mercredi 30 septembre 2020

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Harmonielehre: I, John Adams, 1985.

San Francisco Symphony / Michael Tilson Thomas (2010).

"The first part is a seventeen-minute inverted arch form: high energy at the beginning and end, with a long, roaming "Sehnsucht" section in between. The pounding E minor chords at the beginning and end of the movement are the musical counterparts of a dream image I’d shortly before starting the piece. In the dream I’d watched a gigantic supertanker take off from the surface of San Francisco Bay and thrust itself into the sky like a Saturn rocket." (John Adams)

lundi 28 septembre 2020

Ah Syd (2)

Etre une légende de son vivant.

Il y eut une dernière séance d'enregistrement au studio De Lane Lea, un épisode de folie pure qui donne naissance à trois des plus belles divagations de Syd Barrett. Une seule, malheureusement, est disponible en disque, Jungband Blues. La seule composition signée Barrett (chant et musique) de tout l'album A Saucerful of Secrets. A l'entendre, on comprend pourquoi Syd ne figure pas sur le reste du disque. "Même à ce point-là, Syd savait ce qui lui arrivait, prétend Jenner, "Jungband Blues" est une parfaite auto-analyse d'un état schizophrène: "It's awfully considerate of you to think of me here. And I'm most obliged to you for making it clear that I'm not here. And I'm wondering who could be writing this song" (C'est extrêmement prévenant de votre part de penser à moi. Et je vous suis très obligé de me rappeler que je ne suis pas ici. Et je me demande bien qui écrit cette chanson). Barrett invite même un orchestre de l'Armée du Salut à jouer au milieu du morceau, au grand étonnement de tous. Les deux autres titres, jamais sorties, sont inachevés. Le premier, "Scream Your Last Scream", ressemble à une explosion de folie à glacer les sangs: "Scream your last scream, old woman with a basket. Wave your arms madly, madly flat tops of houses. Houses mouses. She'll be scrubbing apples on all hours. Middle-dee tiddle with dumpty Mrs Dee. We'll be watching telly for all hours" (Lance ton dernier cri, vieille femme au panier. Agite tes bras comme une folle, follement, les toits plats des maisons. Maisons souris. Elle astiquera des pommes à quatre pattes. 'Middle-dee tiddle with dumpty Mrs Dee'. Nous regarderons la télé pendant des heures). L'autre, "Vegetable Man", est un chant de cinglé, d'après Jenner. "Syd était chez moi juste avant l'enregistrement et, comme il manquait une chanson, il fit simplement une description des vêtements qu'il portait et improvisa un refrain: Vegetable man, où es-tu?"
Jimi Hendrix, The Move, The Nice et Pink Floyd s'embarquent alors ensemble dans une tournée anglaise qui envenime encore plus les choses. Souvent, Syd n'arrive pas à l'heure et, parfois, ne joue même pas du tout. Pendant les voyages, dans le car de la tournée, il reste seul et semble absent, pendant que les autres membres du Floyd sympathisent avec The Nice - dont le guitariste David O'List remplace Syd lorsque celui-ci ne peut pas jouer. Selon la rumeur, Hendrix baptiste, non sans ironie, le leader de Floyd "Laughing Syd Barrett". On a du mal à imaginer que ces deux rois sans couronne de l'acid-rock ne se soient pas parlé. "Hendrix avait sa propre limousine et Syd parlait à peine, assure Jenner. A ce stade, il ne jouait qu'un seul accord pendant tout le set lorsqu'il se trouvait sur scène. Il était totalement impliqué dans ses expérimentations, d'une anarchie totale, et ne faisait plus attention aux autres membres du groupe."
Syd considère pourtant toujours le Floyd comme "son groupe". L'arrivée de David Gilmour, un vieil ami et bon guitariste qui venait de travailler avec divers groupes en France, semble aujourd'hui une manœuvre évidente: "A l'époque, Dave faisait de véritables démonstrations de technique hendrixienne avec sa guitare. Le groupe lui a donc demandé de jouer à la Syd Barrett. Le slide et l'écho, c'était exactement Syd", affirme Jenner. Gilmour, lui, nie ces allégations et atteste qu'il a enseigné lui-même cette technique unique à Barrett.
Le temps de quatre concerts à cinq membres et Syd Barrett est viré. Son dernier excès au sein de Pink Floyd: une répétition pendant laquelle il force le groupe à exécuter une de ses compositions. Une véritable torture mentale, puisqu'il en change à plusieurs reprises les accords, le tempo et les paroles. Le seul élément "stable" est le refrain, Barrett criant "Have you got it yet?" (Est-ce que vous comprenez là — apparemment le titre de la chanson) pendant que les autres entonnent en retour "non, non, non!" Il leur faut trois heures pour comprendre que Syd Barrett, à sa façon, leur dit "Allez vous faire enculer." Le jour suivant, alors que le groupe part donner un concert, Roger Waters interdit aux autres de passer prendre Barrett. Il ne jouera plus jamais pour le Floyd. La décision semble courageuse, mais très sévère. Dans le groupe, tout le monde pense qu'elle est justifiée, sauf Syd. Selon Jenner, "Syd a conservé une haine farouche du Floyd. Peut-être l'appelle-t-il toujours "son" groupe." Barrett s'échappe et trouve refuge dans l'arrière-pays rocailleux de Earl's Court, où il se plonge dans un nouveau voyage hallucinatoire, après être resté un moment à South Kensington, chez Storm Thorgeson: "Syd était vraiment en orbite. Il voyageait très vite d'une de ses planètes à l'autre et je pensais pouvoir agir comme un médiateur. Il faudra un jour comprendre que la folie de Syd n'est pas le fait d'un enchaînement linéaire de situations, mais plutôt d'une spirale d'événements qui ont fini par se télescoper et s'écraser sur lui. Il n'est pas resté longtemps chez moi, ça s'est plutôt mal terminé. Je ne pouvais plus supporter son regard."
Le Floyd et Blackhill Enterprises - leur compagnie de management - se séparent alors. Jenner choisit de suivre Barrett, pensant tenir là un meilleur joker. Ce qui arrive ensuite au Floyd appartient à l'histoire: ils ont survécu et se sont épanouis avec des albums concepts reflétant souvent les conditions mentales de leur ancien leader. Pendant ce temps, Syd, lui, ne s'est pas épanoui. Il lui faut une année sporadique, mais néanmoins active, pour terminer son premier album solo, The Madcap Laughs. Ses producteurs changent sans arrêt, de Peter Jenner à Malcolm Jones - qui abandonne en milieu de parcours. C'est finalement Dave Gilmour et Roger Waters qui finissent le disque. A cette époque, Syd Barrett est incapable de canaliser sa créativité et le résultat est souvent hétérogène et dur d'approche. Le Madcap (l'écervelé) s'agite étrangement dans son brouillard. Mais peut-être est-il en train de sombrer. "My head kissed the ground. I was half the way down. Please, lift  a hand, I'm only a person. With eskimo chain I tattoed my brain all the way. Would you miss me? Oh wouldn't you miss me at all?" (Ma tête s'est cognée par terre. J'étais à mi-parcours. Tendez-moi la main s'il vous plaît. Je ne suis qu'un être humain. Avec une chaîne eskimo, je me suis tatoué la tête. Est-ce que je vais te manquer? Oh, est-ce que je ne te manquerais pas du tout?). La plupart des morceaux, comme Terrapin, sortent de nulle part et se plantent là, devant vous, se tordent sous vos yeux. Ils n'existent que dans leur petit monde, tels des insectes bizarres ou des poissons exotiques que l'on observe dans leur aquarium. "Je pense que Syd était en forme quand il a enregistré The Madcap Laughs, déclare Jenner. Il écrivait encore de bonnes chansons, probablement dans le même état qu'à l'époque de 'Jugband Blues'." D'autres, comme Thorgeson, affirment le contraire: "Le problème, c'est que tout le monde devait supporter Syd, complètement rétamé au Mandrax la plupart du temps. Il déjantait pendant ces sessions, sa main dérapait sur les cordes de sa guitare et il lui arrivait de tomber de son tabouret."
Les souvenirs de June Bolan, l'ex-femme de Marc et à l'époque secrétaire de Peter Jenner, sont encore pires: "J'étais toujours là quand Syd sombrait dans la dépression à cause de l'acide. Il arrivait chez moi à 5h du matin, couvert de boue, lorsqu'il revenait de ses voyages psychédéliques dans Holland Park, poursuivi par la police. Pour lui, je représentais l'argent, un salaire, la sécurité. Il allait à l'auberge de jeunesse de Holland Park, grimpait sur le toit et disjonctait totalement, puis marchait jusqu'à chez moi, à Shepperd's Bush. C'était quelqu'un d'extraordinaire... Comme une bougie prête à s'éteindre. La grande illumination... Il consommait une énorme quantité d'acides. Beaucoup de gens peuvent le faire tout en menant une vie normale. Mais là, il en était à trois ou quatre acides par jour, chaque jour de la semaine. Comme c'était la drogue à la mode, à l'heure du thé chez des amis, on ajoutait une dose dans la tasse à votre insu. Ça arrivait souvent à Syd."
Barrett, le deuxième album, est enregistré plus rapidement. Dave Gilmour se charge de la production, avec l'aide de Rick Wright et de Jerry Shirley, le batteur de Humble Pie. "Trois choix s'offraient à nous pendant les séances en studio à Syd: on pouvait travailler vraiment ensemble et l'accompagner pendant qu'il enregistrait ses morceaux, mais c'était pratiquement impossible, bien qu'on y soit arrivés pour Gigolo Aunt. La seconde solution était d'enregistrer une sorte de base musicale sur laquelle on le faisait jouer. La dernière option était de le laisser poser ses idées à la guitare, avec les paroles, et de tenter ensuite d'en tirer quelque chose", se souvient Gilmour.
Le processus de désintégration de Syd Barrett continue tout au long de l'enregistrement, ce qui explique le son proche de celui d'une démo. A l'occasion, quelques chansons sont traversées par des éclairs de ce que peut être la sensibilité poétique de Syd. Comme Wolfpack ou Rats, avec leurs rimes à double sens, à la fois menaçantes et absurdes. "Rats, rats, lay down flat. We don't need you. We act like cats. If you think you're unloved, well we know about that" (Rats, rats, allongez-vous. On n'a pas besoin de vous. Nous sommes comme des chats. Si vous croyez que personne ne vous aime, nous savons aussi ce que c'est). Dominoes est très certainement le morceau le plus intéressant de l'album, le seul à donner une idée de ce que serait devenu Pink Floyd si Barrett avait mieux contrôlé son "orbite". Le morceau a quelque chose d'exquis, qui reflète l'atmosphère paresseuse d'un après-midi d'été anglais, défiant presque le temps et l'espace - "You and I / And dominoes / A day goes by" (Toi et moi / Et les dominos / Un jour passe) - avant de glisser vers un refrain purement floydien, tout droit sorti de More. "La chanson se terminait sur la voix de Syd et je voulais une fin progressive, j'ai donc rajouté ce passage moi-même, et même joué la batterie", affirme Gilmour.
Beaucoup de proches reconnaissent qu'à cette époque, Gilmour est le seul à pouvoir communiquer normalement avec Syd Barrett: "Personne ne peut vraiment y parvenir. J'ai fait ces albums parce que j'aimais les morceaux, et non pas, comme certains le pensent, parce que je me sentais coupable d'avoir pris sa place dans le Floyd. Je veillais sur lui pour éviter qu'il ne se détruise complètement. C'était déjà moi qui avais signé le mixage final de The Madcap Laughs." Entre les deux albums solos, la maison de disques décide d'organiser une série d'interviews pour Syd Barrett, dont le discours n'est pas taillé pour les médias. La plupart des journalistes sont incapables de trouver le moindre sens à ses vagabondages verbaux. D'autres se doutent que ça ne tourne pas très rond et soulignent avec précaution la maladie de Syd dans leurs articles. Peter Barnes l'a interviewé à cette époque. "C'était ridicule mais il fallait s'y faire. Syd pouvait sortir quelque chose de complètement incongru, comme 'Ça devient pesant, non?' et il fallait répondre 'Oui, Syd, ça devient pesant.' Et la conversation continuait là-dessus pendant cinq minutes. En fait, lorsqu'on réécoute les bandes, on se rend compte qu'il existe une certaine logique, sauf quand Syd répond brusquement à une question posée dix minutes avant, alors qu'on est sur un tout autre sujet." Une autre manie de Syd consiste à jouer obsessionnellement avec la fine crinière de cheveux plantés sur son crâne. Il a alors opté pour une coupe très courte. "Je ne peux me prononcer précisément, mais je crois voir dans ce geste un symbole, comme un adieu au statut de pop-star", avance Jenner.

A cette époque, Syd se plonge dans sa phase crépusculaire. Il habite la cave de la maison de sa mère, à Cambridge. C'est là que l'histoire devient terriblement déprimante. Interviewé par Rolling Stone à la fin 71, Barrett essaye de donner l'impression absurde d'être maître de lui. Il déclare même avoir les pieds sur terre. Un an après, le supplice de sa propre inertie est insupportable et il devient complètement dingue. Il se fracasse la tête au plafond de sa cave. Il retourne pourtant en studio pour tenter d'enregistre un nouvel album. "Un avortement, selon Barnes. Il n'arrêtait pas d'enregistrer des prises de guitare les unes sur les autres, jusqu'au chaos musical. Il ne voulait montrer ses paroles à personne car, en fait, je pense qu'il n'en avait pas du tout écrites." Jenner était aussi présent: "C'était terriblement frustrant parce que parfois, en éclairs instantanés, l'ancien Syd réapparaissait, puis le chaos reprenait le dessus." Rien de concret ne se dégage de ces sessions.
Sous l'influence de Twink, ex-batteur de Tomorrow, des Pretty Things et des Pink Fairies, il rejoint Stars. Twink est lui aussi originaire de Cambridge, connaît Barrett et pousse "l'écervelé" à former un groupe avec lui et le bassiste Jack Monck. Le seul concert important de Stars a lieu au Corn Exchange de Cambridge, en première partie de MC 5. Après une demi-heure d'une totale cacophonie, Barrett débranche sa guitare et quitte la scène pour retourner dans la cave de sa mère. Depuis lors, Syd Barrett aurait travaillé en usine (pendant une semaine), fait le jardinier, tenté sa chance en école d'architecture, fait pousser des champignons dans sa cave, été clochard, traîné dans les rues de New York en jouant de la musique, essayé de devenir roadie de Pink Floyd... Ces histoires sont de sources diverses. La plupart sont certainement fausses. Une seule chose est sûre: Syd Barrett est incapable d'écrire la moindre chanson ("Ou alors, il refuse de montrer quoi que ce soit", dixit Jenner). Il s'est en tout cas imposé comme l'une des plus mystérieuses personnalités du monde rock, Arthur Lee et Brian Wilson étant ses deux seuls concurrents à pouvoir prétendre à cette curieuse notoriété en demi-teintes, proches du mythe. En France, aux Etats-Unis, au Japon, la légende Barrett existe toujours. Dans les années 70, une association, "The Syd Barrett International Appreciation Society", basée en Grande-Bretagne, a même publié des magazines, fabriqué de T-shirts et des badges. "J'en ai parlé à Syd une fois, il a juste déclaré que c'était OK. Ça ne l'intéressait pas. L'ironie, c'est qu'il est beaucoup plus connu maintenant en tant que star restant dans l'ombre que lorsqu'il enregistrait encore. Il pense encore pouvoir faire un troisième album. Dave est le seul qui pourrait l'aider. Ils semblent partager quelque chose", affirme Peter Barnes. Pour David Gilmour, les liens ne sont pas aussi forts. "Premièrement, j'ignore ce que pense Syd et comment il pense. Bien sûr, je serais prêt à retourner en studio avec lui. La dernière fois que je l'ai vu, à Harrod's, on s'est juste dit bonjour, rien de plus. Syd était étrange, même à Cambridge. On le respectait déjà là-bas. A mon avis, un problème familial est à l'origine de tout. La mort de son père l'a profondément bouleversé et sa mère l'a trop gâté, en le traitant comme une sorte de génie. Je me suis vraiment inquiété au moment de l'enregistrement de 'See Emily Play'. Il a commencé à devenir étrange, son regard terrifiant est apparu pour la première fois. Il est évident qu'on m'a fait venir pour le remplacer, au moins sur scène. Mais il était impossible de savoir ce qu'il en pensait. Je crois honnêtement que Syd n'a même pas d'opinion. Il fonctionne à un niveau de logique complètement différent. Certains diront qu'il était perdu dans des hauteurs cosmiques. Tout ce que je peux dire, c'est que ça ne tournait pas rond. Ça ne peut pas être entièrement la faute des drogues. On avait tous les deux essayé l'acide avant le Floyd. C'est plutôt une petite folie (mental mania) qui a fini par lui échapper totalement. Je me souviens de toutes sortes de choses bizarres: à une époque, il portait du rouge à lèvres, des talons aiguilles et était persuadé d'avoir des tendances homosexuelles. On sentait tous qu'il avait besoin d'un psychiatre. Quelqu'un a passé une cassette d'une de ses interviews au psychiatre R. D. Laing et celui-ci a déclaré Syd incurable. Qu'est-ce qu'on pouvait faire? Peut-être que livré à lui-même, il serait capable de s'en sortir. Mais c'est une tragédie, car c'était un précurseur. Un grand, comme il n'en existe que trois ou quatre, de la trempe de Dylan. Ce n'est pas juste, car Syd n'est pas heureux. Et c'est ça qui compte. Ça fait peut-être partie des inconvénients d'être une légende de son vivant." (Nick Kent)

A écouter aussi:

Golden HairThe Madcap Laughs
No Good TryingThe Madcap Laughs
Baby LemonadeBarrett
Love Song, Barrett
- Wined and Dined, Barrett

BonusThe Abbey Road Sessions (1974).

dimanche 27 septembre 2020

Une balle au coeur


Une balle au cœur de Jean-Daniel Pollet (1966).

Le pays des dieux et des héros.

Une balle au cœur a le charme et la beauté des films de la Nouvelle vague dont il représente une sorte de "face cachée" (le film de Pollet qui n'a connu aucun succès à sa sortie - coïncidence amusante, il a été tourné entre le 24 mai et le 18 juillet 1965, soit, aux jours près, la même période que Pierrot le fou de Godard - est resté longtemps invisible par la suite), en même temps qu'il fait écho à ses précurseurs: le scénario a été co-écrit par Pierre Kast, alors que pour le précédent film, Bassae, un court-métrage sur le Temple d'Apollon, c'est Alexandre Astruc qui avait collaboré au scénario. Kast et Astruc, c'est la génération de Bazin, de Doniol, de Rohmer... le début des Cahiers. Pour l'anecdote, on notera que le personnage du réalisateur qu'on voit dans le film se nomme "Kastruc". Kast et Astruc, donc, le mixte est étonnant tant les deux cinéastes diffèrent: légèreté, si ce n'est désinvolture (très NV pour le coup) chez le premier; gravité et goût du lyrisme (plus proche du cinéma classique) chez le second... Pollet les intègre pour mieux les dépasser. Une balle au cœur, c'est ça: une tragédie grecque filmée comme une série B. Mixte que résument les deux personnages féminins que rencontre Francesco (Sami Frey), bel aristocrate sicilien - un petit "guépard" - qui a été dépossédé de son palais, son seul bien, par un maffioso revenu d'Amérique (dont il veut dès lors se venger, tout en échappant à ses sbires): Carla (Jenny Karézi), la chanteuse de bar (un faux air de Sylvie Vartan brune), côté Astruc; puis, côté Kast, Anna (Françoise Hardy), la jeune instit' fleur bleue (qui n'a pour palais qu'une salle de classe avec 28 têtes en rangs d'oignons), personnage pour le moins évanescent (c'est quasiment Françoise Hardy dans son propre rôle, s'essayant gauchement au cinéma), sans qu'on sache si l'interprète de "Mon amie la rose", devenue l'égérie de Courrèges, n'est là qu'en guest star, imposée par la production, ou si beaucoup de ses scènes ont été coupées au montage. Quoi qu'il en soit, c'est surtout sa plastique, se découpant sur les paysages, les décors naturels de la Grèce antique - à l'image des séminaristes allemands en soutane rouge -, qui semble justifier sa présence, conférant au film une grâce, certes artificielle (ah, le vert de la robe, la fuite éperdue à travers la dune, les oranges qui tombent du panier, puis le corps allongé dans l'herbe, telle "la dormeuse du val", au milieu des coquelicots), mais finalement très polletienne, pour contrebalancer l'aspect désabusé qui, à travers les autres personnages, imprègne le récit. S'y dégage une innocence qui, mêlée au tragique de l'histoire, à la majesté des temples visités, est celle du cinéma de Pollet, telle qu'on la trouve dans le reste de son œuvre (qu'il s'agisse de fictions ou de documentaires), celle dont témoigne Claude Melki, son acteur fétiche, innocence gravée à même le marbre (keatonien) de son visage. Si le film débute et se termine en Sicile, c'est bien la Grèce qui en est le cœur. La Grèce, du Parthénon à Skyros, "le pays des dieux et des héros", terre chérie par Pollet, berceau de notre civilisation et théâtre ici d'un monde corrompu dont on ne peut échapper, que l'on s'enferme dans sa chambre ou qu'on se réfugie sur une île... un monde dont il ne reste plus qu'à disparaître. 

samedi 26 septembre 2020

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Pigeons, Bill Callahan, 2020.

"Les pigeons ont mangé le riz du mariage".
(Bill Callahan: de Johnny Cash à Leonard Cohen)

vendredi 25 septembre 2020

Ces choses-là


Les Choses qu'on dit, les choses qu'on fait d'Emmanuel Mouret (2020).

Les possibilités du dialogue.

"Il parsèmera son récit de petites circonstances si liées à la chose, de traits si simples, si naturels, et toutefois si difficile à imaginer, que vous serez forcé de vous dire en vous-même: 'Ma foi, cela est vrai; on n'invente pas ces choses-là.' C'est ainsi qu'il sauvera l'exagération de l'éloquence et de la poésie; que la vérité de la nature couvrira le prestige de l'art, et qu'il satisfera à deux conditions qui semblent contradictoires, d'être en même temps historien et poète, véridique et menteur." (Diderot,  Les Deux Amis de Bourbonne, 1770)

Il y a beaucoup de musique dite classique dans le dernier Mouret, de Chopin à Satie en passant par Debussy, Haydn, Mozart, etc... mais celle qui revient le plus c'est la musique de Chopin. Berceuse, valses, préludes, nocturnes..., Chopin accompagne le film du début à la fin, lui conférant sa couleur "romantique". Un romantisme que certains, pour le coup, trouveront trop marqué, reprochant à la musique de surligner à l'excès des situations narratives, jugées déjà romantiques. C'est vrai qu'on parle de musique "additionnelle" pour définir ce type de musique dans un film, et que là, l'addition est conséquente. Pour autant, elle n'est jamais lourde. Comme si une autre fonction, que celle d'accompagner, lui était assignée. Laquelle? Disons d'abord que cette musique, qui a traversé tout le XIXe siècle, relève d'un romantisme particulier, puisque, à la différence de celui des autres arts, le romantisme en musique, par la puissance de son expression, fondée sur l'émotion, a fini par transcender la notion même de style, dépassant les oppositions pour établir une sorte de continuum entre classique et moderne. Disons ensuite que le récit des Choses... emprunte, lui, davantage au romanesque qu'au romantique. Non pas en célébrant le premier (le corps romanesque du film) au détriment du second (l'habillage romantique par la musique), car même s'il y est question de désir mimétique, le film ne s'inscrit nullement dans ce registre. Si René Girard est indirectement cité, à travers la figure du philosophe (joué par Claude Pommereau, l'éditeur du magazine Beaux Arts), ses théories ne servent en rien à organiser le récit, elles ne sont là que comme motifs, pour enrichir le point de vue d'un des personnages (Daphné/Camélia Jordana). La "vérité" n'y est pas plus l'apanage du romanesque que le "mensonge" celui du romantisme. Les deux s'entremêlent, de sorte que c'est plutôt le doute qui alimente le film. Et ce, non pas à travers un quelconque jeu d'échos entre musique et récit, mais à l'intérieur même du récit, par le mouvement que les dialogues y impriment, quant aux paroles tenues et aux actes qui s'ensuivent, fidèles ou inconséquents... Des "choses" qui relèvent du para-doxal, avec son lot d'incertitudes, pour le personnage de candide qu'incarne Niels Schneider (équivalent de ceux joués par Emmanuel Mouret dans ses précédents films), ici un jeune romancier qui n'écrit pas (mais parle et écoute, se confie et reçoit les confidences): un beau personnage, à la beauté d'un berger grec (ou d'un troubadour, "courtoisement" amoureux: cf. le plan où il jongle avec des pommes sur les remparts d'un château, sous l'œil amusé de Daphné la bien-nommée), séduisant autant que séducteur, ni désespérément romantique (à la Werther), ni cruellement romanesque (à la Don Juan), ou alors un peu des deux, maladroitement, sachant que le roman qu'il n'arrive pas à écrire, cette "histoire de sentiments", c'est le film qui va l'écrire à sa place. Le récit navigue ainsi constamment entre ce qui se dit (ou ne se dit pas) et ce qui se fait (ou ne se fait pas), en termes d'amour et de désir... épousant la forme "dix-huitiémiste" des romans, mieux: des contes, où se manifeste le plaisir de raconter, et dont le meilleur exemple est bien sûr Diderot (que lit un des personnages, au même titre que Balzac, deux auteurs que celle qu'il aime lui "jette à la figure" lorsqu'il la quitte — provisoirement, l'homme est inconstant). Mouret atteint avec les Choses... un degré de raffinement qu'il n'avait jusque-là jamais atteint, ses récits dans le récit, typiquement diderotiens, s'emboîtant avec une incroyable fluidité, au point d'ailleurs qu'on peut se demander si l'expérience de Mademoiselle de Joncquières - adaptation de l'histoire de Madame de La Pommeraye que raconte l'hôtesse dans Jacques le Fataliste - n'était pas le préalable pour passer au niveau supérieur. Cet "art de la conversation" que chérissait Madame de Staël trouve là, cinématographiquement parlant, son plus bel héritage. Non seulement par l'agencement harmonieux du récit qui nous est fait, mais plus encore, la profondeur de ses personnages: je pense en particulier au couple désaccordé formé par Vincent Macaigne (admirable de fragilité) et Emilie Dequenne (le plus bouleversant des personnages, antithèse de La Pommeraye). Soit la part romanesque du film. Et la musique alors? Eh bien, comme contrepoint au romanesque. Qui fait que c'est le film dans son ensemble, avec toutes ses lignes, qui est musique, la bande originale n'étant plus là seulement pour accompagner mais bien dialoguer avec ce que raconte le film. Et provoquer en nous cette joie qui nous étreint.

mardi 22 septembre 2020

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B.O. du film Delphine d'Eric Le Hung (1969).

Puisqu'on parlait de Roland Vincent...
Deux extraitsL.S.D. Partie et A la Miles.

Et puis, qui dit Roland Vincent dit aussi Michel Delpech, et en 1969, Delpech + Vincent = Wight Is Wight, leur plus grand tube, évocation folkie et "hippie pie" du festival de Wight 69 (avec Dylan mais sans Donovan qui, lui, ne viendra que l'année suivante, encouragé, qui sait, par le succès de la chanson).
Bonus: La version instrumentale, beaucoup moins connue (ah, les cloches tubulaires!).

dimanche 20 septembre 2020

Vecchiali: arrêt sur image


Un soupçon d'amour de Paul Vecchiali (2020).

Le secret magnifique.

Nous avions quitté Paul Vecchiali sur une épure: Les 7 Déserteurs ou la Guerre en vracun film dédié à Fuller, Bernard, Wellman et Godard. Dans l’ordre. C’était sur la guerre, mais en vrac, c’est-à-dire sans ordre, ce qui n’empêchait pas Vecchiali d’y faire preuve de sa rigueur toute mathématique. Les sept déserteurs faisaient penser aux Sept contre la mort, le dernier Ulmer... sauf qu'ici, ça ne se passait pas dans une caverne, mais dehors, dans des décombres, au milieu de la nature (l’arrière-pays niçois), ce qui donnait un petit côté straubien au décor, genre Ouvriers paysans... à la différence que là, il n’y avait rien à reconstruire, pas d’illusion, le désespoir y était total, éclairant la campagne d’une lumière plutôt tchékhovienne.
La guerre donc. C’était monologué, dialogué, chantonné... il y avait d’ailleurs une chanteuse, Simone Tassimot, déjà présente dans les derniers Vecchiali, comme Pascal Cervo et Astrid Adverbe, le couple des Nuits blanches de nouveau réuni, Marianne Basler, la rose de Vecchiali, peut-être le cœur fantôme du film, et trois nouveaux, Bruno Davézé, Ugo Broussot, Jean-Philippe Puymartin, par ordre de... disparition, tous venus de la scène. Le film c'était ça: un "petit théâtre en plein air", quelques tréteaux, un texte et des comédiens, voix claires dans la clairière. C’était simple, intelligent, généreux. Et le dernier plan, avant le générique de fin, la main tavelée de Vecchiali éteignant le magnétophone - les bruits de la guerre - qui était resté dissimulé dans l’herbe, était magnifique. Cette main rappelait celle de Visconti au début de l’Innocent. De sorte que la référence "cachée" du film, c'était peut-être bien lui, Visconti, cinéaste admiré de Vecchiali, ici à travers son dernier film, qui opposait le désespoir d'annunzien à l'énergie stendhalienne, cette fameuse "chasse au bonheur", écho à ce que disait Guiguet - grand admirateur, lui aussi, de Visconti - à propos des personnages vecchialiens.
Deux ans après la guerre, nous voilà avec Un soupçon d'amour sur un autre champ de bataille, celui du deuil et de l'inconsolation. Et toujours cet art de la déflagration dont parlait Guiguet qui fait communiquer chez Vecchiali le visible et l'invisible, les vivants et les morts. (Je pense soudainement aux Passagers, le dernier long-métrage de Jean-Claude Guiguet, et ce dernier plan, de nuit, lorsque le tramway passer à proximité d'un cimetière et que Véronique Silver, la passagère-narratrice, souhaite bonne nuit à ses "chers dormeurs".)
Un soupçon d'amour s'ouvre sur un paysage: un jardin, au loin le joli village de Ramatuelle, et au premier plan, un transat vide. Cette image-seuil va hanter le film, qui commence, une fois le rideau levé, par une pièce de Racine, Andromaque, dont les répétitions n'ont pas la même fonction que chez Rivette dans l'Amour fou. L'amour y est celui d'une mère pour son enfant - Marianne Basler en Andromaque (écho à Sonia Saviange dans Femmes Femmes) -, amour d'une tendresse infinie, si fort qu'il semble annihiler le sentiment de jalousie et de haine qu'elle devrait nourrir à l'égard de celle - Fabienne Babe, la "remplaçante" - qui a été, est peut-être encore la maîtresse de son mari (Jean-Philippe Puymartin).
Amour fou donc, lui aussi, hors-norme, mais d'une folie troublante qui révèle assez vite son caractère in-sensé. Le personnage a beau donner le change - superbe séquence chantée avec Fabienne Babe, clin d'œil à la Lola de Demy, que rejoint Marianne Basler pour un numéro de duettistes tel que les affectionne Vecchiali -, réservant sa "folie" à son mari (non dupe, c'est pour cela qu'il erre dans le film, entre les deux femmes, entre celle qu'il aime et celle qui lui a permis/lui permet encore de supporter la perte), il n'y a rien de pacifié dans Un soupçon d'amour. La douleur y est constante. Une certaine violence se fait sentir également, violence qu'on pourrait dire contenue, ou simplement esquissée, comme toujours chez Vecchiali, du fait de son amour pour ses personnages-comédiens (qui le lui rendent bien), mais que trahissent les "orages" musicaux de Roland Vincent, éclats à la Prokofiev, à la Bernard Herrmann aussi, car il y a évidemment un peu de Hitchcock là-dedans, dans ce qu'il en est du suspense. Le "soupçon" du titre, c'est celui qui, tout au long du film, pèse sur la réalité du lien entre Marianne Basler et son fils. Là est le suspense. Un suspense d'amour. Qui ne sera levé qu'à la fin, même si le secret à ce stade du film n'en est plus vraiment un, tant la vérité se devine bien avant, ce qui n'a pas d'importance, l'essentiel étant moins la révélation par elle-même que la façon, très vecchialienne, de la mettre en scène.
Le dernier plan est une reprise du premier, plus précisément des plans qui dans le film venaient répéter le premier, en le complétant, en l'habitant, comme peuvent le faire les revenants. Soit le mouvement inverse des 7 Déserteurs, qui voyait les personnages "déserter" l'un après l'autre le film. Ici, on part de l'absence, qu'il va falloir combler, à tous les niveaux. Et ce, au delà du dérèglement psychique de son héroïne, par le biais de l'art. Du théâtre au cinéma, il n'y a qu'un pas, c'est d'ailleurs celui qu'envisage de faire le personnage de Marianne Basler, alter ego de Vecchiali qui, lui, a dû attendre l'équivalent d'une vie pour transposer ce qui n'avait pu être écrit - un roman - en film. Son œuvre n'en portait jusque-là que la trace, voile zébré de fulgurances.
Si le film est dédié à Douglas Sirk, c'est bien sûr parce qu'il s'agit d'un mélodrame, même si on est loin des mélos flamboyants de l'auteur d'Imitation of Life. J'y verrais aussi un écho au propre destin de Sirk (comme à celui de Christiane Vecchiali, la sœur bien-aimée, alias Sonia Saviange) qui a perdu un fils, mort sur le front russe à l'âge de 19 ans (un fils qu'il ne voyait plus, empêché par la mère, convertie à l'idéologie nazie) et dont Le Temps d'aimer et le Temps de mourir relate indirectement la quête pour le retrouver. Reste que le dernier plan n'est pas sirkien. C'est celui d'une mère affolée, accourant, le médicament en poche, vers son fils malade (qu'on ne voit pas). Puis l'image s'arrête. Comme à la fin de... bah, encore l'Innocent, quand Jennifer O'Neill s'enfuit, affolée elle aussi (le mouvement est dans l'autre sens), après avoir découvert le corps de Giancarlo Giannini, l'amant-infanticide qui vient de se donner la mort, et que, le personnage s'éloignant, l'image s'arrête pour laisser défiler le générique. Un dernier plan qui ferait ainsi de Visconti, la référence ultime chez Vecchiali, par ce qu'il représente finalement: l'artiste par excellence, engagé jusqu'à la mort (Visconti a dirigé l'Innocent à demi paralysé) sur la voie de la beauté et de la passion.
L'arrêt sur image, c'est l'arrêt du mouvement, non par épuisement, mais quand deux forces contraires s'équilibrent et créent un point d'arrêt. C'est le cas ici, à travers l'image de l'affolement qui conjugue à parts égales l'inquiétude la plus extrême et l'espoir qu'il n'est pas encore trop tard. Ce qui se passe après, une fois que Marianne Basler a rejoint son enfant, n'appartient pas au film. Le film s'arrête quelques secondes avant. Avant l'effusion, avant le torrent de larmes, en accord avec le désir de Vecchiali de représenter, via ce dernier plan, ce qui peut rester d'un deuil, si longtemps après. Non pas vingt ans après, ça c'est le film, ni même vingt-cinq, quand Vecchiali tournait Corps à cœur et sublimait la douleur dans l'apothéose d'un finale (Hélène Surgère + le Requiem de Fauré) digne des plus beaux mélos du cinéma, mais soixante-cinq ans après, quand le souvenir, bien que toujours douloureux, n'arrache plus de larmes, à l'image de l'art, devenu merveilleusement "sec", que Vecchiali pratique aujourd'hui. Pas un art sans larmes, mais d'où ne s'échapperait qu'une seule larme. Une "larme d'amour" (un soupçon) qui vaudrait pour toutes les autres, s'écoulant invisible et sans fin...

samedi 19 septembre 2020

Une rouquine dans la bagarre

On continue. Guiguet, donc, il y a plus de quarante ans, parlait d'un art de la déflagration à propos du cinéma de Vecchiali. Soit, c'est aussi comme ça que je l'ai compris, un art qui à la fois "détone" et "détonne", puis enflamme le film... Et qui dit flamme dit Myriam Mézières dans Change pas de main, Myriam Mézières en privée nue sous son imper, voilà qui déto(n)e et enflamme. Justement, parlons-en de ce film, exemple parfait de "déflagration".



Change pas de main de Paul Vecchiali (1975).

C'est entendu: à côté de ses autres films, comme l'EtrangleurFemmes femmes ou Corps à cœur (pour s'en tenir à la production des années 70), Change pas de main, le fameux porno de Paul Vecchiali (quand l'ancien de l'X s'essayait au X), est une œuvre mineure - quoique ambitieuse, puisque visant à mêler comédie musicale, polar et pornographie -, dont l'originalité tient d'abord à ce mélange des genres, mélange difficile, sinon impossible, quand ça touche le porno, expliquant le choc ressenti à la vision du film, choc qui vient non seulement des scènes pornographiques, que Vecchiali incruste sans ménagement (1), de manière frontale (Jean-François Davy, ici producteur, les a utilisées pour son film Exhibition), mais aussi du fait que de telles scènes, quoi qu'on dise, ne s'intègrent jamais véritablement au récit... Car si l'érotisme se combine idéalement à la comédie musicale (ainsi le début du film, dans la boîte de nuit au nom sternbergien, Shanghai Lily, avec le strip-tease "enchanté" de Mona Mour) et au polar (un polar hawksien, à la Chandler - sans les crêpes -, quoique là c'est surtout à Mocky que l'on pense, à travers l'héroïne - Myriam Mézières en détective privée, nue sous son imperméable - et certains personnages comme celui, très poétique, que joue Marcel Gassok, ou encore, bien sûr, celui du colonel, interprété par Michel Delahaye, un ancien de l'OAS, cloué sur son fauteuil roulant, ce qui, avec ses bras trop longs, le fait ressembler à un grand singe malade - dixit Hélène Surgère, parfaite en bourgeoise politicienne)... le porno, lui, mécanique et sans humour, reste désespérément off. Une image conforme au regard que porte Vecchiali sur la pornographie (dans sa forme commerciale), le tout-voir que celle-ci représente, opposé à ce qui, dans l'érotisme (cf. la scène d'amour entre la détective et son assistante) et le film noir, demeure obstinément caché... Mais la grande force du film, c'est bien sûr l'inversion des clichés, qui voit les femmes tenir ici les rôles habituellement réservés aux hommes: figure politique, détective privé, réalisateur de porno, et même spectateur/consommateur, les hommes, eux, se trouvant réduits à l'état d'homme-objet, de pauvre pantin, voire d'handicapé. D'aucuns y verront un grand film féministe, je ne sais pas... Change pas de main est un film à la fois de son temps - nous sommes en 1975, l'an 1 de l'ère giscardienne, qui libéralise le porno (avant de le réprimer quelques mois plus tard avec la loi sur le classement X) en même temps qu'il propulse quelques femmes au pouvoir - et hors du temps, quand il rend ainsi hommage au cinéma d'hier. Sa beauté, que le porno vient souligner par contraste, est réelle. Elle tient à pas grand-chose (d'où sa valeur): le jeu inflexible d'un acteur, l'humour dévastateur d'une réplique (les dialogues ont été écrits, outre Vecchiali, par Noël Simsolo) - quand par exemple, à la fin, Hélène Surgère, en passe d'être nommée ministre, flingue son pervers de fils (Jean-Christophe Bouvet, "introduced"), partouzeur nécrophile et cause indirecte de tout ce cirque, et déclare: "il m'aura emmerdé toute la vie ce p'tit con" (2) -, la délicatesse, très jazzy, d'une musique (signée Roland Vincent et jouée par Marcel Azzola)... Il y a là une véritable alchimie qui finit par dépasser le caractère purement subversif du film pour atteindre, aux moments les plus inattendus, à la faveur d'un geste, d'une expression ou d'un simple regard, une émotion qu'on serait en peine de trouver ailleurs, dans des films disons plus confortables.

(1) L'autre titre du film (que préfère d'ailleurs Vecchiali, il l'a conservé en sous-titre) était "Le sexe à bout portant" (ça détone), qui mêle porno et polar, alors que Change pas de main joue sur l'ambiguïté de l'expression, évoquant à travers le mot "main" à la fois une pratique sexuelle (ce que renforce les trois points d'exclamation, normalement présents dans le titre, signe là aussi de détonation) et l'idée de "manipulation" qui est au cœur du film. Change pas demain, le titre d'exploitation imposé au départ par la censure ne veut évidemment rien dire.

(2) Clin d'œil au dernier plan du film Assassins et Voleurs de Sacha Guitry, lorsque Poiret tue Serrault et conclut:  "Cet homme-là, il m'aurait emmerdé toute ma vie".



BonusExtraits de Paul Vecchiali - La maison cinéma (textes de Matthieu Orléan), 2011.

jeudi 17 septembre 2020

Tout est vrai



Femmes Femmes de Paul Vecchiali (1974).

Paul Vecchiali par Jean-Claude Guiguet.

Un texte de 1977, alors que Vecchiali n'a encore à son actif que quatre longs métrages (les Ruses du diablel'EtrangleurFemmes FemmesChange pas de main) - plus un cinquième, la Machine, dont il n'est pas question ici -, et que Guiguet s'apprête, lui, à réaliser son premier (les Belles Manières, produit par Diagonale, la société de production de Vecchiali). Texte qui reste parfaitement actuel, si l'on pense aux grands films suivants (Corps à cœurEncore/Once more...) et même au tout dernier (Un soupçon d'amour):

S'il faut mettre en évidence une constante dans ce cinéma du doute et de l'insécurité pratiqué par Vecchiali, je dirai que tous ses personnages aspirent fondamentalement au bonheur.
La mise en scène enregistre, dans un premier temps et souvent avec une minutie d'artisan, les motifs de cette aspiration essentielle: scènes du travail quotidien de Ginette dans les Ruses du diable, déambulations nocturnes d'Emile dans l'Etrangleur, jeu permanent d'Hélène et Sonia dans Femmes Femmes, enquête de Melinda dans Change pas de main.
Mais ce désir fou est toujours contrecarré dans son élan. Les obstacles qui se dressent devant lui ne prennent pas le visage connu des schémas ordinairement placés sur l'itinéraire des personnages. Pas de panneaux indicateurs jouant un rôle déterminant dans l'orientation de la fiction. Leur nature profonde ne relève pas d'une réalité historique, politique ou psychologique mais de la seule structure mentale.
C'est l'extrême vulnérabilité des personnages vecchialiens face à la mort qui enraye leur marche au bonheur, comme ces remous ou ces perturbations imprévus qui déjouent dans le système climatique l'ordre des prévisions atmosphériques. Cette vulnérabilité est liée à leur intraitable lucidité. Pour eux, l'angoisse mortelle n'est pas autre chose que l'envers de l'aspiration au bonheur. Elle est aussi sa raison d'être et peut prendre au niveau de son expression la plus extérieure, le plein de l'obsession morbide ou le délié de l'inquiétude légère.
Quoi qu'il arrive sur le parcours de l'anecdote afin de la déjouer, cette angoisse ruine souterrainement l'équilibre des apparences. Autant de secousses imperceptibles qui faussent les perspectives, brouillent les règles du jeu social, affaiblissent les résistances. Les dernières barrières s'écroulent, le monde se dérègle: c'est quand elle accède à l'insouciance du luxe que l'héroïne des Ruses du diable est saisie à l'improviste par l'irruption soudaine du cauchemar. Emile se trompe de victime, tandis que des animaux effrayants envahissent l'appartement de Femmes Femmes brusquement vidé de ses meubles.
Irritant, inquiétant ou impressionnant selon les circonstances ou les heures, ce délire ne relève jamais d'une singularité d'ordre clinique ou psychotique. Il est garant d'une réalité sous-jacente qui est aussi la réalité. Seule la lucidité permet ce phénomène d'agrandissement. Elle élargit les limites de la perception. Ce n'est pas l'artifice qui remplit alors l'écran mais la vérité du cinéma car chez Vecchiali "Tout est vrai".
Tout est vrai parce que tout est mortel. Vouloir le bonheur jusqu'à l'angoisse, c'est aussi pouvoir accepter la fin de ce privilège qu'est la vie. Sur l'image nocturne du générique de l'Etrangleur, on peut reconnaître le portrait à la fois intime et exhibitionniste de tous les personnages vecchialiens: "O nuit cache ma peine, elle est de n'être rien et de vivre". Personne n'est dupe du tour que le malheur s'apprête à jouer ironiquement. Par sa fatalité, ses caprices et sa mise en scène fondée sur le hasard, la mort devient le partenaire privilégié d'une partie décisive.
Tous les personnages de Vecchiali mettront en scène et chacun à sa manière le temps qui leur reste à vivre. La magie du cinéma intervient ici comme un ultime et magnifique étourdissement, jeu de miroirs habile réfléchissant à l'infini toutes les images réelles ou virtuelles d'avant la chute. Femmes Femmes reste à ce jour sur ce plan précis le film référentiel par excellence, éclairant rétrospectivement les trois autres.
L'art et la vie, la vérité et le mensonge, le jeu et la mort ne sont plus le lieu d'affrontements contradictoires mais vécus dans une harmonie où les barrières sont abolies. On ne saura jamais si Hélène et Sonia, la blonde et la brune, la lumière et l'ombre sont deux ou une seule personne écartelée.
De même est-ce l'espace scénique de l'appartement qui s'ouvre sur le cimetière Montparnasse ou l'inverse? Le regard privilégié par le réalisateur est-il un dernier regard avant l'abîme ou déjà un regard d'outre-tombe dirigé vers le monde des survivants?
L'art de Vecchiali est un art de la déflagration. Les cloisons s'effondrent pour permettre l'échange entre le visible et l'invisible afin de réaliser la communication entre les vivants et les morts. (Jean-Claude Guiguet, "Paul Vecchiali ou le triomphe de la lucidité", Cinéma 77 n°224-225, août-septembre 1977)

mardi 15 septembre 2020

Ruizomes




Mystères de Lisbonne de Raúl Ruiz (2010).

A mon père, qui aimait les jardins.

Dans l’œuvre pléthorique, protéiforme, labyrinthique et donc insaisissable de Raúl Ruiz, beaucoup s’accordent à reconnaître une inflexion après l’Œil qui ment (1992) - un film au titre emblématique -, où Ruiz avait exacerbé la part d’hermétisme (récit déconstruit et volontiers énigmatique, univers fantastico-onirique, etc.) à laquelle se trouve confronté le spectateur à la vision de ses films, véritable point d’orgue de ce "baroque surréaliste" qui le caractérise (1). Disons, pour simplifier, qu’à partir de Trois vies et une seule mort (1995), le film suivant, le cinéma de Ruiz devient plus proustien que borgésien et qu’au fil des ans il tend même à devenir de plus en plus proustien, sans pour autant congédier la part borgésienne qui lui est propre - de sorte qu’un film comme le Temps retrouvé (1998), qui marque la rencontre officielle entre Ruiz et Proust, apparaît moins comme une adaptation de Proust que comme une tentative (réussie) de Ruiz pour intégrer l’univers de l’écrivain au sien. Aujourd’hui, avec Mystères de Lisbonne et sa structure feuilletonesque, le récit gagne en fluidité (le roman-fleuve), ce qui ne veut pas dire en vraisemblance (le récit cultive à loisir les invraisemblances) mais en cohérence, en "co-errance", les histoires s’assemblant, voire s’emboîtant, telles des matriochkas, autour de la double intrigue que constituent les origines de l’enfant sans nom (João alias Pedro da Silva ou X, c’est tout comme) et les multiples identités du père Dinis, dont le passé reste mystérieux, proche en cela d’autres héros de la littérature, tels le Vautrin de Balzac ou le Rodolphe d’Eugène Sue, mais aussi, à travers son rôle de confident et d’embrayeur de fiction, l’abbé Faria d’Alexandre Dumas.

Ruiz mode d’emploi.

Aux dires mêmes de Ruiz, Mystères de Lisbonne est conçu "comme un puzzle dont chaque scène est un seul plan, et chaque plan une pièce.(2) Du jeu de l’oie au puzzle, en passant par le labyrinthe, le cinéma de Ruiz est depuis le début placé sous le signe du jeu. Le jeu au sens du ludus (Roger Caillois), si l’on considère le plaisir éprouvé par tout artiste à résoudre une difficulté créée par lui-même dans le seul but d’en venir à bout, mais aussi au sens pulsionnel du terme, qui fait du jeu une vraie poétique de l’égarement, où le plaisir est moins dans la réussite du jeu (sortie du labyrinthe, achèvement du puzzle) que dans son expérimentation, la manière de s’y perdre, comme si l’essentiel était de retarder le plus longtemps possible la fin du jeu. Dans Mystères de Lisbonne, cette double notion de ludus et de pulsion est d’autant plus marquée qu’à la figure du puzzle s’ajoute l’aspect foisonnant du récit, évoquant, outre les grands romans du XIXe siècle, l’œuvre d’un Georges Perec (à travers, notamment, le thème des origines), même si chez ce dernier l’assemblage du puzzle participe d’une tout autre ambition: le jeu comme moyen de se reconstruire, où les pièces agencées représenteraient autant de périodes d’une vie, une façon finalement de passer du jeu au "je". Si le film de Ruiz n’est pas aussi cérébral dans sa construction que peuvent l’être certains romans de Perec, tel La Vie mode d’emploi, véritable puzzle de puzzles (3), il n’en demeure pas moins proche, ne serait-ce que parce que Ruiz partage avec Perec le même penchant - quenélien - pour un art faussement aléatoire, qui accepte le hasard, le revendique même, à la condition qu’il soit le produit d’une contrainte, imposée par l’artiste, ici la construction du puzzle et son réservoir de potentialités. Ainsi Perec, en préambule à La Vie mode d’emploi"ce n’est pas le sujet du tableau ni la technique du peintre qui fait la difficulté du puzzle, mais la subtilité de la découpe, et une découpe aléatoire produira nécessairement une difficulté aléatoire, oscillant entre une facilité extrême pour les bords, les détails, les taches de lumière, les objets bien cernés, les traits, les transitions, et une difficulté fastidieuse pour le reste: le ciel sans nuages, le sable, la prairie, les labours, les zones d’ombre, etc." (4) Dans Mystères de Lisbonne, la "découpe" du puzzle - qui n’est pas le montage - associe des plans-séquences faciles à intégrer au déroulement du récit et d’autres plus difficiles, ménageant des temps d’incertitude, mieux de perplexité (principe même du puzzle). Perplexité d’autant plus réjouissante que, à l’instar du "romans" de Perec, le puzzle de Ruiz est impossible à achever, qu’il est constamment renouvelé, à chaque nouvelle pièce assemblée, à chaque nouvelle scène filmée, le plus souvent en longs travellings ophulsiens, circulant autour des personnages, manifestation du lien qui les unit secrètement.

Le jugement des flèches.

Dans la préface qui accompagne l’édition française du roman de Camilo Castelo Branco (5), Raúl Ruiz précise un peu plus sa conception "hérétique" du récit, prolongeant ce qu’il écrivait dans Poétique du cinéma à propos de la "théorie du conflit central" (6), une théorie qu’il a toujours combattue, au point que Mystères de Lisbonne apparaît aujourd’hui comme le plus bel exemple (à défaut d’être le plus radical) de ce qu’on peut opposer au système narratif classique (hollywoodien). Présenté comme le chef-d’œuvre de Ruiz, ce qu’il est peut-être, le film marque surtout un aboutissement dans sa filmographie; c’est le film rêvé par excellence, celui qu’il rêvait de faire depuis longtemps, qui lui permet - et plus encore que lors de son adaptation de l’Ile au trésor de Stevenson - de renouer avec ses premiers émois de cinéphile, quand, dans les années 1950, au Chili, il s’émerveillait des films de série B qui passaient dans une petite salle de cinéma de son village, des films "sans queue ni tête, monstrueux peut-être par surabondance de queues et de têtes" (7), signés Ford Beebe, Reginald Le Borg, ou encore Hugo Fregonese, et dont il apprendra plus tard, sur la foi du fameux manuel de John Howard Lawson, édictant les règles à respecter pour écrire un bon scénario (Theory and Technique of Playwriting and Screenwriting, 1949), qu’ils "étaient mauvais parce que mal construits" (8)Comme si la quête de Ruiz avait été, toute sa vie, de démentir la sentence de Lawson, de prouver que son "système de valeurs" en valait bien un autre, surtout qu’il pouvait rivaliser avec celui de tous ces "experts ès scénarios" qui, à la suite de Lawson, ont prôné la crédibilité comme condition première à la réussite d’un film. On peut même avancer qu’avec Mystères de Lisbonne Ruiz a cherché à démontrer la supériorité de son système tant celui-ci permet, en s’affranchissant des questions de crédibilité, de concevoir un film non seulement comme une somme d’histoires plus ou moins bien agencées, mais aussi comme une œuvre toujours ouverte, questionnant son propre devenir, une sorte de film à venir, pour citer un de ses autres films, pour paraphraser surtout Blanchot, où l’on devine un horizon, ce vers quoi pourrait/devrait tendre le cinéma, comme la littérature: le récit au pluriel, disséminé, éparpillé...
Car que dit cette théorie du conflit central? Que l’"histoire commence […] quand le personnage auquel on s’attache veut quelque chose et bataille pour l’obtenir (Guillaume Tell voulant fendre la pomme que son fils a sur la tête sans toucher un seul de ses cheveux). Il faut qu’il y ait des risques, des incertitudes, des péripéties soumises à la trajectoire de la flèche que va décrocher le héros (qui représente la flèche narrative guidant toute l’intrigue). Il y a crise, climax et dénouement. Et après, félicité ou tragédie." (9) C’est le conflit majeur sous lequel se rangent tous les autres conflits. Or, chez Ruiz, il n’y a pas de conflit majeur; le récit n’est jamais centré autour d’une action unique, œuvrant dans une seule direction, mais toujours excentré par rapport à plusieurs actions, multipliant les directions, comme autant de flèches, différant donc des techniques habituelles de narration qui, selon David Bordwell (relu par Ruiz), "se basent sur une certaine idée de vraisemblance (ou évidence narrative)", et grâce auxquelles "les fictions les plus échevelées sont acceptables, et acceptées", cette même vraisemblance répugnant à "tout écart par rapport à la ligne directrice" (10). Dans la série télévisée Mystères de Lisbonne, le découpage en épisodes, centrés sur une histoire et un personnage, nuit au principe des flèches multiples décrit par Ruiz. Lui-même le reconnaît. Si, sur le plan narratif, le film s’apparente à la "bataille d’Azincourt", la série, elle, ressemblerait plutôt à six petits "Guillaume Tell". Ainsi réduit à l’état de bloc fictionnel, un épisode comme "Les crimes d’Anacleta dos Remédios", qui raconte par la voix d’un des personnages l’histoire la plus excentrée du roman (elle n’apparaît pas dans la version cinéma), perd de son pouvoir digressif. Reste que chez Ruiz, l’"ex-centricité" ne doit pas seulement au caractère indirect du récit mais aussi aux multiples mises en abyme que le cinéaste opère parallèlement. Voix over, trompe-l’œil, miroirs, tableaux vivants, petits théâtres, etc., tout y est réfléchi. De sorte qu’une histoire, quelle qu’elle soit, en contient nécessairement une autre; de sorte qu’un personnage, quel qu’il soit, en contient nécessairement un autre. Deux histoires en une, deux personnages en un, c’est le minimum fictionnel, pourrait-on dire, dans tout récit ruizien.

Une fiction à la puissance n.

Si dans Mystères de Lisbonne le récit semble se démultiplier à l’infini, c’est peut-être moins lié à la prolifération des histoires - le principe des récits tentaculaires, rhizomiques ou gigognes étant à la base de la plupart des films de Ruiz -, dont on sait qu’elle doit, outre aux films de série B découverts à l’adolescence et au goût de la littérature (de G.K. Chesterton à... Corín Tellado, la reine des novelas, en passant par Edgar Poe, Stevenson et bien d’autres), au statut d’exilé de Ruiz, le poussant, comme chez tout exilé, à faire de son passé une source d’histoires incroyables ("incroyables mais vraies", dirait Pierre Bellemare, le conteur de Trois vies et une seule mort) - même si la mélancolie qui parcourt le film vient pour l’essentiel du roman de Castelo Branco (mais aussi de la maladie du cinéaste durant le tournage, 11) -, donc moins lié à la prolifération des histoires qu’à la richesse des personnages, dans la mesure où ce qui importe pour Ruiz n’est pas la vie comme une suite d’aventures et/ou de passions mais la manière dont celles-ci sont vécues, et, dans le roman, si violemment, si intensément (jusqu’à s’évanouir pour certains), qu’elles finissent par conduire les personnages à une forme de repli - mystique (beaucoup entrent au couvent) ou mélancolique (d’autres s’enferment dans leur pavillon ou leur château) -, conférant au film son extraordinaire puissance fictionnelle, avec ceci de particulier que chaque personnage, à commencer par le père Dinis, semble constitué de plusieurs personnalités.
Certes, l’idée de "personnage multiple" n’est pas nouvelle chez Ruiz. Elle trouve son origine, comme pour la non-vraisemblance, dans la série B des années 1950, à travers ces mêmes comédiens que Ruiz retrouvait le soir dans les différents films programmés, donnant l’impression qu’ils jouaient plusieurs personnages à la fois (12). Le personnage multiple est d’ailleurs le thème de Trois vies et une seule mort, dans lequel Marcello Mastroianni incarne trois personnages eux-mêmes dédoublés. Une multiplicité qui n’est pas sans évoquer le fameux MPD américain (multiple personality disorder), un trouble psychiatrique apparu dans les années 1980 et, depuis, largement popularisé par les médias. Ruiz en parle dans Poétique du cinéma (publié l’année où a été tourné Trois vies...). Ce qui l’intéresse n’est pas la maladie en elle-même (aujourd’hui controversée, 13), mais le lien avec notre époque, ce en quoi un tel trouble - "une folie du XIXe siècle", dit Ruiz -, qui ferait coexister différentes individualités ("virtuelles et néanmoins réelles puisque chacune possède sa propre perception du monde", 14) au sein d’un même corps, emblématise l’indistinction croissante qui existe aujourd’hui entre le "monde audiovisuel" et le monde de tous les jours.
Selon Ruiz, Trois vies et une seule mort évoquait la fin du XXe siècle (15). Mystères de Lisbonne évoque-t-il le début du suivant? Pour le dire autrement: comment Ruiz, pour qui "les règles qui gouvernent le cinéma (disons, Hollywood) sont identiques à la simulation qu’est la vie d’aujourd’hui", nous parle-t-il du XXIe siècle à travers un roman du XIXe? Un paradoxe si l’on considère que, socialement parlant, notre époque exige plutôt d’une personnalité qu’elle soit performante, autrement dit parfaitement unifiée. A moins justement de voir dans la monstruosité que constituerait de nos jours la division subjective (et le MPD qui en est la forme extrême, sinon extrémiste) le symbole même du refus de cette société de performance, dominée par la notion de compétitivité. L’ironie, qui ne pouvait échapper à Ruiz, est que cette société s’incarne idéalement dans ce qu’on appelle la "stratégie de Lisbonne", qui vise à faire de l’Union européenne, "l’économie de la connaissance la plus compétitive et la plus dynamique du monde" (dixit le rapport Kok). Faut-il voir alors l’Europe de 2010 à travers (et à l’envers de) celle de Napoléon? Et les Mystères… comme un antidote à la stratégie de Lisbonne? Dans le film de Ruiz, chaque personnage, disions-nous, est au moins double (16). Cette multiplicité, loin d’assurer l’efficacité d’un scénario, favorise au contraire la dépense. Au point que lorsqu’on voit le film dans sa continuité, on finit par confondre certains personnages, oublier certaines situations, sans possibilité de retour en arrière, avant de se les rappeler à la faveur d’une nouvelle histoire. Il n’est pas jusqu’aux instances narratives qui, elles aussi, finissent par se mélanger (qui raconte à qui?), laissant planer un doute sur la véracité des faits rapportés. De quoi rendre le film magistralement contre-performant.
Cela dit, on ne saurait trop jouer ici la carte de la contre-performance. Pour la commodité de l’exposé, oublions un instant les préceptes ruiziens et rappelons, en les situant sommairement les uns par rapport aux autres, quels sont les principaux personnages du film:


Les flèches indiquent un rapport de filiation, les traits, un lien conjugal et/ou une passion amoureuse, que celle-ci soit réelle (Pedro da Silva-Angela, Alvaro de Albuquerque-Silvina, Ernest Lacroze-Blanche, Alberto de Magalhães-Eugénia) ou mensongère (Angela-comte de Santa Bárbara, Blanche-Benoît de Montfort, Alberto de Magalhães-duchesse de Cliton, duchesse de Cliton-Pedro), en tous les cas toujours tragique.

Fatum ruizum.

En prônant l’invraisemblance, Ruiz témoigne de l’importance qu’il accorde au récit. Pour autant, c’est l’image qui chez lui détermine la narration. C’est par la forme que le récit advient, à travers notamment la fonction que le cinéaste assigne à ses personnages, dégagés du volontarisme qui caractérise le personnage hollywoodien, subissant l’action plus qu’ils ne la conduisent, comme s’ils étaient sous l’emprise du seul destin. Des personnages, agissant au gré d’événements qu’ils ne maîtrisent pas, et non de vrais "sujets", au sens, disons, métaphysique du terme, avec ce que cela suppose de volonté à satisfaire (volonté d’agir ou de vivre une passion), généralement par la voie la plus directe. "Personne n’échappe à son destin, disaient les anciens Germains. Et les fictions de Camilo le confirment, mais c’est le destin lui-même qui nous échappe. Le fatum.(17) Dans Mystères de Lisbonne, c’est à travers les interventions du père Dinis, toujours là au moment crucial, que le destin, dans ce qu’il a d’incompréhensible, se manifeste le mieux: lorsque la solennité qui lui est propre (qui est aussi celle de Castelo Branco) se trouve désamorcée par une pointe d’humour, parfaitement ruizien (18). Ainsi la scène de l’église, quand le comte de Santa Bárbara, venu prier avant son mariage, entend le père Dinis lui rappeler le malheur qu’un tel mariage va provoquer et, en se retournant, ne découvre que ses habits. Ou encore lorsque Alberto de Magalhães tente d’étrangler Elise de Montfort, après que celle-ci a voulu le tuer, et que le prêtre arrête "miraculeusement" le geste, en convoquant leur passé commun, comme il avait annihilé celui de la jeune femme en retirant préalablement la balle de son pistolet. On peut d’ailleurs voir le père Dinis et Alberto de Magalhães comme deux faces, opposées, d’une même figure. A cause de ce passé commun et des multiples identités sous lesquelles ils ont vécu (pas moins de quatre dans le film), mais aussi parce que tous les deux représentent une figure tutélaire pour João/Pedro, l’un sur le plan spirituel (le père Dinis), l’autre sur le plan matériel (Alberto de Magalhães). Plus généralement, c’est tout le film qui est placé sous le signe de la symétrie et de la dualité. Une dualité qui vient bien sûr de Castelo Branco, mais que Ruiz semble avoir accentuée, soulignant ainsi le côté hawthornien de son cinéma, tel qu’il apparaît dans Trois vies et une seule mort. Ici, les mêmes décors se retrouvent d’un lieu à l’autre, les mêmes situations se répètent d’un personnage à l’autre; les personnages eux-mêmes, non seulement dissimulent plusieurs personnalités, mais semblent chacun le double d’un autre (19).
Il y a un aspect faussement stoïcien chez le père Dinis, marqué, outre l’honnêteté et la vertu, par l’impassibilité du personnage, une impassibilité née, semble-t-il, d’un amour passé, perdu et mué en passion éternelle (autant dire morte). C’est un des nombreux mystères du roman, évoqué lors du troisième épisode de la série ("L’énigme du père Dinis"), dans la scène où Adelaïde, une religieuse, raconte à son amie Angela, au couvent où celle-ci a fait retraite, le destin déchirant de la pauvre Francisca, morte phtisique mais surtout consumée par l’amour impossible qu’elle vouait à Sebastião de Melo, le futur père Dinis, un amour auquel il ne pouvait répondre, prisonnier qu’il était de son passé. Le dialogue est littéralement un dialogue de sourds qui voit les deux nonnes utiliser le langage des signes pour communiquer en secret (la scène, magnifique, exemple parfait de ce que dit Ruiz à propos des images qui préexistent à la narration, n’est malheureusement pas dans le film). Si le père Dinis occupe une place à part dans le récit - centrale sans être au centre -, c’est qu’il est à la fois le fil conducteur et une sorte de court-circuit, révélant (en partie) le secret des autres tout en préservant le sien. Dans la plupart des histoires qui renvoient à sa jeunesse, il apparaît toujours en retrait, parfois flou au second plan, témoin des événements plus qu’acteur (à l’image des servantes du film écoutant leurs maîtres ou maîtresses derrière une porte, ou les observant derrière une fenêtre), personnage en creux, se nourrissant de l’histoire de ceux ou celles qu’il a aimés, connus ou simplement croisés, alors que sa propre histoire, pourtant prodigieuse, reste à l’écart. Un trompe-l’œil, comme toujours chez Ruiz, dans la mesure où ce retrait n’empêche pas le personnage d’influer sur le destin des autres. Car c’est bien la jalousie de Sebastião, transmise à Benoît de Montfort, qui va précipiter la perte de ce dernier, de Blanche et indirectement du colonel Lacroze qu’il avait pourtant contribué à sauver (20). Dans les scènes au présent, qui commandent le récit, le personnage, devenu père Dinis, passe naturellement au premier plan, assurant la fonction de médiation, entre forme et récit, action et narration. L’étrangeté ne vient pas de cette double position, qui est celle finalement de l’écrivain, mais du fait que les deux périodes ne raccordent pas. Il y a comme une fracture dans le récit. L’écart est trop marqué pour ne pas trahir l’existence d’une troisième période, mystérieuse (évoquée dans la chambre secrète que découvre João - une scène absente de la série - et où se trouvent réunis tous les souvenirs du père Dinis, du crâne de sa mère à son uniforme d’ancien soldat napoléonien). Si l’on peut reconnaître au moins deux grandes personnalités au personnage (Sebastião de Melo/père Dinis), on voit qu’entre les deux il en manque une: c’est la pièce manquante du puzzle (du moins la principale), et qui le restera jusqu’à la fin. Une pièce dont on ne sait si elle est française ou portugaise, ou peut-être franco-portugaise. De la même manière que Raúl Ruiz est franco-chilien. Car le secret du film, celui du père Dinis, qui n’est pas celui du roman, inscrit dans son Livre noir, c’est aussi le secret de Ruiz...

A l'envers.

Dans Mystères de Lisbonne, la caméra multiplie les mouvements, allant à la rencontre des personnages, serpentant au milieu des décors, défiant les lois de la physique, parfois s’immobilisant, le temps d’un "tableau", qui rappelle les vieux maîtres hollandais. Mais de toutes ces figures de style, il en est une privilégiée qui revient, de façon incessante, sinon obsédante, lors des scènes de dialogues: le travelling circulaire. Cette insistance, qui confine au systématisme, finit par intriguer. Quelle signification lui accorder? D’abord, on l’a vu, en embrassant ainsi les personnages d’un même mouvement, Ruiz laisse entendre qu’un lien secret les unit. Ensuite, puisqu’il s’agit de dialogues, on se dit qu’il manifeste, à travers ce mouvement, son opposition au système classique du champ-contrechamp qui prévaut dans ce genre de scènes. Et, de fait, il n’y a pas de champ-contrechamp dans Mystères de Lisbonne. Une règle, qui, comme toute règle, a son exception: la rencontre entre Eugénia, l’épouse d’Alberto de Magalhães, et Elise de Montfort (la duchesse de Cliton), son ancienne maîtresse, que Ruiz filme de manière la plus traditionnelle possible, en champ-contrechamp donc, comme si, de tous les couples duels composant le film, celui qui oppose les deux femmes - deux femmes pour un même homme - était le seul véritablement antinomique: le pardon, qui permet d’oublier et vous libère du passé (Eugénia fut elle-même la maîtresse du comte de Santa Bárbara), contre le ressentiment qui, lui, vous y enferme (Elise n’a de cesse de vouloir se venger d’Alberto de Magalhães qui l’a humiliée et a involontairement provoqué la mort de son frère).
En fait, si le mouvement emprunte au travelling circulaire, il n’est pas à proprement parler circulaire; il est plutôt curviligne, fait de très lents va-et-vient, glissant autour des personnages, mouvement d’oscillation qui confère à tous ces plans une temporalité particulière (c’est l’aspect proustien du film). On se souvient alors du début et de cette phrase - l’incipit du roman - prononcée par João/Pedro: "J’étais un garçon de quatorze ans et je ne savais pas qui j’étais." A la fin, Pedro, désespéré devant le mépris affiché à son encontre par la duchesse de Cliton (il n’a pu satisfaire le désir de vengeance de celle-ci, ce désir de vengeance que lui-même avait connu enfant lorsqu’on l’avait traité de bâtard), a décidé de disparaître en s’embarquant pour des terres lointaines, un voyage dont il ne reviendra pas (21). La chambre qu’il occupe, lors de sa dernière étape, redevient celle de son enfance. Il accroche au mur le portrait qu’avait fait de lui une vieille Anglaise, dépose sur la console le petit théâtre en carton que lui avait offert sa mère et la boule en bois (cause de l’accident qui ouvre le récit) que lui avait donné le père Dinis (22), va s’asseoir sur son lit, regarde l’ensemble puis s’allonge, en se recroquevillant. C’est là, dans son lit, à l’approche de la mort, qu’il dicte son histoire. On entend à nouveau la phrase du début mais modifiée: "J’étais un garçon de quinze ans et je ne savais pas qui j’étais." Est-ce une erreur de script, une ruse de Ruiz, ou s’est-il effectivement passé un an entre le début et la fin du film? La voix off continue: "J’ignore combien de temps s’est écoulé depuis que je me suis évanoui. Jusqu’au moment où j’ai rouvert les yeux, j’avais l’impression de rêver." Flash-back. Retour aux premières scènes du film: père Dinis et dona Antónia découvrent João allongé sur son lit, la tête à l’envers. Il est froid. Long plan fixe sur João, resté seul pendant qu’on est parti chercher le médecin. On entend la boule en bois tomber et rouler sur le parquet, puis la musique reprend (23) et la porte de la chambre, laissée entrouverte, commence à se refermer, lentement mais inexorablement. Claquement de la porte. Reprise des visions de João, quand, sous l’emprise de la fièvre, il voyait en "rêve" sa mère et ceux qui l’entouraient, une image flottante, distordue (on pense à Sokourov), progressivement noyés dans un bain de lumière, à la blancheur aveuglante. Fin. Une fin qui suggère manifestement un passage, au moment de la mort.
La dimension cosmique que prend le film dans les derniers plans, via ces corps ondulant jusqu’au blanc final, pourrait faire croire à une "expérience de mort imminente", mais c’est davantage au Bardo tibétain que l’on pense. Michel Chion avait déjà évoqué la question du Bardo à propos d’un autre film de Ruiz, le Borgne (1980), qu’il appelait un "Bardo-film", une formule qu’on pouvait appliquer à tous les films de Ruiz dès l’instant qu’on y retrouve "une structure plus ou moins labyrinthique, une consistance bizarre de la réalité, l’impression que les actes n’ont pas lieu qu’une fois pour avoir des conséquences sans retour, mais qu’ils tournent plus ou moins en rond dans la recherche d’un centre... et aussi le moment d’une mort que celui qui l’a vécue n’a pas encore vraiment réalisée." (24)
Le lent mouvement de va-et-vient qui caractérise Mystères de Lisbonne prendrait alors tout son sens. Il ne ferait que traduire cet état intermédiaire dans lequel se trouve João/Pedro au moment où il nous raconte son histoire. Le mouvement serait celui du récit, dans ce qu’il a non seulement de répétitif et d’inachevé, telle une boucle impossible à boucler, mais aussi d’apaisant, voire d’anesthésiant, quant aux souffrances physiques et morales du narrateur. En cela Ruiz traduirait aussi celles de l’auteur, Camilo Castelo Branco, dont la vie a largement inspiré le roman. Reste que chez Ruiz, on ne saurait se contenter d’un flash-back, si diffracté soit-il, même à l’instant de mourir. Si João avait quatorze ans au début du film et qu’il en a quinze à la fin, c’est que le film ne dure peut-être qu’une année. L’écart d’âge ne serait pas accidentel, ni même anecdotique; il suggérerait que le mouvement s’inverse, faisant des Mystères de Lisbonne un "Bardo-film" à l’envers. Contrairement au roman, ce que nous raconte João ne serait pas sa vie telle qu’il l’a vécue, mais bien sa vie telle qu’il aurait aimé la vivre. Le film ne serait alors que le long délire d’un enfant malade, sans nom et sans origines - à partir de la vision (qui, elle, est peut-être réelle) d’une femme prise pour sa mère (ce qui est peut-être vrai) -, rêvant d’histoires invraisemblables qui colorent enfin sa vie, jusque-là des plus ternes. De vraies histoires qui ne sont pas de son âge (l’invraisemblance se situe aussi à ce niveau), mais qu’il serait capable de recréer dans une sorte d’hyperconscience. – L’hyperconscience de la mélancolie.

Apostille.

Lorsque j’ai lu pour la première fois l’adaptation de Carlos Saboga, qui me parut excellente, je me suis laissé emporté par la narration et c’est tout. À la seconde lecture, mon attention s’est concentrée sur l’espèce de paix, de tranquillité qui enveloppait les douloureux événements que l’histoire suggérait et montrait. C’était comme parcourir un jardin. Joris-Karl Huysmans évoque dans son roman La Cathédrale un jardin allégorique (mais réel) dans lequel chaque plante, chaque arbre, chaque fleur représente soit des valeurs morales, soit des péchés. C’est ainsi que j’ai imaginé le film qu’il voulait faire. Comme Le Jardin des fleurs curieuses d’Antonio de Torquemada, comme le jardin d’Eden que décrivit saint Brendan quand il revint de l’au-delà, comme le jardin de L’Enfer de Dante dans lequel chaque fleur, chaque plante est un suicidé châtié.
Linné, le père de la botanique, croyait que Dieu punissait chaque mauvaise action de châtiments dadaïstes: quelqu’un donne un coup de pied à un chat, et dix ans après il voit sa chère et tendre épouse tomber d’un balcon et mourir sous ses yeux (voir la "Némésis divine").
Pendant que je tournais les Mystères de Lisbonne, j’ai souvent pensé à Linné: un jardin est un champ de bataille. Toute fleur est monstrueuse. Au ralenti, tout jardin est shakespearien.
Si quelqu’un me demandait de résumer ma position par rapport au film Mystères de Lisbonne, je dirais qu’elle fut celle d’un jardinier.
"Un jardinier d’amour / Arrose une rose puis s’en va. / Un autre la cueille et en profite. / Auquel des deux appartient-elle?" (Jardinier d'amour, Compay Segundo)
Raúl Ruiz (25)

(Vertigo n°40, été 2011)

(1) Hermétisme relatif que Serge Daney rattachait au baroque: "Certains très bons films ont cette particularité: on ne les "comprend" (je veux dire qu’on n’a pas le sentiment de n’y rien comprendre) qu’au moment où on les voit, dans le présent de l’expérience que constitue leur vision. Arrêter de fumer est facile, disait à peu près Mark Twain, j’y suis souvent arrivé. "Comprendre" M. ArkadinNon réconciliésFrancisca ou l’Hypothèse du tableau volé est facile, je l’ai fait à chaque nouvelle vision de ces films. Mais entre deux visions, je n’aurais pas pu raconté l’histoire à mon meilleur ami. C’est là un trait baroque. Le scénario, comme le reste, est en trompe-l’œil. On n’est trompé qu’à telle ou telle distance: un pas de plus et on ne sait même plus qu’on pourrait être trompé (c’est ce dont les cannibales du Territoire font la cruelle expérience)" (Serge Daney, "En mangeant, en parlant", Cahiers du cinéma n°345, mars 1983).

(2) Jean-Marc Lalanne, "Raúl Ruiz sur un plateau", Les Inrockuptibles n°746, mars 2010.

(3) A ce titre - et même si la référence se situe plutôt du côté de Defoe et son Robinson Crusoé, un des plus grands "poèmes" jamais écrits selon Chesterton - le plus peréquien des grands films de Ruiz demeure peut-être les Trois Couronnes du matelot (1982), entre autres par le plaisir que prend Ruiz, à certains moments, à dresser des "listes" d’objets aussi hétéroclites que celle qui associe une bague, un collier, deux bicyclettes et du café, ou encore une brosse à dents, un roman, un missel, une bouteille d’eau de Cologne, une lettre, un disque de Caruso, des bas et une chaussure (une seule). Car, pour le reste, l’art combinatoire de Ruiz, plus "chamanique" que mathématique, "se distingue des combinaisons froides, ou saturées, telles qu’on les trouve chez Perec" (Raúl Ruiz, in Poétique du cinéma, 1995).

(4) Georges Perec, La Vie mode d'emploi, 1978.

(5) Camilo Castelo Branco, Mystères de Lisbonne, 2011.

(6) Raúl Ruiz, "Théorie du conflit central", Poétique du cinéma, op. cit.

(7) Raúl Ruiz, "Théorie du conflit central"op. cit.

(8) Id., ibid.

(9) La théorie du conflit central, vaguement inspirée d’Aristote, dont Lawson et ceux qui lui ont emboîté le pas ont assuré le succès aux États-Unis, semble avoir été inventée par Henrik Ibsen et Bernard Shaw et se retrouve sous différentes appellations chez Ruiz: "drame moderne""drame bourgeois""postulat Ibsen Shaw". Aujourd’hui elle est devenue le "paradigme de Bordwell", du nom du célèbre théoricien américain. Sur la question du récit chez Ruiz, voir le texte d’Alain Boillat, "Trois vies et un seul cinéaste (Raúl Ruiz). Des récits singuliers qui se conjuguent au pluriel", Décadrages n°15, automne 2009.

(10) Id., ibid.

(11) Dans l’attente d’une intervention chirurgicale lourde, Ruiz a tourné son film en pensant que c’était peut-être le dernier.

(12) "Il y avait Vincent Price ou Robert Taylor qui jouaient beaucoup de rôles, et comme on projetait plusieurs films différents par soir dans ces salles populaires du Chili, un même acteur jouait l’espion soviétique dans un film, Ivanhoé dans un autre; se transformait en un cow-boy qui mourait avant de réapparaître en avocat boiteux... Bref, trois ou quatre personnages pour un même acteur. C’est là quelque chose d’important, que j’ai gardé, surtout dans la Ville des pirates: il y a dans ce film des revenants qui 'reviennent' mécaniquement" (Christine Buci Glucksmann et Fabrice Revault d’Allonnes, "Entretien avec Raúl Ruiz", Raúl Ruiz, 1987).

(13) Le MPD s’est développé aux Etats-Unis dans un climat très particulier, marqué par l’importance des mouvements féministes (invitant à ne plus parler de "névrose hystérique", un concept aux résonances misogynes), le renouveau de l’hypnose, la "découverte" des sévices subis dans l’enfance (dont le MPD devint rapidement synonyme!) et la persistance des figures diaboliques dans les traditions puritaines. Aujourd’hui il semble acquis que la plupart des "personnalités" d’un MPD sont d’origine iatrogène, c’est-à-dire induites par la thérapeutique elle-même.

(14) Raúl Ruiz, Poétique du cinémaop. cit.

(15) "Dans Trois vies..., il y a plusieurs personnages qui n’en font qu’un seul. C’est une sorte d’évocation de cette fin de siècle. J’en discutais avec un ami poète chilien, notre siècle s’est ouvert autour de grands ego (Proust, Joyce) et s’achève dans l’éparpillement des personnalités (Pessoa, Pirandello)" (Alain Masson et Philippe Rouyer, "Nous sommes tous des recueils de nouvelles", entretien avec Raúl Ruiz, Positif n°424, juin 1996).

(16) On nous objectera qu’il ne s’agit pas ici véritablement de MPD. Si les personnages connaissent plusieurs vies, elles ne sont pas parallèles, et à ce titre le film évoquerait davantage les jeux de rôle. Pour autant, il est difficile de ne pas voir chez beaucoup de ces personnages des personnalités multiples. Dans la scène où le père Dinis raconte à la duchesse de Cliton l’histoire de sa mère, Blanche de Montfort, l’acteur Adriano Luz est doublé lorsqu’il parle en français mais conserve sa voix lorsqu’il prononce certains noms portugais. Le montage des deux voix, pour le coup très distinctes, crée l’illusion d’un dédoublement de personnalité.

(17) Raúl Ruiz, in Camilo Castelo Branco, Mystères de Lisbonneop. cit.

(18) S’il fallait ne retenir qu’une seule scène dans laquelle joue pleinement l’humour de Ruiz, ce serait celle où le baron de Sá retrouve Alberto de Magalhães pour lui transmettre le message de la duchesse de Cliton. Un message qui plonge Alberto dans des pensées impénétrables, ce que Ruiz traduit par un long (et total) silence d’une bonne demi-minute, sous le regard mi-amusé mi-décontenancé du baron.

(19) Si la figure du père Dinis trouve en celle d’Alberto de Magalhães une sorte de double inversé, Benoît de Montfort apparaît, lui, comme le véritable double du prêtre. L’important n’est donc ni la prolifération des histoires, ni même la multiplication des personnages, mais bien, comme l’a souligné Guy Scarpetta, que "chaque personnage puisse donner l’impression qu’il est à la fois lui-même et un autre (celui qu’il a été dans une autre vie, celui dont il est l’écho à différents niveaux du récit)" (Guy Scarpetta, "Vertige de la passion", Positif n°596, octobre 2010).

(20) L’épisode de Blanche de Montfort, qui a trait au passé napoléonien du père Dinis, n’apparaît pas dans le roman Mystères de Lisbonne mais dans la suite écrite par Castelo Branco sous la forme d’un préquel: Le Livre noir du père Dinis (l’existence de ce livre est mentionnée plusieurs fois dans le roman initial), sorte de "généalogie d’un crime" où l’on apprend le douloureux secret du prêtre. Raúl Ruiz envisage de le porter à l’écran.

(21) Rappelons que Mystères de Lisbonne est un enchâssement de deux récits. Le premier, celui de João/Pedro, ouvre et conclut le film; le second, celui du père Dinis, est inclus dans le premier.

(22) Le portrait (que João avait confondu, la première fois qu'il l'avait vu, avec l'image d'un cheval), le théâtre miniature et la boule en bois (pièce d'un jeu de quilles) n'existent pas dans le roman.

(23) La musique, superbe, est signée Jorge Arriagada, le musicien attitré de Raúl Ruiz. Elle s’inspire de Luís de Freitas Branco, l’un des plus grands compositeurs portugais, dont le style, imprégné de thèmes cycliques, s’apparente beaucoup à celui de César Franck.

(24) Michel Chion, "Un Bardo-film", Cahiers du cinéma n°345, mars 1983.

(25) Raúl Ruiz, in Camilo Castelo Branco, Mystères de Lisbonne, op. cit.