Dodes'kaden d'Akira Kurosawa, 1970.
Vouloir rapprocher l’image du bidonville de celle d’un territoire assiégé peut paraître hasardeux tant les deux figures s’opposent: d’un côté, un espace ouvert, où se confondent souvent dehors et dedans, le principe même de l’extériorité; de l’autre, un espace fermé, terrain d’affrontement où l’enjeu est justement d’assurer la clôture du lieu. Cinématographiquement parlant, le siège jouerait volontiers sur le rapport champ/contrechamp là où le bidonville convoquerait davantage le hors-champ. C’est qu’un bidonville, agglomérat miséreux de tout ce que la cité ne peut ou ne veut intégrer - et dès lors rejette hors de ses murs -, n’est pas à proprement parler assiégeable. Comment assiéger une "ville" ouverte aux quatre vents? Et surtout, pourquoi l’assiéger quand il est si facile de la raser? Faute d’offrir la moindre prise, le bidonville apparaît paradoxalement comme le lieu de résistance idéal à la notion de siège. C’est ce que montrent nombre de films ayant pour cadre un bidonville, ainsi Dodes’kaden d’Akira Kurosawa et Invasion Los Angeles (They Live) de John Carpenter, des films où l’espace du bidonville n’est pas seulement géographique, déterminé par l’étendue du territoire occupé, mais reconfiguré aux dimensions psychique, esthétique, politique, que prend le bidonville pour ses habitants, faisant de celui-ci - le "quartier sans soleil" aux couleurs bariolées dans Dodes’kaden, "Justiceville, le camp d’exclus dans Invasion Los Angeles - moins le lieu du dénuement qu’une zone de dévoilement, quelque chose à la fois de fragile, puisqu’à la merci de la première pelleteuse venue, et d’inaltérable, car inscrit au cœur même de l’humain.
Chez Kurosawa, l’idée de siège fait écho à la folie de ses personnages. Certains fuient la réalité par la puissance de leur imagination, aux confins de l’hallucination, tel Rokkuchan, le jeune garçon qui se prend pour un tramway, scandant ses déplacements en imitant le bruit - "dodes-kaden, dodes-kaden…" - que font les roues d’un tram sur les rails, ou encore le père et son enfant, construisant mentalement, du fond de la vieille 2 CV où ils habitent, la maison de leurs rêves. D’autres, au contraire, sous l’emprise d’un réel terrifiant, traversent le film comme des zombis, à l’image du mari abandonné par son épouse, déchirant mécaniquement les vêtements de celle-ci, ou de la jeune fille exploitée par son oncle, fabriquant jusqu’à l’épuisement des fleurs en papier. Il y a là comme une forteresse cachée qui protège les personnages autant qu’elle les enferme. Le bidonville est représentatif de ce double état de protection et d’enfermement. De protection, parce que la menace vient toujours du dehors: l’enfant, le seul à communiquer avec l’extérieur, en allant quémander quelques restes de nourriture, en fait la cruelle expérience (il meurt empoisonné). D’enfermement, parce que le bidonville n’a lui-même rien de réel: tout y est faux, depuis le soleil, peint sur une toile, jusqu’à l’ombre des baraques, dessinée au sol. Même les couleurs - les premières chez Kurosawa - sont si criardes, si violentes, qu’elles ne font que renforcer l’aspect artificiel d’un dispositif qui n’ouvre sur aucun horizon, redoublant l’impression de réclusion dégagée par les personnages.
Serge Daney parlait à propos du cinéma de Kurosawa "d’emboîtements impossibles d’espaces divers", précisant que dans ses films le cinéaste "s’ingénie à filmer des personnages qui, sur l’appréhension de l’espace, ne sont jamais unifiés" (1). Il prenait comme exemple la rencontre entre Rokkuchan et le peintre, lequel, pour avoir installé son chevalet trop près des rails imaginaires que suit le jeune fou, manquait de se faire "écraser". Dans cette séquence, "la position de Kurosawa […] consistait à trouver le lieu d’où les deux espaces (celui de l’enfant psychotique et celui du peintre névrosé) pouvaient sembler s’emboîter l’un dans l’autre, constituant à eux deux un espace homogène. Mais pas exactement, d’où le gag." Une position qui renvoie à la question du hors-champ, étant entendu que pour Daney le hors-champ n’est pas "la partie du champ que [le personnage] ne peut pas voir", mais "ce qui du champ n’a pas été vu", des autres personnages comme du spectateur; une sorte de "hors-champ interne" - toujours le thème de la forteresse cachée - qui "ne nous hante (et avec lui le regard qui se perd, la contemplation, tout ce qui postule un au-delà) que parce que nous ne savons plus voir". Fortement influencé par Lacan et son concept du non-rapport, Daney trouvait dans les films de Kurosawa l’illustration de ce qu’il appelait la "jouissance-cinéma", ou encore "la jouissance de la chose-cinéma" - l’opposant au "plaisir pris à l’effet-cinéma", où l’on confond le réel et le représenté -, et dont l’apparition, scandaleuse, n’est possible que dans l’hétérogénéité, celle des êtres et des choses, dans la disjonction entre le cinéaste et ce qu’il filme, entre lui et ses personnages, entre les différents espaces que chacun d’eux approfondit. Ce qui ferait de Dodes’kaden, œuvre singulière s’il en est, film à part dans la filmographie même de Kurosawa, le seul qu’il ait tourné en dix ans (au décours d’une longue période de dépression que l’échec du film, l’abandon de certains projets et, plus généralement, l’impossibilité de trouver de nouveaux financements ont largement entretenue, conduisant le cinéaste au bord du gouffre), comme le plus extraordinaire des films de siège, le seul qui soit aller aussi loin dans la disjonction et l’hétérogène, dissociant l’espace en autant de petites zones qu’il y a de personnages, le creusant d’une multitude de mini sièges, l’allégeant des représentations habituelles de la folie au cinéma - toutes ces métaphores pesantes de la forclusion que sont, par exemple, le labyrinthe ou la toile d’araignée - pour atteindre l’essentiel: la scission qui existe dans tout état de siège non seulement entre assiégeants et assiégés, mais surtout entre chacun des assiégés qui, loin de ne former qu’un bloc de résistance collectif et abstrait, se battent seuls contre leurs propres angoisses.
(1) Serge Daney, "Un ours en plus", Cahiers du cinéma n°274, mars 1977.
Invasion Los Angeles (They Live) de John Carpenter, 1988.
La folie est également présente chez Carpenter, mais sans la dimension schizoïde qui caractérise le film de Kurosawa. Invasion Los Angeles renoue avec l’esprit des films de science-fiction américains des années cinquante, marqués par leur rapport paranoïaque au monde, où l’autre symbolisait, sous les traits de l’envahisseur, la menace communiste. Au péril rouge de l’époque succède ici un péril plus insidieux, puisque intérieur, celui non pas du capitalisme américain (Carpenter se définit lui-même comme capitaliste) mais de ses excès qui, sous l’ère reaganienne, ont appauvri, jusqu’à l’exclure du système, toute une frange de la population. Le propos est simple, volontairement naïf, en accord avec le genre abordé: le monde est sous le contrôle d’extra-terrestres qui, pour asseoir leur domination, instillent dans les livres et les affiches publicitaires des messages subliminaux - "obéissez", "consommez", "regardez la télé", "restez endormi", etc. -, de vrais commandements au sens religieux du terme, ce qui n’a rien d’étonnant tant le cinéma de Carpenter est imprégné de religieux. A l’instar du Zombie (Dawn of the Dead) de Romero qui, lui, fustigeait plutôt l’Amérique de Nixon, la société de consommation est bien au centre d’Invasion Los Angeles. Les humains du film sont assaillis de publicités et quand bien même ils ne seraient pas concernés, tels les gens du bidonville, ils continuent d’en subir, via la télévision, les effets pervers. C’est à ce niveau que se situent le siège et la question qui lui est corollaire: comment résister à un système qui, loin de satisfaire uniquement les besoins qu’il suscite, finit par confisquer aux plus pauvres les biens qui leur sont nécessaires? La réponse est là aussi moins collective (le bidonville et la petite église, où s’était organisée la résistance, sont rapidement détruits, ne laissant subsister que les postes de télé, comme sera détruit par la suite le repaire des "terroristes") qu’individuelle, à travers la révolte du personnage principal dont le nom, Nada, atteste évidemment de son caractère socialement insignifiant, mais confère surtout au film une dimension anarchisante.
Si le siège est un thème récurrent du cinéma de Carpenter, depuis Assaut, son remake urbain de Rio Bravo, c’est qu’il lui permet, à travers la figure de l’assiégeant, de s’attaquer aux principales tares de la société américaine. Sauf qu’ici l’ennemi est invisible, du moins a-t-il pris l’apparence des assiégés, celle, humaine, du bon consommateur. Il faut des lunettes spéciales pour voir - en noir et blanc - son vrai visage, un visage hideux, au regard effrayant, autrement dit persécuteur, ce qui renforce le caractère paranoïaque du film. Le principe du siège est corrompu. On ne retrouve aucune ligne de défense susceptible de bloquer l’accès aux assaillants. Le territoire se révèle au contraire des plus perméable, permettant à l’ennemi de s’infiltrer, au point que le monde semble reproduire à grande échelle le bidonville initialement détruit. Une image en accord avec la représentation habituelle du monde chez Carpenter, cette société chaotique que le cinéaste confronte, non sans humour, à la puissance maléfique de ses dirigeants. Dans Invasion Los Angeles, le dérèglement du siège est tel qu’il rend illusoires les petits moyens pour contrer l’ennemi, tous ces bricolages - ainsi le brouillage des émissions télévisées - pour résister à la propagande. Seule la lutte armée semble à même de stopper l’ennemi. Le personnage principal troque rapidement son image de citoyen lambda pour celle, plus virile, du combattant inflexible, fidèle en cela à la typologie du héros américain. Mais la lutte est inégale. Les extra-terrestres sont comme des corps étrangers disséminés dans un organisme sans défense, l’endormant à petit feu sous l’action de slogans anesthésiants. Comment s’y opposer? Comment lutter efficacement contre un ennemi aussi dangereux, et d’autant plus dangereux qu’il épouse la forme de ses adversaires? Car, et c’est bien là le dilemme, l’alien n’est finalement rien d’autre que la face cachée de celui qui le combat, sa part obscure. L’autre se confond avec le même, et le détruire, c’est se détruire soi-même (il y a toujours un effet-miroir dans l’interprétation paranoïaque). En faisant exploser la station de télévision d’où venaient les messages, Nada fait acte d’héroïsme, il donne un sens à son existence, de "rien" il devient quelqu’un, mais libère-t-il pour autant l’individu de son asservissement à l’idéologie consumériste? Pour Carpenter, il semble que l’on ne puisse rien faire contre la grande machine capitaliste, sauf à tout faire sauter, un geste plus symbolique que salvateur. Et si beaucoup ont vu derrière la critique de la société de consommation celle de l’industrie hollywoodienne (la femme qui est une figure habituellement négative dans les films de Carpenter se nomme Holly), imposant ses produits formatés, à l’aune de la position marginale qu’occupe le cinéaste à Hollywood, cela ne fait que nous conforter dans l’idée que pour Carpenter, cinéaste pessimiste s'il en est, on ne peut espérer vaincre un système qui s’est infiltré en nous, dans notre façon de vivre comme dans notre manière de penser.
Dodes’kaden, Invasion Los Angeles: deux états de siège. Le premier, sous la forme de personnages reclus, enfermés dans leur folie, si coupés du monde que le siège s’en trouve démultiplié, faisant des corps-bidonvilles des forteresses inviolables; le second, sous la forme d’aliens anonymes, fondus dans la masse, si bien assimilés que le siège s’en trouve annihilé, faisant du monde-bidonville une forteresse sans rempart. Dans les deux cas, un même souci: aller au-delà des représentations attendues du siège, et de ses oppositions classiques (assiégeants/assiégés, extérieur/intérieur…), pour mieux révéler les forces secrètes qui le sous-tendent. (Vertigo n°32, novembre 2007)
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