jeudi 10 septembre 2020

My own private Ida



Ida Lupino (2).

Ecrire sur des films vus il y a déjà longtemps est un exercice à la fois périlleux et merveilleux. Périlleux, parce qu’on travaille alors sur un matériau fragile — fragments d’images, bouts de récits, coulées d’émotions — où, bien souvent, ce qui persiste du film est plus l’impression ressentie lors de sa vision que le film lui-même. Merveilleux, parce qu’on s’appuie malgré tout sur la trace laissée par un film, mélange de souvenirs et de réminiscences, sinon de purs fantasmes, empreinte faite de climats et de couleurs, gravée au fond de notre mémoire et, dès lors, moins sensible aux effacements du temps. Reste que parfois il est bon de revoir les films, autant par souci de rigueur que pour réactiver le processus: réalimenter la machine, nettoyer les circuits..., pour retrouver la trace originelle, l’éclat de la première fois. Le dernier festival d’Amiens (1) fut ainsi l’occasion de revoir certains films d’Ida Lupino — et de découvrir les autres que je désespérais de voir un jour —, occasion que tout cinéphile ne pouvait manquer, qu’il soit ou non lupinien, tant ces films sont rares, quasi invisibles [du moins à l'époque où ce texte fut écrit], faisant de chacune de leurs projections un événement, mieux: un miracle, où le sentiment éprouvé serait celui de la révélation, le sentiment d’assister à quelque chose que l’on croyait perdu et qui, subitement, là sous nos yeux, ressurgirait, brouillant notre regard d’un petit voile lacrymal.

La première chose qui frappe lorsqu’on revoit les films d’Ida Lupino, surtout les trois premiers (Not Wanted, Never Fear, Outrage), c’est l’espèce de beauté virginale qui s’en dégage, une sorte de blancheur, assez mystérieuse, imprégnant les films d’une véritable aura. En cela, l’œuvre de Lupino semble bien s’enraciner dans le cinéma muet des années 20 et non dans le cinéma social produit par la Warner dans les années 30, comme on l’avait un peu trop rapidement avancé (la filiation entre les films joués par Ida Lupino et ceux qu’elle réalisa par la suite apparaît finalement assez mince). Godard, qui bien avant les mac-mahoniens fut le premier à crier son admiration pour le cinéma de Lupino, avait donc raison lorsqu’il rapprochait le style de celle-ci de celui de Griffith. Pour preuve, la séquence dans Outrage où l’on voit Mala Powers s’enfuir, affolée, après avoir assommé lors du bal l’homme qui cherchait à flirter, réactivant en elle le traumatisme du viol subi au début du film. Elle se précipite d’abord vers l’objectif, comme si elle voulait se blottir dans les bras de la réalisatrice, puis s’en éloigne, dévalant les routes, traversant les champs, dans une succession de plans larges, plus magnifiques les uns que les autres, avant de s’effondrer, épuisée, au pied de l’arbre où venait se réfugier, enfant, le jeune pasteur lorsqu’il avait fait une bêtise. C’est bien Griffith, le Griffith de Way Down East, qui est convoqué ici (certains y verront Sjöström ou encore Stiller, ce qui n’est pas faux non plus). Voir aussi la fin de Never Fear, quand Sally Forrest quitte le centre de rééducation et qu’elle aperçoit sur le trottoir Keefe Brasselle l’attendant, une fleur à la main. C’est à Chaplin cette fois que l’on pense, à City Lights bien sûr, film qui appartient encore à l’art du muet, bien que sonorisé. D’ailleurs, c’est un peu ce qui définit les premiers films de Lupino: du muet sonorisé, parfois même terriblement sonore. Never Fear est sur ce point caractéristique, qui "voit" la musique céder souvent à l’emphase mélodramatique. Or cet excès, loin de pénaliser le film, vient au contraire, et paradoxalement, lui conférer un supplément d’âme, celui justement des films muets, à la manière, là encore, des films de Chaplin. Ce que l’on pourrait dire également des autres "effets" chez Ida Lupino, ceux purement cinématographiques (effet de flou, jeu sur la profondeur de champ...) dont elle usait sans abuser lors des scènes de trauma (accouchement, attaque de paralysie, viol...), ces petites intempérances au niveau de la forme, pour traduire les blessures du réel, et qui n’avaient rien de démesuré — contrairement à ce que soutenait Rivette — tant le cinéma de Lupino est marqué au sceau de l’évidence. Un cinéma que je qualifierais volontiers d’élémentaire, mais dans tous les sens du terme, à la fois primaire et fondamental, basique et essentiel, liminaire et définitif. Un cinéma dont les effets, pour le coup, s’avèrent impossibles à définir avec certitude: faut-il y voir l’abc du métier — une sorte de b.a.-ba des effets au cinéma —, l’enfance de l’art ou sa cristallisation en quelques plans d’une parfaite transparence? Des effets qui, en tous les cas, étaient animés par un vrai désir, toujours le même, celui de faire "parler" les images. La force du cinéma de Lupino réside bien, en premier lieu, dans ce pouvoir accordé aux images, ce que la cinéaste reconnaissait elle-même en se déclarant "contre les dialogues". C’est tellement vrai que les scènes les plus bavardes dans ses films, les scènes qui se passent dans un bureau de police ou au tribunal, seule trace finalement de son passage à la Warner (à relativiser toutefois: les scènes sont beaucoup moins didactiques chez Lupino), seraient aussi les plus faibles.

Mais si le cinéma d’Ida Lupino s’origine dans le muet, il ne se réduit pas non plus à cela. Prenez dans Outrage l’autre grande séquence du film, celle du viol, tournée elle aussi sans dialogue. Moins expressionniste que véritablement langienne, la séquence évoque par sa construction M avec ces cadrages en plongée sur des espaces désaffectés, faits de lignes et de blocs, qui emprisonnent le personnage suivant un mouvement crescendo, lui-même ponctué par la stridence d’un klaxon — ironie suprême, c’est la jeune fille qui sifflote au début de la scène et non son agresseur, contrairement au film de Lang — et brutalement interrompu par la fermeture d’une fenêtre qu’un travelling arrière et ascendant est venu dévoiler. Or ce dernier mouvement n’est pas langien à proprement parler, il serait plutôt fordien: le travelling arrière comme geste de pudeur (devant l’horreur de l’acte), que l’on retrouvera... quinze ans plus tard dans le finale de Seven Women, et le travelling ascendant comme geste de surpassement, conférant à la scène une dimension sacrificielle (le sacrifice de la jeune fille, offerte aux instincts d’un homme que la société a déjà puni mais n’a pas su guérir — c’est le film qui le dit), rappelant cette fois le finale de Mary of Scotland, réalisé... quinze ans plus tôt. Et ce n’est pas tout. J’ai parlé ailleurs (2) de correspondances possibles entre les films de Lupino et ceux de Rossellini tournés avec Ingrid Bergman, comme par exemple Stromboli. On pourrait également évoquer Tourneur par cette manière qu’a Ida Lupino de conduire un récit ou encore Cassavetes par sa façon d’inscrire un personnage dans le décor d’une grande ville, anticipant le cinéma faussement documentaire de l’école new-yorkaise. Bizarrement, alors que l’on s’accordait jusque-là à reconnaître chez elle surtout l’influence de Walsh (à partir de critères il est vrai plus biographiques qu’esthétiques — si la forme est souvent celle du film noir, est-elle spécifiquement walshienne?), il apparaît que c’est aussi à d’autres cinéastes que son œuvre renvoie, des cinéastes très différents les uns des autres et dont, pour la plupart, Ida Lupino ne connaissait pas, ou ne pouvait pas connaître, le travail. Elle-même se plaisait à dire que ses connaissances tenaient "sur une tête d’épingle", sans qu'on sache d’ailleurs si elle parlait de cinéma ou de culture en général. Qu’en déduire, si ce n’est la position à la fois centrale et périphérique — donc totalement inassignable — d’Ida Lupino dans l’histoire du cinéma, carrefour "inconscient" des multiples courants qui ont traversé le cinéma, des origines à, disons, la Nouvelle Vague. Pour autant, il ne s’agit pas de voir en elle on ne sait quel chaînon manquant entre classicisme et modernité. Sa position, qui finalement n’en est pas une, nous montre avant tout le caractère unique d’une œuvre, absorbant des pans entiers de l’histoire du cinéma, passés comme à venir, sans que cela change quoi que ce soit au cours de l’histoire. De sorte qu’il n’existe, à l’inverse, aucun cinéaste dont on peut dire qu’il est lupinien. Le cinéma de Lupino est beaucoup trop vaste pour qu’on puisse s’en réclamer. Il embrasse tout le cinéma, il l’embrase même. Et on ne m’enlèvera pas de l’idée que ce pouvoir d’embrasement, Ida Lupino le devait autant à ses conceptions d’artiste — au demeurant hors pair, elle était aussi musicienne — qu’à ses convictions de femme. Le vrai mystère Lupino, qui rend son œuvre élémentaire et immense à la fois, c’est que chez elle il est impossible de dissocier ce qui relevait d’une attitude purement artiste de ce qui appartient réellement à la position féminine. Cela tient peut-être à l’étrange alchimie qui existe dans ses films entre l’audace des sujets et l’élégance de leur mise en scène, mais surtout à la puissance créatrice d’une artiste, réinventant ni plus ni moins le cinéma, au sens où elle ne cherchait ni à imiter ni à innover mais simplement à retrouver l’émotion du geste créateur, dévoilant ainsi ce qu’il en est du désir — de l’artiste comme de la femme —, et ce, quelles que soient les formes (muet/parlant, mélodrame/film noir, classique/moderne...) que ce geste épousait, sans le savoir.

Ce minimalisme grandiose chez Ida Lupino, on le retrouve dans la structure de ses récits, d’une simplicité confondante, presque arithmétique, et en même temps d’une portée sans limites. C’est manifeste dans les premiers films: une jeune femme subit un choc (un premier amour qui tourne mal, une attaque de poliomyélite, un viol), aux conséquences terribles (une grossesse non désirée, une carrière brisée, un mariage impossible), la poussant à fuir pour trouver refuge en un lieu (une institution pour mères célibataires, un centre de rééducation pour paraplégiques, un petit village uni autour de son pasteur) où elle pourra se reconstruire psychiquement et physiquement, avant de repartir puisque la "vraie vie" est, lui dit-on, à l’extérieur, là où l’attend celui qui l’aime. Si le récit se développe de manière linéaire et somme toute logique, le refuge étant la réponse adaptée, voire pragmatique, au traumatisme et à ses répercussions, le dernier mouvement est, lui, beaucoup plus complexe. Dans Not Wanted, Sally Forrest doit passer par la prison (pour avoir enlevé un bébé), bénéficier de la clémence du juge et surmonter son désespoir, avant de rejoindre l’homme qui l’a toujours aimée. La fin n’est qu’un compromis: celui dont elle tomba amoureuse, l’artiste sans attaches qui l’avait séduite puis abandonnée (histoire classique), est en partie oublié, mais si elle accepte d’aller vers l’autre, ce n’est pas parce qu’elle l’aime véritablement (elle apprendra peut-être à l’aimer), mais parce qu’il représente l’antithèse du premier et qu’à ce titre il lui assurera une certaine stabilité, soit le modèle parental qu’elle voulait fuir au départ. Dans Never Fear, c’est bien celui qu’elle aime que Sally Forrest retrouve à sa sortie de l’institut. Pourtant, là aussi, la fin est un compromis: l’homme qui l’attend n’est plus celui du début. Si elle a pu progressivement quitter sa chaise roulante, abandonner ses béquilles et, on l’espère, remarcher normalement, rien ne dit qu’elle pourra danser de nouveau. L’homme qu’elle retrouve à la fin, avec sa petite fleur et son air benêt, c’est peut-être son futur mari, le futur père de ses enfants, mais pas le séduisant danseur, le complice des premières heures avec qui elle partageait désir et passion (il a, entre-temps, trouvé une autre partenaire). Dans Outrage, Mala Powers, après avoir écorché au piano quelques notes de musique, vient s’agenouiller aux pieds du pasteur, assis dans son fauteuil, scène qui renvoie à la séquence de l’arbre et où Ida Lupino conjugue dans le même plan la loi morale, représentée par la figure paternelle du pasteur, le principe de loyauté, symbolisé par son image d’homme juste (c’est lui qui a obtenu par son plaidoyer l’abandon des poursuites à l’encontre de la jeune fille), et surtout l’impossible rapprochement qui existe dorénavant entre le personnage féminin, à jamais meurtri, et l’homme, tout homme, quel qu’il soit. L’amour qu’éprouve la jeune femme pour le pasteur (le seul qui la comprenne) n’est possible que parce qu’il est exempt de toute sexualité, ce qui permet à ce dernier de lui prendre la main, de la serrer dans ses bras, et même de l’embrasser (sur le front). Mais le fiancé, qu’elle est censée retrouver par la suite, pourra-t-il se satisfaire de rapports si platoniques? Dans Hard, Fast and Beautiful (qui est l’adaptation d’un roman), la fin est tout aussi ambiguë. Ce qui servait d’exposition dans les films précédents — l’innocence originelle du personnage féminin —, se trouve ici déployé sur toute la première partie (l’ascension d’une championne de tennis dans un milieu rongé — déjà — par l’affairisme), le film ne commençant, pour ainsi dire, qu’à partir du moment où Sally Forrest prend conscience qu’elle est "exploitée" par sa mère (et son coach). Le match n’est pas tant alors sur le court qu’à l’extérieur, dans les coulisses, entre la mère (Claire Trevor prodigieuse) et sa fille, Ida Lupino mettant en scène ce que Lacan appelait le "ravage" de la relation mère-fille, cette relation passionnelle dont l’issue, toujours différée (d’où finalement le long développement de la première partie), ne peut être qu’une rupture. La fin est sublime, comme toujours chez Lupino, qui montre la mère, seule au milieu des gradins, après que sa fille lui a remis la coupe qu’elle vient de gagner, accompagnant son geste d’un méprisant: "Tiens, tu l’a bien méritée". Le fiancé est là cette fois (c’est le même que dans Outrage), prêt à ramener "sa" championne à la maison. Mais pour lui offrir quoi? La même vie ennuyeuse dont a cruellement souffert la mère, petite vie bien rangée où toute ambition serait elle aussi rangée, au fond des placards, où l’on ne "jouerait" plus que le dimanche, au tennis en l’occurrence, et encore, pour laisser gagner les autres.

Comme on le voit, les jeunes héroïnes d’Ida Lupino font l’épreuve de leur incomplétude, à travers les différents traumatismes qu’elles subissent, de cette incomplétude qui les fait tant souffrir mais avec laquelle elles doivent apprendre à vivre. Encore qu’Ida Lupino ne nous dit pas si cette "acceptation" finale est le résultat d’une transformation progressive du personnage, que d’autres appelleront maturité (la compréhension que la vie, c’est avant tout fonder un foyer, avoir des enfants, etc.), ou la marque d’une certaine résignation (l’impossibilité au bout du compte d’échapper au modèle parental). Autrement dit, l’aspiration au bonheur connaît-elle des limites qu’on ne saurait franchir, ou n’est-elle qu’une chimère dont il faut, tôt ou tard, s’affranchir? Quelle que soit la réponse, il apparaît surtout que ces héroïnes n’accèdent pas, à la fin de leur itinéraire, à un stade supérieur. C’est pourquoi on ne peut parler chez elles d’initiation, comme beaucoup l’ont fait. L’initiation, même dans sa version moderne, dégradée, suppose toujours un passage qui permette à l’individu de passer d’un état à un autre, plus élevé. Dans l’initiation, la souffrance fait partie du rite, elle assure la transformation du sujet. C’est par le traumatisme du passage que le sujet advient, différent. Tel n’est pas le cas de l’héroïne lupinienne: le chemin emprunté — ce trajet en forme de boucle, où le personnage fuit un modèle, celui des parents, pour finalement le retrouver — ne lui permet pas de s’élever véritablement, mais d’éprouver simplement ce manque qui lui est propre. Certes, la société, à travers ses différentes structures, évite le pire en maintenant l’individu en détresse dans le lien social, mais ce lien est fragile et souvent transitoire. Il faut autre chose, qui ne relève ni de la communauté des hommes ni de la volonté individuelle, mais de l’autre, pour que le sujet fasse l’expérience de son manque. Dans le finale si bouleversant de Not Wanted, qu’est-ce qui arrête Sally Forrest dans son élan suicidaire, si ce n’est la compréhension soudaine par la jeune femme que celui qui est là, à terre, frappant le sol de ses poings, ne peut vivre sans elle. Par ce geste, qui conjoint rage et désespoir (et que reproduira d’ailleurs Sally Forrest dans Never Fear), l’homme exprime autant son amour que son refus d’être abandonné. En inversant les rôles, il permet à la jeune femme de trouver in extremis sa place dans le dispositif amoureux. La question n’est donc pas tant pour la femme de se "libérer" (on ne saurait grossir exagérément la portée sociologique des films de Lupino) que de se situer idéalement par rapport à l’homme (discours qui, on le comprend, ne pouvait qu’agacer les féministes les plus engagées). Il y a là en définitive une démarche plus dialectique qu’initiatique, où l’autre apparaît moins comme l’objet aimé, inaccessible, que comme un substitut au manque, ce à quoi l’héroïne finit par se raccrocher à défaut de s’identifier. Pour Ida Lupino, le plus important n'est pas que la femme soit l’égale de l’homme (en cela, elle n’est pas féministe), mais qu’il existe un équilibre entre les deux (ce qui fait qu’elle n’est pas non plus anti-féministe). Et le meilleur équilibre, c’est quand l’homme vient combler, par son amour, ce qui peut manquer à une femme: un enfant dans Not Wanted (l’homme est un éclopé qui joue encore aux trains électriques), des épaules solides dans Never Fear (c’est le sens du dernier plan qui voit l’homme se substituer, en recueillant la femme dans ses bras, à la canne que celle-ci abandonne).

Not Wanted et Never Fear se concluent ainsi de façon symétrique — c’est la femme qui soutient l’homme dans le premier, et l’inverse dans le second —, les deux films formant une sorte de diptyque. Mais pour les autres? Dans Outrage, les retrouvailles entre Mala Powers et son fiancé restent hypothétiques, Ida Lupino préférant conclure sur l’image du pasteur resté seul. La fin de Hard, Fast and Beautiful n’a rien d’un happy end non plus, et il n’est pas sûr, on l’a vu, que le sort de Sally Forrest soit plus enviable que celui de sa mère, abandonnée de tous. Il est d’ailleurs symptomatique que ces deux films se terminent sur un personnage esseulé. Aux couples "raccommodés" des deux premiers films, Ida Lupino oppose dans Outrage et Hard, Fast... la solitude d’un homme, le pasteur, et celle d’une femme, la mère. Comment l’interpréter? Ces deux personnages ne font-ils qu’asseoir le bon déroulement de l’Œdipe, à travers l’amour qu’éprouve une fille pour son père — ou toute autre figure équivalente — et le rapport pour le moins conflictuel qu’elle entretient avec sa mère? Jouent-ils simplement le rôle de médiateur dans la mécanique si complexe du désir, étant entendu que l’objet du désir est toujours celui d’un "autre" que le sujet admire, envie ou bien hait farouchement? Pas seulement, car en assurant la fin du récit, ces personnages acquièrent aussi une sorte de plus-value narrative. Ils se révèlent chacun, et après coup, comme le personnage central du film (à ne pas confondre avec le personnage principal qui reste évidemment l’héroïne), celui autour duquel s’est organisé le récit, soit pour favoriser le retour de la jeune femme à la norme (le pasteur), soit au contraire pour l’en écarter (la mère). Figures œdipiennes, médiateurs du désir, moteurs fictionnels, les deux personnages sont tout ça à la fois. Mais ce sont aussi de vrais personnages, en l’occurrence tragiques, portant en eux tout le poids du drame qui les accompagne (l’homme a un temps perdu la foi, la femme n’a jamais pu concrétiser ses désirs), de sorte que le "recadrage" final donne à leur solitude des allures de déréliction. On ne comprend pas très bien, en effet, cette mission que le pasteur dit devoir accomplir et qui ne lui permettrait pas de garder la jeune femme près de lui (puisqu’il est justement pasteur et que vivre avec une femme n’est pas incompatible avec les devoirs de son ministère). On ne comprend pas non plus cet acharnement chez la mère à demeurer dans l’ombre de sa fille, se contentant de vivre par procuration la réussite de celle-ci, sans chercher à s’épanouir elle-même (puisqu’elle est encore jeune et belle et que rien ne lui interdit de refaire véritablement sa vie). Ou plutôt, on ne le comprend que trop bien. Quelque chose résiste en eux, de trop longtemps refoulé, pour qu’ils puissent saisir la chance que leur offrent, là, une jeune femme égarée, là, le talent de sa propre fille. Il y a une forme de masochisme chez le pasteur à laisser partir la jeune fille, comme chez la mère à ne pas vouloir qu’elle parte, sachant dans les deux cas qu’ils finiront seuls et ne pourront qu’en souffrir. Amour trop charitable dans Outrage, trop possessif dans Hard, Fast and Beautiful, on peut voir l’épilogue de ces deux films comme l’antithèse de ce qu’avançaient Not Wanted et Never Fear dans leur finale.

Il y aurait donc un mouvement dans l’œuvre d’Ida Lupino (comme dans toute œuvre, d’ailleurs) qui verrait les films se répondre en écho: Outrage serait la réponse à Not Wanted — dans les deux films, la ville que quitte au début l’héroïne porte le même nom: Capitol City — à travers la question du désir sexuel; Hard, Fast and Beautiful serait, lui, la réponse à Never fear à travers la question plus générale de l’ambition. Quant à The Bigamist, il serait la réponse à tous les films, y compris The Hitch-Hiker (3). Ah, The Bigamist! Ce n’est peut-être pas le plus émouvant de tous les films de Lupino (encore que le regard d’Edmond O’Brien, aussi déchirant que déchiré...) mais c’est assurément le plus parfait. Ida Lupino y reprend la construction en flash-back de Not Wanted: un homme raconte à un enquêteur, qui a découvert son "crime", comment il en est arrivé à épouser deux femmes. Les fameux déplacements géographiques qui caractérisaient jusque-là les films de Lupino — et trouvaient leur point d’orgue dans The Hitch-Hiker, véritable road movie — se réduisent ici à de simples allers-retours entre San Francisco et Los Angeles. Soit les deux foyers entre lesquels l’homme doit constamment naviguer. Car bien sûr il y a deux femmes dans The Bigamist: d’un côté, Joan Fontaine, la blonde ambitieuse qui a fini par faire passer sa carrière avant son rôle d’épouse et de mère (ne pouvant avoir d’enfant, elle souhaite après huit ans de mariage en adopter un), ce qui nous renvoie aux héroïnes de Never Fear et de Hard, Fast and Beautiful; de l’autre, Ida Lupino, la brune plus modeste dont on devine les blessures secrètes, rappelant les personnages meurtris de Not Wanted et d’Outrage, et qui aspire enfin à fonder une famille (elle ne tarde pas, elle, à tomber enceinte). La maturité qu’on cherchait à tort dans le finale des précédents films serait donc plutôt dans The Bigamist, le dernier film qu’Ida Lupino réalisa pour les Filmakers. Pour autant, la fin n’est pas plus explicite. Au contraire même, au point de laisser le film littéralement en suspens. Comme dans Outrage et Hard, Fast..., The Bigamist se conclut sur la solitude d’un personnage. Sauf qu’ici, il s’agit non seulement du personnage central mais aussi du personnage principal. Autant dire que ce personnage ne peut être que l’organisateur de sa propre fiction (normal, il est bigame et vit en permanence dans le mensonge). Le film est ainsi dédoublé en deux parties bien distinctes, la séparation des deux par le héros assurant la solidité de l’artifice. Les deux femmes s’opposent mais Ida Lupino, elle, ne les oppose pas, jouant plutôt sur leur complémentarité. Car si c’est l’ambition, l’intellectualisme et une certaine sophistication chez la première femme qui poussent l’homme à en épouser une seconde, en tout point différente, cette dernière ne se substitue pas à la première, chacune ne faisant qu’apporter à l’homme ce que l’autre ne peut lui offrir. C’est pourquoi il aime pareillement ces deux femmes, lesquelles d’ailleurs le lui rendent bien. Mais ce qu’il aime plus que tout, c’est la "femme" que représentent les deux réunies, une sorte de femme-toute, femme qui évidemment n’existe pas. C’est ce tout de la femme, impossible, qui fait "trou" pour le héros lors du procès lorsqu’il voit à la fin les deux femmes ensemble. Il semble égaré (on n’est pas sûr qu’il entende réellement ce que lui dit le juge, se refusant à le condamner puisqu’il l’a déjà été en ayant tout perdu et qu’on ne condamne pas deux fois un homme pour la même faute), face au vide que constituera désormais sa vie, mais aussi pétrifié, devant ce qui lui apparaît là, soudainement, par l’intermédiaire des deux femmes: le réel de son fantasme — la femme idéale —, la fusion de deux réalités qu’il avait jusqu’à présent soigneusement dissociées, quelque chose en définitive qui ne peut que le précipiter dans un abîme terrifiant.

Reste une interrogation. Comment interpréter le fait qu’Ida Lupino tienne elle-même le rôle d’une des deux épouses dans The Bigamist? Choix purement "économique" ou volonté d’affirmer un point de vue? La question mérite d’être posée d’autant qu’ici la part autobiographique du film est renforcée par la présence de Joan Fontaine qui, à l’époque, était l’épouse de Collier Young, co-scénariste et co-producteur du film, et lui-même ancien mari d’Ida Lupino (4). On peut même aller plus loin en ajoutant qu’Ida Lupino s’était de son côté remariée (avec l’acteur Howard Duff) et qu’elle venait d’être mère d’une petite fille (on voit toute la famille dans Private Hell 36 de Don Siegel). Une part autobiographique qui d’ailleurs ne concerne pas que ce film. C’est toute l’œuvre de Lupino qui est placée sous le signe de l’autobiographie, tant les blessures de ses héroïnes font écho à ses propres blessures. Dans l’entretien qu’il a accordé pour le festival d’Amiens, Pierre Rissient rapporte que, selon Howard Duff, "l’une des raisons pour lesquelles Ida Lupino était une personne meurtrie, c’est qu’elle aurait été, à l’âge de dix-huit ans, très amoureuse de Lewis Milestone [elle joua dans Paris in Spring et Anything Goes] qui était — malheureusement — marié". On sait par ailleurs qu’Ida Lupino fut elle-même victime de poliomyélite dans sa jeunesse. Et l’on veut bien croire que le portrait qu’elle dresse dans ses films du couple parental (père bienveillant mais souvent dépassé, mère très présente et parfois possessive) soit à l’image de ses parents. Amours impossibles (l’artiste dans Not Wanted, le pasteur dans Outrage...), corps "martyrisé" (la polio, donc, dans Never Fear), refus du modèle parental, etc., autant d’épreuves qu’Ida Lupino (mais aussi toute jeune fille, non?) a dû surmonter dans sa vie à défaut de pouvoir les effacer. Vu sous cet angle, le parcours de Sally Forrest dans Hard, Fast and Beautiful peut être comparé à celui de Lupino actrice, bataillant pour décrocher des rôles (l’entraîneur du film s’apparente pour beaucoup à un agent artistique), supportant de moins en moins les contraintes du système, au point finalement de s’en détacher. Aussi, et pour enfin (ne pas) répondre à la question, on dira simplement du rôle qu’interprète Ida Lupino dans The Bigamist qu’elle y adhère totalement. Car, des deux personnages féminins, c’est évidemment celui dont elle est le plus proche. Mais cela ne veut pas dire qu’elle condamne nécessairement l’autre, ce personnage qu’en tant que femme elle n’a jamais pu assumer complètement. Rien ne serait plus faux que de voir dans The Bigamist une sorte d’apologie de la femme au foyer. L’essentiel est ailleurs. Où exactement? Disons, dans le regard que porte Ida Lupino, ou plutôt qu’elle pose (car il n’y a aucun jugement chez elle), sur l’homme à la fin du film, un regard à la fois douloureux et tendre, attentif et inquiet. Bref, un regard amoureux. Et c’est très beau. (version remaniée du texte paru dans Trafic n°60, hiver 2006).

(1) Rétrospective Ida Lupino, Festival d'Amiens, 10-20 novembre 2005.


(2) La Lettre du cinéma n°31, automne 2005.


(3) The Hitch-Hiker est un peu le vilain petit canard dans la filmographie d’Ida Lupino, du moins en ce qui concerne les films qu’elle réalisa pour les Filmakers. Il est classique de voir dans cette histoire de psychopathe terrorisant deux automobilistes un simple exercice de style, une sorte de défi relevé par Lupino pour prouver qu’elle pouvait faire un "film d’hommes". Or le film n’est pas si mineur que cela, et moins atypique qu’il n’y paraît dans son œuvre. On se gardera toutefois de s’extasier, comme certains, sur le haut degré d’abstraction du film qui semble surtout lié à son sujet (trois hommes dans une voiture traversant le désert, on peut difficilement faire plus dépouillé), comme sur sa thématique "castratrice" (les deux automobilistes ne sont pas plus dévirilisés que n’importe qui dans les mêmes circonstances). Ce qui en revanche est lupinien, c’est le personnage du tueur, élément central du film (c’est d’ailleurs lui qui est abandonné à la fin) et, à ce titre, équivalent narratif du pasteur dans Outrage et de la mère dans Hard, Fast and Beautiful, soit le moteur du récit (cela va de soi, il "trace" l’itinéraire du film), un médiateur du désir (il le dit lui-même: c’est l’attachement qui lie affectivement les deux automobilistes entre eux qui les empêche de s’enfuir séparément) ou encore un motif œdipien (sorte d’instance surmoïque, donc castratrice mais uniquement par ce biais, il rappelle finalement les deux automobilistes à leurs devoirs d’époux en les "punissant" de leur escapade, une virée en célibataires qu’ils avaient déguisée en partie de pêche).


(4) Ce télescopage avec la réalité n’a en tous les cas rien à voir avec les "clins d’œil" dont s’amusait parfois Ida Lupino, ainsi le cameo dans Hard, Fast and Beautiful où elle apparaît dans les tribunes aux côtés de Robert Ryan, ou encore l’autocitation comme ici lors de la visite en bus des movie star homes à Beverly Hills (moment irrésistible — on pense à McCarey — de la rencontre entre Ida Lupino et Edmond O’Brien, pas un seul instant intéressés par ce qu’ils visitent) où, parmi tous les grands noms énumérés par le chauffeur, on entend celui... d’Edmund Gwenn! (c’est lui qui dans le film joue le rôle de l’enquêteur).

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