mercredi 14 juin 2023

Le porn con


The House That Jack Built de Lars von Trier (2018).

Il y a le cinéma pop corn, cinéma de masse, qui constitue le gros de la production, un cinéma qu'on oublie assez vite mais pas désagréable à regarder, surtout quand il nous vient d'Hollywood (métonymie)... Et puis, à l'autre bout de la chaîne, le cinéma porn con — "porn": qui joue de façon équivoque avec les codes de la pornographie et plus généralement tout ce qui est bassement sexuel et/ou amoral... parfois plus porn que con, et inversement; un cinéma qui n'est pas mineur, loin de là, lui aussi bénéficie de moyens, même s'ils ne sont pas aussi importants, en tous les cas un cinéma dont on parle (festivals, médias...) et qui, comme l'autre, sait faire dans la pompe, un cinéma souvent tape-à-l'œil ou en trompe-l'œil, mais dont la particularité est 1) d'être estampillé "auteur"; 2) de se vouloir "scandaleux", ce qui rend sa vision dérangeante, sinon malaisante, ce qui fait — corollaire 1 — qu'on ne l'oublie pas aussi vite et donc — corollaire 2 — qu'il y a des choses à dire dessus (à la différence des films pop corn). Ainsi Climax de Gaspar Noé et The House That Jack Built de Lars von Trier, deux exemples de cinéma porn con, qui diffèrent néanmoins l'un de l'autre — on peut même dire qu'ils s'opposent — ne serait-ce que par la forme:

Climax. Le film relève d'un genre (du moins au départ) qui n'existe pas en tant que tel, qu'on pourrait appeler street cinema, en référence non seulement à la street dance mais plus généralement au "street art". Un long geste ininterrompu, comme graffé dans l'espace, littéralement sens dessus dessous, et même cul par-dessus tête, où les têtes ne parlent que de cul... et l'image finalement de se retourner, le monde à l'envers, tel qu'il apparaît au breakdancer, tournoyant sur le sol. On a suffisamment souligné la puissance des deux chorés situées au début du film, dont la seconde, filmée en plongée verticale, compose un incroyable tableau... Las, le plaisir s'arrête là. Le beau déluge visuel de Noé vire au grand délire conceptuel, l'after se transformant en hystérie collective — déchaînement pulsionnel et démence — sous prétexte d'une sangria chargée en LSD... Pourquoi pas, l'idée est marrante, sauf que Noé n'en fait pas grand-chose, outre nous faire saisir, dans des couleurs monochromatiques, l'horreur d'une telle situation, jusqu'à son point extrême. Les défenseurs du film nous parleront de transe hypnotique, voire d'expérience-limite, y voyant quelque chose de bataillien, le sexe, l'art et la mort (cf. les cartons), qui prolongerait les scènes de danse. Bah non, de "bataille" il n'y a que les battles, le reste c'est de la bouillie, qui demeure indécrottablement collée à la caméra, même quand on la renverse, incapable de produire autre chose qu'une vaine dépense, et dès lors condamnée à se déliter progressivement, loin de Bataille et de l'abîme au bord duquel le film aurait pu nous mener, en termes de récit (ce qu'on ne regrette pas nécessairement, c'est juste un exemple pour dire que le film est franchement stérile à ce niveau), loin aussi des références citées par Noé lui-même, qui ouvrent le film — la séquence de casting vue sur un écran de télé, avec les vidéocassettes à côté: Possession de Zulawski, Salò de Pasolini, Un chien andalou de Buñuel, Suspiria d'Argento, Zombie de Romero, Eraserhead de Lynch, mais aussi Fassbinder, Eustache, Kenneth Anger... —, parce que, en définitive, ce à quoi ressemble le plus le film, par son dispositif et la scénographie qu'il impose, c'est à du "théâtre musical" (avec ici l'électro, celle des années 90, en fond sonore), quelque chose qui rappelle les mises en scène de Marc'O dans les années 60-70. Et s'il y a regret, il est bien là. Que les acteurs n'aient que leurs corps de danseurs pour s'exprimer, qu'en tant qu'acteurs ils ne produisent rien, que rien ne se crée, le geste du danseur laissant place aux seules gesticulations du cinéaste, ivre de sa propre virtuosité mais incapable de saisir quoi que ce soit de ces corps qui s'offrent à lui, une fois au repos. Comme si, hors la jouissance (danse, sexe, drogue... et faire joujou avec la caméra), la vie se réduisait à rien, tel un monde de morts-vivants... Climax, un film qui permet à Noé, cinéaste de la pulsion, de donner libre cours à ses obsessions habituelles, mais que ce dernier emprisonne par la frénésie étouffante de ses plans-séquences, la surenchère langagière, où l'on parle beaucoup de sexe — et de façon trash, à l'instar des deux blacks — mais qu'on ne montre pas, vision dans le fond assez faux-cul: le sexe qui excite au plus haut point (on ne pense qu'à ça) mais qui doit rester caché ("dis-le pas à papa", dit le frère à sa sœur, ici un cas d'inceste, sous l'emprise de la drogue, et qui vaut pour l'ensemble), bref l'attraction du sexe, sur laquelle Noé plaque, via cette histoire de sangria empoisonnée, une dimension mortifère mais sans aller plus loin (je sais, je me répète) faute de le pouvoir, tout simplement, ce qui donne au film un côté étrangement post-pubère. Un comble, me direz-vous, mais c'est ça aussi le porn con...

The House That Jack Built. Ça démarre sur les chapeaux de roues, comme le Noé et ses deux chorégraphies. Là aussi, deux morceaux — les deux premiers "incidents" —, qui lancent le film sous les meilleurs auspices. C'est filmé comme à l'époque du Dogme et des Idiots, style amateur, et même amateur pas doué, c'est surtout très drôle, ça pourrait être les épisodes d'une série télé, genre "Lars von Trier présente", sur les contingences de la vie (criminelle), faisant du "serial killer", à ce moment du film, moins un monstre qu'un pauvre type, d'abord excédé par sa future victime (une autostoppeuse qui ne cesse de le provoquer), puis, concernant la deuxième (une veuve qui finit par le laisser entrer quand il lui parle d'augmenter sa pension retraite), empêtré dans ses TOC, presque plus horribles que le crime lui-même, au moment d'effacer les traces... vision certes misogyne mais qui passe, par l'insolence du récit, son humour très noir. Un cric ("jack") cassé, un badge qui fait défaut, c'est le personnage lui-même et son rapport au monde, par le biais des objets et des (in)signes. Jack est peut-être un autiste de haut niveau — cherchant à prouver son génie (à un confesseur/contradicteur nommé Verge, qui le guidera par la suite aux enfers, les deux personnages évoquant Dante et Virgile) — d'où cette vision récurrente de Glenn Gould en train de jouer la Partita n°2 de Bach? Il se rêve surtout en "artiste" (de la même manière que von Trier, lui, se rêve en tueur en série), cherchant à élever le crime au rang d'œuvre d'art — on pense à De Quincey (De l'assassinat considéré comme un des beaux-arts). Si Jack est architecte, qui sait lire la musique, il se voudrait aussi ingénieur, capable de donner une forme à la musique. L'art et la technique, comme Gould, les plans de la maison et sa construction, conjuguer les deux, à l'image des crimes que Jack échafaude. Sauf que si la maison, à l'état d'ossature, est régulièrement rasée, faute d'avoir trouvé le bon matériau, le crime, lui, devient de plus en plus élaboré (les éléments sont là — elements of crime), dans sa conception comme dans sa réalisation, des mises en scène que Jack, alias Mr Sophistication, immortalise en modifiant l'expression des cadavres qu'il photographie ensuite. Et par là, la poursuite d'une véritable obsession, celle de la reconnaissance artistique, la célébrité, telle que la chante David Bowie: Fame, l'autre leitmotiv du film.
Et le porn con dans tout ça? Je dirai qu'il est d'abord dans la propension de von Trier à pousser le bouchon toujours plus loin, ce qui rend, à un moment donné, l'aspect provoc de ses films plus que douteux. Dans The House l'élément de bascule se situe après le 2e incident. Une ellipse, un trou noir... Jack n'est plus le même personnage (son physique a d'ailleurs changé), surtout ses TOC ont disparu, soit l'élément le plus humain du personnage. Parallèlement, le film prend à travers les nouveaux incidents une autre dimension, qui touche à l'abject (exit l'humour noir), proche en cela des films de nazisploitation: le massacre, lors d'une leçon de chasse, d'une mère et ses deux garçons, abattus depuis le poste d'observation, équivalent au mirador d'un camp de concentration... puis le découpage à vif des seins d'une jeune femme, dont un sera réutilisé comme... porte-monnaie!, torture, récupération et recyclage à l'instar de ce que pratiquaient les SS à grande échelle... enfin: comment, lorsqu'on manque de munitions, tuer plusieurs personnes à l'aide d'une seule balle (en l'occurrence "blindée": full metal jacket), écho là encore aux expérimentations nazies. Trois "incidents" (on appréciera l'euphémisme) qui forment à eux trois le summum de la perversion, ce qui n'a plus rien à voir avec la "simple" folie meurtrière qui pouvait gagner n'importe quel nazi ordinaire, et font de Jack une sorte de modèle type, marqué par la mégalomanie et une absence totale de culpabilité, soit l'antithèse de Nymphomaniac... Le problème c'est qu'entre les deux premiers incidents et les trois suivants, le point de vue de von Trier ne change pas. Le regard qu'il portait sur le premier Jack, disons "pré-nazi", se retrouve dans le second, lorsque, au décours du 5e incident, Jack, devenu l'incarnation même de la barbarie nazie, perd du temps, d'abord à récupérer une vraie balle blindée puis à trouver la bonne distance de tir et qu'au final il ne peut mener à bien son expérience... écho au temps perdu à vérifier l'absence de sang dans le 2e incident. Sauf que là il n'y aura pas d'"intervention divine" (la pluie torrentielle) pour sauver Jack mais celle de la police qui lui tire dessus...
Qu'en déduire? Que The House That Jack Built est moins le portrait d'un serial killer, à l'instar du film de McNaughton, que l'édification d'un SS. J'en veux pour preuve que la dernière construction de Jack, à bien regarder, est celle, là encore, d'un mirador et qu'elle n'est pas détruite. On pourrait arguer que déguiser un serial killer en tortionnaire nazi n'a rien de choquant puisque tous deux ont en commun la perversion, mais le film n'est jamais sur ce registre, purement analogique. Le tueur en série n'est ici qu'un prétexte, c'est dans l'autre sens qu'il faut voir le film: la construction d'un personnage SS (dont on n'oublie pas de nous rappeler l'enfance: le mouvement cadencé des faux, la cruauté envers les animaux...), transposé de nos jours sous la figure du SK, figure éminemment cinéphile, et dont on comprend, à mesure que le film avance, l'attrait qu'elle exerce sur von Trier. Evidemment, tout ça n'apparaît pas au grand jour, c'est enfoui sous cette espèce de monumentalité qui caractérise le cinéma de von Trier et qui ici, par exemple, à travers la représentation de l'Enfer, s'accorde avec les constructions d'Albert Speer, l'architecte du IIIe Reich — cf. encore, toujours dans l'épilogue, la reproduction ultra kitsch de La Barque de Dante de Delacroix —, noyé sous un fatras de digressions et autres développements, souvent inutiles, cette logophilie qui chez von Trier lui sert autant à illustrer son propos qu'à relativiser ce qu'il y aurait de moins avouable. Si le rejet finit par l'emporter, c'est bien à cause de cela: son image d'artiste moderne, à la fois constructeur et destructeur, qui ne s'impose aucune limite, cultivant l'exagération en tous genres, en tous sens, même contradictoires, qui font que, selon la formule consacrée, on ne sait jamais si c'est du Lars ou du cochon... De même que l'aspect totalisant de son cinéma, qui à chaque fois semble reprendre en les dépassant la plupart de ses films précédents, obligeant à juger l'œuvre dans son ensemble ("The artwork that Lars built"), pour le meilleur et pour le pire, et non sur ses détails les plus contestables... Et surtout cette façon de tout amalgamer, qui dans The House ne se contente pas de saluer la beauté "terrifiante" du stuka, mais va jusqu'à mettre sur un même plan, au nom de l'art et d'une vision nihiliste du monde (contre quoi le personnage de Verge ne fait manifestement pas le poids), les meurtres sadiques de Jack et l'Holocauste, l'histoire grotesque d'un serial killer et celle d'un génocide qui, on le sait pourtant, relève de l'infigurable. Il y a chez Lars von Trier, derrière les arguties pseudo-humanistes, une réelle fascination pour la figure nazie. Du porn con et du plus beau.

4 commentaires:

  1. Le porn con, j'ai déjà lu ça quelque part, vous l'avez trouvé où ?

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    1. Si vous l'avez déjà lu c'est que vous lisiez Balloonatic, mon ancien blog, le texte vient de là

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    2. Ah oui tiens, il est passé où Balloonatic ? il n'apparaît plus sur internet

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    3. Je l'ai supprimé... suite à un bug (?) qui l'avait complètement chamboulé, rendant de nombreux textes illisibles.. pas le courage (ni l'envie) de le remettre en état, je me contente de republier de temps en temps certains textes

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