vendredi 30 juillet 2021

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Journal de Tûoa de Maureen Fazendeiro et Miguel Gomes (2021).

Ce cher mois d'août.

(attention spoiler) — Journal de Tûoa, c'est Ce cher mois d'août en mode confiné: le cinéma à la ferme avec chiens, paons, perroquets et papillons (+ les moustiques)... des coings qui pourrissent et une équipe qui s'occupe comme elle peut... C'est filmé au gré de l'inspiration, il y a le film et la fabrique du film, comme toujours chez Gomes, il y a aussi des "codes couleurs" inspirées de Pavese ("les lampes et les réflecteurs, qui éclairaient les arbres, changèrent magiquement de couleur, et nous fûmes tour à tour verts, rouges, jaunes")... et, last but not least, la chronologie est inversée ("août" est devenu "tûoa"), ce qui fait que le plus beau est au début (qui est la fin), ce qui fait surtout qu'on peut divulguer la fin (qui est au début), la fin de l'histoire, si on peut appeler ça une histoire, en tous les cas avec une scène de baiser, comme il se doit dans une histoire à trois, avec une fille et deux garçons. Vous avez le beau mec (Carloto, l'acteur-fétiche de Gomes, il jouait l'amant dans la partie africaine/coloniale de Tabou), censé être celui que Crista (Shéhérazade dans les Mille et Une Nuits) embrassera à la fin, donc au début, sauf que cet idiot a fauté au milieu du film (là, ça marche dans les deux sens) en quittant la ferme lors du jour de repos (pour aller faire du surf) et que, du coup, il a peut-être contracté le virus... Et ça, Crista l'a mauvaise. Va-t-elle l'embrasser quand même? Faux suspense puisque la réponse nous a été donnée d'entrée, Crista embrassant l'autre, le petit frisotté (João)... De sorte que si on se replace au début du film (soit le dernier jour de tournage), la question se trouve modifiée (et le suspense par la même occasion): qu'a bien pu faire le bel aventurier de Tabou pour que Shéhérazade le snobe à ce point? D'accord, j'ai vendu la mèche, mais peu importe... ce qui compte, c'est que la question ainsi posée, finalement, est plus marrante que celle qu'aurait posé le film — quant au choix de Crista — si Carloto n'était pas allé surfer et que la chronologie était restée à l'endroit. Bref, j'ai bien aimé.

Bonus: The Night par Frankie Valli & The Four Seasons.

mercredi 28 juillet 2021

Les possibilités d'une île


Onoda d'Arthur Harari (2021).

Dix mille nuits et un jour.

"Je reviendrai."

Si le film d'Harari fait écho au sublime Anatahan de Sternberg, c'est un écho très lointain, en rapport avec la question des "soldats japonais restants", ces soldats qui, ignorant la réalité ou refusant d'y croire, continuèrent de se battre après la capitulation du Japon et furent retrouvés, certains très longtemps après, dans différentes îles du Pacifique. Onoda est un de ceux-là, il a même été le dernier, établissant un record: 30 ans (10000 nuits) passés à "guériller" dans la jungle des Philippines. En fait, s'il n'y avait le caractère, ici proprement insensé, du respect aveugle à l'ordre reçu ("ne jamais mourir!" — soit l'inverse du kamikaze), Onoda, à travers son esprit de résistance, évoque plutôt un autre film, Guérillas aux Philippines de Fritz Lang, dont il constitue une sorte de contrechamp dilaté. Contrechamp, puisque vu du côté japonais... dilaté, parce qu'étalé dans le temps (du fait en partie de l'absence véritable d'ennemi, parti depuis longtemps et se réduisant à quelques paysans abattus ici ou là). Mais dans les deux cas, un même sentiment, celui de l'attente, avec pour motivation une même promesse, celle qu'on reviendra vous chercher, et dans le cas d'Onoda, quel que soit le temps qu'il faudra.

"I shall return", la célèbre phrase de Mac Arthur, replié en Australie et promettant de revenir délivrer les Philippines, est inscrite sur les paquets de cigarettes que fument les soldats américains et leurs alliés phillippins. L'objet n'a pas la même fonction que la barre de chocolat Lawson ou la bouteille de Coca-Cola, signes d'une Amérique déjà bien présente. Là, il s'agit plutôt de revanche. "Je reviendrai" parce que je (Mac Arthur) ne saurais rester sur l'humiliation d'une défaite cuisante... En attendant, il faut résister et faire feu de tout bois. C'est l'aspect réjouissant du film, le côté à la fois ingénieux et artisanal. Guérillas célèbre ainsi des soldats contraints de se reconvertir en bricoleurs de génie pour assurer la liaison avec l'état-major américain, espionner la flotte japonaise et préparer, via un gouvernement civil clandestin, la future indépendance du pays. Pièces automobiles, vis, boulons, tringles, ferraille, accumulateur... tout est récupéré. On fabrique de la monnaie avec du papier d'emballage et de l'encre à base de suie et de glycérine, des câbles télégraphiques à l'aide de fil barbelé tendu d'arbre en arbre et de bouteilles utilisées comme isolant, du gasoil à partir d'huile de palme, des fusils avec des bouts de tuyau et de la poudre avec du souffre, du gros sel et de l'antimoine, une station radio avec le moteur d'une raffinerie, le générateur de la salle de cinéma et le circuit électrique de voitures...

Dans Onoda, l'ingéniosité se limite à construire des huttes en bambou, lors de la saison des pluies, faire de la couture, pour réparer ce qui se dégrade avec le temps, ou encore ruser avec l'habitant pour lui chaparder ce dont on a besoin (de la nourriture ou de quoi recharger une batterie)... Il s'agit surtout de s'occuper durant toutes ces journées où rien ne se passe. Le film dure 2h45, soit 10000 secondes, une nuit par seconde, sauf que le temps, si long soit-il, n'y est pas régulier. A mesure que le film avance, les ellipses se creusent, créant une véritable béance dans la dernière partie. C'est que le film est construit selon le principe du "jusqu'au dernier", les temps forts correspondant aux moments où va disparaître un des trois compagnons d'Onoda. De "ils étaient quatre" à "il n'en resta plus qu'un" (ou "aucun" si on considère la présence japonaise sur l'île comme le fil decrescendo du film), c'est le côté "policier" d'Onoda, qui fait que le film est formé de blocs inégaux: de 1944 à la reddition d'Akatsu, de 1950 à la mort de Shimada, puis, quinze ans plus tard (!), de 1969 à la mort de Kozuka, et pour finir: l'année 1974, la dernière, lorsque Onoda, après sa rencontre avec l'étudiant japonais parti à sa recherche et qu'on avait suivi en ouverture — le film est un long flashback —, finit par accepter d'être relevé de sa mission par celui-là même qui lui avait ordonné de survivre... Il en résulte une incroyable élasticité dans la narration, qui s'étire ou se contracte en fonction de l'intensité de ce qui nous est raconté, entre contemplation (la jungle qu'on découvre au début) et crispation (cette même jungle dont on est devenu prisonnier), ponctuée d'instants de pure euphorie (le décryptage du haïku, peut-être le sommet du film)... rendant Onoda aussi captivant que les meilleurs films à suspense, tel par exemple... Old de M. Night Shyamalan.

Le sablier.

Si Onoda est un contrechamp possible à Guérillas, on peut voir Old, le dernier film de Shyamalan, comme son exact opposé (et à ce titre les deux films se complètent idéalement). Au temps distendu d'Onoda répond le temps accéléré d'Old. Dix mille nuits d'un côté, dans une île des Philippines, qui voit les personnages condamnés à survivre, en attendant qu'on vienne les chercher; une seule journée de l'autre, sur une plage des Caraïbes, qui voit les personnages vieillir à la vitesse grand V, condamnés, eux, à mourir sans que personne ne leur vienne en aide. Old est comme une série télé dont toutes les saisons nous seraient livrées d'une traite, en 1h48, non pas résumées mais bien condensées, rendant le récit étonnamment dense tout en restant linéaire. Le film, sans son prologue ni son épilogue (que je ne dévoilerai pas, rassurez-vous), a la structure d'une pièce de théâtre classique avec sa règle des trois unités (unités de temps: 24 heures, de lieu: la plage, et d'action: des vies en accéléré). Autant de contraintes qui sont celles d'un film réalisé en pleine pandémie, marqué par l'isolement et l'obligation de tourner vite. Shyamalan s'appuie sur cette réalité pour faire de son film une terrifiante course contre le temps. Les différents personnages, rassemblés sur la plage et représentatifs de la classe moyenne américaine, sont victimes d'un mal mystérieux (comme dans l'Ange exterminateur de Buñuel, nous dit Shyamalan) qui les fait vieillir avec une telle rapidité que la mort leur est promise dans la journée, au plus tard le lendemain matin, s'ils ne meurent pas avant d'un accident. Il y a bien sûr l'aspect socio-éthique du récit: le film comme critique acerbe d'un certain jeunisme, de tout ce qui, dans nos sociétés modernes, en prônant le culte de la beauté et d'une santé parfaite, entretient la peur du vieillissement, peur certes ancestrale (cf. l'élixir de longue vie) mais qui aujourd'hui a pris une ampleur démesurée, comme si vieillir était devenue une tare à combattre par tous les moyens. Mais l'intérêt est surtout dans la manière dont Shyamalan agence les événements qui marquent une vie, de la naissance à la mort, les concentrant sans les précipiter (le défi est là), avec ces rencontres du hasard qui modifient le cours des choses... Faisant avec les exigences d'un décor minimaliste (ce qui justifie qu'on l'utilise au... maximum), jouant sur les focales et les changements d'axes (bien que le film s'apparente à une tragédie, la mise en scène n'a rien de "scénographique" en termes d'espace), Shyamalan impose d'emblée une sorte de malaise, en phase avec celui que ressentent les personnages, cédant tour à tour à l'incompréhension, l'incrédulité, la révolte, la folie... mais aussi, pour finir, à une forme de sagesse, chez ceux du moins qui auront surmonté les épreuves de la journée jusqu'au soir de leur vie... De sorte que si Old témoigne d'une esthétique de série B, très lo-fi, qui prolonge des films comme The Visit ou Glass, il s'en différencie aussi par son dernier acte (auquel se superpose l'épilogue, une des fins possibles choisies par Shyamalan pour conclure son récit)... un dernier acte en forme de points de suspension (c'est l'épilogue qui mettra un point final au récit), quant à l'avenir des derniers occupants de la plage, mais dont je ne dirai rien non plus, sinon qu'il ouvre sur un "au-delà" qui est celui de l'œuvre, donc de la mort (en ce sens, Old, par ses rebondissements narratifs, apparaît aussi comme un défi lancé à la mort, une manière d'en retarder l'échéance, en multipliant ainsi, sans "temps mort", les moments les plus forts, ceux qui ponctuent un récit). Un "au-delà" qui est de l'ordre du temps et dont le seuil ici est symbolisé par une barrière de corail, autrement dit suffisamment marqué, en tant qu'horizon (et ce, quelle que soit l'issue à venir de l'histoire), qu'il se dégage du dernier Shyamalan une dimension eschatologique (les origines indiennes du réalisateur n'y sont sûrement pas pour rien — on peut voir Old comme un film bardo), qui renverrait à "la face cachée du temps" et l'idée de renaissance... Comme si Shyamalan, maniant avec dextérité le sablier déréglé qu'il avait entre les mains, le retournait in extremis au moment où...

dimanche 25 juillet 2021

Deux filles sur le tapis (rouge)


Titane de Julia Ducournau (2021).

Titane et le Titan.

Soit Titane et Bergman Island, deux films qui s'opposent et ne se complètent pas, l'un rejetant nécessairement l'autre. Si on aime vraiment le film de Julia Ducournau, on ne peut que détester celui de Mia Hansen-Løve, et inversement (cf. Marcos Uzal aux Cahiers et Julien Gester à Libé), sauf à se mentir sur la valeur d'au moins un des deux films... Après, on peut les refuser tous les deux, c'est mon cas, mais alors sans violence ni passion. Parce que le choc "en pleine tronche" que représente Titane, à bien regarder, fait quand même assez toc et que le chic classieux d'une résidence chez Bergman, à bien écouter, n'est quand même pas sans tics. 
Soit donc Julia et Mia... la première très premier degré, la seconde, bah plutôt second, deux femmes qui aiment et font du cinéma. Julia a le goût du mauvais goût, des trucs bien trash, Cronenberg (période body horror) est sa came, jusqu'à se l'injecter direct, à fortes doses, depuis ses débuts au cinéma. Mia a le goût du bon goût, des choses qui filent avec le temps, comme les sentiments amoureux, Assayas a été son mentor, et comme celui-ci a toujours été fan de Bergman, la transmission s'est faite naturellement, à petites doses, jusqu'à son dernier film où cette fois elle a décidé d'y aller voir de plus près. Julia a choisi la région PACA, qui rime avec caca. Mia, l'île de Fårö (parce que... Mia Fårö, et que Mia Farrow, hein, elle s'y connaît en cinéaste obsédé par Bergman). Donc Julia et Mia... Julia, l'huile de coupe, bien crade, bien grasse, pour faire coulisser les pièces et que la machine fonctionne; Mia, la plume qui sèche trop vite, qui fait que l'encre s'efface, empêchant d'aller jusqu'au bout... Et pour toutes les deux, un écueil à surmonter. Pour Julia: le succès tonitruant de son premier long métrage, Grave, l'écueil que représente "le film suivant" (les exemples fourmillent, citons, pour rester dans le "girly gore", le cas de Marina de Van avec Dans ma peau), comment le surpasser sans tomber dans la surenchère débile... Pour Mia: la difficulté à finir son nouveau film (problématique qui n'est pas nouvelle chez elle), l'écueil que représente "une fin qui bloque", comment s'en sortir sans tomber dans l'épilogue gnangnan. 
La solution? Pour Julia: se lâcher totalement dans un grand n'importe quoi excrémentiel, l'exutoire tapageur par excellence, du gore qui jaillit, dégueule, se vide de partout, pour mieux oublier Grave (son héroïne, qu'on retrouve dans Titane est trucidée dès le début, histoire d'enfoncer le clou) et repartir de zéro, avec toujours Cronenberg en tête (de Crash — je n'insiste pas — à Cosmopolis — la coupe de cheveux asymétrique — en passant par Videodrome et eXistenZ), mais aussi une bonne pincée de Lynch, pour l'univers schizo et le récit plié en deux, et plus globalement, ce qui fait le cinéma horrifico-fantastique bien connu des amateurs (mais pas de Spike Lee visiblement, qui n'avait jamais vu ça)... Et ainsi commencer son "vrai nouveau film", quand Alexia, au cerveau "titanisé", à la fois pin-up badass de salon auto et tueuse en série, et qui s'est fait engrosser par une grosse berline en rut (genre Christine version mâle), devient Adrien et qu'elle/il, disons l'hybride, rencontre Vincent Lindon, le commandant des sapeurs pompiers, bodybuildé aux stéroïdes (jusque-là il n'y avait que la voix chez Lindon qui baignait dans la testostérone)...
Et pour Mia? Emboîter plusieurs histoires, qui tournent autour de Bergman et de ses démons (Tim Roth en cinéaste féru de Bergman lit Inferno de Strindberg), de son rapport à l'art, aux femmes, à la mort, etc... le tout assorti de quelques visites touristiques sur les lieux de l'île où le maître a tourné certains de ses films, pour arriver à la meilleure conclusion possible, qui serait l'aboutissement logique de ce qui a été décliné durant tout le film et se trouve concentré dans l'histoire que Vicky Krieps (le double de Mia) a écrite, laborieusement, et qu'elle raconte à Roth, c'est le cœur du film: une histoire d'amour, celle vécue par Amy (jouée par une troisième Mia, Mia Wasikowska... mamma mia, ça en fait des Mia!), histoire aujourd'hui finie, le vide que cela a laissé en elle (il faudrait un jour interroger le "o barré" du mot Løve) et le constat douloureux que cette histoire ne pourra jamais renaître, même si le désir est toujours là chez l'un comme chez l'autre. Et ainsi conjuguer la souffrance d'Amy avec celle de Chris (Vicky) et de Mia...
Le résultat? Somme toute, décevant. Chez Julia: quelques bonnes scènes: Vincent Lindon s'essayant à la barre de muscu et retombant invariablement sur le tapis, le massage cardiaque au rythme de "Macarena"... on peut dire que Lindon par sa présence, son abattage, apporte une indéniable plus-value au film, mais c'est la cerise sans le gâteau tant Titane s'enlise parallèlement dans une sorte de grandiloquence arty (culminant dans l'accouchement final) où se devine, outre les figures déjà citées, tout un jeu de références auteuriste, de Bonello (présent dans le film) à Claire Denis (les corps des pompiers en train de danser), mais aussi Dumont (les difformités d'Adrien)... certes des auteurs qui aiment se frotter au genre, mais d'abord des auteurs auxquels la réalisatrice cherche, on dirait, à s'identifier: le genre non plus comme matériau idéal pour se faire remarquer ("la femme cinéaste spécialisée dans un sous-genre plutôt réservé aux mecs"), mais comme signe d'appartenance au gratin du cinéma d'auteur (à ce titre, la Palme "dure" à Cannes n'a rien d'étonnant)... Chez Mia: un beau personnage, celui qu'incarne Mia justement, Mia W., qui, par sa présence, sa grâce, confère au film l'émotion (on aime la voir danser le Mia sur "I Love to Love" de Tina Charles) qui sinon fait défaut. Mais la fin? Ratée une nouvelle fois. On y convoque les fantômes, ceux de Bergman, le Titan suédois dont l'ombre a plané sur le film tout du long et auxquels font écho les pensées tristes des différentes Mia, quant à la "cruauté (bergmanienne) des hommes (artistes) à l'égard des femmes (avec qui ils vivent)". Or que voit-on? Une mère et son enfant enfin réunies, comme si l'absence de l'enfant, finalement, avait été le seul tourment du film, et sa présence la seule issue (joyeuse) pour la femme. Autant dire que la page aurait mieux fait de rester blanche. Là, on ne sait pas, blanc cassé ou peut-être beige, comme la robe d'Amy, en tous les cas sans éclat, comme le cinéma élégant mais toujours un peu terne de Mia.
Bref d'un côté, Titane et ses monstres, un film surfait, le cinéma de genre auteurisé à outrance; de l'autre, Bergman Island et ses fantômes, un film ni fait ni à faire, le cinéma d'auteur immanquablement contrarié. Rien qui justifie l'encensement (pour le premier, on évitera le blabla sur le dynamitage des codes, des genres et autres stéréotypes... pour le second, le coup du charme indéfinissable, des choses invisibles qui circulent dans la lumière d'un été), mais rien non plus qui justifie l'éreintement (pour le premier ça ne sert à rien, le film est blindé, comme le titane, et peut résister à tout; pour le second c'est trop facile, le film est comme les méduses au nord de l'île, inoffensif et donc sans défense). Disons simplement que le cinéma de Julia, déjà complètement saturé après seulement deux films, se doit de se renouveler (sans tarder) sous peine d'être rapidement enterré avec les autres gloires éphémères du cinéma français... Quant au cinéma de Mia, qui est plus ancien (même si les deux femmes ont à peu près le même âge) et se poursuit aujourd'hui au rythme régulier d'un vieux briscard, il n'est pas impératif qu'il se renouvelle (de toute façon c'est trop tard), mais il gagnerait vraiment à s'assurer les services d'un bon scénariste, ne serait-ce que pour voir, au moins une fois, ce que ça donne.

jeudi 22 juillet 2021

[...]


Cannes 2019 - Les larmes d'Alain Delon...

Dans la série "le single qui n'existe pas":
(paroles et musique Bertrand Burgalat)

Quand vouloir faire le bien engendre le pire
Que les fléaux progressent à mesure qu'on expie
Et qu'en tous points rayonne l'hétérotélie
Alors il est grand temps de gagner le pas de tir

Naufragés sans visage dans le grand magasin
Noyés sous le déluge de machines parlantes
Les jeux électriques et les pulsions violentes
Tous les salauds du monde se sont donnés la main

Ils triomphent, ironie de l'histoire
Les mecs qui jouent aux hommes
Dégaine de bagnards
Et Visa plutonium

A l'ère du sermon et des ultimatums
Des religions vétilleuses qui ne croient plus en Dieu
N'avons d'autre choix que d'aller vers les cieux
La mystique nucléaire, les notes de téléphone

Qu'est devenue cette fille?
Elle s'appelait Annie Creed
En écrivant son nom la page est déjà vide
Pour seul souvenir quelques signes en faire part
Chaque vie est une notice dans un carnet du soir

Dans le mien les numéros des amis disparus
L'Ascension par Dalí
Les larmes d'Alain Delon
Le Bottin en chanson

Je t'attends
Toi qui n'existe pas

17 DRW 75...

Les souvenirs nous appellent et nous guident

mercredi 21 juillet 2021

Index




— Mes Cahiers du cinéma n°1-12.

"La beauté d'un tel film est celle qu'on peut trouver à une partie d'échecs ou un match de football. Elle est mathématique. Avant de dénoncer ses postulats, apprenez à vous mouvoir à l'aise dans cet espace euclidien. Vous aurez fait vos classes, et vous pourrez parler."

dimanche 18 juillet 2021

Burgalat 1997-2017


Top 30 Bertrand Burgalat: 1997-2017.

— QuarapichoBOF Quadrille, 1997
— Biscarosse, Prototypes, EP, 2000, Richer E.P, 2001 et Inédits, 2011
— Les amplis de MayencePrototypes, EP, 2000 et Inédits, 2011
— Aux Cyclades ElectroniqueThe SSSound of Mmmusic, 2000
— Ma rencontreThe SSSound of Mmmusic, 2000
— NonzaThe SSSound of Mmmusic, 2000
— Gris métalThe SSSound of Mmmusic, 2000
— KimBertrand Burgalat Meets A.S Dragon, 2001
— SugarBertrand Burgalat Meets A.S Dragon, 2001
— Jalousies et tomettesBertrand Burgalat Meets A.S Dragon, 2001
— Demolition Derby, Portrait-Robot, 2005
— Vestibule d'ombresPortrait-Robot, 2005
— Sans titrePortrait-Robot, 2005
— Nous étions heureuxChéri B.B., 2007
— Right Side Up With the World, Chéri B.B., 2007
— This Summer Night (Bertrand Burgalat & Robert Wyatt), Chéri B.B., 2007
— Grande remiseChéri B.B., 2007
— Double peine, Toutes directions, 2012
— Très grand tourismeToutes directions, 2012
— Bardot's DanceToutes directions, 2012, version Le Ben & Bertie Show, 2016
— Bar HemingwayToutes directions, 2012
— Masques d'oiseaux, BOF Gaz de France - Le Ben & Bertie Show - Archi Bien, 2016
— Pauvre floconBOF Gaz de France - Le Ben & Bertie Show - Archi Bien, 2016
— È l'ora dell'azione, Les choses qu'on ne peut dire à personne, 2017
— Les choses qu'on ne peut dire à personneLes choses qu'on ne peut dire..., 2017
— Etranges nuagesLes choses qu'on ne peut dire à personne, 2017
— Tombeau pour David BowieLes choses qu'on ne peut dire à personne, 2017
— L'enfant sur la banquette arrière, Les choses qu'on ne peut dire à personne, 2017
— Un ami viendra ce soirLes choses qu'on ne peut dire à personne, 2017
— Aux cyclades de Vanessa, Vanessa Seward: Show Music, 2017

samedi 17 juillet 2021

Benedetta


Benedetta de Paul Verhoeven (2021).

Une autre jouissance.

Après Annette, Benedetta... après les abysses, l'abbesse. Le cinéma voyage... de Leos à Lesbos, passant du noir, désespérément noir, du Carax aux couleurs mordorées et chatoyantes du Verhoeven. Parce que la lumière, c'est ce qui frappe en premier dans Benedetta. Le film c'est un peu Rembrandt mais aussi Rubens (j'y reviendrai) en Toscane... plus précisément à Pescia, la ville coupée en deux, de part et d'autre du torrent qui porte son nom: d'un côté, la vie publique, "la chair et le sang" (et la peste au loin qui menace, elle sévit à Florence); de l'autre, la vie de recluse, la Vierge et l'encens (et la chair menaçante qu'il faut éloigner, se flageller y aide). Et là, de ce côté-ci de la Pescia, où Benedetta, promise à Jésus, est entrée au couvent dès l'âge de neuf ans, et, une vingtaine d'années plus tard, a été nommée abbesse puis mère supérieure, suite à ses visions et autres manifestions "miraculeuses", là donc, le conflit, arbitré par le pouvoir politique que représente à cette époque (au début du XVIIe siècle) l'Eglise, entre... Entre quoi, au fait? Oui, bien sûr, la sainte et la tribade — c'est le thème du film — mais plus encore, l'extase (mystique) et la jouissance ("absolue" dans le cas de l'hystérique), qui fait de Benedetta un personnage ambivalent, qui conjoint dans un même corps la douleur exquise (mais peut-être hallucinée) de la transverbération (comme sainte Thérèse) et le plaisir charnel (bien "réel" celui-là mais de quelle nature?), procuré par Bartolomea, la novice avec qui elle partage sa cellule (1).

Benedetta se présente ainsi non pas comme un va-et-vient entre deux types de jouissance, mais comme la représentation monstrueuse d'une même jouissance, ni franchement mystique ni purement physique, une sorte de jouissance intermédiaire, qui emprunte à la grâce mystique, sans l'atteindre (les vrais mystiques n'ont pas besoin de bouts de verre pour qu'apparaissent les stigmates du Christ) mais exprimée avec une telle certitude qu'on ne peut faire de Benedetta simplement une usurpatrice, ainsi que la voit une des religieuses; de même, c'est une jouissance qui vise "plus haut" que la seule satisfaction orgasmatique, jouissance plutôt autoérotique, masturbatoire (Bartolomea sert davantage d'agent que d'amante), par le biais (oh blasphème!) d'une petite Vierge en bois transformée en godemiché (auquel s'opposera l'effrayant spéculum — très cronenbergien — pour faire avouer Bartolomea), sans l'atteindre non plus (elle demeure un horizon notamment pour l'hystérique) mais vécue avec une telle intensité, qu'on ne peut faire de Benedetta uniquement une pauvre abbesse torturée par ses pulsions... Cette jouissance, on serait tenté de la dire "féminine", comparable donc, mais pas assimilable, à celle des mystiques (cf. sainte Thérèse par le Bernin), soit l'Autre jouissance, jouissance supplémentaire par rapport à la simple jouissance d'organe. Reste que le film dit aussi autre chose...

La beauté vénéneuse de Benedetta tient certes à cette approche érotico-mystique du cas Benedetta — qu'on aura vite fait de qualifier de "sulfureuse" sur la foi des précédents films de Verhoeven —, mais aussi à ce qui s'y cache derrière, dans le contexte de l'époque, via l'ascension (au sens socio-politique cette fois) que connaît Benedetta. Non pas en tant que préfiguration de ce que sera plus tard la lutte des femmes pour leur émancipation (c'est là, sous-jacent, mais ce n'est pas le cœur du film), car c'est encore en termes de jouissance qu'une telle ascension est vécue chez Benedetta. La jouissance au sens (premier) de "je me réjouis": je me réjouis d'être reconnue comme sainte et d'en tirer profit pour m'élever dans la hiérarchie monastique. Cette jouissance "autre", Virginie Efira l'exprime avec une incroyable subtilité, par le regard notamment, sans que jamais cela devienne explicite mais avec une telle force que, émergeant progressivement du film, elle (cette troisième jouissance) finit par supplanter les deux autres (la mystique et l'organique). De sorte que le "ménage à trois" du début (Benedetta partagé entre Jésus et Bartolomea) prend une autre dimension, qui place Benedetta en position de rivale vis-à-vis du pouvoir incarné par l'Eglise et les hommes en général, c'est le versant hystérique du personnage, tel qu'il se manifeste quand sa voix prend celle du démon (fidèle en cela à l'imagerie de l'époque), tout en restant profondément convaincue d'être guidée par Dieu, c'est le versant Jeanne d'Arc dont on ne peut rien dire sinon que le personnage s'était donné une mission (qui ici consiste non pas à "bouter la peste hors de Pescia" mais à l'empêcher d'entrer).

Benedetta apparaît donc multiple. Rien, en dehors peut-être des troubles conversifs, ne permet de confondre les différents personnages en un seul. Peu importe, car ce qui intéresse Verhoeven, c'est justement d'entretenir l'ambivalence. Cette ambivalence, c'est le noyau du film que le cinéaste ne livre évidemment pas tel quel... il l'habille avec sa science habituelle. Je ne parle pas de la reconstitution historique, qui se doit d'être fidèle (mais sans l'acharnement vériste d'un Konchalovsky), il s'agit plutôt de recréer extérieurement, en surface, l'ambivalence qui nourrit l'histoire de Benedetta, coupable de s'adonner à des actes "contre-nature" (plus condamnables encore pour l'Eglise que le simple péché de chair), à l'époque de la Contre-Réforme dont on sait par ailleurs que le combat fut autant politique (sinon plus) que spirituel (cf. les procès en sorcellerie comme celui, orchestré par Richelieu, du prêtre libertin Urbain Grandier dans l'affaire des possédées de Loudun, à laquelle on pense par instants — la période est la même). Réforme vs. Contre-Réforme, la nonne vs. le nonce... Verhoeven enveloppe tout cela, à sa manière, parfois caricaturale (c'est aussi le grotesque auquel s'oppose la Contre-Réforme) mais surtout picturale. En bon Hollandais qu'il est, il introduit dans son film l'esthétique qui régnait alors dans les anciennes Provinces-Unies, où cohabitaient, au sud, toujours sous domination espagnole, un art d'inspiration italienne, à l'image de Rubens, le Flamand, qui célébrait le plaisir de la chair et qu'on retrouve ici via les formes pulpeuses de Virginie Efira ("tressaillement de reins, montagnes de fesses, palpitation des seins", écrit Philippe Muray dans La Gloire de Rubens) et, au nord, le dépouillement suave de la peinture hollandaise, à l'image de Rembrandt avec ses clairs-obscurs et ses teintes dorées. L'ambivalence est là aussi, produisant une autre forme de jouissance (esthétique celle-là), qui associe à la puissance des courbes (les drapés et les corps dévoilés), la délicatesse des reflets (la lumière intérieure). Benedetta? Un grand film baroque.

(1) La description que fait Thérèse d'Avila de la transverbération, où il est question d'un ange qui, de son dard enflammé, lui transperce le cœur jusqu'aux entrailles, n'est peut-être pas étrangère aux cauchemars "endiablés" que fait Benedetta avec son ange à elle. Ce n'est pas dans le film, mais Thérèse a été canonisée à l'époque où se déroule le film et j'imagine très bien Benedetta avoir connaissance de cette expérience mystique.

jeudi 15 juillet 2021

Les rêves de Burgalat


Rêve capital, Bertrand Burgalat, 2021.

Il y a deux catégories d'hommes, ceux qui conservent les numéros de téléphone des amis défunts dans leur répertoire et les autres. J'ai l'impression que ce disque parlera aux premiers. (Jean-Pierre Montal)

Chaque nouvel album de Bertrand Burgalat...

Stéphane Lerouge sur le dernier Burgalat:

"Chaque nouvel album de Bertrand Burgalat me ramène à l'électrochoc fondateur de la bande (très) originale de Quadrille, en mai 1997, notamment à Quarapicho, plage finale du CD. Ce thème à la mélancolie souriante, avec la voix soliste de Burgalat, des réponses à la flûte à bec, une rythmique pop délicieusement nonchalante faisait l'effet d'un envoûtement immédiat. Certains enchaînements harmoniques me soufflaient à l'oreille: "François de Roubaix et Jean-Claude Vannier ont un fils caché: il s'appelle Bertrand Burgalat." Comme ses deux pères, Bertrand a su transformer ses handicaps en avantages, mieux en signature. Son allergie aux règles théoriques l'amène à jongler librement avec l'harmonie et la tonalité, le pousse vers des audaces souvent inconscientes, que des compositeurs plus académiques s'interdiraient. Un quart de siècle plus tard, il persiste à échapper à l'orthodoxie musicale. Ses défauts, il ne les a ni estompés, ni ceinturés. Dit d'une autre façon, ses bizarreries sont plus saillantes que jamais.
Chaque nouvel album de Bertrand Burgalat confirme son statut d'auteur-compositeur-interprète hors-format, traçant un même sillon insolite. Rêve capital s'écoute comme l'ultime volet d'un triptyque étrenné avec Toutes directions et Les choses qu'on ne peut dire à personne. "A chaque projet, souligne-t-il en fusillant le sandwich Daunat dans un TGV filant vers le sud, le pari est de conserver les mêmes ingrédients (auteurs, musiciens, ingénieur du son), sans faire un copier-coller du disque précédent. Au départ, j'avance à tâtons. Mes rêves débordent de musiques démentes. Souvent, à mon réveil, tout s'est évaporé. Cela signifie que chaque morceau existe virtuellement avant qu'on ne l'écrive. Il se planque quelque part en nous, il faut juste le débusquer et, avec la technique la plus fluide possible, le coucher sur le papier, lui donner une existence physique." Rêve capital ou rêves capitaux?
Chaque nouvel album de Bertrand Burgalat respecte certains fondamentaux et, en même temps, les pulvérise. Cette fois, pas de titre instrumental en ouverture mais Flash, où la voix parlée de Bertrand ("Merci d'avoir choisi ce morceau") résonne comme une invitation au voyage. "Tout a été enregistré dans l'ordre du disque, insiste-t-il. Dans un rapport de symétrie, "Flash" s'imposait en ouverture, Rêve capital en conclusion: ce sont deux titres nocturnes. Comme si, entre ces deux pôles, il s'écoulait une journée entière. Voilà l'idée de l'album: une compression de vingt-quatre heures, façon César (le sculpteur)." Des vingt-deux morceaux mis en boîte à l'origine, il n'en reste que la quintessence, c'est-à-dire quatorze, dans un souci de réduction à la cuisson. Le parcours ne manque pas de surprises, d'un duo suspendu (Correspondance) avec Jacqueline, huit ans [il s'agit de la propre fille de Bertrand Burgalat], comme un écho aux Amis de François de Roubaix, au tubesque L'homme idéal, regard amusé, sinon acide, sur le culte de l'image et la dictature des apparences. Sans oublier ces effets inouïs où, par un fracassant trompe-l'œil (l'oreille?), les machines prennent le relais des voix, très loin, très haut dans l'aigu. Comme si les interprètes se dématérialisaient sous nos yeux. Personnellement, j'ai été spiralé par Spectacle du monde, celui de la comédie humaine contemporaine, du trouble face aux calepins d'autrefois ("Chaque vie est une notice dans un carnet du soir / Dans le mien, les numéros des amis disparus / L'Ascension par Dali / Les larmes d'Alain Delon"). La litanie réverbérée des vieux numéros de téléphone prend la dimension d'une quêtemodianesque, celle du temps passé et dépassé. Avec sa constellation d'auteurs (Blandine Rinkel: "Flash", Parallèles, L'attente, Sans accolades, "Rêve capital" — Pierre Jouan: Retrouvailles — Yatta-Noël Yansané: Du haut du 33e étage — Laurent Chalumeau: "L'homme idéal" - Odile Loiret: La chanson européenne — Marie Möör: Vous êtes ici), Burgalat fait crépiter ce que l'on aime le plus dans son univers: la réalité des choses et leur décalage, l'intime et l'universel, les énumérations dérisoires façon message codé, le poétique et le trivial, voire la poésie de la trivialité (celle des ronds-points, des zones commerciales, des ailleurs post-périphérique). Vous tenez entre les mains le premier album de l'histoire du disque à utiliser le nom commun "concupiscence", à associer Google Earth à L'arme au cœur de l'écrivain-mercenaire Jean Kay, à télescoper le poète romantique roumain Eminescu avec Dernier domicile connu de José Giovanni (J'ai adoré cette journée), à emboutir il maestro Morricone avec les enseignes KFC, HomeSalons, Cave à vin, Gémo (et ce, tour de force, dans la même chanson, È pericoloso sporgersi).
Chaque nouvel album de Bertrand Burgalat s'enregistre comme un mille-feuille, strate par strate, écartelé entre les fuseaux horaires. La rythmique d'abord, les percussions (marimba, vibraphone, bongos, rototom) par Bertrand lui-même dans son studio pyrénéen, les cuivres à Los Angeles, les cordes à Sofia, le multi-instrumentiste Renaud Pion (clarinettes, saxophones, cor anglais) et les voix dans la tanière normande de l'inégnieur du son Stéphane Lumbroso. Tout en faisant l'économie d'un vocabulaire récent (distanciation, présentiel, cluster), Rêve capital évoque la charnière 2020-21 mais vise au-delà. "On y parle de la société dans laquelle nous vivons en tentant d'éviter le piège du démonstratif", conclut Burgalat. D'autant que tous les titres ont été élaborés bien avant la crise sanitaire. Mais paradoxalement, "Vous êtes ici", par exemple, peut-être interprété comme une parabole sur le chimérique "monde d'après". "C'est ce que j'affectionne le plus: raconter notre époque sans être prisonnier de la conjoncture, ni de son langage. En coda, j'aurais bien aimé ajouter sur l'album un regard polémique, esquisser une réserve, un jugement plus dissonant: une simple réécoute a suffi à anéantir cette perspective."
Chaque nouvel album de Bertrand Burgalat (et Rêve capital n'y déroge pas) s'écoute comme une réponse à l'aphorisme qui clôt le Roi de cœur de Philippe de Broca: "les plus beaux voyages se font par la fenêtre."

lundi 12 juillet 2021

Le K Carax


Annette de Leos Carax (2021).

Mare Tenebrarum.

Puisque le film est dédicacé (entre autres) à Edgar Poe, on dira d'Annette que c'est un film "bizarre", une sorte de conte burtonien (des Noces funèbres à... Dumbo! et plus encore, les récits d'enfants-monstres) mitonné à la "sauce Carax", c'est-à-dire piquante, qui pique les yeux (on parlera alors de beauté singulière, à l'image de l'enfant du film), en même temps qu'il vous laisse au fond de la gorge, par l'extrême noirceur qui l'habite, un goût désagréable, plus aigre que doux... "Bizarre" par sympathie pour Carax parce que lui, à travers son film, témoigne vraiment de sa sympathie pour les abîmes, et les plus sombres, si sombres que le spectateur, resté à quai, finit par se morfondre, attendant que ça remonte, au moins un peu, ce qui arrive, mais seulement à la fin — lorsque l'enfant prend chair —, autant dire trop tard, posant pour le coup un autre problème (j'y reviendrai). Il y avait Godard et les Stones (Sympathy for the Devil)... 50 ans après, il y a Carax et (les) Sparks ("Sympathy for the Abyss"), un film de mutation, mais à l'envers (je laisse de côté les deux génériques faussement enjoués encadrant le film), qui voit Annette, une fois passé la première demi-heure, où ça tient encore debout (stand-up oblige), se replier, de plus en plus profondément, à l'intérieur d'une horrible carapace (les détracteurs parleront de "croûte", ma sympathie pour Carax et les frères Mael me fera parler, plus gentiment, de "carasparks"). Et ainsi sombrer dans son propre abîme, naufrage que n'arrange pas l'esthétique du film, ici des plus toc (tics et toc). Annette: un film où la chair se retrouve assez vite manquante et dont il ne subsiste... bah, que Leos. Dit autrement: l'équilibre, plus ou moins stable, entre la chair et Leos, qui habituellement fait tenir — on peut dire poétiquement — ses films, est ici rompu...

Voir un film de Carax relève toujours de la même expérience, qui touche à la fascination morbide, véritable mouvement d'attraction-répulsion devant cet aspect kitschoïde, fait de bric et de broc (le syndrome Samaritaine) qui donne au film l'impression d'être sans âge, ni (néo)classique ni (post)moderne, du vieux neuf, à l'image du Pont-Neuf et de ses "vieux" jeunes amants, qu'on retrouve aujourd'hui sous les traits d'un roi du stand-up (appelé à déchoir) et d'une diva d'opéra (appelée, elle, à disparaître en pleine gloire)... Si Annette ne souffre pas de la mégalomanie (juvénile) qui grevait les Amants du Pont-Neuf, il n'en demeure pas moins atteint d'une réelle boursouflure, à laquelle échappait Holy Motors, grâce surtout à la figure incarnée par Denis Lavant, M. Oscar le double fantasmé de Leos Carax, ce fameux "moteur" qui assurait au film sa propulsion, bien mieux que ne peut le faire un simple top départ comme ici, et même si c'est Carax en personne qui le donne. Disons que l'élan d'Holy Motors se prolonge dans Annette (le film a été conçu peu de temps après), à travers le personnage joué par Adam Driver, le bien-nommé (présent dès le début du projet) mais qui ne tient, essentiellement, qu'à sa performance de showman, dans le rôle du "gorille/boxeur" en peignoir vert (les deux scènes sont remarquables), avant que les lumières (du film) s'éteignent, que les rires (des spectateurs) s'interrompent, remplacés en ce qui me concerne par de longs bâillements — "au lit, motors!" —, ce dont Carax nous autorise d'ailleurs, comme de péter de joie, mais ça je le laisse à la critique.

Parce que oui, quand même, un mot sur la critique qui, à chaque nouveau film de Carax, nous ressert le même blabla... sur le rôle quasi messianique que jouerait ce dernier dans l'industrie du cinéma. Au nom aujourd'hui de ce que le cinéma peut produire de plus "flamboyant", terme repris en chœur par une grande partie de la profession, pour nous changer un peu des expressions "romantisme fou" ou "lyrisme exacerbé" qui accompagnaient jusque-là les films de Carax, l'enfant prodige, ainsi qu'il fut célébré à ses débuts, et le demeure encore aujourd'hui, à l'âge de 60 ans, plus fort même, tant ses pouvoirs semblent, à en croire les plus zélés de ses admirateurs (et dans ce domaine les Cahiers ne sont pas en reste), s'élargir à chaque nouveau film. De sorte que si les Amants du Pont-Neuf pouvait être vu comme le film qui sauvait le jeune cinéma français, Holy Motors celui qui sauvait le cinéma français dans son ensemble, Annette serait lui appelé à sauver le cinéma tout court, le film apparaissant aux yeux de la critique, en ouvrant ainsi après des mois de disette le plus grand festival du monde, comme le seul de taille (XXL) à nous libérer de cette "prison" où nous a enfermés la pandémie...

Si la forme pèche (mais peu importe après tout, c'est une affaire de goût), qu'en est-il du contenu? On ne reprochera pas à Carax de rabâcher des thèmes largement rebattus (le monde délétère du spectacle, l'ego de l'artiste, l'impossibilité du couple, etc.), puisque c'est la fonction même du conte (ou de la tragédie) que de décliner, sous des formes variées, des motifs un peu bateau et facilement reconnaissables. Le problème est ailleurs. Il se situe à différents endroits, je ne retiens que le principal: il manque au film une troisième partie, celle qui, à travers le personnage-titre, une fois passé de la marionnette en bois (exploitée pour ses dons) à la petite fille en chair (qui a pris conscience du mal subi), aurait assuré une forme de synthèse. Non pas, nécessairement, la réconciliation (par-delà la mort) des deux amants, mais une vraie conclusion qui permette de surpasser le conflit. Car ici tout n'est que conflit, vite installé et poursuivi jusqu'à la fin avec complaisance. Carax joue dès le départ sur la disjonction (entre stand-up et opéra, l'ironie sarcastique de l'homme et la voix angélique de la femme) qui opère secrètement et fait que l'amour entre Henry et Ann est un leurre (ils répètent à l'envi We Love Each Other So Much (1), comme s'ils devaient se persuader mutuellement que leur passion durera), chacun, en fait, prisonnier de son propre narcissisme, de ses propres démons (Henry à la fois "bête de scène" et "bête humaine" dont le mal intérieur, croissant, se traduit par l'agrandissement d'une tache sur son visage; Ann à la fois Blanche-Neige — elle mange de grosses pommes rouges — et celle qui se regarde dans le miroir, telle la marâtre, obsédée par son image). S'il y a toxicité, elle concerne aussi bien l'homme que la femme, et le couple qu'ils forment ne peut que se révéler des plus toxiques pour Annette, l'enfant qu'ils ont eue, surtout après le drame (en mer et par nuit d'orage comme il se doit dans ce genre de tragédie); lui, sombrant dans la folie meurtrière (le film prend là une direction langienne — on pense à House by the River), elle, revenant le hanter en criant vengeance... Las, la barque a beau être bien chargée, Carax n'en a pas fini dans sa plongée en eaux noires. De Poe, il emprunte le côté "mare tenebrarum" de l'œuvre, s'enfonçant toujours plus dans les profondeurs, mais sans aller "au-delà" — contrairement à l'auteur d'Eleonora — pour conjurer l'horreur qui lui est associée: "agressi sunt mare tenebrarum, quid in eo esset exploraturi" ("ils se sont aventurés dans la mer des ténèbres, afin d'explorer ce qu'elle pourrait contenir"). Et si sont évoqués également les deux Béla (Balász et Bartók), c'est peut-être en référence au Prince de bois, mais surtout en rapport avec la question de l'infidélité de la femme dans Barbe-Bleue... sans aller plus loin, là encore, sinon de l'inscrire dans cette vision très noire de l'humanité qui jusque-là imprégnait le cinéma de Carax, et qui aujourd'hui l'envahit littéralement, jusqu'à culminer dans la rencontre finale, entre Annette et Henry, certes incarnée mais dont on enrage qu'elle vienne conclure le film.

(1) Eventrer le titre, cette déclaration trompeuse d'amour réciproque, pour en extraire ce qui s'y cache à l'intérieur, ça donne "Love Each Other So", qu'on peut traduire par "s'aimer, donc...", phrase inachevée (comme le film), laissant entendre que l'amour est autre chose que ce qu'on prétend. Et ça, qui le dit? La réponse est dans l'acronyme (dont on sait l'importance chez Carax depuis Pola X) que forment les initiales: L.E.O.S.

vendredi 9 juillet 2021

1991


A Brighter Summer Day d'Edward Yang (1991).

"Dans la lumière de fin d’après-midi, il m’a semblé que les années se confondaient et que le temps devenait transparent." (Patrick Modiano, Fleurs de ruine)

C'était il y a 30 ans... mes 10 de 1991:

— A Brighter Summer Day, Edward Yang
— Agantuk, Satyajit Ray
— Blue Lines, (Massive) Attack
— Fleurs de ruine, Patrick Modiano
— Laughing Stock, Talk Talk
— Le Manteau de pluie,  Jean-Louis Murat
Merlin, Adolfo Arrieta
— My Own Private Idaho, Gus Van Sant
— Twin Peaks (série TV), Mark Frost et David Lynch
— Van Gogh, Maurice Pialat

lundi 5 juillet 2021

Holy Motors

Holy Motors de Leos Carax (2012).

Leos ou l'éternel retour.

Saints moteurs, moteurs sacrés. En 1980, à 19 ans, Carax écrivait dans les Cahiers"Il suffit au cinéaste-Stallone de dire moteur! pour que Rocky-Stallone se mette à exister sacrément sur l’écran. Trente ans après, il suffit au cinéaste-Carax de dire moteur! pour que Alex Oscar-Lavant se mette à exister sacrément sur l’écran. Holy Motors est peut-être un film sur le cinéma, c'est assurément un hymne à l’acteur (qui je le rappelle n'est pas le comédien). La beauté du geste, c’est d’abord lui, l'acteur: Denis Lavant, vrai moteur du film. Qui fait avancer le film, mais de manière heurtée, saccadée, on pourrait dire cahotante. C'est qu'on boite souvent chez Carax (comme chez Browning ou Buñuel). En fait, c'est tout le cinéma de Carax qui est boiteux, bancal, instable. Dans Holy Motors, ça claudique beaucoup, d'un segment à l'autre, et même à l'intérieur des segments. A ce titre, le film est plutôt disgracieux. Sauf que la question ne se pose pas en ces termes. Il ne s'agit pas de savoir si c'est beau ou pas, même s'il peut y avoir une réelle beauté (sauvage) dans la boiterie, mais comment ça boite: bien ou mal? 

Cocteau a toujours hanté le cinéma de Carax. Ici encore et pas seulement à travers l’aspect phénixologique du film, qui voit Lavant renaître au moins trois fois de ses cendres, mais aussi, via Godard et Franju (grands admirateurs de Cocteau), dans la manière avec laquelle Carax agence ses images — Holy Motors est une étrange machine, avec segments et pistons — depuis le rêveur/spectateur du début (Carax himself), pénétrant, par une porte dérobée, dans une salle de cinéma endormie, jusqu’au "sanctuaire" des limos, pressentant la fin des machines, en passant par le personnage de... Merde mangeur de fleurs, vision grotesque, turgescente, obscène — ob-scène, qui est au-devant de la scène — du poète, lequel, dans le Testament d’Orphée, piétinait de rage des pétales d’hibiscus en répétant "merde! merde! merde! merde! merde!"... Holy Motors, c'est Carax regardant à la fois en arrière, un cinéma qui n’existe plus (en tant que machine à rêves), mieux: le cinéma avant qu'il existe (Marey/Muybridge) et devant soi, l’après-cinéma: le virtuel absolu, cinéma total, au sens de Bazin, ou de Barjavel: lorsque ces personnages [ceux du cinéma] se libèreront de l’écran et de l’obscurité des salles pour aller se promener sur les places publiques et dans les appartements de chacun, cinéma total qui est aussi cinéma zéro, cinéma à zéro caméras (devenues invisibles), zéro spectateurs (100% hybrides), zéro machines...

On trouve tout chez Carax, comme jadis à la Samaritaine, le meilleur (ici, l’arrivée en combinaison de l’acteur de motion capture, M. Merde dans les allées du Père Lachaise, une troupe d’accordéonistes dans une église, le rire lugubre d'Edith Scob, le retour de l’homme au foyer, au milieu des "siens"), le pire (la mendiante sur le pont Alexandre III, M. Merde dans sa grotte avec la Belle) et le moins bon (un mélo-clip dans ladite Samaritaine, vieux paquebot désaffecté...). Sauf que, justement, on n'est pas à la Samaritaine, on n’est pas là pour faire son marché, choisir ce qui nous plaît et laisser ce qui ne plaît pas. Holy Motors est comme un kit (un peu kitsch), qu'on ne peut dissocier, sous peine non seulement de disperser les pièces mais surtout de rompre le fil secret qui court tout le long du film, entre les différents segments, via les motifs du masque, du double, de la mort... ce qui, là encore, rappelle Cocteau — Holy Motors: un cocktail de Cocteau? —, ce qu'on pourrait appeler "l'effet Carax" (qui n'a rien à voir avec le culte dont bénéficie le cinéaste), comme il y a "l'effet Cocteau" (dixit Godard), agissant sur le spectateur (encore un holy motor), presque malgré lui, au point non pas de le leurrer mais disons... de lui faire supporter ce que chez d'autres il n'aurait peut-être pas toléré.

Qu'est-ce qui court ainsi, en boitant, dans Holy Motors, si fort que les défauts du film (les nœuds du fil) finissent par passer à la trappe? Difficile à dire, d'autant que si "la beauté est dans l'œil de celui qui regarde", comme il est rappelé dans le film, le fil en question relève lui aussi d'un effet miroir, agissant d'autant plus fortement sur le spectateur que c'est le spectateur lui-même, par son désir d'interprétation, qui le fait exister. Alors? On dira d'abord que le mouvement du film est celui de l'introspection, ainsi que le suggère "La Marche funèbre" de Chostakovitch qui rythme les séquences. En cela, le film se rapproche du Cosmopolis de Cronenberg. Les stretch limos comme support de l'introspection? Sauf que l'horizon du film n'est pas la connaissance de soi. Holy Motors navigue davantage dans une sorte d'entre-deux qui touche à l'éternel retour. D'un côté, l'histoire du cinéma, qui se répète, sous des formes nouvelles, différentes mais semblables dans leur essence, c'est le versant mélancolique du film (la tristesse que provoque cette répétition du même), tel qu'il apparaît dans la séquence du retour à la maison (cf. la chanson sublime de Manset qui confère à la séquence toute sa résonance); de l'autre, le désir de cinéma, perpétuellement réactivé, qu'il soit satisfait ou non, machine libérant l'énergie, c'est le versant pulsionnel, ludique, du film, tel qu'il apparaît lors de l'entracte musical (magnifique) ou encore dans la séquence finale, disneyienne (aujourd'hui, on dit pixarienne), des limos qui parlent. Holy Motors ou l'éternel retour de Leos Carax.

Raconte-moi mieux le rêve.

Revoir Pola X, le plus rivettien des films de Carax, le plus beau aussi. P.O.L.A. pour Pierre Ou Les Ambiguïtés. Sous-entendu Lola: "Leos ou les ambiguïtés", car Pierre c'est Carax bien sûr, plus encore que l'Alex des films d'avant avec Lavant. De la lumière trompeuse d'une "vie de château" (ah la musique de Purcell pour annoncer Deneuve) au chaos esthétique d'un artiste (en quête d'absolu), Pola X est une véritable plongée au cœur de la fiction, de ce qui la nourrit (avec la part d'autobiographie que cela suppose), et à ce titre le film charrie (plus qu'il ne véhicule, à l'image des flots de sang qui emportent l'écrivain et son "ange noir") tout un ensemble d'images et de motifs que Carax cherche moins à ordonner (parfaitement) qu'à exploiter (au maximum). "Raconte-moi mieux le rêve", dit Lucie à Pierre. Raconte-moi mieux le film, pourrait dire le spectateur à Carax... Mais comment raconter mieux ce qui relève manifestement d'une fuite en avant. Raconter mieux serait contrarier la course même du film qui, une fois lancé, doit aller à son terme sans perdre de son élan initial. Dans Pola X, on court, on boite (à l'image de Guillaume Depardieu), on trébuche, mais on se relève toujours, on ne s'arrête jamais... Raconter mieux serait soustraire au film ce qui fait toute son ambiguïté, quant au thème de la "sœur" — à l'origine des secrets de famille: Marie est-elle la mère ou la sœur du héros? Isabelle est-elle sa demi-sœur, comme elle le prétend, ou juste une "âme-sœur"? —, quant à la question de l'imposture et la position de l'artiste (si le film adapte Melville, il convoque aussi Musil, Beckett et Blanchot...), autant dire qu'il perdrait ce qu'il a de plus profondément vivant.

Retour à Holy Motors.

J’aime le film, en dépit de ses défauts, de ses segments inégaux, de sa fiction empêchée, d’une certaine laideur aussi... Et si je l'aime c'est que non seulement il ne renoue pas avec les années 80 mais que surtout il en est la part cathartique. Car soyons clair: l'esthétique eighties, avec ses couleurs criardes et saturées, son maniérisme, son côté kitsch (au mauvais sens du terme), avait à voir avec la "merde". Mais à cette époque, on croyait que c'était beau. La beauté était là. Ce que nous dit Holy Motors, c'est ça: la beauté + la merde. Il ne s'agit pas seulement de mélancolie (la merde dans la beauté), mais de quelque chose de beaucoup plus intérieur, que Carax se chargerait de nous dévoiler, de ramener à la surface: la merde sous l'éclat du vernis. Soit la vraie valeur de l'esthétique des années 80, y compris de la sienne. Peut-être. Mais si j'aime Holy Motors, c'est pour autre chose encore...

(...) Créer, c'est sans doute renaître, mais à partir de son urine et de ses excréments. La création pourrait être définie de ce point de vue par un humoriste comme une branche de la recherche "fientifique". Produire une œuvre, c'est s'expulser de soi-même, c'est s'arracher aux délices d'un état hypnagogique où l'on se satisfait de rêver narcissiquement d'un accomplissement de ses désirs, c'est, au lieu de savoir, se laisser surprendre, au lieu de s'y reconnaître, sursauter. Entretenir des rêveries érotiques peut faciliter le coït physique et la procréation charnelle, mais celles-ci n'ont jamais suffi à rendre quelqu'un créateur d'une œuvre. Un fantasme très angoissant d'auto-engendrement par l'anus me semble opérer, qu'il faut aller chercher très loin en soi par consentement à une régression profonde avant de s'extirper avec lui. En même temps, le lecteur [plus généralement le destinataire] futur est présent, à titre de témoin de cette scène, et déjà, l'auteur cherche, en lui apparaissant, à produire sur lui un effet, comme l'enfant sur son trône au milieu du cercle de famille, parfois un choc, parfois un assentiment... Ruse anale par excellence par laquelle le créateur entraîne ce témoin imaginaire dans un jeu d'odeurs, de consistances, d'opportunités, de moulages, de retenus et d'explosions, de cadeaux offerts ou thésaurisés, de souillures jetées à la face, à qui sera le plus fort des deux, le maître de l'autre et de soi, le prince de l'ambivalence et le champion de l'ambiguïté ou de l'absurdité. Omnipotence narcissique orale chez le lecteur, le spectateur, l'auditeur: oui. Mais pas de création véritable sans mobilisation d'une omnipotence narcissique anale, avec sa douleur initiale dans les tripes et son final triomphateur et éclaboussant. (Didier Anzieu, Créer-Détruire, 2012)

Et si Holy Motors, c'était ça aussi: un grand film ouvert, éventré, livré en morceaux, dans lequel la merde serait moins la métaphore d'une époque — époque qui d'ailleurs n'est pas reniée — que l'expression de ce qui est à l'œuvre à l'intérieur même de l'œuvre, cette part régressive, immonde, qui est au cœur de tout travail créateur, qui fait qu'une œuvre existe. En ce sens, Holy Motors prolongerait davantage Pola X et Merde qu'il ne revisiterait Boy Meets Girl, Mauvais Sang et les Amants du Pont-Neuf. Non pas que les films réalisés par Carax dans les années 80 ne soient pas des œuvres — ils le sont indubitablement — mais que la volonté de faire œuvre y est trop manifeste. Avec Holy Motors c'est différent. Les "saints moteurs" ne seraient rien d'autre que toutes ces productions chaotiques qui participent, en s'ordonnant, à l'imagination créatrice, avec la part de risque que cela suppose dans l'acte même de créer, qui fait que ce qui est produit soit aussi, par moments, de la merde.

D'où aussi la crainte farouche de s'engager dans un processus non seulement dont on ne sait jamais à l'avance s'il sera créateur, mais en raison des risques et périls de s'apercevoir, ou que les autres ne s'aperçoivent, que ce que l'on a produit, ce n'est en fin de compte que de la crotte. D'où le refuge dans la rêverie éveillée — dont Freud a bien eu tort de faire le modèle de la création littéraire — où l'on peut s'adonner sans retenue, sans mauvaise odeur, sans contractions sphinctériennes, sans lutte avec le bâton fécal, à la contemplation de ses pures productions psychiques et à la surestimation de leur singularité. L'interprétation psychanalytique des œuvres se limite évidemment, et hélas, aux œuvres qui, tôt ou tard, ont réussi. Elle aurait pourtant beaucoup à dire sur les mécanismes de la croyance vaniteuse qui fait croire à tant de peintres du dimanche, d'écrivains du samedi, de penseurs par mauvais temps et de cinéastes de l'été qu'ils ont fait une œuvre alors qu'ils ont transformé l'urine en eau de roses pour lui donner la ressemblance du lait et qu'ils se sucent eux-mêmes béatement en même temps que leur pouce, rêvassant au lieu de s'arracher les tripes et de faire d'eux-mêmes quelque chose sinon quelqu'un. (Didier Anzieu, ibid.)

Au bout du compte, Holy Motors nous rappellerait à quel point créer c'est, plus qu'une mise à nu, une affaire d'accumulations et de décharges, qui passent par le corps de l'artiste, représenté ici par celui de l'acteur (Denis Lavant alias M. Oscar) et ses transformations. Corps, énergie, travail... déchets inclus. Et pour cela, il faut sortir du rêve éveillé dans lequel se bercent non seulement l'artiste satisfait de son travail, mais aussi le spectateur, trop confortablement installé. N'est-ce pas le sens de la scène somnambulique qui ouvre le film? Au-delà de ce que dit Carax de lui-même et du cinéma, c'est la mécanique de l'œuvre qui me touche le plus, où l'on y devine quelque blessure narcissique à réparer et le trop-plein pulsionnel qui entraîne le mouvement (Anzieu toujours, qui fut aussi le meilleur exégète de Beckett, ceci explique cela). Si "la beauté est dans l'œil de celui qui regarde", c'est que la "merde" est bien du côté de l'œuvre. C'est ça qui, quelque part, me saisit, me dérange, me bouleverse (dans tous les sens du terme) et fait, en définitive, que j'aime Holy Motors.