comporter entre douze et dix-sept épisodes dont seuls trois ont été tournés: Tous les garçons s'appellent Patrick (1957), écrit par Rohmer, réalisé par Godard; Véronique et son cancre (1958), écrit et réalisé par Rohmer; Charlotte et son jules, écrit et réalisé par Godard. S'ajoute un quatrième en 1961, lorsque Rohmer termine Présentation, tourné en 1952 avec Godard comme acteur, qu'il rebaptise Charlotte et son steak pour l'inclure dans la série. Mais Godard est déjà ailleurs. A la lecture du projet d'A bout de souffle, Rohmer lui aurait dit qu'il n'y avait pas d'histoire, pas de personnages, rien à sauver. Godard lui jeta ses pages au visage. En 1977, Françoise Etchegaray est chargée de lui transmettre le désir de Rohmer de revoir "l'ancien camarade" afin de "renouer le fil cassé de leur histoire". Réponse cinglante de Rohmer: "Je n'ai rien à dire à un cinéaste bourgeois." La réconciliation attendra. Dans l'hommage de 2010, leur amitié est renvoyée à leur jeunesse des années 50. "Resplendissant de jeunesse et de grandeur": ce sont les mots que Godard adresse à Rohmer pour dire le bien qu'il pense du Rayon vert et de Marie Rivière, lettre envoyée pour renouer après une longue distance politique, géographique et cinématographique. De retour à Paris en 1990, Godard installe ses bureaux au quatrième étage du 26 avenue Pierre 1er de Serbie, au-dessus de ceux de Rohmer.
L'un a révolutionné son cinéma (et le cinéma en général) une ou deux fois par décennie, tandis que l'autre peaufinait une seule œuvre, pleine, claire, obstinée, sur un demi-siècle. Rohmer affirmait en 2009: "Il y a un cinéaste très différent de moi, mais qui est mon ami depuis que je fais du cinéma: il est arrivé à des choses auxquelles je n'arrive pas. [...] Il filme une tasse de café où l'on met un morceau de sucre; il en naît là aussi une beauté cosmique..." Passage magnifique du cinéma de Godard que cette séquence de Deux ou trois choses que je sais d'elle où il susurre: "Puisque je ne peux pas m'arracher à l'objectivité qui m'écrase, ni à la subjectivité qui m'exile, puisqu'il ne m'est pas permis ni de m'élever jusqu'à l'Etre ni de tomber dans le Néant, il faut que j'écoute, il faut que je regarde autour de moi plus que jamais le monde, mon semblable, mon frère." Godard regardant constamment autour de lui, quand Rohmer regardait droit devant lui. Deux regards si distincts mais qui se sont croisés. Godard, avec Flaubert: "Ah, c'est ce qu'on a eu de meilleur, dit Frédéric. Oui, c'est ce qu'on a eu de meilleur, dit Deslauriers." (Philippe Fauvel, "Le rayon Rohmer", Cahiers du cinéma n°791, octobre 2022)