jeudi 1 juillet 2021

First Cow

First Cow de Kelly Reichardt (2020).

Certains hommes.

Castorama.
 
Après l'escapade vers l'Est, pas bien loin, dans le Montana, une fois passé l'Idaho, soit l'Etat d'à côté, d'à côté le Dakota, Reichardt revient au bercail. Elle nous avait quitté sur des portraits de femmes, des femmes d'aujourd'hui, portraits magnifiques... on la retrouve avec une histoire d'hommes, à l'époque des pionniers, vers 1820, dans l'Oregon donc, qui n'est pas encore un Etat, ni même un Territoire, juste une contrée, le pays du castor, qui attire les trappeurs, lesquels, à cette époque, cohabitent encore, outre les Amérindiens, avec les Britanniques. Ces derniers vivent généralement dans de belles maisons; les trappeurs, eux, occupent des campements. La traite des fourrures est la principale activité économique, c'est le début du capitalisme. Voilà pour le décor. L'histoire, c'est celle de Cookie et Coolie, le premier, qui s'appelle en réalité Otis Figowitz, vient de Boston et accompagne un groupe de trappeurs dont il est le cuisinier mais ne cuisine pas grand-chose, hormis les poissons de la rivière; le second, qui s'appelle en réalité Henry Brown ou King Lu, vient de Chine et, quand le film commence, se trouve en mauvaise posture, caché dans la forêt (il est recherché pour meurtre), sans nourriture ni vêtements... C'est là que les deux hommes se rencontrent, Cookie aidant Coolie à fuir, celui-ci l'accueillant ensuite dans sa cabane, et qu'ils se lient d'amitié. Jusqu'à faire "couple" à la maison, Castor (aka Coolie) qui coupe le bois dehors pendant que Pollux (qui veut dire "très doux" en latin), alias Cookie, passe le balai à l'intérieur...

Cookie et Lu.

Pour ce film, Reichardt retrouve Jon Raymond, son scénariste habituel (de Old Joy à Night Moves) et le format 4/3 de Meek's Cutoff, format westernien, que la cinéaste réserve à ses films d'époque (l'Ouest dans la première moitié du XIXe siècle). Elle y retrouve aussi celui qu'en fait elle n'a jamais quitté: Thoreau, l'ami de la nature, du "grand rapport", qui "unit au tout" et confère à l'individu cette intuition des choses quand la vérité devenue poésie s'exhale aussi naturellement que l'odeur du rat musqué dans les vêtements du trappeur (Kenneth White); Thoreau, qui est aussi l'homme de la désobéissance civile (ce qu'interrogeait d'une certaine façon Night Moves: jusqu'où peut-on aller dans le combat écologiste). Dans First Cow, le couple formé par Cookie et Lu (oui, c'est aussi un nom de biscuit) peut se voir comme une dyade, deux éléments qui se complètent réciproquement, dépassant l'aspect homoérotique de leur relation — surtout qu'ici, et contrairement au personnage de Kurt dans Old Joy ou, moindre, celui de Jamie dans Certain Women, il n'y a aucun geste, aucun regard, si discret soit-il, chez Cookie et/ou Lu, qui trahirait un quelconque désir... Faire couple, c'est d'abord former une dyade. Quand les deux hommes s'attèlent à l'aménagement de leur habitat, l'un aux travaux d'extérieur, l'autre aux tâches ménagères, ce qu'ils forment, au-delà des stéréotypes (masculin/féminin) auxquels cela renvoie, n'est qu'une "dyade domestique", ce qui n'a rien d'excitant, ni pour l'un ni pour l'autre. Cette vision de l'habitat partagé, entre un pâtissier du Massachusetts (la région de Thoreau) et un immigrant chinois (la philosophie de Thoreau n'était pas étrangère au taoïsme), où se devine, plus que l'amitié gnangnan qu'on professe entre les peuples, une amitié plus profonde, à ce stade encore naissante mais qui se révélera totale et entière: l'amitié-fusion, plus forte que l'amour-passion (qui, elle, est moins durable)... cette vision, idéaliste en même temps, s'oppose dans le film à ce que fut la cohabitation entre Amérindiens, pionniers américains et colons britanniques — faussement pacifiée —, telle qu'elle apparaît lorsque le chief factor de la Compagnie, un Anglais, organise chez lui une réception où sont présents le chef de la tribu indienne, un officier britannique et nos deux lascars, venus avec le clafoutis aux myrtilles qu'on leur a commandé et que Cookie a préparé.

Le bon lait de l'Amérique.

Cette amitié "pour la vie", autrement dit jusqu'à la mort, entre les deux personnages peut sembler aberrante, au regard de ce qu'ils vivent ensemble, qui n'a rien finalement d'exceptionnel (le récit se limite à une histoire de beignets et de lait dérobé). Dans le roman de Raymond (The Half-Life), son premier, dont s'est inspirée Reichardt, en l'élaguant au maximum (ainsi la partie contemporaine, qui suit la découverte des deux squelettes, dans le roman par deux adolescentes que Reichardt a remplacées comme il se doit par une jeune fille et son chien), les aventures de Cookie et Lu sont autrement plus riches, puisqu'elles les conduisent jusqu'en Chine. Sauf que leur amitié ne naît pas de ces pérégrinations, ni du succès rencontré par Cookie avec ses donuts, grâce au lait qu'il y ajoute, ce lait qu'il tire clandestinement la nuit (très belles scènes jouant sur le contraste blancheur/obscurité) — Lu faisant le gué — de la vache du chief factor, première et seule vache de la région... elle — l'amitié — préexiste à cette histoire d'escroquerie qui, contrairement au lait, va mal tourner. C'est parce que Cookie lui a sauvé la vie que Lu, en retour, lui voue un attachement sans faille, et ce, quelles que soient les péripéties — foisonnantes dans le roman, plus réduites dans le film — que vivent les deux hommes par la suite. C'est l'amitié qui ici fait l'aventure, non l'inverse. Faire de l'esprit mercantile des deux héros (vouloir gagner toujours plus, ce qu'on finit toujours par payer) l'argument du film, ce qui lui conférerait la valeur d'une fable, en limite considérablement la portée. La force, comme la beauté de First Cow vient tout entier de cette autre "morale" (car le film est bien une fable) qui accompagne le destin de Cookie et Lu: rester, au péril de sa vie, avec celui, mourant, qui vous a sauvé la vie (j'en dis trop). Et peu importe si c'est l'appât du gain qui provoque un tel dénouement. De sorte que l'histoire du lait prend une tout autre dimension. Dans First Cow, le lait vient sceller un pacte (comme on le ferait avec du sang). Un pacte d'amitié, proche en cela de ce qui lie deux frères, ce qui nous ramène à Castor et Pollux... à la différence qu'il s'agirait là de deux frères de... lait (bah oui, quand même, l'un est américain, l'autre chinois), ce qui veut dire la même mère nourricière, une mère en l'occurrence primitive, la "first cow", écho à Dame Nature, les grandes prairies, mais aussi les grands récits, ceux des origines qui ont forgé le mythe américain, la légende de l'Ouest, ici d'avant la Conquête, cette période de la cohabitation américano-britannique (sous le regard de l'Indien, un regard "éteint", à l'image de tout un peuple, socialement, culturellement, en voie d'extinction). Du roman de Raymond, Reichardt n'a conservé que ce qui en constitue le noyau (l'amitié), mais c'est aussi le socle sur lequel s'est fondée la littérature américaine. Il faudrait développer mais, question amitié, ce que raconte First Cow n'est pas sans rappeler Les Aventures d'Huckleberry Finn de Mark Twain (avec le réfugié chinois à la place de l'esclave noir)...

Résumons: De Old Joy à First Cow (il y a près de quinze ans d'écart entre les deux films, mais les deux récits de Jon Raymond, eux, ont été écrits à la même époque), en passant par Meek's Cutoff, l'axe que suit Reichardt s'apparente à un retour aux sources, qui a commencé avec l'esprit de Thoreau rôdant de nos jours dans une forêt de l'Oregon; s'est prolongé avec la conquête de l'Ouest via la piste de l'Oregon), pendant que de l'autre côté, à l'Est, Thoreau construisait sa cabane; pour se clore (momentanément?) à l'époque de la cohabitation, toujours dans l'Oregon, entre Américains et Britanniques, soit l'époque des trappeurs qui servira d'inspiration au grand Mark Twain... Autant dire l'Amérique dans ce qu'elle a de plus mythique, où le lait, de par sa symbolique (la blancheur originelle), trouve évidemment sa place. Le fait qu'il soit dérobé à un Anglais confère au geste un côté prométhéen. Voler le lait pour en faire don... euh non, le revendre (business is business) sous forme de donuts, essentiellement aux chasseurs du coin, a quelque chose de "fondateur". On peut y voir une métaphore de l'Union en train de se faire, de ce côté-ci de l'Amérique...

PS. Vingt ans plus tard, la Couronne britannique cédera l'Oregon. Et vingt ans plus tôt, il se passait quoi? Qui sait... pour Kelly Reichardt, peut-être le sujet de son prochain film (d'époque)...

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