vendredi 30 juin 2023

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Nazar de Mani Kaul (1990).

L'été est là, c'est l'heure du bilan à mi-parcours. Mes 10 (+1): (par ordre alphabétique)

Esterno notte de Marco Bellocchio
The Fabelmans de Steven Spielberg
Knock at the Cabin de M. Night Shyamalan
La Montagne de Thomas Salvador
Nazar de Mani Kaul (1990)
Showing Up de Kelly Reichardt
Trenque Lauquen de Laura Citarella
Unrueh (Désordres) de Cyril Schäublin
Venez voir de Jonás Trueba
Vers un avenir radieux de Nanni Moretti
Voyages en Italie de Sophie Letourneur

Suivent: Chien de la casse (Jean-Baptiste Durand) — Nous étions jeunes (Binka Jeliazkova, 1961) — Love Life (Kōji Fukada) — Eternal Daughter (Joanna Hogg) — Chili 1976 (Manuela Martelli)...

+ 2 reprises:
Lumière de Jeanne Moreau (1976)
Trois Milliards d’un coup de Peter Yates (1967)

Le film de Yates, je ne l'avais jamais vu, je l'ai découvert au Grand Action, qui pour ce genre de film porte bien son nom. Ça démarre sur les "chapeaux de roues", une longue course-poursuite en Jaguar dans les rues de Londres, préfigurant Bullitt, San Francisco et la Mustang de Steve McQueen... puis la préparation ultra minutieuse de ce qui doit être le "casse du siècle" (inspiré de l'attaque en 1963 du train postal Glasgow-Londres), le braquage ultra-minuté et sans coups de feu, l'après-braquage à trier l'argent (3 milliards en billets), l'arrestation burlesque, et toujours sans coups de feu, des membres du gang, excepté le cerveau, plus malin que les autres, normal c'est le cerveau (en 1967 quand le film a été réalisé, Goody, le vrai cerveau, courrait encore dans la nature)... Le charme du film, c'est d'abord celui de l'Angleterre des années 60 (il y a tout un côté documentaire dans le film), avec ses couleurs pop (le bleu des cagoules, le rouge des sacs postaux...), la mini Austin de l'inspecteur (un cerveau lui aussi, normal c'est Scotland Yard), etc., auxquelles on ajoutera la moumoute, toujours impeccable, de Stanley Baker... Mais l'atout majeur c'est évidemment la mise en scène, d'une précision absolue (comme le casse), qui va à l'os (on s'attache au casse, à sa réalisation, et rien d'autre ou si peu, juste deux petites notes de psychologie concernant les deux extrêmes du commando: au plus bas, l'angoisse du maillon faible, celui aux grosses lunettes qu'on a fait évader de prison, quasiment de force; à l'autre bout, la détermination, sans retour possible, de la tête pensante, Baker donc, à qui appartient le seul flingue du film, sauf qu'il est pour lui au cas où, parce qu'il a décidé qu'il ne retournerait plus jamais en prison), une efficacité qui tient également au rythme implacable que Yates arrive à maintenir tout du long (c'est Beck le monteur de Losey qui a monté le film), minimum requis quand on s'attaque à un film de casse, oui mais là c'est vraiment du grand art.

Asteroid City.

Les aventures supra-ordinaires de Mr. Wes au pays des ovnis.

C'est Barthes qui dans Mythologies qualifiait Jules Verne de "maniaque de la plénitude" au sens où "il ne cessait de finir le monde et de le meubler, de le faire plein à la façon d'un œuf". S'il est un autre maniaque de la plénitude, c'est bien Wes Anderson, et ce n'est pas son dernier film, Asteroid City, qui nous dira le contraire. Avec cette volonté chez lui de s'imposer des défis toujours plus grands. Ici, meubler une petite ville américaine située en plein désert, autant dire plein Ouest, côté Californie, Nevada, Arizona... on imagine un coin perdu entre la Vallée de la mort et le désert d'Amargosa, auquel on accèderait par l'US Route 95, pas loin d'un centre d'essais nucléaires... autant dire un trou, ce qui tombe bien, vu que la ville doit son nom à un trou justement, un gros, un cratère, provoqué par la chute d'une météorite... Un défi, donc, qui consisterait pour Wes Anderson, non pas à meubler le trou, mais ses abords, et d'abord au niveau scénique, l'habituelle "maison de poupée", expression péjorative dans la bouche des "wessophobes", mais non pour moi, étant un "wessophile" de la première heure qui a toujours aimé les miniatures vintage de Mr. Wes, lesquelles dans ce dernier film, censé se passer en 1955, se réduisent à des morceaux de décor (comme dans les séries B, sauf qu'ici, sous le soleil écrasant du désert, tout est bien visible, il n'y a pas d'ombre pour dissimuler les parties manquantes du décor, alors on dira plutôt: comme dans le théâtre américain moderne)... ce qui fait que l'espace y est plus éclaté que dans les précédents Wes Anderson (du terrier à la maquette d'un journal, en passant par la forêt, un grand hôtel, une île-poubelle), rappelant davantage ceux de la Vie aquatique et surtout du Darjeeling Ltd, par son horizontalité, obligeant, pour aller d'un bout de décor à l'autre, à multiplier les travellings latéraux. Ça c'est le premier défi et il est réussi. Mais il y a aussi le second, au niveau narratif, sous la forme, habituelle là aussi, de l'emboîtement et de toutes ces petites stories que l'auteur aime agglomérer: ainsi dans Asteroid City, via le thème "deuil et mélancolie" (comme dirait tonton Sigmund), thème récurrent chez Wes Anderson, où se mêlent, lors d'une convention pour astronomes en culottes courtes, les cendres d'une mère, conservées dans un tupperware, quelques secrets militaires et un extra-terrestre — pas un petit homme vert mais une grande tige couleur grise (c'est Jeff Goldblum qui incarne l'alien) — venu "emprunter" un vestige de la météorite... ce qui fait penser qu'on ne doit pas être loin, dans l'esprit de Wes Anderson, de la "zone 51"... Bref, on nage en plein Wesworld, tous les ingrédients sont là, dans le prolongement de The French Dispatch... ou encore de The Moonrise Kingdom pour ce qui est des "Cadets de l'espace", de loin les personnages les plus attachants du film (savoir, parce qu'il faut vraiment le savoir, que le jeu de mémoire auquel ils s'adonnent est inspiré d'une scène du film de Satyajit Ray Des jours et des nuits dans la forêt m'a procuré un plaisir sans nom)... les ingrédients sont là, donc, bien là même, tant ils sont nombreux, comme toujours, sans que ce soit pour autant le problème, ainsi que je le rappelais à propos de The French Dispatch, un sommet dans ce domaine. Parce que l'asphyxie d'un film, sur le plan narratif, ne vient jamais d'un éventuel "trop-plein", si c'est bien rempli, mais de sa complexité, si elle est trop grande, qui empêche le film de respirer. C'est cette tendance, toujours à la limite chez Anderson, surtout dans ses films récents, qui invite à les voir deux fois, et à la suite, une règle que j'avais édictée pour apprécier à sa juste valeur The French Dispatch, ce qu'on appliquera également pour Asteroid City, mais avec un résultat, cette fois, moins probant tant la complexité, qu'on dira naturelle chez Wes Anderson, se double ici d'une autre complexité, celle qui touche à la mise en abyme, inhérente aussi au cinéma d'Anderson, sauf que là l'auteur a vraiment eu la main lourde, conférant à son film un côté "mega méta", qui encastre encore plus le récit (genre poupées russes), à travers cette histoire de pièce filmée (et "montée" pour le coup) dans le cadre d'une émission télé, qui voit les acteurs s'interroger sur leurs personnages qui, eux, se questionnent sur ce qu'ils vivent, à moins que ce soit l'inverse... de sorte que l'inaccessibilité du film (à la manière d'un idiotisme) s'en trouve démultipliée. Et l'accablement avec (quid du mantra "Pour pouvoir se réveiller il faut d'abord s'endormir"?). Chaque moue de l'acteur (Schwartzman en faux Steinbeck photographe) ou pose de l'actrice (Scarlett Johansson en vraie starlette désenchantée — se rappeler que dans The French Dispatch la ville se nommait "Ennui-sur-Blasé") —, associées donc au côté métamax du film, tout ça finit par plonger Asteroid City (et le spectateur avec) dans un état de neurasthénie généralisée, à l'image de Bip Bip, qui ouvre et clôt le film et dont on apprend au début qu'il a perdu son "ami" Coyote — écrasé sur la route —, installant ainsi le film d'emblée sous le signe de la perte, soit du Chuck Jones non plus atomique mais atonique, préfiguration de ce que vivent Schwartzman et sa petite famille (1955, cinématographement parlant, c'est aussi la mort de James Dean). Au final, un excès de technicité dans l'agencement du film qui, combiné à son aspect spleenique et cette impression de morfondement dans lequel semblent se complaire les personnages, tend à brider l'émotion, de cette émotion qui d'ordinaire, par petites touches, imprègne les films de Wes Anderson. Là, ça manque vraiment.

Sinon je reviendrai sur le film de Moretti, Vers un avenir radieux. A venir aussi quelques mots sur celui de Justine Triet, Anatomie d'une chute, qui a été présenté au BRIFF (Festival de Bruxelles).

[19-07-23]

Anatomie d'une chute.

Non, je ne vais pas vous parler du Triet, je l'ai vu, j'ai bien aimé, mais j'en parlerai plus tard... Là, je vais vous parler de vélo. J'aurais pu intituler ma chronique "Jonas et la toison d'or", rapport au côté mythique du Tour (et parce que Jonas est l'anagramme de Jason), sauf que le mythe depuis deux jours et le contre-la-montre de Sallanches a recouvré le goût amer des sales années, celles qui, en gros, vont de Riis à Froome, et que, plutôt que de célébrer des exploits redevenus incrédibles, non pas au sens d'incroyables (incredible) mais bien de "non crédibles", je préfère en rester, pour ce qui est du titre, à l'aspect purement dramatique du Tour, qui certes, bis repetita, touche une nouvelle fois Tadej Pogačar, doublement "tombé", de son vélo et de son piédestal, encore que cette année il n'aura jamais porté la tunique jaune ("Pogi, la Loze" était un autre titre possible, quoique un peu trop sarcastique), mais, plus encore, touche à l'engouement (le mien) suscité par l'épreuve, subitement retombé, lui aussi, après ledit contre-la-montre. "Anatomie d'une chute", donc...

Quand, à la fin de l'étape, j'ai vu débouler Vingegaard ("Vignegôôr") une vingtaine de secondes seulement après Pogačar, qui était parti deux minutes avant lui et venait pourtant de réaliser un super chrono, reléguant Van Aert à plus d'une minute, la première image qui m'est venue à l'esprit c'est celle de Ben Johnson à Séoul, mystifiant Carl Lewis... Et depuis, impossible de la chasser. Reprendre en moyenne plus de quatre secondes par kilomètre à Pogačar, plus de sept à Van Aert, sur une si courte distance (22,4 km), même si la course s'apparentait à l'ascension en deux temps d'un bon petit col, ne relève plus de l'exploit mais bien de l'irrationnel. J'ai lu que pour retrouver l'équivalent dans le Tour il fallait remonter à 1961 et la victoire d'Anquetil sur Albert Bouvet (plus de cinq secondes par kilomètre), sachant que dans ce domaine, celui du contre-la-montre, maître Jacques, qui ne marchait pas à l'eau claire, était considéré et de loin — depuis la retraite forcée de Roger Rivière — comme le meilleur spécialiste, ce qui n'était pas le cas jusqu'à présent, loin de là, de Vingegaard. Non, la victoire de ce dernier, écrasante, sur Pogačar qui l'avait toujours devancé dans cet exercice, et Van Aert, souvent monstrueux lui aussi dans les contre-la-montre du Tour, ne peut s'expliquer que par le recours à un "truc" dont ne bénéficient (à première vue) ni le Slovène ni le Belge. Quoi? Je ne sais pas, mais quelque chose qui n'aurait rien de mécanique ou de technologique (sinon Van Aert en serait pourvu, même si un dopage mécanique expliquerait que Vingegaard puisse déclarer en toute bonne foi qu'il ne prend rien qu'il ne donnerait pas à sa fille), et n'aurait rien à voir non plus avec une quelconque stratégie — être à l'attaque dès le premier virage, faire la descente à fond, ne pas changer de vélo pour gravir la côte, etc. —, qui de toute façon ne sert qu'à grappiller des secondes. Car c'est un fait, la seule chose dont tout le monde était convaincu avant l'étape, coureurs comme suiveurs, c'est qu'entre Vingegaard et Pogačar, au soir du contre-la-montre, l'écart serait toujours aussi faible, peu importe l'ordre, la course devant se jouer sur des détails, expliquant que chez Jumbo on se soit justement astreint à les peaufiner ces détails... Mais une minute trente-huit secondes, non, c'était impensable. D'où la surprise, aussi bien pour Pogačar (qui se voyait bien en jaune à l'issue de l'étape) que pour Vingegaard (qui n'en croyait pas ses yeux en regardant pendant la course son compteur de puissance). Alors? Si on élargit la question aux étapes précédentes et plus précisément au numéro offert par les deux champions aux sommets des grands cols (à faire pâlir de jalousie Bjarne Riis, "monsieur 60%" en référence à son taux d'hématocrite, dont le sang "EPOïsé" était à l'époque aussi épais qu'un concentré de tomates), numéro qui les a vu frôler les 600 watts de puissance (comme Froome en son temps), aux dires d'Antoine Vayer, le grand pourfendeur de tous ces champions qui selon lui faussent les courses parce que leurs performances de "mutants" impliquent nécessairement l'usage de produits dopants, sauf qu'on n'en a pas la preuve (1), oui, eh bien, cette rivalité qui se traduisait jusque-là par un match nul, comment l'interpréter, maintenant que 1) Vingegaard a, lors du contre-la-montre, éparpillé façon puzzle toute concurrence et que 2) Pogačar, dès le lendemain, a sombré corps et âme sur les pentes de la Loze, sa chute dès le départ n'ayant pas arrangé les choses, mais sans que cela ait vraiment joué un rôle dans sa défaillance, laquelle finalement était assez prévisible (après la claque du chrono, pas sûr qu'il ait fermé l'œil de la nuit). De deux choses l'une: ou bien Vingegaard est plus "efficacement" dopé que Pogačar (un "truc" donc, propre à Jonas, qui s'ajouterait aux "recettes" de la Jumbo appliquées, elles, à toute l'équipe); ou bien Pogačar, lui, n'est pas si dopé que ça... un peu mais raisonnablement, si l'expression a un sens... qu'il est réellement un phénomène, plus qu'un extra-terrestre, comme on qualifie pour l'instant Vingegaard, faute de mieux, et qui, dans le Tour de France, pour lutter contre le Danois, doit aller au bout de ses limites, et de ses forces, qu'il coure comme un chien fou (2022) ou place ses attaques à l'approche de l'arrivée (2023), pour un gain à chaque fois dérisoire (une poignée de secondes), et au bout du compte voir ses forces le lâcher au moment crucial (la fameuse troisième semaine). Ce qui expliquerait l'espèce de mantra que n'arrêtaient pas de (se) répéter Vingegaard et son équipe depuis le début: "tout va bien, on est serein, la victoire ne se jouera pas à coups de secondes mais de minutes, dans les Alpes"... quand — là c'est moi qui ajoute — Pogačar aura brûlé toutes ses cartouches. Il n'en reste pas moins que ce qu'a réalisé Vingegaard dans le contre-la-montre n'a pas seulement écœuré Pogačar, il risque aussi d'avoir dégoûté pas mal d'amoureux du Tour (dont je suis), pour ce qui est non seulement de la fin de l'édition actuelle, mais surtout des suivantes, tant l'envie d'y croire, aux beaux exploits et à la dramaturgie qu'ils font naître, en a pris (à nouveau) un sacré coup.

(1) Que Vingegaard et Pogačar grimpent des cols plus vite que les "grands dopés" des années EPO, tels Rominger et Pantani, n'a rien de surprenant, cela s'inscrit dans la progression logique des performances sportives avec le temps... c'est le différentiel entre les deux coureurs lors du chrono qui interroge, le fait surtout que Vingegaard ait fait mieux, en termes de puissance, que ce qu'il atteint habituellement lors des tests d'entraînement (1% seulement de plus selon son staff, mais peut-être 5% si l'on en croit Vingegaard lui-même, quand il avoue avoir par moments atteint une puissance supérieure de 20 watts à ce qu'il pensait développer, au point d'ailleurs d'imaginer son compteur détraqué!). Et ce, aux 2/3 du Tour, après deux semaines de course menées tambour battant.

mardi 27 juin 2023

Francisca


Francisca de Manoel de Oliveira (1981).

Le texte de Daney sur Francisca d'Oliveira.

Que peut un cœur?
 
Ils sont tous les deux debout, se faisant face.

Camilo — Non. Mais je sais ce que je rejette. Tu ne peux pas le savoir.

José Augusto tressaille, se met à aller et venir convulsivement dans la chambre; il va à la fenêtre, revient vers la table qu'il saisit, se retourne et va se placer face à son ami, de plus en plus en colère.

José Augusto — Je suis peut-être un infirme? Tu crois que je ne peux pas aimer Fanny Justement, je vais éveiller en elle un amour immense; un amour que je refuserai, un amour excité par ma propre sévérité (...) Il s'arrête près de la table et conclut face à la caméra:
Produire un ange dans la plénitude du martyre.

1. Quand ces phrases terribles sont prononcées, nous sommes à Vilar de Paraiso, dans la chambre de Camilo, avec cette alcôve bleue et cet écritoire tourné vers nous. Camilo écrivait et son ami José Augusto est entré par le fond du décor. Nous sommes dans la trente-sixième scène de Francisca, le dernier volet du triptyque consacré par Manoel de Oliveira aux amours frustrés (le Passé et le Présent, Amour de perdition). Nous sommes au moment où les personnages vont irrémédiablement engager leur destin et Oliveira son film. A ce froid programme ("Produire un ange dans la plénitude du martyre"), Camilo ne peut que répondre, troublé: "Tu en serais capable?"
Nous assistons à la naissance d'une passion. Un compte à rebours commence avec ce défi. Un de ces défis que l'on lance, pour l'épater, à son meilleur ami. Qu'on ne lance qu'à son meilleur ami. Comme s'il fallait être deux pour aimer une femme. Oliveira, même s'il traite du romantisme portugais, est un cinéaste du romanesque. Il sait que si "un a toujours tort" et que "la vérité commence à deux", il faut être trois pour partager un crime, pour articuler désir et passion.
Dans Francisca le désir lie plutôt les deux hommes (il sera refoulé) et la passion attache l'un de ces hommes à une femme (mais le mouvement de la passion est infini). Tout sépare les deux (jeunes) hommes et, pour cela même, ils se fascinent l'un l'autre. Qu'est-ce qui peut lier un jeune écrivain pauvre et un jeune aristocrate oisif? Le premier écrit pour vivre et s'imposer auprès de la bonne société de Porto sur laquelle il promène déjà un regard dur: il la méprise (mais il l'envie), elle le méprise (mais elle commence à le reconnaître puisqu'il s'agit de Camilo Castelo Branco, le futur auteur d'Amour de perdition, déjà adapté à l'écran par Oliveira). Le second, José Augusto, est sans désir propre: riche, il n'a rien à gagner, il ne peut que perdre. Camilo, crûment, le lui dit: "Tu aimes par orgueil, tu aimes le luxe d'aimer". Aux pauvres le désir, aux riches la passion. Le désir est production, la passion est gâchis.

2. Au début de cette passion, il y a un troc. Traduisons: José Augusto dit en substance à son ami: cette femme qui ne t'aime pas (sous-entendu: qui n'est pas pour toi), mais dont tu places l'amour si haut, je vais, moi, m'en faire aimer; mais je ne la posséderai pas, elle sera malheureuse et ainsi, je nous vengerai. Toi de ne pas l'avoir eue, moi de ne l'avoir désirée qu'à travers toi. "Produire un ange dans la plénitude du martyre", c'est une forme abrupte, le programme minimum qui, dans nos sociétés, légitime toute alliance exclusivement masculine. Le refoulement du lien homosexuel et l'abaissement de la femme produisent la Femme, c'est-à-dire souvent un ange (parfois un ange bleu). Mais aussi des images, des stars, des madones comme il s'en fabrique et s'en troque si aisément chez les catholiques (voir du côté de Buñuel).
Ensuite, il y a un accident. La femme ne correspond pas au signalement. Il y a erreur sur la personne. Francisca, avec son air doux, est aussi cynique et amorale que José Augusto. D'entrée de jeu, interrogée par Camilo, elle laisse tomber comme par mégarde et par deux fois: "L'âme, c'est un vice". De son côté, à la fin de la scène 36, José Augusto résume l'effrayant destin auquel il se voue: "Des cendres à la place du désir. La conscience au lieu de la passion". Détermination froide, sans objet. L'accident, c'est que José Augusto et Francisca sont pareils, voués à osciller dans le même sens comme des gens mis en présence et dont les hésitations sont synchrones. Les armes de l'un, l'autre peut les utiliser, les retourner contre lui. On transforme son malheur en jouissance, son renoncement en victoire: on fait tout pour avoir le dernier mot. Ainsi Francisca dispose d'une arme secrète qui lui permet de briser le duo romantique et de restaurer le trio infernal: elle écrit (à qui? peu importe) qu'elle est mal traitée, délaissée, peut-être battue. Ses lettres tombent entre les mains de cet autre écrivain qu'est Camilo, lequel les remet à José Augusto. Le coup est terrible: cette femme qui s'est donnée à lire est pire que si elle avait trompé son (futur) mari. José Augusto ira donc jusqu'au bout de son scénario: épouser cette femme qu'il a enlevée et ne pas la toucher.
Enfin, il y a entre les deux un jeu de main chaude. Francisca a renversé le défi de José Augusto au moment où elle lui a crié cette phrase: "Tu m'aimes, je le jure". Phrase stupéfiante. A cette surenchère de l'un sur l'autre, à cette suite de défis, il n'y a pas d'issue. Comme dans le dernier film de Truffaut [la Femme d'à côté], mais sans les restes de fétichisme, la passion est sans fin, inentamable. Elle ne peut disparaître qu'avec la disparition des corps dont elle provient. Et encore.

3. Dans le désir, ce qui fait problème, c'est qu'on ne sait jamais au juste ce que l'autre veut. C'est ce non-savoir qui fait désirer encore plus. Ce qui compte dans la passion, c'est ce que l'autre peut, ce dont il/elle est capable. J'ai indiqué rapidement (mais le film entier à la concision d'un théorème) comment Francisca partait des ruses du désir (José Augusto veut annuler Camilo en faisant semblant de réaliser son désir) pour finir du côté du forcing de la passion. Entre José Augusto et Francisca, un jeu infini et surtout indéterminé, un jeu "sans qualités", un "autre état" pour parler comme Musil. Car au cœur de la passion, comme son moteur vide, il y a une fondamentale incertitude. L'incertitude n'est pas l'aléatoire (qui fut la grande redécouverte du "cinéma moderne"), elle n'est pas non plus l'ignorance ou la méconnaissance (dont les classiques ont bien parlé). C'est encore plus étrange.
Prenons ces moments où certaines phrases du dialogue sont répétées. Tout se passe comme si le fait pour une phrase d'avoir été prononcée (par l'acteur) et aussitôt entendue (par le spectateur) ne lui assurait pas une existence certaine. Comme s'il fallait risquer pour les sons ce qu'on osa faire jadis pour les images: le faux raccord. Comme si les mots du dialogue étaient des choses dont il fallait marquer le point de départ et l'un des points d'arrivée. Dédoublement du dialogue. Jamais on n'aura poussé aussi loin le refus du naturalisme et la nécessité d'adopter en toutes choses (et les mots sont des choses) un point de vue, un angle.
Oliveira dit que seule l'intéresse la représentation. Il le dit avec d'autant moins d'esprit de système qu'en cinquante ans de cinéma, il a déjà tout expérimenté: le documentaire, la fable naturaliste, la comédie mondaine, le pris sur le vif et le montage. Dans Francisca, délivré de tout souci de naturalisme, confronté au matériel intégralement artificiel (texte, décor) qu'il s'est choisi, il fait passer cette relation d'incertitude dans tout le film. Elle n'est pas seulement au cœur de la passion qui consume les personnages, elle est au centre de ce qu'il ne faut pas avoir peur d'appeler son "esthétique". Il faut avoir d'autant moins peur que c'est, de nos jours, plutôt rare...

4. Il y a chez Oliveira (comme chez Syberberg, Bene ou Ruiz, autres grands baroques) un oubli provisoire de toute idée de référent. Chaque "figure" doit décliner son identité, montrer son mode de fonctionnement, être testée selon sa durée, sa solidité, sa vitesse. De quoi l'autre est-il capable? Mais aussi: de quoi telle ou telle figure représentée est-elle capable? Personnages ou décors, détails ou ensembles, objets ou corps. On peut voir Francisca comme un film assez drôle (comme Méliès peut être drôle), toutes les fois qu'une figure "oublie" de se comporter selon le code naturaliste. Je pense à ce moment qui ne manque jamais de faire rire, où José Augusto entre à cheval dans la chambre de Camilo. Un cheval, au lieu de ronger son frein dans les limbes du décor, entre en scène et, du coup, fait basculer l'espace. Ou alors, c'est un personnage du tout premier plan qui, au lieu d'appartenir à l'action, se fige comme une tête de spectateur gênante, devient une partie morte du tableau, une zone de moindre vie dans la scène. Ainsi José Augusto à la fin d'un repas où Camilo a été très bavard et qui somnole au premier plan. Ou même, le tout premier plan du film (le bal). "Je cherche toujours à repérer une ligne qui sépare la machine des acteurs. Car le travail pour la machine consiste à fixer le travail des acteurs à partir de la salle, du fauteuil du spectateur" dit Oliveira. Tant qu'il n'a pas trouvé cette ligne, on ne peut dire ce qui est près et ce qui est loin; le cheval a le droit de se rapprocher ou le dormeur de s'absenter.
Oliveira est un immense scénographe. Parce qu'il ne réduit pas son travail à des "jeux de scène". Le choix des acteurs et des visages obéit à une recherche encore plus paradoxale que celle de Bresson: là où celui-ci s'intéresse à d'éventuels "modèles", Oliveira les prend comme des paysages. Les visages, dans Francisca, sont des montages d'objets dont chacun obéit à sa propre loi et ignore les autres. Ce n'est pas vrai (dira-t-on) de Camilo mais c'est parce que Camilo est un être de désir et que ce désir le fait "consister", identique à lui-même, dans toutes les scènes. En revanche, José Augusto et Francisca, êtres de passion et que cette passion décompose, sont soumis à une vertigineuse anamorphose.

5. Il est beaucoup question de vitesse aujourd'hui, de dromoscopie. On se demande en effet comment on a pu parler si longtemps des films sans s'interroger sur les vitesses comparées des corps qu'ils mettent en mouvement. "Le cinéma, dit encore Oliveira, c'est ce que nous mettons devant la caméra". Mais pour fixer quoi? Les vitesses de décomposition et de recomposition, d'évaporation ou de sédimentation. Dans le monde d'Oliveira, le désir compose et la passion décompose: un œil peut aller plus ou moins vite qu'un regard, une bouche que ce qu'elle dit, Francisca a une façon de "tourner la tête" et José Augusto de "tourner de l'œil" qu'il ne faut pas seulement analyser en termes de typage sociologique (décadence de l'aristocratie) mais renvoyer à la question matérialiste par excellence: que peut un corps?
Deux doigts posés sur une table, une chaussure jetée au loin, des domestiques (toujours très rapides), des cavaliers lents, des lettres, des amours ont des vitesses différentes. Dans Francisca, il est très rare que deux personnages soient affectés d'une même vitesse. Au contraire. S'ils se quittent si rapidement, s'ils se disent précipitamment tant de choses graves, si le récit du film est à ce point lacunaire, c'est qu'ils sont tous sur orbite, tels des astres ou des électrons. Ils ne se rencontrent qu'à des moments précis, calculables certes, mais avec une certaine marge d'incertitude, comme le disait Heisenberg des atomes.
Atomes. Le grand mot est lâché. Je ne vois guère de cinéaste (sinon Biette et son "théâtre des matières") qui soit à ce point proche du matérialisme à l'antique. La force d'Oliveira, c'est qu'il traite d'un des scénarios-types de la religion ("produire un ange dans la plénitude du martyre") avec le manque de pathos et l'acuité détachée d'un philosophe païen. La passion affecte les corps en entier, et chacune des parties de ces corps en entier, et chacune des parties de ces parties en entier, etc. En entier et différemment. Il n'y a pas de fin à l'incertitude brûlante de la passion, surtout pas la mort.

6. La plus belle scène du film se situe vers la fin. Francisca est morte, José Augusto l'a faite autopsier, a gardé le cœur dans un bocal et ce bocal dans une chapelle. L'organe rouge terrifie la servante. Il ne s'agit pas là d'un vain fétiche. A ce cœur-muscle, à ce cœur tout à fait matériel se pose toujours la même question: de quoi est-il capable? Que peut cet objet rabougri? La réponse est donnée par José Augusto lui-même: "Nous vivons déchirés, à la recherche de nos corps dispersés sur la terre entière. Le ventre qui veut oublier le péché, hurle; le foie qui veut s'accrocher au côté droit, gémit; et le cœur en mille morceaux entre dans les plus misérables ruelles à la recherche du sang qui le formera."

Que peut le cinéma? Un vieil homme, un des grands cinéastes vivants, donne sa réponse. Il nous dit peut-être que le cinéma est comme ce corps. Il faut qu'il se recompose, organe par organe. A bas le story-board, à bas le musée. Vive le cinéma." (Serge Daney, "Que peut un cœur?", Cahiers du cinéma n°330, décembre 1981).

mercredi 21 juin 2023

[...]

Dry Your Eyes, Brenda & The Tabulations, 1967.

La sublime chanson de Brenda Payton dont se servira Whit Stillman dans son film Metropolitan (1990) pour accompagner la "débutante" Audrey, traînant son chagrin, en même temps qu'elle fait ses emplettes (c'est la veille de Noël), dans les beaux quartiers de Manhattan. Séquence située très précisément au milieu du film, comme si elle en était le cœur.

L'ami Whit.

Quand je suis poussé dans mes derniers retranchements, j'ai généralement deux façons de me comporter: comme un petit con, ou comme un con absolu.

Des hamburgers trop saignants.

Je relis en ce moment Les Derniers Jours du Disco de Whit Stillman (2000, trad. Olivier Grenot, 2014), sous-titré: Récit des événements véritables ayant inspiré le film du même nom, par Jimmy Steinway le "publicitaire dansant"... qui n'est donc pas le scénario du film mais sa transposition en roman, autant dire qu'on y trouve pas mal d'éléments qui éclairent sur ce qu'est l'art stillmanien, à partir d'un thème privilégié — le portrait d'un petit groupe issu des classes (les plus) aisées —, tel qu'il apparaît dans l'ensemble de l'œuvre, de Metropolitan à The Cosmopolitans (le pilote), en passant, outre les Derniers Jours du disco, par Barcelona et Damsels in Distress, auquel on ajoutera Love & Friendship, le dernier film (en costumes) de Stillman... J'y reviendrai.

En attendant, comme une mise en bouche, un extrait du roman (le passage sur les hamburgers qui fait écho au finale de... Barcelona): 

"Pour la plupart d'entre nous, la véritable histoire a débuté non pas devant le Club ce soir-là, mais plusieurs semaines plus tôt, lors du fameux raout de Kate Preston à Sag Harbor, le week-end de la Fête du Travail.
Le père de Kate était rédacteur en chef du magazine Futura et, à ce titre, une star emblématique de notre firmament havardien. Sans doute, au sein de notre petit groupe, certains se sont-ils orientés vers une carrière dans la publicité, le droit ou la gestion de boîte de nuit, mais cela ne signifie pas que nous ayons abandonné nos centres d'intérêt intellectuels et nos aspirations, bien au contraire. Les intellectuels professionnels ont tendance à se persuader que le monde des idées et de la pensée leur appartiennent en propre. En vérité, quelques-uns des meilleurs esprits ont finalement fui la médiocrité, les rivalités et les bas salaires du ghetto littéraire et intellectuel.
Sag Harbor fait partie d'une ensemble de stations balnéaires dénommées "les Hamptons", situées à la pointe orientale de Long Island, à un peu plus de deux heures de New York. Parmi elles, Sag Harbor est celle qui possède une aura "littéraire", franchement méritée, je dois le dire. Beaucoup d'écrivains, d'éditeurs, et de personnes vibrionnant dans le petit monde du théâtre et des arts concomitants y passent leurs vacances, voire y demeurent — et ceux qui n'y habitent pas y séjournent souvent. A l'instar des stations voisines, Sag Harbor déploie une vie mondaine particulièrement intense en été, qu'il a longtemps été de bon ton de décrier. Une de ces poses, plutôt stupides, que tout le monde semble contraint d'adopter pour la forme. Mais pour être honnête, j'y ai toujours trouvé la vie sociale assez épatante, surtout depuis cette première soirée chez Kate Preston.
L'étonnant raout de la Fête du Travail a débuté à 13 heures environ et s'est achevé après la tombée de la nuit. Nous étions tous censés apporter quelque chose à manger et à boire et donner un coup de main. Tom Platt et moi étions chargés des condiments et du pain pour les hamburgers (nous avions découvert cette marque de petits pains patate moelleux et savoureux — Martin's, je crois — que l'on trouve dans l'île). C'était à moi de me mettre en premier au gril, et c'est dans cette occupation que j'ai rencontré Alice, qui soutenait mordicus que la viande de mes hamburgers était bien trop saignante.
— C'est dégoûtant, disait-elle, chaque fois que j'en terminais un.
Je lui reprochai d'être une anti-viande, une végétarienne invétérée.
— Pas du tout, j'aime les hamburgers, mais seulement quand ils sont bien cuits.
Avant mon installation en Europe, les femmes que j'ai aimées — et Alice fut la dernière et la plus marquante d'entre elles — préféraient la viande très cuite, pratiquement calcinée, et leur couleur préférée était toujours le bleu. J'ignore s'il existe un lien entre ces préférences. (Curieusement, les Français appellent bleue la viande à peine saisie.)
Quelle impression m'a-t-elle faite au début? Une impression très forte. Loin de ressembler à la séduisante actrice blonde Chloë Sevigny, qui interprète le personnage dans le film, elle était plus petite, les cheveux noirs, l'allure moins époustouflante, mais plutôt jolie, à mon sens. Elle n'avait alors que vingt et un ans, et à maints égards faisait encore plus jeune. Je dois dire que beaucoup ne la trouvaient pas particulièrement sexy. Pour eux, elle était simplement "normale". Dieu merci, le manque de goût et de discernement esthétique est largement répandu parmi les hommes de ma génération.
Pour qui est sensible à ce genre de visage, Alice avait un regard extrêmement doux et romantique, de beaux sourcils brun clair, tombant en diagonale au-dessus de ses yeux sombres, chaleureux, sincères, aimables, qui promettaient la plus attachante des compagnes à qui avait la chance de devenir son ami. Qu'elle en joue ou pas, son expression avait quelque chose d'émouvant, du moins pour les personnes réceptives. Mais alors qu'un tel regard laisse généralement présager une personnalité triste, rêveuse et, souvent, dépourvue d'humour et mélancolique, Alice était au contraire drôle, charmante et gaie chaque fois qu'elle avait une raison de l'être. (Elle n'était pas "bêtement gaie", comme certaines personnes très ennuyeuses que l'on croise couramment; d'ailleurs j'ai été accusé de l'être moi-même.) Bien sûr, comme toute jeune femme sortant à peine de l'adolescence, elle pouvait être sujette à des périodes de cafard et de "dépression", mais chez elle, ces crises étaient justifiées, légitimes, et puis elle trouvait toujours des moyens d'en sortir sans culpabiliser la terre entière.
Une observation dont on peut douter de la véracité, mais que je me risque cependant à proposer: la plupart des femmes qui semblent murées dans un silence fascinant, dans une attitude à la fois rêveuse et mystérieuse, se révèlent généralement... peu intelligentes ou peu sociables. S'engager dans une relation sérieuse avec elles peut annoncer, si je me fie à mon expérience, un voyage sans retour dans les tréfonds de la solitude. Réflexion cruelle, j'en conviens, et ces femmes pourraient probablement dire la même chose de nous. Mais quel dommage! Si les gens étaient tous aussi fascinants qu'ils le paraissent, quelle vie ce serait. D'un autre côté, il faut bien dire que beaucoup de gens qui ne paraissent pas du tout fascinants, mystérieux ou attachants, se révèlent l'être en fait. Je l'ai très souvent remarqué dans l'environnement professionnel, où l'on rencontre des personnes parfaitement inintéressantes à première vue, et qui sont tout le contraire en réalité. J'imagine que c'est une des raisons pour lesquelles j'ai toujours beaucoup aimé le monde du travail.
Après moi, ce fut au tour de Tom de se mettre aux fourneaux. J'attendais Alice, je supposais qu'elle viendrait avec moi fureter ici et là parmi les invités de la fête. Nous avions vraiment sympathisé. Je pensais qu'un lien réel s'était établi entre nous. Au lieu de cela, elle est restée collée sur place, appuyée à la table où l'on préparait les hamburgers et les hot-dogs, à bavarder avec Tom et à se passionner pour sa technique de cuisson. Je décidai donc de m'attarder là moi aussi.
Evidemment Tom n'était pas, mais alors pas du tout insensible à un regard mélancolique et rêveur dans les yeux d'une jeune femme. C'était d'autant plus surprenant à voir que, pendant des années, il avait été follement amoureux d'une fille de Wheaton très séduisante, extrêmement sexy pour qui aime les cardigans moulants, du nom de Jennifer Robbins (à ne pas confondre avec toutes les autres Jennifer Robbins). A la fac, ils faisaient partie des couples les plus en vue, prenant un verre le samedi soir au fameux bar Hasty Pudding, entre autres choses. Je pense que Jennifer a été la première jeune femme que j'ai vue boire du whisky sour. C'était l'un de ces couples enviés par les deux sexes, moi y compris.
Avec Alice, Tom était complètement métamorphosé, beaucoup plus décontracté et enjoué qu'il ne l'était à l'université. Peut-être était-ce l'atmosphère de la Fête du Travail ou le relâchement général qui l'accompagnait. De même, Alice n'avait plus avec lui le ton taquin qu'elle avait adopté avec moi, elle oubliait de le harceler sur la cuisson de ses hamburgers.
Lorsque Tom s'est éloigné pour aller chercher un autre plateau de steak haché, je lui ai demandé la raison de ce changement d'attitude.
— C'est juste que ses hamburgers sont bien cuits, dit Alice. Ça nous permet de parler d'autre chose.
— Je pensais que c'était pour me taquiner que tu disais que mes hamburgers n'étaient pas assez cuits.
— Non. Tes hamburgers étaient effectivement trop saignants. Ce n'est pas bon pour la santé.
— Tu n'as jamais entendu parler du steak tartare? Les gens mangent de la viande crue tout le temps. Moi, j'adore ça.
— Oui, répliqua-t-elle. J'ai remarqué.
— Je pensais que tu disais ça seulement pour m'impressionner.
— Je ne dis pas les choses pour impressionner.
— Ah bon! répondis-je de ce ton sceptique assez détestable qu'on se laisse aller à prendre trop facilement, en le regrettant aussitôt. Quand je suis poussé dans mes derniers retranchements, j'ai généralement deux façons de me comporter: comme un petit con, ou comme un con absolu.
— Non, ce n'est pas mon genre, dit-elle.
Alice n'était pas, je l'ai compris plus tard, de ces personnes qui cherchent à se rendre intéressantes, à séduire en taquinant ou en flinguant le sexe opposé. Elle pensait vraiment que mes hamburgers étaient trop saignants, et notre conversation, intéressante de mon point de vue, ne s'était en réalité jamais élevée au-dessus du niveau du barbecue.
D'un autre côté, la façon dont elle et Tom communiquaient me faisait penser à des vagues de micro-ondes, une quantité impressionnante d'informations, d'opinions et d'idées échangées instantanément. Tom se comportait comme s'il avait reçu une dose de penthotal ou d'un sérum de vérité, déversant ses tripes devant Alice d'une façon que je n'aurais jamais imaginée auparavant (plus tard, j'ai bien vu qu'il omettait volontairement certaines choses essentielles).
Je n'en tins pas rigueur à Tom personnellement, mais c'était insupportable de se trouver avec lui en présence des filles. Elles se pâmaient devant lui, parfois de la manière la plus ignoble, et Alice, fille sensationnelle par ailleurs, ne faisait visiblement pas exception à la règle.
En dépit de mes fermes résolutions d'affronter calmement ce genre de situation, j'étais fou de rage et finalement je m'éclipsai furtivement, sans attirer l'attention d'Alice. Elle avait été assez charitable pour ne pas remarquer mon air grincheux quand elle n'avait plus eu d'yeux que pour Tom. Comme pour toute expérience humiliante (et la concurrence avec Tom Platt allait toujours être pour moi une expérience humiliante), j'entrepris immédiatement de l'évacuer de mes pensées, et la fille avec. C'est ainsi que nous agissons souvent à l'encontre de nos propres intérêts, pour protéger sur le coup notre ego et notre amour-propre. Je n'étais plus là pour observer que la relation remarquable entre Alice et Tom n'avait aucune conséquence ou suite immédiate. L'occasion de séduire une fille, déclinée ou non suivie d'effet revient à ne pas avoir d'occasion du tout, si je m'en tiens à ma propre expérience.
Rien de tout cela n'a été directement mentionné ni montré dans le film. Le scénariste et le réalisateur, grisés peut-être par le titre qu'ils avaient choisi et sa référence puissante au "disco", ont choisi de démarrer les premières séquences dans les rues de Manhattan sud, aux abords du Club où nous nous sommes tous rencontrés par hasard ce soir-là, et souvent retrouvés par la suite."

[20-06-23]

L'algèbre de l'amour.

La comédie selon Stillman, c'est comme l’orthographe du mot "doufi", ainsi qu'on l'apprend dans Damsels in Distress, elle a quelque chose de non conventionnelle. Et, de la même façon que "doufi" est préférable à "doofuses" — le pluriel de "doofus" (stupide) — parce qu'il respecte la racine latine et que "doofuses" bien que correct n'est pas très élégant... la comédie stillmanienne, elle, est préférable à toutes ces comédies standards qui fleurissent sur nos écrans, à l'écriture si formatée (correcte mais pas très élégante) qu’il ne reste pas grand-chose une fois que le film a été vu. Chez Stillman, au contraire, le plaisir dure bien plus longtemps. C’est comme un parfum avec ses trois notes: de tête (la plus volatile, pas toujours agréable, parfois trompeuse), de cœur (celle qui détermine véritablement le "thème" du film) et de fond (la plus tenace, qui persiste après l’évaporation des deux autres et vous marque durablement). C’est d’autant plus vrai que Damsels est un film olfactif, à l’odorat très développé (avec un risque de "choc nasal" quand les garçons des lettres romaines passent trop près!), un film qui a du nez, qui "sent" les choses (il y a de l'empirisme chez Stillman), surtout qui a du goût. Du goût et des couleurs: Violet, Lily, Rose, les prénoms des filles, également des noms de fleurs (bizarrement les mêmes que dans The Brown Bunny de Vincent Gallo)... Violet, indigo, bleu, vert, jaune, orange, rouge, ces couleurs que Thor, un des garçons du groupe, ne connaît pas (faute de les avoir apprises à la maternelle — il avait sauté une classe), mais qu'il finira par reconnaître, à l'occasion d'un nouvel arc-en-ciel (scène magnifique), jusqu'au... magenta qui pourtant n'existe pas!
Comme toujours chez Stillman, on ratiocine (sur les garçons, ceux beaux et intelligents que les filles doivent éviter — car trop arrogants et, de toute façon, à la longue ennuyeux — au contraire du neuneu "romain" (le "doofus" donc) au potentiel limité mais plus gratifiant pour une fille puisque, supérieure, c'est elle qui l'aidera à progresser), on discute à bâtons rompus comme dans les comédies satiriques de Thomas Love Peacock (il en est question lors du cours de pédagogie), auteur avec lequel Stillman partage pas mal de choses (le refus de la narration classique, le côté élitiste...). Il paraît que les comédies de Love Peacock doivent beaucoup à Aristophane (cf. Wikipédia). Y aurait-il un lien entre le film de Stillman et L’Assemblée des femmes? C'est dans cette pièce que les femmes créent un plat aux multiples ingrédients, à la fois aigres et doux, pour satisfaire tous les goûts, notamment masculins (le nom du plat a donné naissance au mot le plus long en grec ancien). L'équivalent dans Damsels serait le "savon magique" que découvre Violet (incarnée par Greta Gerwig, découverte, elle, à cette occasion, une grande bringue géniale, sorte d'Ingrid Bergman indie), plus efficace encore que les claquettes pour prévenir la dépression et le suicide à Seven Oaks, un savon qui permettrait aux filles de trouver le garçon idéal (comme dans un conte, c'est dire si on est loin de la réalité), à condition toutefois que ledit garçon se conforme à certaines règles (bah oui quand même) et renonce, en cadence, à la décadence.

[21-06-23]

Qu'en est-il alors de tous ces personnages que Stillman se plaît à mettre en scène avec ironie et par moments de façon très caustique? Plus précisément: qu'en est-il de ces personnages dans leur rapport même à la comédie, celle qu'on qualifie de mœurs, dans ce qu'elle a de sophistiquée et/ou de loufoque, qui fait écho à la comédie hollywoodienne des années 30, rapprochant Whit Stillman des grands maîtres du genre, Preston Sturges en particulier? Disons d'abord que chez Stillman les hommes tendent à la prendre (trop) au sérieux, cette comédie, alors que les jeunes femmes, elles, aiment plutôt la jouer. Et c'est ce qui fait tout le sel de la comédie stillmanienne, de Metropolitan à Love & Friendship, de Jane Austen (Mansfield Park) à Jane Austen (Lady Susan), en passant par Dale Carnegie (Comment se faire des amis), Carl Barks (Oncle Picsou), Evelyn Waugh (Grandeur et Décadence) et tous ceux que j'ai déjà cités ailleurs... comédie qui oppose (tout en s'opposant, comme dans Les Derniers Jours du disco et Damsels in Distress, à cette loi dynamique qui veut que "les contraires s'attirent"), qui opposent donc les hommes et les femmes, les premiers, qu'ils soient brillants, arrogants, ennuyeux ou carrément stupides, aux secondes, qu'elles soient séduisantes, fascinantes, timides ou intimidantes... Mais surtout, il y a cette vérité, première parmi toutes celles qui font la beauté du "style de Stillman" (en référence à Buffon que je citais en exergue de mon premier texte), c'est que les jeunes femmes chez lui, qu'elles s'appellent Audrey, Alice, Violet ou Susan, soit les quatre principales figures féminines (pour l'instant) du cinéma de Stillman, ont en commun de savoir d'emblée, ou assez vite pour celles qui doivent passer par l'expérience, à quel jeu il leur faut se prêter, auprès des hommes, pour tracer leur chemin, sachant très bien ce qu'elles veulent faire de leur vie, là où les hommes semblent davantage prisonniers de leur statut, non pas de "mâle toxique" (image convenue, trop dans l'air du temps) mais de "sexe comiquement complexe", pour rester dans la référence buffonienne et se limiter aux classes supérieures, empêtrés qu'ils seraient, eux, dans le grand jeu des représentations, qu'il s'agisse de l'intello pénible, du beau cynique, du yuppie torturé... quand ce n'est pas dans leur propre bêtise — pensons au gros balourd qui ne peut s'adresser à une fille sans une chope de bière à la main, ou encore au riche prétendant, con comme la lune, qui rigole de tout et s'extasie à la vue de petits pois... C'est dire si chez Stillman, les jeunes femmes ont toujours comme une longueur d'avance sur les hommes, même si au départ elles n'en ont pas forcément conscience, ou plutôt si, mais qu'elles doivent prendre leur mal en patience, le temps que les hommes assurent leur rôle, celui que leur imposent les conventions ou qu'ils s'imposent eux-mêmes, un temps plus ou moins long auquel il reviendra à la jeune femme de mettre fin, quand le moment sera venu de passer à autre chose... Ce qui explique que "l'homme stillmanien", prenant à cœur (ou non) cette comédie à laquelle il se doit de participer, peut aussi se révéler touchant, lorsqu'il y fait preuve de maladresse, que l'épreuve tourne court ou qu'elle le laisse totalement démuni. C'est là toute la subtilité du cinéma de Stillman, dans le bon dosage qu'il y a à trouver, à l'instar du vodka tonic d'Alice dans les Derniers Jours du disco, entre le jus de citron (des garçons), la vodka (des nanas) et l'eau tonique qu'y ajoute Stillman pour compléter son cocktail. D'où ce côté acidulé, du fait de l'opposition qui existe entre la complexité des hommes et la forte personnalité des femmes, même des plus timides, comme Audrey dans Metropolitan. Des femmes dont Stillman, en bon moraliste, sait aussi se moquer, quand il le faut, lorsque celles-ci jouent trop ostensiblement la comédie, qu'elles se moquent autant d'elles-mêmes que de leur petit cercle d'admirateurs. Ce qui nous ramène à Jane Austen, à son roman Amour et Amitié (dont le titre anglais, Love and Freindship, mais sans la faute d'orthographe, a été repris par Stillman pour son adaptation de Lady Susan — j'en ai déjà parlé) et à la préface que rédigea pour l'édition originale, plus de cent ans plus tard, le grand Chesterton, admirateur lui aussi du génie comique d'Austen. Extrait:

Lors d'une récente controverse dans la presse sur la sottise et l'uniformité de toutes les générations humaines qui nous ont précédés, quelqu'un écrivit que dans le monde de Jane Austen les dames étaient censées défaillir quand on les demandait en mariage. A ceux qui se trouvent avoir lu ne fût-ce qu'un seul livre de Jane Austen, cette association d'idées paraîtra quelque peu comique. Elizabeth Bennet [dans Orgueil et Préjugés], par exemple, se voit demander deux fois en mariage par deux admirateurs fort assurés, voire impérieux; et il est bien certain qu'elle ne s'évanouit pas. Il serait plus près de la vérité de dire que ce sont eux qui s'évanouissent. Quoi qu'il en soit, il peut être amusant, pour ceux que ce genre de choses amuse, et peut-être même instructif pour ceux qui ont besoin de cette sorte d'instruction, de savoir qu'on pourrait appeler le tout premier ouvrage de Jane Austen une satire sur cette fable de la dame en pâmoison. "Prends garde aux accès de pâmoison... Quoiqu'ils puissent être rafraîchissants et agréables sur le moment, ils feront à la longue, crois-moi, la ruine de ta constitution s'ils se répètent trop souvent, et en des heures inopportunes." Tels furent les mots de Sophia expirante à Laura éplorée [dans Amour et Amitié]; et il y a des critiques pour les citer à l'appui de le thèse selon quoi la société entière défaillait dans la première décennie du XIXe siècle! Mais en vérité, tout le sens de cette petite facétie est que les vapeurs sentimentales n'y sont pas ridiculisées en tant que fait — quand bien même il s'agirait d'une mode —, mais seulement en tant que fiction. Si Laura et Sophia paraissent grotesquement invraisemblables, c'est qu'elles défaillent comme jamais les dames ne défaillent en réalité. Ces ingénieux modernes pour lesquels les dames s'évanouissaient en effet se laissent abuser, au fond, par Laura et Sophia, et ils leur prêtent foi contre Jane Austen. Ils croient non les gens de l'époque, mais ses romans les plus absurdes, ceux auxquels même les gens de l'époque qui les lisaient ne croyaient pas. Ils ont gobé toutes les solennités des Mystères d'Udolphe [le roman gothique d'Ann Radcliffe], et n'ont jamais saisi la plaisanterie dans L'Abbaye de Northanger.

(à suivre)

dimanche 18 juin 2023

Angélica


L'Etrange Affaire Angélica de Manoel de Oliveira (2010).

Angélica 1952.

"L’idée est venue d’une triste histoire vraie. Maria Isabel, ma femme, était l’amie intime de sa cousine, Maria Antónia, mariée depuis peu et qui vivait avec d’autres personnes de la famille dans la maison des parents, la Propriété des Casas Novas. Nous étions aussi, par hasard, dans la région du Douro, dans la Propriété de la Portelinha, pour quelques jours, quand nous reçûmes un coup de téléphone de la Propriété des Casas Novas, qui nous informait que Maria Antónia s’était sentie mal. La Propriété de la Portelinha est au-dessus de Santa Marta de Penaguião, dans le canton de Cumeira, à près de dix-neuf kilomètres de Casas Novas, dans le canton de Godim, tout près de Régua, presque au bord du Douro. Nous partîmes aussitôt. Nous trouvâmes sa mère, ses frères et de nombreux amis. Parmi eux des médecins. Je restai à parler avec ces derniers, tandis que Maria Isabel se rendait dans la chambre de la malade. Cela se passait en fin d’après-midi. Nous restâmes une ou deux heures et nous nous en allâmes pour le dîner, en promettant de revenir aussitôt après. C’est ce que nous fîmes. A notre retour, à peine arrivions-nous sur la terrasse, qu’une de ses sœurs, personne très religieuse, toujours de noir vêtue, descendait l’escalier de pierre. Elle s’approcha sans nous laisser le temps de sortir de la voiture et aussitôt nous annonça la triste nouvelle. Comme elle savait que j’avais toujours dans la boîte à gants un appareil photo, elle me demanda de faire une photographie, disant que la morte était très belle et que sa mère voulait garder un souvenir. J’acceptai aussitôt, bien qu’impressionné à l’idée de photographier le cadavre d’une personne que nous aimions beaucoup. En entrant, je croisai le mari qui sortait inconsolable, ayant presque perdu connaissance, soutenu par des amis intimes. J’étais si choqué que je n’eus pas même le courage de lui parler.
Dans une semi-pénombre, tout autour de la pièce, contre le mur, veillaient des dames, assises, toutes en noir, tandis que la jeune femme, habillée en blanc comme une mariée, reposait au centre sur un divan bleu clair, baignée dans la lumière de la lampe au-dessus d’elle cachée par le large abat-jour de soie rougeâtre. Les cheveux blonds, détachés et longs, descendaient sur ses épaules. Et, sur le visage, flottait un sourire angélique de bonheur et de libération.
Ce ne fut pas tout cela, en soi déjà dramatique et impressionnant qui me donna la véritable impulsion pour l’idée de faire un film. Cela me vint après que j’eus pris la photographie. Mon appareil était un Leica d’avant-guerre, dont le point s’obtenait à travers un viseur où l’image se dédoublait en une deuxième légèrement plus ténue. Elles se séparaient d’autant plus que le point n’était pas fait et se superposaient quand il l’était. S’agissant d’une morte, cet exercice précis de focalisation me donna l’étrange impression d’être en train de voir l’âme se détacher du corps. Et ce fut, en fait, cela qui excita mon imagination. Peu à peu, l’idée prit consistance et forme. C’est alors que s’imposa en moi d’écrire le découpage d’Angélica..." (Manoel de Oliveira, Angélica, trad. Jacques Parsi)

Ce qui fut fait deux ans plus tard: un découpage extrêmement précis (la durée des plans y est indiquée à la seconde près). Avec en introduction une citation d’Antero de Quental: "Là où le lys des vallées célestes/Connaîtra sa fin et commenceront/Pour ne jamais finir, nos amours!", citation qui m’a toujours fait penser à Blanchot, le Blanchot du Livre à venir, quand l'auteur parle de "l’événement", "toujours encore à venir, toujours déjà passé, toujours présent... se déployant comme le retour et le commencement éternel... et dont le récit serait l’approche". L’amour est de cet événement, la mort aussi. Le récit d’Angélica qui associe la mort et l’amour, et annonce dans l’œuvre d’Oliveira la tétralogie des "amours frustrées", fait écho à un autre livre de Blanchot, L’espace littéraire, écrit à la même époque qu’Angélica, notamment la partie où Blanchot questionne les "deux versions de l'imaginaire" à travers l'image de la dépouille, prolongeant d’une certaine manière l’étrange impression ressentie par Oliveira au moment de photographier la jeune morte.

"Ce qu’on appelle dépouille mortelle échappe aux catégories communes: quelque chose est là devant nous, qui n’est ni le vivant en personne, ni une réalité quelconque, ni le même que celui qui était en vie, ni un autre, ni autre chose. Ce qui est là, dans le calme absolu de ce qui a trouvé son lieu, ne réalise pourtant pas la vérité d’être pleinement ici. La mort suspend la relation avec le lieu, bien que le mort s’y appuie pesamment comme à la seule base qui lui reste. Justement, cette base manque, le lieu est en défaut, le cadavre n’est pas à sa place. Où est-il? " (Maurice Blanchot, L'espace littéraire, 1955)

Angélica 2010.

Vu l’Etrange Affaire Angélica (au titre original plus "stevensonien": O estranho caso de Angélica). La première demi-heure est absolument magistrale. Après, cela devient étrange, à tout point de vue, on entre dans une sorte de corridor cotonneux, pas désagréable mais déconcertant. On serait prêt à trouver le film trop long, de la même manière qu’on pouvait trouver le précédent (Singularités d’une jeune fille blonde) trop court. En dilatant ainsi son récit, Oliveira plonge le spectateur dans une sorte de torpeur, lui donnant l'impression de revivre toujours les mêmes scènes, jusqu'à l'entraîner dans le même état d’épuisement que son héros, impression renforcée par le travail d'Oliveira sur les cadres, d'une rigueur aussi obsédante qu'oppressante, du plus petit (l'objectif de l'appareil photo) aux plus grands (les vues extérieures). D'où la question: était-ce finalement une bonne idée de faire ce film si longtemps après l'avoir écrit? Parfois ça marche (cf. Rohmer et sa Femme de l’aviateur, tourné 35 ans après), parfois ça ne marche pas, ou moins bien (cf. Rivette et son Marie et Julien, tourné 28 ans après). Là, le pari avait quelque chose d'insensé, ce qui en fait est typiquement oliveirien (pensons au Soulier de satin): faire un film dont le scénario date de 1952, il y a donc près de soixante ans, sans quasiment le retoucher (seule différence notable: les gens de la pension, plus cultivés que dans le scénario d’origine, ce qui leur permet de parler — outre la crise économique et la pollution — d’anti-matière et d’Ortega y Gasset: "L'homme est sa circonstance"). Et pour justifier que le héros utilise un vieil appareil photo (avec ce fameux viseur qui dédouble l'image pour permettre la mise au point) et répare de vieilles radios, ou que les ouvriers agricoles, qu'il aime photographier (c'est la part réaliste du film, renvoyant aux premières œuvres d'Oliveira), labourent encore la vigne à la houe, le cinéaste nous dit, nous répète même, qu'il préfère "le travail à l'ancienne". La preuve: le trucage qui voit le héros, lorsqu'il rêve, s'envoler avec le fantôme de la jeune fille et voyager au-dessus de l'eau, les deux personnages à l'horizontal, un trucage à la fois charmant et désuet, poétique et naïf, chagallien et kitsch...

Alors ce film, je l'aime oui ou non? Oui bien sûr, mais pas comme je l'aurais voulu. Sur le papier je rêvais de Blanchot. De cette œuvre mystérieuse qu'était Angélica au départ, j'imaginais un mixte oliveiro-blanchotien — "l'olivier blanc"? — qui propulse le récit dans des contrées plus folles que ce que nous propose finalement Oliveira. Quitte à évoquer l'anti-matière et les trous noirs, autant en épouser le mouvement: une image (la photo d'Angélica morte, belle et souriante) dans laquelle le héros Isaac serait comme aspiré et dont il ne pourrait plus s'échapper (le champ de gravitation). Or là, on reste dans l'amorce, répétée, du mouvement, même si, au niveau du scénario, le héros finit en effet par se perdre dans l'image. C'est beau, c'est étrange, c'est étrangement beau... une histoire d'ange et de photo, l'angélique et l'argentique (Angélica = Ange et Leica), un phénomène d'attraction (le cinéma, oui bien sûr), qui, lancinant, va entraîner le héros dans la mort... Ce ne serait que cela?

Car il y a une autre question: si dans l'Etrange Affaire Angélica, Isaac c'est Oliveira, l'inverse est-il vrai? je veux dire, est-ce qu'Oliveira c'est Isaac? Le judaïsme est très présent dans ses films (pensons simplement au tout dernier: Gebo et l'ombre, dont la lumière évoque Rembrandt, le Rembrandt qui, bien que non juif, a su si admirablement saisir l'âme juive). On dit que les Portugais qui portent des patronymes d'arbres, comme Oliveira, sont originaires de vieilles familles juives qui, au XVIIe siècle, ont été contraintes de se convertir au christianisme... Dans Angélica il y a, outre le personnage d'Isaac, ces trucages qui évoquent Chagall, soit l'image d'un folklore juif auquel s'accroche désespérément le héros mais en vain — il finit par tomber, qui plus est dans l'eau, comme pour un baptême. L'histoire d'Isaac, est-ce cela aussi: à travers l'amour d'un photographe juif pour l'image d'une jeune et belle catholique qui vient de mourir, l'histoire d'une conversion? Et ce, par la voie sacrilège de l'idolâtrie?

L'arrière-monde.

Revoir Angélica. Le film est plus beau encore, plus fort aussi qu’à la première vision. Moins d’unheimliche, plus d’évidence. Première évidence, on l'a vue: Isaac, le photographe, c’est Oliveira. Non seulement parce que l’histoire est inspirée d’une expérience vécue par le cinéaste, non seulement parce que l’acteur Ricardo Trêpa est son petit-fils (et qu’il porte le même chapeau), non seulement parce que le personnage aime comme Oliveira le "travail à l’ancienne", mais parce que les deux occupent la même place, qu’ils épousent le même regard, et surtout effectuent le même mouvement de va-et-vient entre les deux rives du Douro, entre le présent et le passé, la vie et la mort, l’homme et sa circonstance (Ortega y Gasset)... Le tableau (le sourire angélique, léonardien) n’est qu’un amorceur de fiction. Deuxième évidence: pour que le prodige ait lieu, que l'image d’Angélica se dédouble, il faut un médium, la photographie, mais pas n’importe laquelle: l'argentique, celle qui a du corps, qui pour exister doit passer par les trois bains: jaune, rouge, vert, puis sécher, fixée à une corde à linge... Du concret donc. La force du film est là. La photo c’est du papier mais ce qu’elle montre est par vocation réaliste (les paysans aux mines patibulaires) et parfois même réel (Angélica). Isaac tombe amoureux d’une morte, morte pour les autres mais pas pour lui. Nulle nécrophilie, Isaac est amoureux d’une image bien "vivante" (on pense à L'Invention de Morel de Bioy Casares). Troisième évidence: pour que l'image d'Angélica s'anime, il faut un autre médium, le cinéma, mais pas n’importe lequel: le numérique, celui qui n'a pas de corps, qui pour exister doit réactiver l'image du passé comme ex-présent qui est celle, originelle, de la photo (le "ça-a-été" photographique de Barthes) et donc du cinéma. Le numérique comme support moderne, purement technique, d'un hyperprésent qui fait resurgir les fantômes. D'où la mélancolie (que souligne la musique, la Sonate pour piano n°3 de Chopin, ici le largo interprété par Maria João Pires). Quatrième évidence: pour que le rêve prenne forme, que la rencontre ait lieu entre Isaac et Angélica (ce que le numérique, seul, ne permet pas), il faut que ça navigue, comme souvent chez Oliveira, mais pas n'importe comment: en remontant le fleuve, en remontant le temps, celui du cinéma et de ses premiers trucages. Au-dessus du Douro, entre le présent et le passé, la vie et la mort... Dans l'entre-deux, là où les corps s'étreignent, réel et rêvé, telle la matière rencontrant l'antimatière, pour devenir pure énergie... Avant de disparaître.

Puis de ressusciter. Par la magie du cinéma, de l'amour-passion, de la croyance... Où va mourir, physiquement, Isaac, avant que son corps ne soit ramené dans sa chambre, si ce n'est sur les pentes d'une oliveraie... L'oliveraie: autant dire Oliveira, 103 ans, l'artiste "ressuscité" dans les années 70, avec la fin de la dictature, et dont la carrière incroyablement longue s'est prolongée pendant près de quarante ans, rendant caduc son film-testament Visite, "rédigé" en 1982 à 73 ans, qu'on ne découvrira, lui, qu'après la mort réelle du cinéaste (réelle au sens d'impossible tant il finissait par y avoir quelque chose d'immortel chez Oliveira)... Mort survenue 25 films plus tard! L'oliveraie, c'est ça: le verger d'Oliveira comme il y a le mont des Oliviers. Une sorte d'ailleurs post-mortem. Et de retrouver Blanchot:

"Demeurer n’est pas accessible à celui qui meurt. Le défunt, dit-on, n’est plus de ce monde, il l’a laissé derrière lui, mais derrière est justement ce cadavre qui n’est pas davantage de ce monde, bien qu’il soit ici, qui est plutôt derrière le monde, ce que le vivant (et non pas le défunt) a laissé derrière soi et qui maintenant affirme, à partir d’ici, la possibilité d’un arrière-monde, d’un retour en arrière, d’une substance indéfinie, indéterminée, indifférente, dont on sait seulement que la réalité humaine, lorsqu’elle finit, reconstitue la présence et la proximité."

PS. Une anecdote: écoutant un ami portugais me parler d'Oliveira, j'ai été frappé par sa prononciation du nom "Manoel de Oliveira" qui, dans sa bouche, combiné à l'accent, devenait... "manuel de l'hiver".

samedi 17 juin 2023

Direction Ozu


Printemps tardif de Yasujirō Ozu (1949).

"East by southeast".

Printemps tardif, l'avant-Goût du saké. 20ème minute: Chishū Ryū boit un coup avec son ami — un collègue — venu lui rendre visite. A ce dernier qui lui demande, geste à l’appui, si l’océan se trouve de ce côté-ci, Ryū répond "non" en indiquant de la tête la direction opposée. Idem quand il lui demande si le temple est de ce coté-là, Ryū pointant en guise de réponse une autre direction, toujours dans le sens opposé, puis encore une autre lorsque l’ami veut savoir où est Tokyo. "L’Est est bien dans cette direction?" demande-t-il alors. "Non, c’est par-là", répond Ryū désignant à nouveau une direction opposée, ce qui laisse l’ami songeur:
— Cela a toujours été comme ça?
— Bien sûr.
— Pas étonnant que les anciens seigneurs aient aimé cette région. C'est un vrai labyrinthe!
Et les deux hommes de rire en finissant leur coupe.

Un vrai labyrinthe, oui sûrement. Mais aussi, à travers les quatre axes que représentent l’océan, le temple, Tokyo et l’Est, la définition pour Ozu d’un point central, sachant que le film se déroule (comme Eté précoce) à Kamakura, ville côtière située au sud de Tokyo, qui fut le lieu privilégié du cinéaste (avec Chigasaki, plus à l’ouest) et de son égérie Setsuko Hara. Or si l’on suit les gestes de Chishū Ryū (gestes vagues, sauf le dernier, qui ne sont pas exactement à 180° de ceux du collègue, disons qu'ils forment plutôt des angles "obtus", entre 100 et 150°), on se rend compte que ça ne colle pas. Si l’océan et Tokyo sont sur sa droite, l’Est ne peut être à gauche. Ce qui fait que l’ami a peut-être raison (le temple dont il parle serait celui d’Engaku-ji à Kita-Kamakura, là où Ozu souhaitera être enterré) et que Chishū Ryū, lui, se trompe, en intervertissant Tokyo et l’Est (?), ce qui n'aurait rien de surprenant, d'autant qu'il me plaît d'imaginer Ryū se perdre dans toutes ces directions... Et Ozu de laisser faire car dans le fond peu importe où se trouve l'Est (chez Ozu, on le sait, les règles de raccord dans le plan sont loin d'être toujours respectées), ce qui compte, c'est qu'au final les deux gestes, censés indiquer la même direction, se croisent, assurant l'équilibre du plan.

A suivre de nouveau la scène, mais cette fois sur... une carte du Japon, il s'avère que des deux personnages c'est bien l'ami visiteur le moins désorienté. Ce qu'il pointe correspond peu ou prou à la réalité et à ce qu'indiquait d'ailleurs Ozu lorsqu'il désignait lui-même les quatre points du plan (si on considère le plan dans son ensemble avec Chishū Ryū au fond à droite et l'ami sur le côté à gauche): la montagne (le mont Fuji) au sud, située derrière la caméra; en face, au nord, la gare d'Ofuna (proche du temple); à droite, côté Est, Tokyo; et à gauche, côté Ouest, Kamakura. De sorte que l'Est finalement se trouve du même côté que Tokyo, pas du tout dans l'axe indiqué par Ryū (là c'est carrément Sud-Ouest), mais pas tout à fait non plus dans celui, davantage Nord-Est, indiqué par l'ami. En fait, à l'intersection des deux, soit une direction Sud-Est, ou plus exactement Est-Sud-Est, ce qui serait tout simplement celle de la séquence suivante: l'océan au bord duquel se baladent en vélo Setsuko Hara et "l'ami qui est déjà fiancé"... Mais aussi east by southeast, qui est l'opposé de north by northwest, la fameuse direction d'Hitchcock (qui on le sait n'existe pas, c'est une position nautique, qui plus est mal formulée), non pas en tant que position anti-hitchcockienne (puisque antérieure) mais comme position purement fictive, une position qui n'existe pas, là non plus, nautique elle aussi, du côté de l'océan, mais située au-delà... suivant une direction qui est celle où d'ordinaire se porte/se perd le regard du personnage ozuien lorsqu'il est assis au bord de la mer: l'horizon, non pas géologique, mais celui à l'infini où se dirige le récit.