L'Ange de la vengeance (Ms .45) d'Abel Ferrara.
1. Pourquoi Thana est-elle agressée deux fois?
Je reviens sur Ms .45 tant le film de Ferrara, extraordinaire à tous points de vue, justifie qu'on en fasse l'exégèse. Dans le premier texte (Abel et la belle), je m'en tenais à l'aspect halluciné du récit, tout en pointant sans les explorer les autres pistes possibles, fidèle en cela à l'esprit du sous-genre (le rape and revenge) dans lequel le film s'inscrit (cf. l'accroche publicitaire de la VHS: "no man will ever be safe again..." devenu en français: "aucun mâle ne sera épargné..."), tel aussi qu'il avait dû être perçu lors de sa sortie initiale, notamment en France (à la sauvette durant l'été 82 après être passé par le festival d'Avoriaz). Je voudrais ici analyser le film sous l'angle plus précis du viol et montrer finalement que la vengeance qui suit n'en est pas vraiment une, du moins que la transformation que vit l'héroïne au moment du second viol relève d'un autre registre que celui attendu dans ce genre de film, qui ne se limite pas aux seules questions d'autodéfense, de justice privée et de vengeance. Le dépassement des enjeux, qui voit le film largement déborder du cadre où on tend à l'enfermer, peut se résumer à cette question: pourquoi Thana est-elle agressée deux fois? Il est clair, lorsqu'on voit le film, et surtout lorsqu'on le revoit (soit une deuxième fois, là aussi), qu'il ne s'agit pas de surenchère de la part de Ferrara. Le second viol ne reproduit pas le premier. Quelque chose opère chez l'héroïne qui n'existait pas la première fois. Comme si au premier viol, représenté dans toute son horreur, succédait un second viol tout aussi horrible, mais qui annulait en partie ce qu'avait vécu l'héroïne, le côté "première fois" justement. Qui ne touche pas à la sexualité (et, on le suppose, la perte de sa virginité) mais au fait que l'effet de sidération qui l'avait paralysée la première fois ne se reproduit pas la seconde fois (puisque ça a déjà été vécu), lui permettant alors de réagir et de se défendre. Comme s'il fallait le vécu traumatisant du premier viol pour que, lors du second, Thana arrive à se retourner contre son agresseur. Or ce passage, du premier au second viol, correspond aussi à un changement de forme dans la mise en scène: la première agression, qui se déroule à l'extérieur, au fond d'une impasse (c'est Ferrara qui joue l'agresseur), vient conclure la toute première partie du film, marquée par son aspect documentaire (Garment District, la maison de couture, les rues de New York...), alors que le second viol, qui a lieu dans l'appartement de Thana où s'est introduit l'autre agresseur (initialement pour le cambrioler), marque, lui, en termes de fiction, le vrai début du film. Ainsi, pour répondre à la question quant à la nécessité de faire subir à l'héroïne deux viols consécutifs, peut-on déjà avancer que, pour Ferrara, cela relève d'une éthique: passer par la réalité de ce qu'est un viol (la première agression est filmée dans sa bestialité la plus concrète), pour s'autoriser dans un deuxième temps, à partir du second viol et la théâtralité de sa mise en scène, tous les artifices, toutes les audaces, que permet la fiction sur ce qu'un viol peut déclencher chez celle qui en est victime. Des conséquences qui, pour le coup, dans le cas de Thana, ne se résument pas au seul aspect (post)-traumatique, sa folie meurtrière témoignant au contraire d'une logique, avec ce que cela suppose de raisonné — ce qu'il va nous falloir démontrer... (à suivre)
[ajout du 25-02-21]
2. Moderne Lucrèce.
Donc deux agressions, qui s'inscrivent dans deux registres différents. Celui du réel pour la première; celui de la fiction pour la seconde, au point d'ailleurs qu'on peut très bien se dire qu'il n'y a eu qu'un seul viol, le premier donc, la rencontre avec le cambrioleur, par l'effroi suscité, n'ayant fait que réactiver le traumatisme subi la première fois, Thana s'imaginant rencontrer à nouveau son violeur (d'autant que celui-ci était masqué et qu'il avait promis de revenir) — confusion que suggérerait la "réapparition" brutale - une hallucination sous forme de flash - du violeur dans le miroir. Et de voir ainsi deux espaces dans le film: un premier correspondant à la réalité: outre le viol dans la rue, le milieu professionnel de Thana (l'atelier, le café avec les filles...); et un second, relevant de l'imaginaire: la "rencontre" avec le cambrioleur, plus précisément la façon dont l'affrontement est vécu (assimilé à un viol, donc représenté comme tel), et, de manière plus générale, ce qui touche à la sphère privée de l'héroïne, que ce soit lors de ses "expéditions punitives" ou simplement dans ses rapports avec sa voisine, la vieille excentrique (qui donne au film une petite touche polanskienne). Deux espaces initialement cloisonnés, mais qui voient le second progressivement empiéter sur le premier, jusqu'au finale (le bal masqué) où les deux finissent par se confondre, provoquant le carnage.
On peut aller plus loin, en considérant que le réel du viol ouvre aussi la voie à la réflexion, au sens d'une prise de conscience chez l'héroïne, qui dépasse le caractère purement fantasmé de sa croisade anti-mâles. Ce qu'interroge le film, on l'a vu, c'est moins la question du viol proprement dit que celle de ses conséquences: la conduite adoptée par l'héroïne à la suite de son agression. Qu'il y ait folie n'empêche pas de voir dans le comportement du personnage une réponse autre que purement psychiatrique. Ainsi du silence dans lequel Thana semble plongée après l'agression - conformément à la plupart des victimes de viol -, silence redoublé par le fait qu'elle est déjà muette, mais qu'on aurait tort d'interpréter comme le signe d'un impossible, l'incapacité du personnage à exprimer sa souffrance. L'arme dont Thana va se servir, le fameux colt .45 récupéré de son agresseur, témoigne au contraire de son refus du silence et de ce qui habituellement le favorise (sentiment de honte, peur de la stigmatisation, etc.).
Et c'est là que Lucrèce intervient. Je rappelle l'histoire - via Wikipedia - qu'il faut lire attentivement car tous les hommes s'y nomment Tarquin. C'est tiré de Tite-Live:
Lucrèce, épouse de Tarquin Collatin, est une femme renommée pour sa beauté et plus encore sa vertu. Pendant le siège d'Ardée, les fils du roi Tarquin le Superbe et leurs compagnons dont Tarquin Collatin se rendent à Rome pour observer la conduite de leurs épouses. Les belles-filles du roi partagent un fastueux festin alors que Lucrèce file la laine avec ses servantes. Sextus Tarquin, l'un des fils du roi, en conçoit un désir coupable. Venu en hôte chez Tarquin Collatin, il tente de séduire Lucrèce mais celle-ci refuse de céder à ses avances. Tarquin la menace alors avant de la violer, commettant ainsi deux crimes d'un coup (contre une dame romaine et contre les lois de l'hospitalité). Selon la version de Tite-Live, elle cède car il menace de la tuer et de mettre dans son lit un esclave mort, avec qui elle aurait commis l'adultère, comble de l'infamie.
Après le départ de Sextus Tarquin, Lucrèce fait venir son père, accompagné d'un ami, et son mari, accompagné, lui, de Brutus. Lucrèce, après leur avoir expliqué le forfait du prince et avoir réclamé vengeance, se suicide avec un couteau qu'elle tenait caché — Lucrèce est considérée comme un exemplum (histoire d'une personne dont les actes sont dignes d'être imités), car elle ne veut pas donner l'exemple d'une femme qui aurait survécu au déshonneur. Les hommes qui entouraient Lucrèce commencent à ameuter la population, surtout Brutus, et à marcher sur Rome. Ayant rejoint la capitale, ils soulèvent le peuple contre la famille royale et mettent fin à la royauté. Tarquin le Superbe, alors absent de Rome, revient en hâte, mais lorsqu'il arrive, les portes de la ville lui sont fermées et il est condamné à l'exil. C'est à la suite du viol de Lucrèce que Rome serait passée de la monarchie à la République.
Le geste de Lucrèce est ainsi plus complexe qu'il n'y paraît. Il ne s'agit pas seulement de prouver son innocence, mais de dissiper tout doute, quant à un éventuel consentement, dans la mesure où ayant cédé (au lieu d'avoir préféré se faire tuer), un soupçon, si infime soit-il, continue d'exister. Le suicide tel une question d'honneur finalement, comme à la guerre, expliquant que les quatre hommes à qui elle se confie, même s'ils disent la croire et l'assurent que recourir au suicide est inutile, ne trouveraient pas celui-ci moralement condamnable — à commencer par Brutus, pour qui le suicide de Lucrèce serait une forme de sacrifice, à partir duquel il pourra en appeler à la fin de la monarchie et son remplacement par la République.
Quel rapport avec Thana? Je dirais ceci: derrière la double image affichée (d'un côté la jeune fille pure, abusée sexuellement; de l'autre, la femme "fatale" exécutant froidement les hommes), se devine une autre dualité qui touche à la manière dont le personnage survit à son agression, étant entendu que, à l'instar de Lucrèce, elle ne reste pas "silencieuse", et que ce n'est pas seulement parce qu'elle est muette qu'elle choisit de s'exprimer par une arme — une autre arme que la parole. Soit deux visages:
- un premier, archaïque, car présent depuis la nuit des temps, qui ferait de la jeune fille violée l'exemple le plus signifiant (par l'opposition pureté/bestialité) de ce que représente un viol pour une femme, le symbole d'une souillure indélébile, qui la précipite dans un abîme sans fond dont elle ne pourra sortir sinon par la mort. L'abîme ici c'est cette spirale infernale qui conduit Thana à vouloir tuer tous les hommes qu'elle croise, moins par vengeance, ce qui serait une façon de ne pas sombrer, que par volonté d'en finir, la folie des meurtres n'étant rien d'autre qu'un appel à mourir. La séquence d'Halloween qui voit Thana, déguisée en nonne - comme un retour à sa pureté originelle -, périr de la main de celle qu'elle appelle "sister" s'apparente à une mort assistée, autrement dit un suicide.
- un second, plus moderne, on peut même dire féministe, voire révolutionnaire (j'évoquais dans le premier texte la figure de Valerie Solanas, et son SCUM Manifesto, qui ferait de Thana une sorte d'icône de la lutte contre le mâle), en appelant, symboliquement par ses actes, à la fin de la "royauté des hommes" (de ceux qui assoient leur domination sur les femmes par le viol) et - par voie de conséquence? - à la fondation d'une "République des femmes" (où le sexe dit fort n'aurait plus voix au chapitre). En cela une moderne Lucrèce, capable, pour accomplir sa mission, d'aller jusqu'au sacrifice.
Ces deux visages coexistent, sans que l'un l'emporte sur l'autre, rendant le personnage longtemps indéchiffrable. Et c'est bien dans le bal final, quand viennent se télescoper réalité et fiction, que l'on saisit au mieux ce qu'aura été sa trajectoire. Qui aura conduit Thana, jeune fille violée, à la mort. Un suicide sacrificiel.
Hâte de connaître la suite
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