Ils sont tous les deux debout, se faisant face.
Camilo — Non. Mais je sais ce que je rejette. Tu ne peux pas le savoir.
José Augusto tressaille, se met à aller et venir convulsivement dans la chambre; il va à la fenêtre, revient vers la table qu'il saisit, se retourne et va se placer face à son ami, de plus en plus en colère.
José Augusto — Je suis peut-être un infirme? Tu crois que je ne peux pas aimer Fanny Justement, je vais éveiller en elle un amour immense; un amour que je refuserai, un amour excité par ma propre sévérité (...) Il s'arrête près de la table et conclut face à la caméra:
Produire un ange dans la plénitude du martyre.
1. Quand ces phrases terribles sont prononcées, nous sommes à Vilar de Paraiso, dans la chambre de Camilo, avec cette alcôve bleue et cet écritoire tourné vers nous. Camilo écrivait et son ami José Augusto est entré par le fond du décor. Nous sommes dans la trente-sixième scène de Francisca, le dernier volet du triptyque consacré par Manoel de Oliveira aux amours frustrés (le Passé et le Présent, Amour de perdition). Nous sommes au moment où les personnages vont irrémédiablement engager leur destin et Oliveira son film. A ce froid programme ("Produire un ange dans la plénitude du martyre"), Camilo ne peut que répondre, troublé: "Tu en serais capable?"
Nous assistons à la naissance d'une passion. Un compte à rebours commence avec ce défi. Un de ces défis que l'on lance, pour l'épater, à son meilleur ami. Qu'on ne lance qu'à son meilleur ami. Comme s'il fallait être deux pour aimer une femme. Oliveira, même s'il traite du romantisme portugais, est un cinéaste du romanesque. Il sait que si "un a toujours tort" et que "la vérité commence à deux", il faut être trois pour partager un crime, pour articuler désir et passion.
Dans Francisca le désir lie plutôt les deux hommes (il sera refoulé) et la passion attache l'un de ces hommes à une femme (mais le mouvement de la passion est infini). Tout sépare les deux (jeunes) hommes et, pour cela même, ils se fascinent l'un l'autre. Qu'est-ce qui peut lier un jeune écrivain pauvre et un jeune aristocrate oisif? Le premier écrit pour vivre et s'imposer auprès de la bonne société de Porto sur laquelle il promène déjà un regard dur: il la méprise (mais il l'envie), elle le méprise (mais elle commence à le reconnaître puisqu'il s'agit de Camilo Castelo Branco, le futur auteur d'Amour de perdition, déjà adapté à l'écran par Oliveira). Le second, José Augusto, est sans désir propre: riche, il n'a rien à gagner, il ne peut que perdre. Camilo, crûment, le lui dit: "Tu aimes par orgueil, tu aimes le luxe d'aimer". Aux pauvres le désir, aux riches la passion. Le désir est production, la passion est gâchis.
2. Au début de cette passion, il y a un troc. Traduisons: José Augusto dit en substance à son ami: cette femme qui ne t'aime pas (sous-entendu: qui n'est pas pour toi), mais dont tu places l'amour si haut, je vais, moi, m'en faire aimer; mais je ne la posséderai pas, elle sera malheureuse et ainsi, je nous vengerai. Toi de ne pas l'avoir eue, moi de ne l'avoir désirée qu'à travers toi. "Produire un ange dans la plénitude du martyre", c'est une forme abrupte, le programme minimum qui, dans nos sociétés, légitime toute alliance exclusivement masculine. Le refoulement du lien homosexuel et l'abaissement de la femme produisent la Femme, c'est-à-dire souvent un ange (parfois un ange bleu). Mais aussi des images, des stars, des madones comme il s'en fabrique et s'en troque si aisément chez les catholiques (voir du côté de Buñuel).
Ensuite, il y a un accident. La femme ne correspond pas au signalement. Il y a erreur sur la personne. Francisca, avec son air doux, est aussi cynique et amorale que José Augusto. D'entrée de jeu, interrogée par Camilo, elle laisse tomber comme par mégarde et par deux fois: "L'âme, c'est un vice". De son côté, à la fin de la scène 36, José Augusto résume l'effrayant destin auquel il se voue: "Des cendres à la place du désir. La conscience au lieu de la passion". Détermination froide, sans objet. L'accident, c'est que José Augusto et Francisca sont pareils, voués à osciller dans le même sens comme des gens mis en présence et dont les hésitations sont synchrones. Les armes de l'un, l'autre peut les utiliser, les retourner contre lui. On transforme son malheur en jouissance, son renoncement en victoire: on fait tout pour avoir le dernier mot. Ainsi Francisca dispose d'une arme secrète qui lui permet de briser le duo romantique et de restaurer le trio infernal: elle écrit (à qui? peu importe) qu'elle est mal traitée, délaissée, peut-être battue. Ses lettres tombent entre les mains de cet autre écrivain qu'est Camilo, lequel les remet à José Augusto. Le coup est terrible: cette femme qui s'est donnée à lire est pire que si elle avait trompé son (futur) mari. José Augusto ira donc jusqu'au bout de son scénario: épouser cette femme qu'il a enlevée et ne pas la toucher.
Enfin, il y a entre les deux un jeu de main chaude. Francisca a renversé le défi de José Augusto au moment où elle lui a crié cette phrase: "Tu m'aimes, je le jure". Phrase stupéfiante. A cette surenchère de l'un sur l'autre, à cette suite de défis, il n'y a pas d'issue. Comme dans le dernier film de Truffaut [la Femme d'à côté], mais sans les restes de fétichisme, la passion est sans fin, inentamable. Elle ne peut disparaître qu'avec la disparition des corps dont elle provient. Et encore.
3. Dans le désir, ce qui fait problème, c'est qu'on ne sait jamais au juste ce que l'autre veut. C'est ce non-savoir qui fait désirer encore plus. Ce qui compte dans la passion, c'est ce que l'autre peut, ce dont il/elle est capable. J'ai indiqué rapidement (mais le film entier à la concision d'un théorème) comment Francisca partait des ruses du désir (José Augusto veut annuler Camilo en faisant semblant de réaliser son désir) pour finir du côté du forcing de la passion. Entre José Augusto et Francisca, un jeu infini et surtout indéterminé, un jeu "sans qualités", un "autre état" pour parler comme Musil. Car au cœur de la passion, comme son moteur vide, il y a une fondamentale incertitude. L'incertitude n'est pas l'aléatoire (qui fut la grande redécouverte du "cinéma moderne"), elle n'est pas non plus l'ignorance ou la méconnaissance (dont les classiques ont bien parlé). C'est encore plus étrange.
Prenons ces moments où certaines phrases du dialogue sont répétées. Tout se passe comme si le fait pour une phrase d'avoir été prononcée (par l'acteur) et aussitôt entendue (par le spectateur) ne lui assurait pas une existence certaine. Comme s'il fallait risquer pour les sons ce qu'on osa faire jadis pour les images: le faux raccord. Comme si les mots du dialogue étaient des choses dont il fallait marquer le point de départ et l'un des points d'arrivée. Dédoublement du dialogue. Jamais on n'aura poussé aussi loin le refus du naturalisme et la nécessité d'adopter en toutes choses (et les mots sont des choses) un point de vue, un angle.
Oliveira dit que seule l'intéresse la représentation. Il le dit avec d'autant moins d'esprit de système qu'en cinquante ans de cinéma, il a déjà tout expérimenté: le documentaire, la fable naturaliste, la comédie mondaine, le pris sur le vif et le montage. Dans Francisca, délivré de tout souci de naturalisme, confronté au matériel intégralement artificiel (texte, décor) qu'il s'est choisi, il fait passer cette relation d'incertitude dans tout le film. Elle n'est pas seulement au cœur de la passion qui consume les personnages, elle est au centre de ce qu'il ne faut pas avoir peur d'appeler son "esthétique". Il faut avoir d'autant moins peur que c'est, de nos jours, plutôt rare...
4. Il y a chez Oliveira (comme chez Syberberg, Bene ou Ruiz, autres grands baroques) un oubli provisoire de toute idée de référent. Chaque "figure" doit décliner son identité, montrer son mode de fonctionnement, être testée selon sa durée, sa solidité, sa vitesse. De quoi l'autre est-il capable? Mais aussi: de quoi telle ou telle figure représentée est-elle capable? Personnages ou décors, détails ou ensembles, objets ou corps. On peut voir Francisca comme un film assez drôle (comme Méliès peut être drôle), toutes les fois qu'une figure "oublie" de se comporter selon le code naturaliste. Je pense à ce moment qui ne manque jamais de faire rire, où José Augusto entre à cheval dans la chambre de Camilo. Un cheval, au lieu de ronger son frein dans les limbes du décor, entre en scène et, du coup, fait basculer l'espace. Ou alors, c'est un personnage du tout premier plan qui, au lieu d'appartenir à l'action, se fige comme une tête de spectateur gênante, devient une partie morte du tableau, une zone de moindre vie dans la scène. Ainsi José Augusto à la fin d'un repas où Camilo a été très bavard et qui somnole au premier plan. Ou même, le tout premier plan du film (le bal). "Je cherche toujours à repérer une ligne qui sépare la machine des acteurs. Car le travail pour la machine consiste à fixer le travail des acteurs à partir de la salle, du fauteuil du spectateur" dit Oliveira. Tant qu'il n'a pas trouvé cette ligne, on ne peut dire ce qui est près et ce qui est loin; le cheval a le droit de se rapprocher ou le dormeur de s'absenter.
Oliveira est un immense scénographe. Parce qu'il ne réduit pas son travail à des "jeux de scène". Le choix des acteurs et des visages obéit à une recherche encore plus paradoxale que celle de Bresson: là où celui-ci s'intéresse à d'éventuels "modèles", Oliveira les prend comme des paysages. Les visages, dans Francisca, sont des montages d'objets dont chacun obéit à sa propre loi et ignore les autres. Ce n'est pas vrai (dira-t-on) de Camilo mais c'est parce que Camilo est un être de désir et que ce désir le fait "consister", identique à lui-même, dans toutes les scènes. En revanche, José Augusto et Francisca, êtres de passion et que cette passion décompose, sont soumis à une vertigineuse anamorphose.
5. Il est beaucoup question de vitesse aujourd'hui, de dromoscopie. On se demande en effet comment on a pu parler si longtemps des films sans s'interroger sur les vitesses comparées des corps qu'ils mettent en mouvement. "Le cinéma, dit encore Oliveira, c'est ce que nous mettons devant la caméra". Mais pour fixer quoi? Les vitesses de décomposition et de recomposition, d'évaporation ou de sédimentation. Dans le monde d'Oliveira, le désir compose et la passion décompose: un œil peut aller plus ou moins vite qu'un regard, une bouche que ce qu'elle dit, Francisca a une façon de "tourner la tête" et José Augusto de "tourner de l'œil" qu'il ne faut pas seulement analyser en termes de typage sociologique (décadence de l'aristocratie) mais renvoyer à la question matérialiste par excellence: que peut un corps?
Deux doigts posés sur une table, une chaussure jetée au loin, des domestiques (toujours très rapides), des cavaliers lents, des lettres, des amours ont des vitesses différentes. Dans Francisca, il est très rare que deux personnages soient affectés d'une même vitesse. Au contraire. S'ils se quittent si rapidement, s'ils se disent précipitamment tant de choses graves, si le récit du film est à ce point lacunaire, c'est qu'ils sont tous sur orbite, tels des astres ou des électrons. Ils ne se rencontrent qu'à des moments précis, calculables certes, mais avec une certaine marge d'incertitude, comme le disait Heisenberg des atomes.
Atomes. Le grand mot est lâché. Je ne vois guère de cinéaste (sinon Biette et son "théâtre des matières") qui soit à ce point proche du matérialisme à l'antique. La force d'Oliveira, c'est qu'il traite d'un des scénarios-types de la religion ("produire un ange dans la plénitude du martyre") avec le manque de pathos et l'acuité détachée d'un philosophe païen. La passion affecte les corps en entier, et chacune des parties de ces corps en entier, et chacune des parties de ces parties en entier, etc. En entier et différemment. Il n'y a pas de fin à l'incertitude brûlante de la passion, surtout pas la mort.
6. La plus belle scène du film se situe vers la fin. Francisca est morte, José Augusto l'a faite autopsier, a gardé le cœur dans un bocal et ce bocal dans une chapelle. L'organe rouge terrifie la servante. Il ne s'agit pas là d'un vain fétiche. A ce cœur-muscle, à ce cœur tout à fait matériel se pose toujours la même question: de quoi est-il capable? Que peut cet objet rabougri? La réponse est donnée par José Augusto lui-même: "Nous vivons déchirés, à la recherche de nos corps dispersés sur la terre entière. Le ventre qui veut oublier le péché, hurle; le foie qui veut s'accrocher au côté droit, gémit; et le cœur en mille morceaux entre dans les plus misérables ruelles à la recherche du sang qui le formera."
Que peut le cinéma? Un vieil homme, un des grands cinéastes vivants, donne sa réponse. Il nous dit peut-être que le cinéma est comme ce corps. Il faut qu'il se recompose, organe par organe. A bas le story-board, à bas le musée. Vive le cinéma." (Serge Daney, "Que peut un cœur?", Cahiers du cinéma n°330, décembre 1981).
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