samedi 17 juin 2023

Direction Ozu


Printemps tardif de Yasujirō Ozu (1949).

"East by southeast".

Printemps tardif, l'avant-Goût du saké. 20ème minute: Chishū Ryū boit un coup avec son ami — un collègue — venu lui rendre visite. A ce dernier qui lui demande, geste à l’appui, si l’océan se trouve de ce côté-ci, Ryū répond "non" en indiquant de la tête la direction opposée. Idem quand il lui demande si le temple est de ce coté-là, Ryū pointant en guise de réponse une autre direction, toujours dans le sens opposé, puis encore une autre lorsque l’ami veut savoir où est Tokyo. "L’Est est bien dans cette direction?" demande-t-il alors. "Non, c’est par-là", répond Ryū désignant à nouveau une direction opposée, ce qui laisse l’ami songeur:
— Cela a toujours été comme ça?
— Bien sûr.
— Pas étonnant que les anciens seigneurs aient aimé cette région. C'est un vrai labyrinthe!
Et les deux hommes de rire en finissant leur coupe.

Un vrai labyrinthe, oui sûrement. Mais aussi, à travers les quatre axes que représentent l’océan, le temple, Tokyo et l’Est, la définition pour Ozu d’un point central, sachant que le film se déroule (comme Eté précoce) à Kamakura, ville côtière située au sud de Tokyo, qui fut le lieu privilégié du cinéaste (avec Chigasaki, plus à l’ouest) et de son égérie Setsuko Hara. Or si l’on suit les gestes de Chishū Ryū (gestes vagues, sauf le dernier, qui ne sont pas exactement à 180° de ceux du collègue, disons qu'ils forment plutôt des angles "obtus", entre 100 et 150°), on se rend compte que ça ne colle pas. Si l’océan et Tokyo sont sur sa droite, l’Est ne peut être à gauche. Ce qui fait que l’ami a peut-être raison (le temple dont il parle serait celui d’Engaku-ji à Kita-Kamakura, là où Ozu souhaitera être enterré) et que Chishū Ryū, lui, se trompe, en intervertissant Tokyo et l’Est (?), ce qui n'aurait rien de surprenant, d'autant qu'il me plaît d'imaginer Ryū se perdre dans toutes ces directions... Et Ozu de laisser faire car dans le fond peu importe où se trouve l'Est (chez Ozu, on le sait, les règles de raccord dans le plan sont loin d'être toujours respectées), ce qui compte, c'est qu'au final les deux gestes, censés indiquer la même direction, se croisent, assurant l'équilibre du plan.

A suivre de nouveau la scène, mais cette fois sur... une carte du Japon, il s'avère que des deux personnages c'est bien l'ami visiteur le moins désorienté. Ce qu'il pointe correspond peu ou prou à la réalité et à ce qu'indiquait d'ailleurs Ozu lorsqu'il désignait lui-même les quatre points du plan (si on considère le plan dans son ensemble avec Chishū Ryū au fond à droite et l'ami sur le côté à gauche): la montagne (le mont Fuji) au sud, située derrière la caméra; en face, au nord, la gare d'Ofuna (proche du temple); à droite, côté Est, Tokyo; et à gauche, côté Ouest, Kamakura. De sorte que l'Est finalement se trouve du même côté que Tokyo, pas du tout dans l'axe indiqué par Ryū (là c'est carrément Sud-Ouest), mais pas tout à fait non plus dans celui, davantage Nord-Est, indiqué par l'ami. En fait, à l'intersection des deux, soit une direction Sud-Est, ou plus exactement Est-Sud-Est, ce qui serait tout simplement celle de la séquence suivante: l'océan au bord duquel se baladent en vélo Setsuko Hara et "l'ami qui est déjà fiancé"... Mais aussi east by southeast, qui est l'opposé de north by northwest, la fameuse direction d'Hitchcock (qui on le sait n'existe pas, c'est une position nautique, qui plus est mal formulée), non pas en tant que position anti-hitchcockienne (puisque antérieure) mais comme position purement fictive, une position qui n'existe pas, là non plus, nautique elle aussi, du côté de l'océan, mais située au-delà... suivant une direction qui est celle où d'ordinaire se porte/se perd le regard du personnage ozuien lorsqu'il est assis au bord de la mer: l'horizon, non pas géologique, mais celui à l'infini où se dirige le récit.

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