dimanche 28 février 2021

L'adversaire


L'Adversaire de Satyajit Ray (1970).

L'idéaliste.

Réalisé juste après Des jours et des nuits dans la forêt, l'Adversaire (1), qui marque le retour à la "grande ville" de Satyajit Ray, en est le contrepoint (les deux films sont adaptés du même auteur, Sunil Gangopadhyay). Considéré comme secondaire, du fait surtout des procédés esthétiques (les souvenirs flashs, les pensées brutalement visualisées, les rêves "en négatif"...) utilisés par le cinéaste, qui aujourd'hui paraissent un peu datés, le film n'en est pas moins un jalon important dans l'œuvre de Ray. Et ce, même dans son approche politique qu'on a trop vite fait d'opposer à celle plus radicale d'un Ghatak. Ainsi du personnage de Siddhartha, héros idéaliste mais velléitaire - préfigurant à sa manière le "Michele" de Nanni Moretti, en plus timide et moins irascible -, dont les idées vaguement révolutionnaires (c'est l'Inde fiévreuse de 1970 - marquée par la nouvelle politique, plus à gauche, d'Indira Gandhi, après la scission de son parti, la contestation et les attentats perpétués par la rébellion "naxalite", mouvement maoïste cherchant à renverser le gouvernement - qui sert de toile de fond au film)... dont les idées, donc, se résument, lorsqu'il les exprime publiquement, à considérer la guerre du Vietnam historiquement plus importante que le premier pas de l'homme sur la Lune, parce que la résistance du peuple vietnamien face à l'ogre américain, personne ne s'y attendait, alors que la conquête de la Lune, elle, était prévisible (c'est le côté "non-aligné" de Ray qui s'exprime là, jamais appuyé mais bien réel). La révolution, il y pense mais ne se sent pas le courage de la faire, contrairement à son jeune frère. Devenu chef de famille depuis la mort du père - qui ouvre (en négatif) le film -, condamné dès lors à interrompre ses études de médecine pour trouver du travail, il traverse le film comme il traverse la ville et la vie, soucieux de l'avenir ("l'air toujours très sérieux, sourcils froncés et tête baissée", comme dit la future fiancée) mais incapable de le provoquer. Son idéalisme, au lieu d'être un moteur, à l'instar des grands révolutionnaires (qui par exemple l'aurait poussé à tuer autrement qu'en pensée le patron de sa sœur qu'il soupçonne d'exploiter, sinon plus), se trouve miné par une sorte de romantisme alangui (accentué par la chaleur qui règne durant tout le film), ce qui rend le personnage d'autant plus attachant qu'il y a sûrement du Satyajit Ray jeune dans cette image d'une jeunesse empêtrée dans ses refoulements comme dans ses contradictions. A la différence du roman d'apprentissage - à la Apu -, le film, ainsi ancré dans son époque, qui lui confère un côté Nouvelle Vague (notamment par son caractère urbain), brosse donc le portrait d'un jeune homme de la ville, en deuil de son père et de ses idéaux. Portrait plus rouchien que renoirien, si on le compare au film précédent. La scène, très belle, où Siddhartha et Keya se témoignent leur attachement  — 

Elle: Parfois on devine que quelqu'un est bon uniquement par ses yeux.
Lui: Oui mais on peut se tromper.
Elle: Il est préférable d'avoir raison.
 
—, ne prélude pas nécessairement d'un avenir radieux, mais, en plus de rappeler l'importance du regard dans les films de Ray, donne au jeune homme un peu du courage qui lui manquait pour se révolter. Car la révolte a quand même lieu. Certes à petite échelle, celle réduite, allégorique, d'un entretien d'embauche, quand Siddhartha, parmi des dizaines d'autres candidats forcés d'attendre leur tour pendant des heures sous une chaleur torride et pour beaucoup sans même pouvoir s'asseoir sur une chaise, finit par s'insurger en saccageant le bureau où se tiennent les entretiens. Il ne lui reste plus dès lors qu'à accepter le poste de vendeur (pour une firme pharmaceutique) qu'on lui avait proposé au début mais qui l'obligeait à quitter Calcutta. Quitter la ville, la vie "putride" qui lui est liée, mais qui relève quand même de la vie, comme il est dit dans le film, pour aller travailler à la campagne (thème récurrent chez Satyajit Ray), loin des siens et de celle qu'on aime (même si on s'est promis de s'écrire)... Avec l'impression de tout perdre. Sauf que non. Car c'est là-bas que Siddhartha finit aussi par retrouver ce chant d'oiseau, un souvenir d'enfance - comment on dit "madeleine" en bengali? -, qui l'avait poursuivi tout au long du film, sans pouvoir se rappeler le nom de l'oiseau. De sorte que "l'adversaire" du titre, c'était peut-être tous ces chefs arrogants qu'il rêvait de renverser, mais plus encore, et c'est là la grandeur de Ray, cette pensée sombre, mélancolique et paralysante qui, sous couvert de deuil, lui interdisait de voir l'avenir autrement que sous son aspect le plus "négatif". Jusqu'au chant de l'oiseau...

(1) L'Adversaire (Pratidwandi) constitue le premier volet de ce qu'on appelle "la trilogie de Calcutta", les deux autres étant Company Limited (Seemabaddha, 1971) et l'Intermédiaire (Jana aranya, 1976).

samedi 27 février 2021

[...]


Theme from Shaft (single), Isaac Hayes, 1971.


+ la version du générique d'ouverture de
Shaft (Gordon Parks, 1971). La BOF: .

mardi 23 février 2021

Forteresses cachées

Dodes'kaden d'Akira Kurosawa, 1970.

Vouloir rapprocher l’image du bidonville de celle d’un territoire assiégé peut paraître hasardeux tant les deux figures s’opposent: d’un côté, un espace ouvert, où se confondent souvent dehors et dedans, le principe même de l’extériorité; de l’autre, un espace fermé, terrain d’affrontement où l’enjeu est justement d’assurer la clôture du lieu. Cinématographiquement parlant, le siège jouerait volontiers sur le rapport champ/contrechamp là où le bidonville convoquerait davantage le hors-champ. C’est qu’un bidonville, agglomérat miséreux de tout ce que la cité ne peut ou ne veut intégrer - et dès lors rejette hors de ses murs -, n’est pas à proprement parler assiégeable. Comment assiéger une "ville" ouverte aux quatre vents? Et surtout, pourquoi l’assiéger quand il est si facile de la raser? Faute d’offrir la moindre prise, le bidonville apparaît paradoxalement comme le lieu de résistance idéal à la notion de siège. C’est ce que montrent nombre de films ayant pour cadre un bidonville, ainsi Dodes’kaden d’Akira Kurosawa et Invasion Los Angeles (They Live) de John Carpenter, des films où l’espace du bidonville n’est pas seulement géographique, déterminé par l’étendue du territoire occupé, mais reconfiguré aux dimensions psychique, esthétique, politique, que prend le bidonville pour ses habitants, faisant de celui-ci - le "quartier sans soleil" aux couleurs bariolées dans Dodes’kaden, "Justiceville, le camp d’exclus dans Invasion Los Angeles - moins le lieu du dénuement qu’une zone de dévoilement, quelque chose à la fois de fragile, puisqu’à la merci de la première pelleteuse venue, et d’inaltérable, car inscrit au cœur même de l’humain.

Chez Kurosawa, l’idée de siège fait écho à la folie de ses personnages. Certains fuient la réalité par la puissance de leur imagination, aux confins de l’hallucination, tel Rokkuchan, le jeune garçon qui se prend pour un tramway, scandant ses déplacements en imitant le bruit - "dodes-kaden, dodes-kaden…" - que font les roues d’un tram sur les rails, ou encore le père et son enfant, construisant mentalement, du fond de la vieille 2 CV où ils habitent, la maison de leurs rêves. D’autres, au contraire, sous l’emprise d’un réel terrifiant, traversent le film comme des zombis, à l’image du mari abandonné par son épouse, déchirant mécaniquement les vêtements de celle-ci, ou de la jeune fille exploitée par son oncle, fabriquant jusqu’à l’épuisement des fleurs en papier. Il y a là comme une forteresse cachée qui protège les personnages autant qu’elle les enferme. Le bidonville est représentatif de ce double état de protection et d’enfermement. De protection, parce que la menace vient toujours du dehors: l’enfant, le seul à communiquer avec l’extérieur, en allant quémander quelques restes de nourriture, en fait la cruelle expérience (il meurt empoisonné). D’enfermement, parce que le bidonville n’a lui-même rien de réel: tout y est faux, depuis le soleil, peint sur une toile, jusqu’à l’ombre des baraques, dessinée au sol. Même les couleurs - les premières chez Kurosawa - sont si criardes, si violentes, qu’elles ne font que renforcer l’aspect artificiel d’un dispositif qui n’ouvre sur aucun horizon, redoublant l’impression de réclusion dégagée par les personnages.
Serge Daney parlait à propos du cinéma de Kurosawa "d’emboîtements impossibles d’espaces divers", précisant que dans ses films le cinéaste "s’ingénie à filmer des personnages qui, sur l’appréhension de l’espace, ne sont jamais unifiés" (1). Il prenait comme exemple la rencontre entre Rokkuchan et le peintre, lequel, pour avoir installé son chevalet trop près des rails imaginaires que suit le jeune fou, manquait de se faire "écraser". Dans cette séquence, "la position de Kurosawa […] consistait à trouver le lieu d’où les deux espaces (celui de l’enfant psychotique et celui du peintre névrosé) pouvaient sembler s’emboîter l’un dans l’autre, constituant à eux deux un espace homogène. Mais pas exactement, d’où le gag." Une position qui renvoie à la question du hors-champ, étant entendu que pour Daney le hors-champ n’est pas "la partie du champ que [le personnage] ne peut pas voir", mais "ce qui du champ n’a pas été vu", des autres personnages comme du spectateur; une sorte de "hors-champ interne" - toujours le thème de la forteresse cachée - qui "ne nous hante (et avec lui le regard qui se perd, la contemplation, tout ce qui postule un au-delà) que parce que nous ne savons plus voir". Fortement influencé par Lacan et son concept du non-rapport, Daney trouvait dans les films de Kurosawa l’illustration de ce qu’il appelait la "jouissance-cinéma", ou encore "la jouissance de la chose-cinéma" - l’opposant au "plaisir pris à l’effet-cinéma", où l’on confond le réel et le représenté -, et dont l’apparition, scandaleuse, n’est possible que dans l’hétérogénéité, celle des êtres et des choses, dans la disjonction entre le cinéaste et ce qu’il filme, entre lui et ses personnages, entre les différents espaces que chacun d’eux approfondit. Ce qui ferait de Dodes’kaden, œuvre singulière s’il en est, film à part dans la filmographie même de Kurosawa, le seul qu’il ait tourné en dix ans (au décours d’une longue période de dépression que l’échec du film, l’abandon de certains projets et, plus généralement, l’impossibilité de trouver de nouveaux financements ont largement entretenue, conduisant le cinéaste au bord du gouffre), comme le plus extraordinaire des films de siège, le seul qui soit aller aussi loin dans la disjonction et l’hétérogène, dissociant l’espace en autant de petites zones qu’il y a de personnages, le creusant d’une multitude de mini sièges, l’allégeant des représentations habituelles de la folie au cinéma - toutes ces métaphores pesantes de la forclusion que sont, par exemple, le labyrinthe ou la toile d’araignée - pour atteindre l’essentiel: la scission qui existe dans tout état de siège non seulement entre assiégeants et assiégés, mais surtout entre chacun des assiégés qui, loin de ne former qu’un bloc de résistance collectif et abstrait, se battent seuls contre leurs propres angoisses.

(1) Serge Daney, "Un ours en plus", Cahiers du cinéma n°274, mars 1977.

Invasion Los Angeles (They Live) de John Carpenter, 1988.

La folie est également présente chez Carpenter, mais sans la dimension schizoïde qui caractérise le film de Kurosawa. Invasion Los Angeles renoue avec l’esprit des films de science-fiction américains des années cinquante, marqués par leur rapport paranoïaque au monde, où l’autre symbolisait, sous les traits de l’envahisseur, la menace communiste. Au péril rouge de l’époque succède ici un péril plus insidieux, puisque intérieur, celui non pas du capitalisme américain (Carpenter se définit lui-même comme capitaliste) mais de ses excès qui, sous l’ère reaganienne, ont appauvri, jusqu’à l’exclure du système, toute une frange de la population. Le propos est simple, volontairement naïf, en accord avec le genre abordé: le monde est sous le contrôle d’extra-terrestres qui, pour asseoir leur domination, instillent dans les livres et les affiches publicitaires des messages subliminaux - "obéissez", "consommez", "regardez la télé", "restez endormi", etc. -, de vrais commandements au sens religieux du terme, ce qui n’a rien d’étonnant tant le cinéma de Carpenter est imprégné de religieux. A l’instar du Zombie (Dawn of the Dead) de Romero qui, lui, fustigeait plutôt l’Amérique de Nixon, la société de consommation est bien au centre d’Invasion Los Angeles. Les humains du film sont assaillis de publicités et quand bien même ils ne seraient pas concernés, tels les gens du bidonville, ils continuent d’en subir, via la télévision, les effets pervers. C’est à ce niveau que se situent le siège et la question qui lui est corollaire: comment résister à un système qui, loin de satisfaire uniquement les besoins qu’il suscite, finit par confisquer aux plus pauvres les biens qui leur sont nécessaires? La réponse est là aussi moins collective (le bidonville et la petite église, où s’était organisée la résistance, sont rapidement détruits, ne laissant subsister que les postes de télé, comme sera détruit par la suite le repaire des "terroristes") qu’individuelle, à travers la révolte du personnage principal dont le nom, Nada, atteste évidemment de son caractère socialement insignifiant, mais confère surtout au film une dimension anarchisante.
Si le siège est un thème récurrent du cinéma de Carpenter, depuis Assaut, son remake urbain de Rio Bravo, c’est qu’il lui permet, à travers la figure de l’assiégeant, de s’attaquer aux principales tares de la société américaine. Sauf qu’ici l’ennemi est invisible, du moins a-t-il pris l’apparence des assiégés, celle, humaine, du bon consommateur. Il faut des lunettes spéciales pour voir - en noir et blanc - son vrai visage, un visage hideux, au regard effrayant, autrement dit persécuteur, ce qui renforce le caractère paranoïaque du film. Le principe du siège est corrompu. On ne retrouve aucune ligne de défense susceptible de bloquer l’accès aux assaillants. Le territoire se révèle au contraire des plus perméable, permettant à l’ennemi de s’infiltrer, au point que le monde semble reproduire à grande échelle le bidonville initialement détruit. Une image en accord avec la représentation habituelle du monde chez Carpenter, cette société chaotique que le cinéaste confronte, non sans humour, à la puissance maléfique de ses dirigeants. Dans Invasion Los Angeles, le dérèglement du siège est tel qu’il rend illusoires les petits moyens pour contrer l’ennemi, tous ces bricolages - ainsi le brouillage des émissions télévisées - pour résister à la propagande. Seule la lutte armée semble à même de stopper l’ennemi. Le personnage principal troque rapidement son image de citoyen lambda pour celle, plus virile, du combattant inflexible, fidèle en cela à la typologie du héros américain. Mais la lutte est inégale. Les extra-terrestres sont comme des corps étrangers disséminés dans un organisme sans défense, l’endormant à petit feu sous l’action de slogans anesthésiants. Comment s’y opposer? Comment lutter efficacement contre un ennemi aussi dangereux, et d’autant plus dangereux qu’il épouse la forme de ses adversaires? Car, et c’est bien là le dilemme, l’alien n’est finalement rien d’autre que la face cachée de celui qui le combat, sa part obscure. L’autre se confond avec le même, et le détruire, c’est se détruire soi-même (il y a toujours un effet-miroir dans l’interprétation paranoïaque). En faisant exploser la station de télévision d’où venaient les messages, Nada fait acte d’héroïsme, il donne un sens à son existence, de "rien" il devient quelqu’un, mais libère-t-il pour autant l’individu de son asservissement à l’idéologie consumériste? Pour Carpenter, il semble que l’on ne puisse rien faire contre la grande machine capitaliste, sauf à tout faire sauter, un geste plus symbolique que salvateur. Et si beaucoup ont vu derrière la critique de la société de consommation celle de l’industrie hollywoodienne (la femme qui est une figure habituellement négative dans les films de Carpenter se nomme Holly), imposant ses produits formatés, à l’aune de la position marginale qu’occupe le cinéaste à Hollywood, cela ne fait que nous conforter dans l’idée que pour Carpenter, cinéaste pessimiste s'il en est, on ne peut espérer vaincre un système qui s’est infiltré en nous, dans notre façon de vivre comme dans notre manière de penser.

Dodes’kadenInvasion Los Angeles: deux états de siège. Le premier, sous la forme de personnages reclus, enfermés dans leur folie, si coupés du monde que le siège s’en trouve démultiplié, faisant des corps-bidonvilles des forteresses inviolables; le second, sous la forme d’aliens anonymes, fondus dans la masse, si bien assimilés que le siège s’en trouve annihilé, faisant du monde-bidonville une forteresse sans rempart. Dans les deux cas, un même souci: aller au-delà des représentations attendues du siège, et de ses oppositions classiques (assiégeants/assiégés, extérieur/intérieur…), pour mieux révéler les forces secrètes qui le sous-tendent. (Vertigo n°32, novembre 2007)

lundi 22 février 2021

Moderne Lucrèce

L'Ange de la vengeance (Ms .45) d'Abel Ferrara.

1. Pourquoi Thana est-elle agressée deux fois?

Je reviens sur Ms .45 tant le film de Ferrara, extraordinaire à tous points de vue, justifie qu'on en fasse l'exégèse. Dans le premier texte (Abel et la belle), je m'en tenais à l'aspect halluciné du récit, tout en pointant sans les explorer les autres pistes possibles, fidèle en cela à l'esprit du sous-genre (le rape and revenge) dans lequel le film s'inscrit (cf. l'accroche publicitaire de la VHS: "no man will ever be safe again..." devenu en français: "aucun mâle ne sera épargné..."), tel aussi qu'il avait dû être perçu lors de sa sortie initiale, notamment en France (à la sauvette durant l'été 82 après être passé par le festival d'Avoriaz). Je voudrais ici analyser le film sous l'angle plus précis du viol et montrer finalement que la vengeance qui suit n'en est pas vraiment une, du moins que la transformation que vit l'héroïne au moment du second viol relève d'un autre registre que celui attendu dans ce genre de film, qui ne se limite pas aux seules questions d'autodéfense, de justice privée et de vengeance. Le dépassement des enjeux, qui voit le film largement déborder du cadre où on tend à l'enfermer, peut se résumer à cette question: pourquoi Thana est-elle agressée deux fois? Il est clair, lorsqu'on voit le film, et surtout lorsqu'on le revoit (soit une deuxième fois, là aussi), qu'il ne s'agit pas de surenchère de la part de Ferrara. Le second viol ne reproduit pas le premier. Quelque chose opère chez l'héroïne qui n'existait pas la première fois. Comme si au premier viol, représenté dans toute son horreur, succédait un second viol tout aussi horrible, mais qui annulait en partie ce qu'avait vécu l'héroïne, le côté "première fois" justement. Qui ne touche pas à la sexualité (et, on le suppose, la perte de sa virginité) mais au fait que l'effet de sidération qui l'avait paralysée la première fois ne se reproduit pas la seconde fois (puisque ça a déjà été vécu), lui permettant alors de réagir et de se défendre. Comme s'il fallait le vécu traumatisant du premier viol pour que, lors du second, Thana arrive à se retourner contre son agresseur. Or ce passage, du premier au second viol, correspond aussi à un changement de forme dans la mise en scène: la première agression, qui se déroule à l'extérieur, au fond d'une impasse (c'est Ferrara qui joue l'agresseur), vient conclure la toute première partie du film, marquée par son aspect documentaire (Garment District, la maison de couture, les rues de New York...), alors que le second viol, qui a lieu dans l'appartement de Thana où s'est introduit l'autre agresseur (initialement pour le cambrioler), marque, lui, en termes de fiction, le vrai début du film. Ainsi, pour répondre à la question quant à la nécessité de faire subir à l'héroïne deux viols consécutifs, peut-on déjà avancer que, pour Ferrara, cela relève d'une éthique: passer par la réalité de ce qu'est un viol (la première agression est filmée dans sa bestialité la plus concrète), pour s'autoriser dans un deuxième temps, à partir du second viol et la théâtralité de sa mise en scène, tous les artifices, toutes les audaces, que permet la fiction sur ce qu'un viol peut déclencher chez celle qui en est victime. Des conséquences qui, pour le coup, dans le cas de Thana, ne se résument pas au seul aspect (post)-traumatique, sa folie meurtrière témoignant au contraire d'une logique, avec ce que cela suppose de raisonné — ce qu'il va nous falloir démontrer... (à suivre)

[ajout du 25-02-21]

2. Moderne Lucrèce.

Donc deux agressions, qui s'inscrivent dans deux registres différents. Celui du réel pour la première; celui de la fiction pour la seconde, au point d'ailleurs qu'on peut très bien se dire qu'il n'y a eu qu'un seul viol, le premier donc, la rencontre avec le cambrioleur, par l'effroi suscité, n'ayant fait que réactiver le traumatisme subi la première fois, Thana s'imaginant rencontrer à nouveau son violeur (d'autant que celui-ci était masqué et qu'il avait promis de revenir) — confusion que suggérerait la "réapparition" brutale - une hallucination sous forme de flash - du violeur dans le miroir. Et de voir ainsi deux espaces dans le film: un premier correspondant à la réalité: outre le viol dans la rue, le milieu professionnel de Thana (l'atelier, le café avec les filles...); et un second, relevant de l'imaginaire: la "rencontre" avec le cambrioleur, plus précisément la façon dont l'affrontement est vécu (assimilé à un viol, donc représenté comme tel), et, de manière plus générale, ce qui touche à la sphère privée de l'héroïne, que ce soit lors de ses "expéditions punitives" ou simplement dans ses rapports avec sa voisine, la vieille excentrique (qui donne au film une petite touche polanskienne). Deux espaces initialement cloisonnés, mais qui voient le second progressivement empiéter sur le premier, jusqu'au finale (le bal masqué) où les deux finissent par se confondre, provoquant le carnage.
On peut aller plus loin, en considérant que le réel du viol ouvre aussi la voie à la réflexion, au sens d'une prise de conscience chez l'héroïne, qui dépasse le caractère purement fantasmé de sa croisade anti-mâles. Ce qu'interroge le film, on l'a vu, c'est moins la question du viol proprement dit que celle de ses conséquences: la conduite adoptée par l'héroïne à la suite de son agression. Qu'il y ait folie n'empêche pas de voir dans le comportement du personnage une réponse autre que purement psychiatrique. Ainsi du silence dans lequel Thana semble plongée après l'agression - conformément à la plupart des victimes de viol -, silence redoublé par le fait qu'elle est déjà muette, mais qu'on aurait tort d'interpréter comme le signe d'un impossible, l'incapacité du personnage à exprimer sa souffrance. L'arme dont Thana va se servir, le fameux colt .45 récupéré de son agresseur, témoigne au contraire de son refus du silence et de ce qui habituellement le favorise (sentiment de honte, peur de la stigmatisation, etc.).
Et c'est là que Lucrèce intervient. Je rappelle l'histoire - via Wikipedia - qu'il faut lire attentivement car tous les hommes s'y nomment Tarquin. C'est tiré de Tite-Live:

Lucrèce, épouse  de Tarquin Collatin, est une femme renommée pour sa beauté et plus encore sa vertu. Pendant le siège d'Ardée, les fils du roi Tarquin le Superbe et leurs compagnons dont Tarquin Collatin se rendent à Rome pour observer la conduite de leurs épouses. Les belles-filles du roi partagent un fastueux festin alors que Lucrèce file la laine avec ses servantes. Sextus Tarquin, l'un des fils du roi, en conçoit un désir coupable. Venu en hôte chez Tarquin Collatin, il tente de séduire Lucrèce mais celle-ci refuse de céder à ses avances. Tarquin la menace alors avant de la violer, commettant ainsi deux crimes d'un coup (contre une dame romaine et contre les lois de l'hospitalité). Selon la version de Tite-Live, elle cède car il menace de la tuer et de mettre dans son lit un esclave mort, avec qui elle aurait commis l'adultère, comble de l'infamie.
Après le départ de Sextus Tarquin, Lucrèce fait venir son père, accompagné d'un ami, et son mari, accompagné, lui, de Brutus. Lucrèce, après leur avoir expliqué le forfait du prince et avoir réclamé vengeance, se suicide avec un couteau qu'elle tenait caché — Lucrèce est considérée comme un exemplum (histoire d'une personne dont les actes sont dignes d'être imités), car elle ne veut pas donner l'exemple d'une femme qui aurait survécu au déshonneur. Les hommes qui entouraient Lucrèce commencent à ameuter la population, surtout Brutus, et à marcher sur Rome. Ayant rejoint la capitale, ils soulèvent le peuple contre la famille royale et mettent fin à la royauté. Tarquin le Superbe, alors absent de Rome, revient en hâte, mais lorsqu'il arrive, les portes de la ville lui sont fermées et il est condamné à l'exil. C'est à la suite du viol de Lucrèce que Rome serait passée de la monarchie à la République.

Le geste de Lucrèce est ainsi plus complexe qu'il n'y paraît. Il ne s'agit pas seulement de prouver son innocence, mais de dissiper tout doute, quant à un éventuel consentement, dans la mesure où ayant cédé (au lieu d'avoir préféré se faire tuer), un soupçon, si infime soit-il, continue d'exister. Le suicide tel une question d'honneur finalement, comme à la guerre, expliquant que les quatre hommes à qui elle se confie, même s'ils disent la croire et l'assurent que recourir au suicide est inutile, ne trouveraient pas celui-ci moralement condamnable — à commencer par Brutus, pour qui le suicide de Lucrèce serait une forme de sacrifice, à partir duquel il pourra en appeler à la fin de la monarchie et son remplacement par la République.
Quel rapport avec Thana? Je dirais ceci: derrière la double image affichée (d'un côté la jeune fille pure, abusée sexuellement; de l'autre, la femme "fatale" exécutant froidement les hommes), se devine une autre dualité qui touche à la manière dont le personnage survit à son agression, étant entendu que, à l'instar de Lucrèce, elle ne reste pas "silencieuse", et que ce n'est pas seulement parce qu'elle est muette qu'elle choisit de s'exprimer par une arme — une autre arme que la parole. Soit deux visages:
- un premier, archaïque, car présent depuis la nuit des temps, qui ferait de la jeune fille violée l'exemple le plus signifiant (par l'opposition pureté/bestialité) de ce que représente un viol pour une femme, le symbole d'une souillure indélébile, qui la précipite dans un abîme sans fond dont elle ne pourra sortir sinon par la mort. L'abîme ici c'est cette spirale infernale qui conduit Thana à vouloir tuer tous les hommes qu'elle croise, moins par vengeance, ce qui serait une façon de ne pas sombrer, que par volonté d'en finir, la folie des meurtres n'étant rien d'autre qu'un appel à mourir. La séquence d'Halloween qui voit Thana, déguisée en nonne - comme un retour à sa pureté originelle -, périr de la main de celle qu'elle appelle "sister" s'apparente à une mort assistée, autrement dit un suicide.
- un second, plus moderne, on peut même dire féministe, voire révolutionnaire (j'évoquais dans le premier texte la figure de Valerie Solanas, et son SCUM Manifesto, qui ferait de Thana une sorte d'icône de la lutte contre le mâle), en appelant, symboliquement par ses actes, à la fin de la "royauté des hommes" (de ceux qui assoient leur domination sur les femmes par le viol) et - par voie de conséquence? - à la fondation d'une "République des femmes" (où le sexe dit fort n'aurait plus voix au chapitre). En cela une moderne Lucrèce, capable, pour accomplir sa mission, d'aller jusqu'au sacrifice.
Ces deux visages coexistent, sans que l'un l'emporte sur l'autre, rendant le personnage longtemps indéchiffrable. Et c'est bien dans le bal final, quand viennent se télescoper réalité et fiction, que l'on saisit au mieux ce qu'aura été sa trajectoire. Qui aura conduit Thana, jeune fille violée, à la mort. Un suicide sacrificiel.

dimanche 21 février 2021

Nino Ferrer 1993

La Désabusion, Nino Ferrer, 1993.

La Désabusion, le dernier album studio de Nino Ferrer (négligeons La Vie chez les automobiles), peut-être son chef-d'œuvre (le débat est ouvert mais n'a pas grand intérêt), enregistré là-bas chez lui, dans "le sud" (le Quercy, un nouveau Piémont), où il s'était retiré quinze ans plus tôt (fuyant le milieu professionnel qui l'avait déçu), là-bas, c'est-à-dire dans sa maison (il doit bien y avoir une fontaine pas trop loin), La Taillade, où il avait aménagé son studio, pour se consacrer à sa peinture - on pense à Captain Beefheart -, à sa musique... bref, y produire ses œuvres, "faites maison".
La Désabusion, où l'on retrouve cette ambiance typiquement ferrerienne, faite de multiples influences, notamment latino-américaines, avec ici salsa, mambo et même cha-cha-cha, après une entrée haute en couleur qui mixe le folklore russe à la "sauce" cubaine (les cuivres), le même fond bluesy et jazzy qui imprègne toute son œuvre, sans oublier bien sûr le style de la première période (moins les succès comme "Mirza" ou "Les Cornichons", bien que l'album les évoque par moments, que des chansons de face B moins connues, comme si de cette période, mais on s'en doutait, les titres les plus importants n'étaient pas les plus célèbres), écho aussi à toute une tradition de pop-rock à la française (le shellerien Trapèze volant, l'higelinesque Piano jazzy, qu'on peut voir comme une réponse à "Mirza"). Et comme toujours chez Ferrer, ce goût des mots, jusqu'à la pure et simple énumération (des noms russes dans Notre chère Russie, des prénoms dans Marcel et Roger), une gourmandise à la Bobby Lapointe (le désopilant L'Année Mozart, qui conclut l'album, sur l'air de La Marche turque), que viennent magnifier les solos de guitare de Mickey Finn (sur quasiment toutes les chansons, de "Notre chère Russie", qui donc ouvre l'album, chanson qu'il a lui-même composée, à Ma vie pour rien, une reprise - la version "rhythm'n'blues" de 1965: , sur le maxi 45 tours Mirza, toujours elle, satanée Mirza - en passant par La Désabusion, Le Bonheur ou encore La Danse de la pluie — sur l'album l'ordre des chansons suit une ligne vaguement bipolaire qui monte et qui descend), Mickey Finn ou Micky Finn (rien à voir avec le batteur de T. Rex), un guitariste irlandais rencontré dix ans auparavant et avec qui Nino Ferrer va non seulement enregistrer la plupart de ses albums (à partir de Nino Ferrer & Leggs, du nom du groupe formé par Finn et quatre autres musiciens pour accompagner Ferrer), mais surtout nouer une profonde amitié, au point de lui rendre hommage sur l'un d'entre eux ("Micky Micky", Ex libris) et de le citer, ici, dans la dernière chanson ("Si Mozart avait connu Micky, ils auraient bu beaucoup de whisky"), l'album se terminant sur un échange entre les deux hommes (Ferrer: Tu viens Micky? - Finn: Où ça? - Ferrer: Dans un bar! - Finn: D'accord! - Ferrer: D'accord? - Finn: D'accord!...).

Tiens au fait, ils rouvrent quand les bars? qu'on puisse y noyer notre désabusion...

Bonus: la vraie dernière chanson de Nino Ferrer: Un homme à l'espace (sur l'album live Concert chez Harry, 1995).

PS. On connaît la suite. Le projet d'un ultime album, Suite et fin, restera sans suite et connaîtra une fin, malheureusement brutale. Nino Ferrer, d'un tempérament dépressif, très attaché à sa mère, Mounette, dont il était le seul enfant, ne va pas survivre à la disparition de celle-ci (à l'instar d'un Ozu ou d'un Barthes). Le 13 août 1998, il se donne la mort.

samedi 20 février 2021

L'orange sied à Marvin


Let's Get It On, Marvin Gaye, 1973.

Marvin Gaye, homme de contradictions, personnage "déchiré comme seuls les puritains peuvent l'être, entre les aspirations spirituelles et les exigences du corps, (...) qui aura lutté jusqu'à sa mort brutale contre ses démons" (Christian Séguret). De sorte que l'orange était sa couleur, celle qu'il incarnait le mieux, symbole de la richesse, de la luxure, des infidélités et en même temps de la pauvreté, lorsque la tristesse, les remords et, plus généralement, les longues périodes d'abattement vous condamnent au plus terrible des replis, loin du monde, prisonnier des merdes habituelles (alcool, drogue, médocs) pour oublier la douleur, ce qu'en fait seule la musique, en s'y adonnant totalement, permettait vraiment. La musique pour sauver l'homme.
Marvin Gaye, de son vrai nom Gay, auquel il avait ajouté un "e" à la fin, officiellement pour faire comme avait fait Sam Cook, devenu Sam Cooke, son idole, mais aussi pour se différencier du père, le révérend Marvin Gay Sr, un adventiste - vous savez ces protestants rigoristes qui croient au retour du Christ et observent le sabbat -, comme le Dr Kellogg, l'inventeur des corn flakes et du beurre de cacahuètes, sauf que son truc à papa Gay, père au demeurant alcoolique, tyrannique et sadique, ce n'était pas les céréales mais les vêtements féminins qu'il aimait porter, soit donc chez lui un mélange pour le moins détonant de violence et de cross-dressing qui ne pouvait que troubler le jeune Gay, lui même raillé pour son côté efféminé, et laisser des traces, sur le corps bien sûr (les coups de ceinture répétés), mais plus encore sa vie d'adulte.
Le 1er avril 1984, après une énième dispute (concernant la mère?), le père paranoïaque tue le fils paranoïaque d'une balle dans la tête, avec le revolver - un Smith & Wesson calibre 38 - que ce dernier, ironie suprême, lui avait offert à Noël pour mieux se défendre en cas de danger. On a parlé d'une forme de suicide de la part de Gaye, à la manière du suicide by cop, quand l'individu se montre volontairement menaçant face à un représentant des "forces de l'ordre" pour que celui-ci réplique en tirant et le tue. Ce qui assimilerait la mort de Gaye à une forme moderne, dégradée, de l'amok malaisien. Je serais peu enclin à croire une telle version des faits si ne revenait la question de l'orange et du "e" rajouté. Orange comme "orang" avec un "e" à la fin, sachant que "orang" au pays de l'amok, ça veut dire "l'homme" (ainsi de "l'orange" du roman de Burgess adapté par Kubrick, L'Orange mécanique, l'écrivain ayant longtemps vécu en Malaisie). Et alors? Rien d'autre que cela: si Gaye, avec un "e", c'est l'orange, et que l'orange - avec ou sans "e" - c'est l'homme, c'est que Gay, sans "e", était l'homme mais affecté d'un manque, ce nom "équivoque" du père que le nom de Gaye était censé suppléer sans pour autant s'y substituer. D'où ces retours perpétuels (à cause de la mère sans doute), toujours échoués, jusqu'au moment fatal où Gaye, en pleine phase dépressive, est tué/se fait tuer par Gay, une façon de s'en remettre à nouveau et définitivement à la loi du père. Et ainsi effacer le petit "e", et l'homme avec, le nom Gaye restant, lui, pour la postérité.

Bonus: Funky Nation: The Detroit Instrumentals, l'album "oublié" de Marvin Gaye, enregistré durant l'été 1971, peu de temps après la sortie de What's Going On, un besoin pour surmonter les épreuves (dont la mort de Tammi Terrell). En fait, un ensemble d'instrumentaux, composés par Marvin Gaye (ici producteur qui n'intervient que très peu en tant que chanteur sur les sessions, surtout au début pour présenter les musiciens, les cats du band), Hamilton Bohannon (le futur pionnier du disco, célèbre aussi en tant que batteur), Michael Henderson (le bassiste de jazz qui accompagnait Miles Davis), Melvin "Wah Wah Watson" Ragin (le maître de la pédale wah wah, d'où son surnom) et Ray Parker Jr. (tout jeune guitariste de 17 ans à l'époque). 14 morceaux que Motown a réunis sous la forme d'un disque, mais qui ne sont pas des inédits puisqu'on les trouvait déjà sur l'édition SuperDeluxe de What's Going On, sortie en 2011 pour le 40e anniversaire de l'album.

Quant à What's Going On, dont on fête les 50 ans cette année (j'y reviendrai à propos de mes albums préférés de 1971), je n'ai pas trouvé de version complète satisfaisante sur le web. Le meilleur compromis est encore d'associer aux vingt minutes de la face A (, une réédition japonaise de 1977) les titres remastérisés de la face B: , et .

jeudi 18 février 2021

L'arabesque


Des jours et des nuits dans la forêt de Satyajit Ray (1970).

Satyajit Ray, on continue... aujourd'hui avec le très beau texte de Frédéric Sabouraud sur Des jours et des nuits dans la forêt. C'était dans les Cahiers, c'était en 1993, l'année où le film est (enfin) sorti en France (après la mort de Ray).

L'Arabesque.

Arabesque n. f. (it. arabesco). Ligne sinueuse. Ornement répétitif, d'origine végétale. Pose complexe de la danse académique, inspirée de motifs orientaux (in Petit Larousse illustré).

Il émane, dès les premières minutes de la projection de Des jours et des nuits dans la forêt, une impression très forte, troublante pour un film de Ray, d'autant plus que ses images en noir et blanc le date dans la première partie de son œuvre (celui-ci a été tourné en 1969). Plus on suit ces quatre compères en vacances à bord de leur petite auto, plus on les voit et on les entend se chamailler comme des adolescents tardifs et un peu protégés, et plus on sent que ce récit s'inscrit en rupture avec la tradition fondatrice du cinéma indien sur laquelle Ray, à sa façon très personnelle, s'est souvent appuyé à ses débuts pour ensuite s'en éloigner: celle du mélodrame épique. La fluidité du récit de l'installation de ces quatre compères, de leur péripétie avec le gardien qu'ils soudoient pour pouvoir se faire héberger dans une maison forestière, le légèreté de ton avec laquelle le film évoque leurs bouderies et leurs petits conflits de voisinage viennent encore nous troubler un peu plus tant l'amplitude des oppositions semble réduite, tant la gaieté domine dans cette évocation de la rencontre entre rats des villes et rats des champs, avec pour scène ce décor si simple, si beau de la forêt. La sobriété du découpage annonce déjà celle tout aussi épurée des derniers films de Ray. L'objectivisation constante du point de vue, sans renoncer au savant travail d'épinglage des contrastes, oppositions, désirs, lâchetés et autres petites obscénités de comportement que ce genre de rencontre entre deux mondes engendre inévitablement, atteint ici une telle subtilité, refusant tous les sentiers dramatiques convenus, que Ray nous surprend un peu plus encore par son minimalisme. Nous n'aurons pas droit au conflit violent entre deux cultures (rurale et urbaine), pas plus qu'au mélodrame amoureux, et à son déchirement final; nous éviterons l'affrontement (pourtant redouté par le spectateur comme par les personnages, comme un possible terme au récit, aux rencontres, à cette douce contemplation) entre le conservateur de la forêt et les quatre jeunes gens provoquant leur expulsion immédiate... Si Ray parsème avec art son scénario d'amorce de conflits, de tensions potentielles, il s'arrange toujours pour les désamorcer ou les résoudre sans pathos ni amplitude tragique. C'est que là n'est pas son sujet.

Ce qui l'intéresse, dans ce récit qui, plus que tout autre de ses autres films, se rapproche de très près, à travers les quatre jeunes gens, de son propre point de vue d'humain (culturellement, socialement, métaphysiquement, et même jusque dans la façon de bouger, de se vêtir ou de blaguer), c'est d'éviter le drame pour mieux s'attacher au temps. Le temps est, comme l'indique le beau titre Des jours et des nuits dans la forêt, le sujet même du film tant le récit prend soin, tel une musique d'une infinie subtilité, de le dérouler dans ses méandres, ses subtiles alternances, ses infimes renversements. Le couple des jeunes amoureux, Ashim et Aparna, sont sur le point de s'embrasser, après que la femme a accompagné l'homme pour récupérer ses lunettes dans la maison forestière (sans qu'on sache s'il s'agit d'un oubli, d'un stratagème ou d'un acte manqué), quand survient un cri d'enfant qui détourne leur attention. Ils se rendent vers la maison du gardien pour découvrir sa femme fiévreuse, ne pouvant pas même aider son enfant tellement elle souffre. Tandis que le spectateur, à l'instar du jeune homme, se souvient alors de son propre refoulement (comme le personnage masculin, il savait mais avait gommé l'événement, comme le fait remarquer sans insistance la femme), la belle Aparna se détourne, pousse un cri et sourit en voyant deux faons s'enfuir dans le bois.

Ainsi circule le temps dans le film de Ray, comme des enchaînements d'apparence fortuite et d'harmonies légèrement dissonantes, jouant dans une amplitude réduite de l'expérience cinématographique sous sa forme la plus aboutie. Ce temps-là, qui se refuse à tout effet démonstratif, à tout recours au rebondissement, qui s'impose un certain registre, sans chaos apparent, est l'autre rive du Fleuve de Renoir, évoquant le meilleur des films de Rohmer, la chaleur pour les personnages en plus. Le film de Ray, par le choix de personnages au point de vue volontairement excentrique (quatre jeunes gens urbains plus ou moins nantis, plus ou moins oisifs), par le refus du recours au drame, engendre une jubilation très particulière, celle de la contemplation de ces infimes nuances, de ce liant du récit filmique où la succession des plans se fait selon les mêmes lois, les mêmes interdits que celle du récit, où l'image et le geste répondent à la parole comme cette main de la femme en gros plan laissant filer quelques grains de sable tandis qu'elle évoque des réminiscences, des traumatismes du passé: le suicide du frère, l'incendie de forêt... On n'en saura pas plus, car le temps déjà nous mène ailleurs, pour reprendre la célèbre théorie de Renoir, comme un bouchon dans l'eau.

Les personnages comme les souvenirs surgissent de l'ombre au moment où on ne les attend plus. Ici le gardien du gîte forestier et son petit chef viennent nous annoncer la venue imminente du gouverneur et l'expulsion des quatre jeunes gens. Là, l'homme pauvre embauché par les jeunes gens et accusé à tort d'avoir volé leur portefeuille va réapparaître dans la fête foraine et attaquer l'un des quatre amis à l'abri des arbres. Juste avant cette attaque au gourdin dans le bois, lieu de désir, de transgression, d'agression, la servante virée par le gardien quelque temps plus tôt doit faire face aux avances pressantes d'un des quatre jeunes gens... Viol? Prostitution? Là encore, le film ne tranche pas, traitant l'action dans son ambiguïté, son animalité, sa pulsion. Le temps est sans cesse organisé par Ray comme une partie de cache-cache avec le spectateur, comme une façon de travailler plus en profondeur le point de vue des personnages. Ainsi en va-t-il du jeu, lors du déjeuner sur l'herbe, où chacun doit se souvenir des noms d'hommes célèbres que les autres concurrents ont prononcé avant lui. Dans cet effort de remémoration qui joue sur les automatismes des personnages, Ray retravaille, tout en révélant un peu plus les personnalités, une des questions essentielles de son œuvre: la richesse et l'impureté de toute culture, particulièrement dans le monde moderne. Kennedy côtoie Gandhi, Mao Tsé-toung et Karl Marx, tout comme les Beatles sont rangés côte-à-côte avec les disques de musique indienne traditionnelle. Le langage lui-même est porteur de cette acculturation, de ces mixages, de ces collages qui ne sont pas seulement œuvres de mémoire ou de juxtaposition mais aussi porteurs de sens quant aux désirs enfouis. On parle anglais quand on veut épater les filles et cacher son ridicule d'être surpris, presque nu et couvert de savon. On twiste la nuit sur les routes quand on a un bon coup dans le nez et que la mélancolie vous guette. La mémoire se fait jeu, elle a une morale qui n'a rien à voir avec les faux antagonismes passé-présent ou ville-campagne, elle joue sans cesse au yoyo entre les époques, les langues, les espaces. Et parfois même elle flanche, comme celle d'Aparna, envahie d'un trouble qu'elle ne comprend pas.

Ainsi cette mémoire d'apparence ludique vient progressivement charger ce récit insouciant d'une profonde gravité. C'est la mémoire du drame, de l'injustice, de la menace: drame du passé qu'on évoque (les deux femmes à propos du suicide et du feu), drame qu'on refuse de voir mais que la caméra et le micro viennent nous rappeler (la femme du gardien malade), injustice qu'on s'efforce d'oublier (l'homme accusé injustement de vol, les servantes virées), menace du serviteur tapi dans les bois, etc. Cette mémoire est aussi celle des sentiments. Ici encore, pas de pathos, pas de mélo, mais l'émergence contradictoire et fine de désirs au gré des rencontres. Deux jeunes femmes sorties d'une toile impressionniste, belles comme la Callas, croisées au détour d'un chemin tandis qu'on cherchait des œufs pour le petit déjeuner, et le récit s'emballe... Approche, quiproquo, ridicule, rendez-vous manqués, retrouvailles, gaieté... Le film s'en tient volontairement au jeu d'approche des deux femmes, aux prémices. L'une laisse au moment du départ son numéro sur un billet de cinq roupies à l'homme qui la trouble (au point d'en perdre la mémoire, pendant le jeu), mais n'est-ce pas ce billet que justement l'homme va donner au gardien en partant? Et ce paquet en forme de gâteau offert par le gardien de la part du gouverneur juste avant le départ des quatre jeunes gens, à la fin du film, n'est-il pas là aussi pour faire œuvre de mémoire amoureuse? Que trouve-t-on dans la boîte? Des œufs. Et c'est au tour du spectateur d'être mis à l'épreuve. Se souvient-il que c'est en cherchant des œufs, justement, qu'Ashim a fait la connaissance d'Aparna? Ashim se souviendra-t-il même de cette femme, de retour à Calcutta? Le film ne le dit pas qui se termine, comme Pauline à la plage de Rohmer sur une porte qui se ferme, laissant le temps faire son ouvrage, son tri.
Au fur et à mesure que le récit se développe, le temps devient scène de la mémoire, de l'oubli, de la réminiscence, pulsion du désir, mélancolie, mouvement inabouti (comme cette séquence tragique où l'une des deux femmes, Jaya, après s'être parée, doit essuyer l'humiliation de l'échec face à l'homme qu'elle tente de séduire). Il y a tout au long de Des jours et des nuits dans la forêt, une recherche  du spectateur (comme des personnages), porté par ce courant auquel il s'abandonne et qui sans cesse se joue de lui, de sa mémoire, de ses oublis, de ses désirs. En refusant le récit épique et mélodramatique (comme dans la trilogie d'Apu), en renonçant à la fable du moraliste (comme dans Ganashatru), Des jours et des nuits dans la forêt est, plus qu'un film de transition, un film majeur et excentrique dans l'œuvre de Ray. Il se déroule, dans son épure, sa modernité a-dramatique, comme une fine arabesque, aussi translucide que ce noir et blanc plus blanc que noir qui inonde l'écran, liant et déliant le travail du temps qui assujettit le spectateur en le soumettant à son plaisir, à son épreuve. Ce temps-là ne donne pas la clé de son déroulement, conserve son mystère que seule la femme, la belle Aparna, semble partager sous son sourire énigmatique et ses silences qui en disent long. Le temps est, lorsque Ray travaille le récit sous sa forme la plus minimaliste, encore plus porteur d'une opacité que des gestes, des regards, des gros plans de visages suspendus au regard égaré laissent entrevoir sans jamais résoudre ce mystère. Il s'écoule, amenant son flux d'inattendus, son flot de désir, ses conjonctions étranges mais jamais, même une fois les portes du film refermées, ne livre totalement son secret. (Cahiers du cinéma n°466, avril 1993)

lundi 15 février 2021

Ms .45


L'Ange de la vengeance (Ms .45) d'Abel Ferrara, 1981.

Abel et la belle.

Revu L'Ange de la vengeance dans la version remastérisée (éditée par ESC qui reprend celle de Drafthouse - cf. , le trailer officiel, et , un faux trailer, mais très réussi). J'avais le souvenir de la version d'origine, vue non pas au cinéma mais en VHS (éditée par Warner Home Video) au début des années 90, un souvenir particulièrement flou, dont il me restait surtout le côté cheapé de l'image, les couleurs marronnasses, typiques des seventies, en accord avec le New York de l'époque, et ses quartiers crasseux autant que malfamés, le New York d'avant Giuliani (tel que l'ont immortalisé des films comme Serpico ou Taxi Driver). Si c'est le même New York que je retrouve aujourd'hui dans la version numérique, l'image, elle, n'a plus rien à voir. Plus froide, aux couleurs parfois très pâles pour mieux faire ressortir, outre le vermillon des giclées de sang, le rouge d'un pull et, surtout, les belles lèvres charnues de Zoë Tamerlis (qui ne s'appelait pas encore Lund, absolument fascinante dans ce premier rôle — elle n'a que 18 ans), l'image apparaît comme "giulianisée", nettoyée de sa saleté originelle, signe en cela d'une véritable dénaturation du film. [à noter l'existence d'une autre version DVD, plus respectueuse semble-t-il des couleurs d'origine, éditée en 2008 par Aquarelle - la bien-nommée? -, mais que je ne connais pas.]
Pour autant, avec la dernière version, ce que le film perd d'un côté (son aspect grindhouse), il le gagne de l'autre, en mettant davantage en valeur le caractère formaliste de l'œuvre que les faibles moyens dont disposait Ferrara à l'époque n'avaient sûrement pas permis d'exprimer pleinement. En un sens, la version numérique, si dénaturante soit-elle, confère à l'Ange de la vengeance un autre statut, plus en rapport avec celui que le cinéaste allait acquérir par la suite, dans les années 90, avec sa trilogie new-yorkaise: The King of New York, Bad Lieutenant et The Addiction. Une restauration sous forme de réhabilitation, qu'on peut voir aussi comme le passage d'un sous-genre, propre au cinéma d'exploitation, le fameux "rape and revenge" (exemplairement Œil pour œil / Day of the Woman du médiocre Meir Zarchi), à un genre aujourd'hui anobli, le giallo, que rappelle par son chromatisme la nouvelle version (alors que dans l'originale, l'idée de giallo reposait essentiellement sur la musique - superbe - de Joe Delia). Cet "enrichissement" du film, dans tous les sens du terme (luminosité, couleurs, au sens aussi où certaines scènes initialement coupées ont été réintégrées), est particulièrement net lors du second viol, dont la longueur pouvait faire croire à de la complaisance chez Ferrara, et qui là, par un meilleur rendu du visage terrifié de l'héroïne et l'extraordinaire travail sur la profondeur de champ (le flingue à l'arrière-plan que relâche peu à peu l'homme en train de violer vs. l'objet rouge et dur - une pomme en verre - dont essaie de se saisir au premier plan la jeune fille), rétablit toute l'horreur que vit celle qui est victime d'un viol sans supprimer l'ambiguïté qui, ici, s'en dégage (par rapport au premier viol, survenu quelques instants plus tôt): l'éveil de quelque chose chez l'héroïne. C'est toute la complexité du cinéma de Ferrara qui se trouve ainsi mise en lumière.
Je parle d'ambiguïté mais c'est d'ambivalence qu'il faudrait parler, qui voit Zoë Tamerlis, dans le rôle de Thana, une "petite main", muette et vaguement autiste, travaillant dans un atelier de haute couture à Garment District, réussir d'abord à se défendre contre son agresseur, en lui fracassant le crâne à l'aide d'un fer à repasser (geste aux résonances déjà politiques que Nicole Brenez a dû analyser sous toutes les... coutures, je suppose), puis, après avoir découpé le corps et commencé à jeter les morceaux à différents endroits de la ville, se métamorphoser en "ange exterminateur", exécutant avec le colt 45 dudit agresseur tout homme qu'elle croise, qui se révèle un peu trop entreprenant, un peu trop agressif, finissant même par (vouloir) tuer tout homme qui, par son comportement ou son discours, fait simplement référence au sexe, alors qu'elle-même s'affiche dans des tenues glamour, de plus en plus sexy. L'ambivalence est là qui conjoint, dans le même personnage, la petite ouvrière victime de viols et la "mechanic woman", tuant de sang-froid, ce qui la rapproche davantage d'une tueuse à gages, remplissant sa mission, que d'une tueuse en série (aux pulsions incontrôlables), la jeune fille introvertie et l'image de la femme "fatale", des représentations a priori inconciliables, sauf à considérer l'aspect meurtrier du personnage sur un mode halluciné, à l'image de l'apparition dans le miroir du premier violeur (interprété par Ferrara lui-même), moins la réalité que le réel: les conséquences psychiques d'un tel traumatisme. Soit le déclenchement d'une psychose (ou sa décompensation), où se mêleraient, aux troubles du comportement observés au travail, de purs délires paranoïaques, Thana "voyant" dorénavant en tout homme, quel qu'il soit, un violeur potentiel, une menace qu'il faut supprimer (1).

Ambivalence qu'on retrouve dans le titre original du film: Ms .45, parfois écrit différemment: Ms. 45, ce qui n'a pas la même signification. Si Ms ou Ms., c'est pareil ("Miss", la jeune fille du film), .45 renvoie à la cartouche du colt 45, là où 45 (sans point qui le précède) désignerait aussi bien le calibre que le pistolet. Et ce n'est pas la même chose que de dire "Miss Cartouche 45" et "Miss Colt 45". Les connotations diffèrent. Le colt c'est masculin, c'est phallique, alors que la cartouche, c'est féminin, ça ressemble à un bâton de rouge à lèvres, ce que le film d'ailleurs suggère explicitement. Le point dans le titre est comme un curseur. Accolé à 45, il crée un lien entre l'héroïne et son pistolet, via l'image de la cartouche, en accord avec l'ambivalence du personnage. En accolant le point à Ms, le lien est rompu (ça relève juste de l'antithèse: "a girl and a gun", ce que veut le public, disait Griffith, repris par Godard), l'ambivalence disparaît. Aujourd'hui, on tend à écrire Ms.45, tout accolé, ce qui rend le titre... ambigu.

Ambivalence qui trouvera son point d'orgue dans la mort de Thana lors du bal masqué d'Halloween et le carnage final (un carnage à la Carrie, filmé au ralenti, conférant à la séquence un caractère irréel), l'ambivalence se situant non pas dans le déguisement de Thana, habillée en nonne, mais dans le double geste qui va provoquer sa mort (je laisse de côté la dimension christique, largement commentée dès qu'il s'agit de Ferrara): d'abord le geste du patron (personnage gay mais dont l'attitude, suggérant plutôt une forme d'énamoration, qui le voit se jeter aux pieds de Thana, scène d'autant plus troublante que derrière le personnage de l'artiste, déguisé, lui, en Dracula - sosie parfait de Bela Lugosi -, on ne peut s'empêcher d'imaginer Ferrara "vampirisant" sa jeune actrice -, dont l'attitude, donc, vient réactiver le trauma et ainsi précipiter le carnage); puis le geste de la cheffe d'atelier, la plus féministe du groupe, saisissant un couteau pour stopper Thana dans sa folie meurtrière, mais qu'elle brandit, non pas comme dans n'importe quel slasher, bras en l'air pour asséner les coups, mais comme si elle cherchait à pénétrer Thana avec ce qui serait alors un sexe en métal... deux gestes qu'on pourrait considérer isolément comme ambigus, mais qui, réunis, témoignent de l'ambivalence qui a parcouru tout le film, et font qu'ici il faille tuer Thana pour à la fois mettre fin à la tuerie et la libérer de l"enfer" où elle s'est enfermée. Et pour cela, rejouer, au sens cathartique, le trauma: d'abord "psychiquement" avec le patron, dont le côté autoritaire et paternaliste aurait quelque chose d'incestueux, provoquant chez Thana horreur et dégoût (j'extrapole, ne sachant rien de son enfance); puis "physiquement", avec celle qu'elle appelle "sister" — seul mot de tout le film que la jeune fille finit par prononcer, à l'instant de mourir, lorsqu'elle découvre que c'est la personne qu'elle admire le plus (j'extrapole, ne sachant rien de leur relation) qui vient de la poignarder, cri à valeur de délivrance, comme si le salut ne pouvait venir que d'une figure sororale (écho à la "sisterhood" de Robin Morgan?) (2). Sauf que - et j'en finis avec l'ambivalence - il aura fallu que ça passe par un simulacre de viol, signe que même chez le personnage le plus "féministe" du film, en tous les cas qui nous est présenté comme le plus anti-mâle (rembarrant tous ceux qui suintent un peu trop la testostérone), l'agir, dès l'instant qu'il s'agit de se défendre contre le mâle menaçant, recourt aux mêmes réflexes, sexistes, que ceux qu'il combat (sous forme déjà, comme au début du film, d'un doigt d'honneur), et que, lorsque cet autre menaçant se trouve être une femme armée d'un flingue, donc phalliquement menaçante, la réponse le sera tout autant: phallique — soit, symboliquement, un nouveau viol, prolongeant ainsi, jusque dans la mort, le sentiment de déréliction qui aura accompagné l'héroïne tout au long du film.

(1) Cette vision du film à travers la notion psychiatrique de "traumatisme" n'est qu'une vision parmi d'autres. C'est la plus simple, la plus évidente, mais pas la plus satisfaisante. Je me propose dans un prochain texte ("Moderne Lucrèce") d'envisager le film sous d'autres angles, plus riches pour le coup, qui témoigneraient mieux de la complexité du cinéma de Ferrara.

(2) Il y a deux grands sujets dans Ms .45: Zoë Tamerlis et New York. Et puis un troisième, le féminisme, moins immédiat car dissimulé derrière les codes, pour le moins grossiers, du "rape and revenge". Si Laurie, la cheffe d'atelier, en est une représentante, sous la forme un peu convenue de la fille qui sait "remettre les mecs à leur place", sans complexe face aux petits machos de la rue, Thana, elle, serait l'incarnation d'un féminisme plus radical, violent, celui qui prône l'élimination du mâle. Je me demande jusqu'à quel point le personnage interprété par Zoë Tamerlis ne serait pas une version poétique et baroque (davantage "gorifiée" que glorifiée) de l'extrémiste féministe Valerie Solanas. Et de voir ainsi dans la mission de Thana une sorte de mise à exécution (délirée) du programme de Solanas qui, dans son SCUM Manifesto, après avoir recensé tous les maux dont on pouvait accuser les hommes, responsables d'avoir ruiné le monde, en appelait justement (en tant qu'impératif moral) à l'éradication du sexe masculin.

vendredi 12 février 2021

L'île au trésor


Providence, Chevalrex, 2021.

Providence, c'est l'île au(x) trésor(s), le dernier album de Rémy Poncet, aka Chevalrex, son plus beau à ce jour, une invitation au voyage, inspiré par la femme (a-t-elle les yeux verts comme celle de Baudelaire?), l'âme-sœur, que célèbre l'amour cheval-resque, une île donc, avec ce que cela suppose d'introspection, et un trésor, enfoui peut-être dans la tombe de Jim, qu'on imagine fantôme du passé, écho aussi à l'enfance (Providence rime avec Valence) et son royaume, que Cheval Rex, le roi-cheval, convoque de sa voix claire - reçue 5/5 -, rappelant celles d'un Murat, d'un Burgalat, d'un Minière et, plus encore, les voix-sœurs de Mathieu Boogaerts et Albin de la Simone. Une île qui pourtant n'est pas la Hollande de Baudelaire, avec ses paysages à la Ruisdael et ses intérieurs à la Vermeer. Aujourd'hui, il faut aller plus loin pour voyager. La Providence, de son vrai nom La Désirade, est une île des Caraïbes, un décor de carte postale: des longues plages de sable blond bordées de cocotiers, et pour demeure, une case créole où Chevalrex avait posé ses valises à la fin 2019 (juste avant que le monde se confine) — la "désirade", mot-valise justement, fait de désir et de rade, non pas que le désir y soit en rade, mais au contraire, parce qu'à La Désirade il n'y a que ça à faire: désirer, et rien d'autre, autant dire rêver. Et pour Chevalrex, rêver d'amour et de musique. La Providence, du nom encore de la muse-caravelle qui le fera voyager de nouveau, une fois rentré à la maison, nourri des impressions de là-bas. Où se mêlent, à l'amour retrouvé (Au crépuscule, Providence et le bien nommé Désirade qui conclut l'album), tous ces autres sentiments qui, mélancolie oblige, remontent à la surface, de la peur de la perte (Tant de fois) aux regrets (Mauvais départ), en passant par les "deuils" (La tombe de Jim, Ophélie suite), et donc les souvenirs, témoins d'un autre monde, qui est aussi une île: là-bas, au pied du Vercors, le monde immense de l'enfance (Monarchie) et de la jeunesse perdue (L'endroit d'où je parle, chanson sublime, sûrement la plus belle de l'album), un monde dont le souvenir apaise mais qu'il faut (savoir) oublier pour vivre pleinement le présent. Luxe, calme et volupté.

mercredi 10 février 2021

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Orwellisons...

Bien sûr, on peut toujours s'interroger sur le bien-fondé — du point de vue sanitaire — de la fermeture prolongée des salles de cinéma, s'inquiéter des conséquences économiques d'une telle fermeture et se lamenter sur notre pauvre sort de cinéphile, dans l'impossibilité aujourd'hui de pouvoir simplement "aller au cinéma", voir des films, nouveaux ou anciens peu importe, mais sur "grand écran". Bien sûr.
Il y a pourtant plus grave. Que durant tout ce temps, s'installent de nouvelles habitudes qui viennent modifier les anciennes, à commencer par celles, justement, de voir les films en salle. Que l'interminable période qui nous "oblige" à nous rabattre sur d'autres supports pour regarder un film — processus déjà bien engagé avant l'arrivée de la pandémie —, finisse par entériner l'abandon plus ou moins programmé de la salle de cinéma.
Pire. Que notre soif de cinéma nous rende aveugle à ce qui se trame depuis deux ans et s'est accentué avec la fermeture des salles: la mainmise des plateformes de streaming sur l'exploitation (et de plus en plus la distribution) des films — exemplairement Netflix, qui, à l'instar d'Amazon ou de Facebook, profite de la situation pour étendre inexorablement son domaine, et ce sans trop rencontrer d'opposition, même de la part de la critique, vu le "réconfort" qu'elle apporte parallèlement, avec tous ces nouveaux films réalisés — le piège est là — par des "grands noms" (américains) du cinéma.
Et je ne parle pas du mécénat qui consiste à participer financièrement à la restauration de vieux films du patrimoine, comme le Napoléon d'Abel Gance.
On pourra toujours arguer d'une évolution inévitable que la pandémie de covid-19 n'aura fait qu'accélérer. La fin des salles. En tant que procédé classique, historique, pour voir les films, la salle ne survivant à l'avenir que comme vestige du passé, qui permette de voir, à la manière d'autrefois, les films sur grand écran. Qui ferait que les films, même conçus pour le grand écran, ne seraient vus, par la majorité des spectateurs, que sur leurs écrans de télévision ou d'ordinateurs, quand ce n'est pas des écrans plus petits, ceux des smartphones et des tablettes, inversant la formule de Godard qui voulait qu'au cinéma on soit obligé de lever la tête (là, au contraire, il faudra la baisser, de plus en plus, signe de soumission aux géants du web, GAFA et autres NATU...).
Il est bien là le danger, avec cette fermeture des salles qui se prolonge... Que seule une certaine génération de spectateurs (j'en fais partie), attachée depuis trop longtemps à la vision des films en salle pour pouvoir s'en passer, éprouve toujours, lorsque les salles rouvriront, le désir incoercible du grand écran. Mais que pour beaucoup d'autres, qui représentent le public de demain, public déjà largement biberonné au streaming, la pandémie aura surtout servi à les conforter dans leur façon de regarder les films. Perdant ainsi définitivement le goût de la salle.
Orwellisons même, en imaginant le cinéma de demain, arrivant du coup plus tôt que prévu, avec des films majoritairement conçus pour les petits écrans, et, de temps en temps, des films "pour la salle", forcément maniéristes, format XXL, qu'on irait voir comme nos aînés allaient voir un film muet au temps du parlant, ou un film argentique au temps du numérique... Une bizarrerie nappée de nostalgie.
Donc voilà. On se plaint que le cinéma, comme le reste de la "culture" (tout de suite les grands mots), ne soit pas reconnu comme essentiel, regrettant le cinéma du monde d'avant, sans trop se soucier de ce que sera le cinéma dans le monde d'après... Alors que la crise actuelle, à travers ce qu'elle révèle de pernicieux dans l'exploitation des films, aurait dû aussi nous mobiliser contre ce qui justement n'allait pas dans le cinéma, avant la crise. Profiter de la fermeture des salles, par l'arrêt brutal qu'elle provoque dans l'économie d'un système, semblable à un long mouvement de grève, pour revendiquer des changements. Ainsi, pour commencer, dans la manière de distribuer les films, qui nous fasse sortir du grand n'importe quoi qui, de plus en plus, accompagne la sortie des films, aussi pléthorique qu'anarchique, véritable jeu de massacre pour les petits films indépendants, condamnés à passer dans un minimum de salles (deux c'est Byzance), à des horaires de sieste et pas plus d'une semaine...
Mais non, les salles vont finir pas rouvrir (pas toutes), les gens vont s'y précipiter (réflexe normal après toute période de privation), les cartes "illimitées" vont chauffer quelque temps... et puis, comme rien n'aura changé, et que, pendant ce temps-là, le milieu se sera encore davantage "plateformisé" (Netflix mais aussi tous ses concurrents qui rêvent de se partager le gâteau), eh bien, les salles vont petit à petit se vider, à mesure que disparaîtra (progressivement) la "génération du grand écran" (oui, la mienne), jusqu'au moment où, dans un sursaut de lucidité, on se dira qu'il faut faire quelque chose pour sauver la salle de cinéma. Sauf qu'il sera trop tard.