dimanche 13 septembre 2020

Les Cahiers d'après

Il n'est pas surprenant que beaucoup n'aiment pas Tenet, le dernier film de Christopher Nolan, tant celui-ci semble s'ingénier à égarer le spectateur en accumulant et complexifiant à l'envi les "données" qui permettent de comprendre un film, de sorte qu'à l'arrivée seuls les geeks y trouveraient leur compte, rompus qu'ils sont à ce type d'exercice. Et c'est un fait: l'argument majeur, avancé par ceux qui rejettent le film, c'est qu'il est incompréhensible. Je laisse de côté la posture de ceux qui, après avoir "compris" a posteriori le film (non pas en l'ayant revu, car la revoyure suppose un minimum de désir, mais grâce aux compte-rendus qu'en ont fait les geeks), le décrètent parfaitement "creux". Bien sûr, on peut toujours dire que Nolan échoue ici, là où, avec Inception ou Interstellar, soit le même type de récit alambiqué, il arrivait davantage à captiver et même émouvoir. Reste à savoir si ce type de récit a vocation à émouvoir. Sort-on ému d'un James Bond ou d'un épisode de Mission: Impossible? C'est aussi une question de genre: la SF n'étant déjà pas le genre idéal pour produire de l'émotion, qu'en est-il d'une SF mâtinée d'espionnage? Exit l'émotion, reste la captivation. Le mot est atroce, remplaçons-le par fascination. Et cette nouvelle question: à défaut d'être compréhensible, à défaut d'émouvoir, Tenet est-il suffisamment fascinant pour susciter l'adhésion? Dans une certaine mesure, je dirais "oui", un oui ni franc ni massif car le film souffre un peu trop (outre son côté excessivement flemingien, dans l'esprit manichéen des vieux conflits Est-Ouest) de ce mal du siècle que sont devenus les effets au cinéma - progrès technologiques obligent -, au point de s'apparenter de plus en plus à de pures prouesses pyrotechniques. Si Tenet fascine, c'est donc malgré toutes ces réticences, malgré le fait aussi que la dimension poétique, si belle dans Interstellar, soit ici réduite à la portion congrue... Alors? Qu'est-ce qui le rend, malgré tout, fascinant? Pas tant la jubilation (qu'elle soit communicative ou non) de Nolan à nous égarer que l'impression, parallèlement à la débauche d'effets, que cet égarement (au même titre que la perte des repères - spatio et surtout temporels chez Nolan) fait écho à ce qu'il en est aujourd'hui de notre rapport au monde, celui, vertigineux, de l'explosion numérique, de l'hyper-connexion et des flux multiples, monde de la complexité généralisée, et, de ce fait, de plus en plus difficile à appréhender. Pas étonnant dès lors que depuis dix ans, et Inception, Nolan joue sur cette notion d'impénétrabilité. Jusqu'à côtoyer l'abîme.

En avril 2021, les Cahiers du cinéma auront 70 ans. Ce sera l'occasion de faire le point, concernant la nouvelle rédaction, après une petite année d'activité. Avant ce serait trop tôt. Là, il sera temps de voir si une ligne directrice se dégage vraiment. Qui tienne compte, à l'ère du numérique, des nouveaux comportements des lecteurs (je laisse de côté, pour l'instant, le problème que pose en plus l'épidémie de coronavirus), plus sensibles au positionnement de la critique vis-à-vis de tel ou tel film qu'à la critique proprement dite et à ce qui s'y rapporte, plus intéressés par tel sujet, qu'ils connaissent déjà, que désireux de s'ouvrir aux autres qu'ils ne connaissent pas (ou connaissent moins). Le défi n'est pas de se plier aux habitudes du lecteur 2.0. Mais il n'est pas non plus de revenir en arrière, à une époque, celle des Cahiers-rois, fers de lance de la culture cinéphile, parce que tout ça est fini, que cette époque est révolue et que vouloir y revenir s'apparenterait à de la nostalgie, avec ce qu'elle a de poussiéreux. Les Cahiers d'après ne doivent pas être ceux d'avant, d'avant Delorme, d'avant Burdeau, d'avant Lalanne... pour renouer avec on ne sait quelle période dorée de leur histoire. Ils doivent au contraire prendre acte que la revue aujourd'hui, comme la plupart des revues (papier s'entend), n'est plus qu'un îlot culturel, noyé dans l'océan numérique du savoir instantané et ciblé, qu'elle n'existera peut-être plus dans dix ans, et que, forte de ce danger, elle doit complètement se réinventer. Comment? C'est tout le défi, le pari - que d'aucuns estiment perdu d'avance - qu'il est possible non pas d'inverser la tendance, mais de réoccuper le terrain, en (res)suscitant les envies, le plaisir du partage, un certain goût du cinéma... Se projeter dans le temps (penser à ce que pourrait être une revue de cinéma dans dix ans), créer son propre espace (qui ferait communiquer les différents supports entre eux), rêver d'un rapport nouveau aux films et à la façon d'en parler... Du Nolan, quoi, mais simplifié, sans prise de tête ni effets de manche. Juste un peu de magie.

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