L'Etrange Affaire Angélica de Manoel de Oliveira (2010).
Angélica 1952.
"L’idée est venue d’une triste histoire vraie. Maria Isabel, ma femme, était l’amie intime de sa cousine, Maria Antónia, mariée depuis peu et qui vivait avec d’autres personnes de la famille dans la maison des parents, la Propriété des Casas Novas. Nous étions aussi, par hasard, dans la région du Douro, dans la Propriété de la Portelinha, pour quelques jours, quand nous reçûmes un coup de téléphone de la Propriété des Casas Novas, qui nous informait que Maria Antónia s’était sentie mal. La Propriété de la Portelinha est au-dessus de Santa Marta de Penaguião, dans le canton de Cumeira, à près de dix-neuf kilomètres de Casas Novas, dans le canton de Godim, tout près de Régua, presque au bord du Douro. Nous partîmes aussitôt. Nous trouvâmes sa mère, ses frères et de nombreux amis. Parmi eux des médecins. Je restai à parler avec ces derniers, tandis que Maria Isabel se rendait dans la chambre de la malade. Cela se passait en fin d’après-midi. Nous restâmes une ou deux heures et nous nous en allâmes pour le dîner, en promettant de revenir aussitôt après. C’est ce que nous fîmes. A notre retour, à peine arrivions-nous sur la terrasse, qu’une de ses sœurs, personne très religieuse, toujours de noir vêtue, descendait l’escalier de pierre. Elle s’approcha sans nous laisser le temps de sortir de la voiture et aussitôt nous annonça la triste nouvelle. Comme elle savait que j’avais toujours dans la boîte à gants un appareil photo, elle me demanda de faire une photographie, disant que la morte était très belle et que sa mère voulait garder un souvenir. J’acceptai aussitôt, bien qu’impressionné à l’idée de photographier le cadavre d’une personne que nous aimions beaucoup. En entrant, je croisai le mari qui sortait inconsolable, ayant presque perdu connaissance, soutenu par des amis intimes. J’étais si choqué que je n’eus pas même le courage de lui parler.
Dans une semi-pénombre, tout autour de la pièce, contre le mur, veillaient des dames, assises, toutes en noir, tandis que la jeune femme, habillée en blanc comme une mariée, reposait au centre sur un divan bleu clair, baignée dans la lumière de la lampe au-dessus d’elle cachée par le large abat-jour de soie rougeâtre. Les cheveux blonds, détachés et longs, descendaient sur ses épaules. Et, sur le visage, flottait un sourire angélique de bonheur et de libération.
Ce ne fut pas tout cela, en soi déjà dramatique et impressionnant qui me donna la véritable impulsion pour l’idée de faire un film. Cela me vint après que j’eus pris la photographie. Mon appareil était un Leica d’avant-guerre, dont le point s’obtenait à travers un viseur où l’image se dédoublait en une deuxième légèrement plus ténue. Elles se séparaient d’autant plus que le point n’était pas fait et se superposaient quand il l’était. S’agissant d’une morte, cet exercice précis de focalisation me donna l’étrange impression d’être en train de voir l’âme se détacher du corps. Et ce fut, en fait, cela qui excita mon imagination. Peu à peu, l’idée prit consistance et forme. C’est alors que s’imposa en moi d’écrire le découpage d’Angélica..." (Manoel de Oliveira, Angélica, trad. Jacques Parsi)
Ce qui fut fait deux ans plus tard: un découpage extrêmement précis (la durée des plans y est indiquée à la seconde près). Avec en introduction une citation d’Antero de Quental: "Là où le lys des vallées célestes/Connaîtra sa fin et commenceront/Pour ne jamais finir, nos amours!", citation qui m’a toujours fait penser à Blanchot, le Blanchot du Livre à venir, quand l'auteur parle de "l’événement", "toujours encore à venir, toujours déjà passé, toujours présent... se déployant comme le retour et le commencement éternel... et dont le récit serait l’approche". L’amour est de cet événement, la mort aussi. Le récit d’Angélica qui associe la mort et l’amour, et annonce dans l’œuvre d’Oliveira la tétralogie des "amours frustrées", fait écho à un autre livre de Blanchot, L’espace littéraire, écrit à la même époque qu’Angélica, notamment la partie où Blanchot questionne les "deux versions de l'imaginaire" à travers l'image de la dépouille, prolongeant d’une certaine manière l’étrange impression ressentie par Oliveira au moment de photographier la jeune morte.
"Ce qu’on appelle dépouille mortelle échappe aux catégories communes: quelque chose est là devant nous, qui n’est ni le vivant en personne, ni une réalité quelconque, ni le même que celui qui était en vie, ni un autre, ni autre chose. Ce qui est là, dans le calme absolu de ce qui a trouvé son lieu, ne réalise pourtant pas la vérité d’être pleinement ici. La mort suspend la relation avec le lieu, bien que le mort s’y appuie pesamment comme à la seule base qui lui reste. Justement, cette base manque, le lieu est en défaut, le cadavre n’est pas à sa place. Où est-il? " (Maurice Blanchot, L'espace littéraire, 1955)
Angélica 2010.
Vu l’Etrange Affaire Angélica (au titre original plus "stevensonien": O estranho caso de Angélica). La première demi-heure est absolument magistrale. Après, cela devient étrange, à tout point de vue, on entre dans une sorte de corridor cotonneux, pas désagréable mais déconcertant. On serait prêt à trouver le film trop long, de la même manière qu’on pouvait trouver le précédent (Singularités d’une jeune fille blonde) trop court. En dilatant ainsi son récit, Oliveira plonge le spectateur dans une sorte de torpeur, lui donnant l'impression de revivre toujours les mêmes scènes, jusqu'à l'entraîner dans le même état d’épuisement que son héros, impression renforcée par le travail d'Oliveira sur les cadres, d'une rigueur aussi obsédante qu'oppressante, du plus petit (l'objectif de l'appareil photo) aux plus grands (les vues extérieures). D'où la question: était-ce finalement une bonne idée de faire ce film si longtemps après l'avoir écrit? Parfois ça marche (cf. Rohmer et sa Femme de l’aviateur, tourné 35 ans après), parfois ça ne marche pas, ou moins bien (cf. Rivette et son Marie et Julien, tourné 28 ans après). Là, le pari avait quelque chose d'insensé, ce qui en fait est typiquement oliveirien (pensons au Soulier de satin): faire un film dont le scénario date de 1952, il y a donc près de soixante ans, sans quasiment le retoucher (seule différence notable: les gens de la pension, plus cultivés que dans le scénario d’origine, ce qui leur permet de parler — outre la crise économique et la pollution — d’anti-matière et d’Ortega y Gasset: "L'homme est sa circonstance"). Et pour justifier que le héros utilise un vieil appareil photo (avec ce fameux viseur qui dédouble l'image pour permettre la mise au point) et répare de vieilles radios, ou que les ouvriers agricoles, qu'il aime photographier (c'est la part réaliste du film, renvoyant aux premières œuvres d'Oliveira), labourent encore la vigne à la houe, le cinéaste nous dit, nous répète même, qu'il préfère "le travail à l'ancienne". La preuve: le trucage qui voit le héros, lorsqu'il rêve, s'envoler avec le fantôme de la jeune fille et voyager au-dessus de l'eau, les deux personnages à l'horizontal, un trucage à la fois charmant et désuet, poétique et naïf, chagallien et kitsch...
Alors ce film, je l'aime oui ou non? Oui bien sûr, mais pas comme je l'aurais voulu. Sur le papier je rêvais de Blanchot. De cette œuvre mystérieuse qu'était Angélica au départ, j'imaginais un mixte oliveiro-blanchotien — "l'olivier blanc"? — qui propulse le récit dans des contrées plus folles que ce que nous propose finalement Oliveira. Quitte à évoquer l'anti-matière et les trous noirs, autant en épouser le mouvement: une image (la photo d'Angélica morte, belle et souriante) dans laquelle le héros Isaac serait comme aspiré et dont il ne pourrait plus s'échapper (le champ de gravitation). Or là, on reste dans l'amorce, répétée, du mouvement, même si, au niveau du scénario, le héros finit en effet par se perdre dans l'image. C'est beau, c'est étrange, c'est étrangement beau... une histoire d'ange et de photo, l'angélique et l'argentique (Angélica = Ange et Leica), un phénomène d'attraction (le cinéma, oui bien sûr), qui, lancinant, va entraîner le héros dans la mort... Ce ne serait que cela?
Car il y a une autre question: si dans l'Etrange Affaire Angélica, Isaac c'est Oliveira, l'inverse est-il vrai? je veux dire, est-ce qu'Oliveira c'est Isaac? Le judaïsme est très présent dans ses films (pensons simplement au tout dernier: Gebo et l'ombre, dont la lumière évoque Rembrandt, le Rembrandt qui, bien que non juif, a su si admirablement saisir l'âme juive). On dit que les Portugais qui portent des patronymes d'arbres, comme Oliveira, sont originaires de vieilles familles juives qui, au XVIIe siècle, ont été contraintes de se convertir au christianisme... Dans Angélica il y a, outre le personnage d'Isaac, ces trucages qui évoquent Chagall, soit l'image d'un folklore juif auquel s'accroche désespérément le héros mais en vain — il finit par tomber, qui plus est dans l'eau, comme pour un baptême. L'histoire d'Isaac, est-ce cela aussi: à travers l'amour d'un photographe juif pour l'image d'une jeune et belle catholique qui vient de mourir, l'histoire d'une conversion? Et ce, par la voie sacrilège de l'idolâtrie?
L'arrière-monde.
Revoir Angélica. Le film est plus beau encore, plus fort aussi qu’à la première vision. Moins d’unheimliche, plus d’évidence. Première évidence, on l'a vue: Isaac, le photographe, c’est Oliveira. Non seulement parce que l’histoire est inspirée d’une expérience vécue par le cinéaste, non seulement parce que l’acteur Ricardo Trêpa est son petit-fils (et qu’il porte le même chapeau), non seulement parce que le personnage aime comme Oliveira le "travail à l’ancienne", mais parce que les deux occupent la même place, qu’ils épousent le même regard, et surtout effectuent le même mouvement de va-et-vient entre les deux rives du Douro, entre le présent et le passé, la vie et la mort, l’homme et sa circonstance (Ortega y Gasset)... Le tableau (le sourire angélique, léonardien) n’est qu’un amorceur de fiction. Deuxième évidence: pour que le prodige ait lieu, que l'image d’Angélica se dédouble, il faut un médium, la photographie, mais pas n’importe laquelle: l'argentique, celle qui a du corps, qui pour exister doit passer par les trois bains: jaune, rouge, vert, puis sécher, fixée à une corde à linge... Du concret donc. La force du film est là. La photo c’est du papier mais ce qu’elle montre est par vocation réaliste (les paysans aux mines patibulaires) et parfois même réel (Angélica). Isaac tombe amoureux d’une morte, morte pour les autres mais pas pour lui. Nulle nécrophilie, Isaac est amoureux d’une image bien "vivante" (on pense à L'Invention de Morel de Bioy Casares). Troisième évidence: pour que l'image d'Angélica s'anime, il faut un autre médium, le cinéma, mais pas n’importe lequel: le numérique, celui qui n'a pas de corps, qui pour exister doit réactiver l'image du passé comme ex-présent qui est celle, originelle, de la photo (le "ça-a-été" photographique de Barthes) et donc du cinéma. Le numérique comme support moderne, purement technique, d'un hyperprésent qui fait resurgir les fantômes. D'où la mélancolie (que souligne la musique, la Sonate pour piano n°3 de Chopin, ici le largo interprété par Maria João Pires). Quatrième évidence: pour que le rêve prenne forme, que la rencontre ait lieu entre Isaac et Angélica (ce que le numérique, seul, ne permet pas), il faut que ça navigue, comme souvent chez Oliveira, mais pas n'importe comment: en remontant le fleuve, en remontant le temps, celui du cinéma et de ses premiers trucages. Au-dessus du Douro, entre le présent et le passé, la vie et la mort... Dans l'entre-deux, là où les corps s'étreignent, réel et rêvé, telle la matière rencontrant l'antimatière, pour devenir pure énergie... Avant de disparaître.
Puis de ressusciter. Par la magie du cinéma, de l'amour-passion, de la croyance... Où va mourir, physiquement, Isaac, avant que son corps ne soit ramené dans sa chambre, si ce n'est sur les pentes d'une oliveraie... L'oliveraie: autant dire Oliveira, 103 ans, l'artiste "ressuscité" dans les années 70, avec la fin de la dictature, et dont la carrière incroyablement longue s'est prolongée pendant près de quarante ans, rendant caduc son film-testament Visite, "rédigé" en 1982 à 73 ans, qu'on ne découvrira, lui, qu'après la mort réelle du cinéaste (réelle au sens d'impossible tant il finissait par y avoir quelque chose d'immortel chez Oliveira)... Mort survenue 25 films plus tard! L'oliveraie, c'est ça: le verger d'Oliveira comme il y a le mont des Oliviers. Une sorte d'ailleurs post-mortem. Et de retrouver Blanchot:
"Demeurer n’est pas accessible à celui qui meurt. Le défunt, dit-on, n’est plus de ce monde, il l’a laissé derrière lui, mais derrière est justement ce cadavre qui n’est pas davantage de ce monde, bien qu’il soit ici, qui est plutôt derrière le monde, ce que le vivant (et non pas le défunt) a laissé derrière soi et qui maintenant affirme, à partir d’ici, la possibilité d’un arrière-monde, d’un retour en arrière, d’une substance indéfinie, indéterminée, indifférente, dont on sait seulement que la réalité humaine, lorsqu’elle finit, reconstitue la présence et la proximité."
PS. Une anecdote: écoutant un ami portugais me parler d'Oliveira, j'ai été frappé par sa prononciation du nom "Manoel de Oliveira" qui, dans sa bouche, combiné à l'accent, devenait... "manuel de l'hiver".
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