mercredi 21 juin 2023

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Dry Your Eyes, Brenda & The Tabulations, 1967.

La sublime chanson de Brenda Payton dont se servira Whit Stillman dans son film Metropolitan (1990) pour accompagner la "débutante" Audrey, traînant son chagrin, en même temps qu'elle fait ses emplettes (c'est la veille de Noël), dans les beaux quartiers de Manhattan. Séquence située très précisément au milieu du film, comme si elle en était le cœur.

L'ami Whit.

Quand je suis poussé dans mes derniers retranchements, j'ai généralement deux façons de me comporter: comme un petit con, ou comme un con absolu.

Des hamburgers trop saignants.

Je relis en ce moment Les Derniers Jours du Disco de Whit Stillman (2000, trad. Olivier Grenot, 2014), sous-titré: Récit des événements véritables ayant inspiré le film du même nom, par Jimmy Steinway le "publicitaire dansant"... qui n'est donc pas le scénario du film mais sa transposition en roman, autant dire qu'on y trouve pas mal d'éléments qui éclairent sur ce qu'est l'art stillmanien, à partir d'un thème privilégié — le portrait d'un petit groupe issu des classes (les plus) aisées —, tel qu'il apparaît dans l'ensemble de l'œuvre, de Metropolitan à The Cosmopolitans (le pilote), en passant, outre les Derniers Jours du disco, par Barcelona et Damsels in Distress, auquel on ajoutera Love & Friendship, le dernier film (en costumes) de Stillman... J'y reviendrai.

En attendant, comme une mise en bouche, un extrait du roman (le passage sur les hamburgers qui fait écho au finale de... Barcelona): 

"Pour la plupart d'entre nous, la véritable histoire a débuté non pas devant le Club ce soir-là, mais plusieurs semaines plus tôt, lors du fameux raout de Kate Preston à Sag Harbor, le week-end de la Fête du Travail.
Le père de Kate était rédacteur en chef du magazine Futura et, à ce titre, une star emblématique de notre firmament havardien. Sans doute, au sein de notre petit groupe, certains se sont-ils orientés vers une carrière dans la publicité, le droit ou la gestion de boîte de nuit, mais cela ne signifie pas que nous ayons abandonné nos centres d'intérêt intellectuels et nos aspirations, bien au contraire. Les intellectuels professionnels ont tendance à se persuader que le monde des idées et de la pensée leur appartiennent en propre. En vérité, quelques-uns des meilleurs esprits ont finalement fui la médiocrité, les rivalités et les bas salaires du ghetto littéraire et intellectuel.
Sag Harbor fait partie d'une ensemble de stations balnéaires dénommées "les Hamptons", situées à la pointe orientale de Long Island, à un peu plus de deux heures de New York. Parmi elles, Sag Harbor est celle qui possède une aura "littéraire", franchement méritée, je dois le dire. Beaucoup d'écrivains, d'éditeurs, et de personnes vibrionnant dans le petit monde du théâtre et des arts concomitants y passent leurs vacances, voire y demeurent — et ceux qui n'y habitent pas y séjournent souvent. A l'instar des stations voisines, Sag Harbor déploie une vie mondaine particulièrement intense en été, qu'il a longtemps été de bon ton de décrier. Une de ces poses, plutôt stupides, que tout le monde semble contraint d'adopter pour la forme. Mais pour être honnête, j'y ai toujours trouvé la vie sociale assez épatante, surtout depuis cette première soirée chez Kate Preston.
L'étonnant raout de la Fête du Travail a débuté à 13 heures environ et s'est achevé après la tombée de la nuit. Nous étions tous censés apporter quelque chose à manger et à boire et donner un coup de main. Tom Platt et moi étions chargés des condiments et du pain pour les hamburgers (nous avions découvert cette marque de petits pains patate moelleux et savoureux — Martin's, je crois — que l'on trouve dans l'île). C'était à moi de me mettre en premier au gril, et c'est dans cette occupation que j'ai rencontré Alice, qui soutenait mordicus que la viande de mes hamburgers était bien trop saignante.
— C'est dégoûtant, disait-elle, chaque fois que j'en terminais un.
Je lui reprochai d'être une anti-viande, une végétarienne invétérée.
— Pas du tout, j'aime les hamburgers, mais seulement quand ils sont bien cuits.
Avant mon installation en Europe, les femmes que j'ai aimées — et Alice fut la dernière et la plus marquante d'entre elles — préféraient la viande très cuite, pratiquement calcinée, et leur couleur préférée était toujours le bleu. J'ignore s'il existe un lien entre ces préférences. (Curieusement, les Français appellent bleue la viande à peine saisie.)
Quelle impression m'a-t-elle faite au début? Une impression très forte. Loin de ressembler à la séduisante actrice blonde Chloë Sevigny, qui interprète le personnage dans le film, elle était plus petite, les cheveux noirs, l'allure moins époustouflante, mais plutôt jolie, à mon sens. Elle n'avait alors que vingt et un ans, et à maints égards faisait encore plus jeune. Je dois dire que beaucoup ne la trouvaient pas particulièrement sexy. Pour eux, elle était simplement "normale". Dieu merci, le manque de goût et de discernement esthétique est largement répandu parmi les hommes de ma génération.
Pour qui est sensible à ce genre de visage, Alice avait un regard extrêmement doux et romantique, de beaux sourcils brun clair, tombant en diagonale au-dessus de ses yeux sombres, chaleureux, sincères, aimables, qui promettaient la plus attachante des compagnes à qui avait la chance de devenir son ami. Qu'elle en joue ou pas, son expression avait quelque chose d'émouvant, du moins pour les personnes réceptives. Mais alors qu'un tel regard laisse généralement présager une personnalité triste, rêveuse et, souvent, dépourvue d'humour et mélancolique, Alice était au contraire drôle, charmante et gaie chaque fois qu'elle avait une raison de l'être. (Elle n'était pas "bêtement gaie", comme certaines personnes très ennuyeuses que l'on croise couramment; d'ailleurs j'ai été accusé de l'être moi-même.) Bien sûr, comme toute jeune femme sortant à peine de l'adolescence, elle pouvait être sujette à des périodes de cafard et de "dépression", mais chez elle, ces crises étaient justifiées, légitimes, et puis elle trouvait toujours des moyens d'en sortir sans culpabiliser la terre entière.
Une observation dont on peut douter de la véracité, mais que je me risque cependant à proposer: la plupart des femmes qui semblent murées dans un silence fascinant, dans une attitude à la fois rêveuse et mystérieuse, se révèlent généralement... peu intelligentes ou peu sociables. S'engager dans une relation sérieuse avec elles peut annoncer, si je me fie à mon expérience, un voyage sans retour dans les tréfonds de la solitude. Réflexion cruelle, j'en conviens, et ces femmes pourraient probablement dire la même chose de nous. Mais quel dommage! Si les gens étaient tous aussi fascinants qu'ils le paraissent, quelle vie ce serait. D'un autre côté, il faut bien dire que beaucoup de gens qui ne paraissent pas du tout fascinants, mystérieux ou attachants, se révèlent l'être en fait. Je l'ai très souvent remarqué dans l'environnement professionnel, où l'on rencontre des personnes parfaitement inintéressantes à première vue, et qui sont tout le contraire en réalité. J'imagine que c'est une des raisons pour lesquelles j'ai toujours beaucoup aimé le monde du travail.
Après moi, ce fut au tour de Tom de se mettre aux fourneaux. J'attendais Alice, je supposais qu'elle viendrait avec moi fureter ici et là parmi les invités de la fête. Nous avions vraiment sympathisé. Je pensais qu'un lien réel s'était établi entre nous. Au lieu de cela, elle est restée collée sur place, appuyée à la table où l'on préparait les hamburgers et les hot-dogs, à bavarder avec Tom et à se passionner pour sa technique de cuisson. Je décidai donc de m'attarder là moi aussi.
Evidemment Tom n'était pas, mais alors pas du tout insensible à un regard mélancolique et rêveur dans les yeux d'une jeune femme. C'était d'autant plus surprenant à voir que, pendant des années, il avait été follement amoureux d'une fille de Wheaton très séduisante, extrêmement sexy pour qui aime les cardigans moulants, du nom de Jennifer Robbins (à ne pas confondre avec toutes les autres Jennifer Robbins). A la fac, ils faisaient partie des couples les plus en vue, prenant un verre le samedi soir au fameux bar Hasty Pudding, entre autres choses. Je pense que Jennifer a été la première jeune femme que j'ai vue boire du whisky sour. C'était l'un de ces couples enviés par les deux sexes, moi y compris.
Avec Alice, Tom était complètement métamorphosé, beaucoup plus décontracté et enjoué qu'il ne l'était à l'université. Peut-être était-ce l'atmosphère de la Fête du Travail ou le relâchement général qui l'accompagnait. De même, Alice n'avait plus avec lui le ton taquin qu'elle avait adopté avec moi, elle oubliait de le harceler sur la cuisson de ses hamburgers.
Lorsque Tom s'est éloigné pour aller chercher un autre plateau de steak haché, je lui ai demandé la raison de ce changement d'attitude.
— C'est juste que ses hamburgers sont bien cuits, dit Alice. Ça nous permet de parler d'autre chose.
— Je pensais que c'était pour me taquiner que tu disais que mes hamburgers n'étaient pas assez cuits.
— Non. Tes hamburgers étaient effectivement trop saignants. Ce n'est pas bon pour la santé.
— Tu n'as jamais entendu parler du steak tartare? Les gens mangent de la viande crue tout le temps. Moi, j'adore ça.
— Oui, répliqua-t-elle. J'ai remarqué.
— Je pensais que tu disais ça seulement pour m'impressionner.
— Je ne dis pas les choses pour impressionner.
— Ah bon! répondis-je de ce ton sceptique assez détestable qu'on se laisse aller à prendre trop facilement, en le regrettant aussitôt. Quand je suis poussé dans mes derniers retranchements, j'ai généralement deux façons de me comporter: comme un petit con, ou comme un con absolu.
— Non, ce n'est pas mon genre, dit-elle.
Alice n'était pas, je l'ai compris plus tard, de ces personnes qui cherchent à se rendre intéressantes, à séduire en taquinant ou en flinguant le sexe opposé. Elle pensait vraiment que mes hamburgers étaient trop saignants, et notre conversation, intéressante de mon point de vue, ne s'était en réalité jamais élevée au-dessus du niveau du barbecue.
D'un autre côté, la façon dont elle et Tom communiquaient me faisait penser à des vagues de micro-ondes, une quantité impressionnante d'informations, d'opinions et d'idées échangées instantanément. Tom se comportait comme s'il avait reçu une dose de penthotal ou d'un sérum de vérité, déversant ses tripes devant Alice d'une façon que je n'aurais jamais imaginée auparavant (plus tard, j'ai bien vu qu'il omettait volontairement certaines choses essentielles).
Je n'en tins pas rigueur à Tom personnellement, mais c'était insupportable de se trouver avec lui en présence des filles. Elles se pâmaient devant lui, parfois de la manière la plus ignoble, et Alice, fille sensationnelle par ailleurs, ne faisait visiblement pas exception à la règle.
En dépit de mes fermes résolutions d'affronter calmement ce genre de situation, j'étais fou de rage et finalement je m'éclipsai furtivement, sans attirer l'attention d'Alice. Elle avait été assez charitable pour ne pas remarquer mon air grincheux quand elle n'avait plus eu d'yeux que pour Tom. Comme pour toute expérience humiliante (et la concurrence avec Tom Platt allait toujours être pour moi une expérience humiliante), j'entrepris immédiatement de l'évacuer de mes pensées, et la fille avec. C'est ainsi que nous agissons souvent à l'encontre de nos propres intérêts, pour protéger sur le coup notre ego et notre amour-propre. Je n'étais plus là pour observer que la relation remarquable entre Alice et Tom n'avait aucune conséquence ou suite immédiate. L'occasion de séduire une fille, déclinée ou non suivie d'effet revient à ne pas avoir d'occasion du tout, si je m'en tiens à ma propre expérience.
Rien de tout cela n'a été directement mentionné ni montré dans le film. Le scénariste et le réalisateur, grisés peut-être par le titre qu'ils avaient choisi et sa référence puissante au "disco", ont choisi de démarrer les premières séquences dans les rues de Manhattan sud, aux abords du Club où nous nous sommes tous rencontrés par hasard ce soir-là, et souvent retrouvés par la suite."

[20-06-23]

L'algèbre de l'amour.

La comédie selon Stillman, c'est comme l’orthographe du mot "doufi", ainsi qu'on l'apprend dans Damsels in Distress, elle a quelque chose de non conventionnelle. Et, de la même façon que "doufi" est préférable à "doofuses" — le pluriel de "doofus" (stupide) — parce qu'il respecte la racine latine et que "doofuses" bien que correct n'est pas très élégant... la comédie stillmanienne, elle, est préférable à toutes ces comédies standards qui fleurissent sur nos écrans, à l'écriture si formatée (correcte mais pas très élégante) qu’il ne reste pas grand-chose une fois que le film a été vu. Chez Stillman, au contraire, le plaisir dure bien plus longtemps. C’est comme un parfum avec ses trois notes: de tête (la plus volatile, pas toujours agréable, parfois trompeuse), de cœur (celle qui détermine véritablement le "thème" du film) et de fond (la plus tenace, qui persiste après l’évaporation des deux autres et vous marque durablement). C’est d’autant plus vrai que Damsels est un film olfactif, à l’odorat très développé (avec un risque de "choc nasal" quand les garçons des lettres romaines passent trop près!), un film qui a du nez, qui "sent" les choses (il y a de l'empirisme chez Stillman), surtout qui a du goût. Du goût et des couleurs: Violet, Lily, Rose, les prénoms des filles, également des noms de fleurs (bizarrement les mêmes que dans The Brown Bunny de Vincent Gallo)... Violet, indigo, bleu, vert, jaune, orange, rouge, ces couleurs que Thor, un des garçons du groupe, ne connaît pas (faute de les avoir apprises à la maternelle — il avait sauté une classe), mais qu'il finira par reconnaître, à l'occasion d'un nouvel arc-en-ciel (scène magnifique), jusqu'au... magenta qui pourtant n'existe pas!
Comme toujours chez Stillman, on ratiocine (sur les garçons, ceux beaux et intelligents que les filles doivent éviter — car trop arrogants et, de toute façon, à la longue ennuyeux — au contraire du neuneu "romain" (le "doofus" donc) au potentiel limité mais plus gratifiant pour une fille puisque, supérieure, c'est elle qui l'aidera à progresser), on discute à bâtons rompus comme dans les comédies satiriques de Thomas Love Peacock (il en est question lors du cours de pédagogie), auteur avec lequel Stillman partage pas mal de choses (le refus de la narration classique, le côté élitiste...). Il paraît que les comédies de Love Peacock doivent beaucoup à Aristophane (cf. Wikipédia). Y aurait-il un lien entre le film de Stillman et L’Assemblée des femmes? C'est dans cette pièce que les femmes créent un plat aux multiples ingrédients, à la fois aigres et doux, pour satisfaire tous les goûts, notamment masculins (le nom du plat a donné naissance au mot le plus long en grec ancien). L'équivalent dans Damsels serait le "savon magique" que découvre Violet (incarnée par Greta Gerwig, découverte, elle, à cette occasion, une grande bringue géniale, sorte d'Ingrid Bergman indie), plus efficace encore que les claquettes pour prévenir la dépression et le suicide à Seven Oaks, un savon qui permettrait aux filles de trouver le garçon idéal (comme dans un conte, c'est dire si on est loin de la réalité), à condition toutefois que ledit garçon se conforme à certaines règles (bah oui quand même) et renonce, en cadence, à la décadence.

[21-06-23]

Qu'en est-il alors de tous ces personnages que Stillman se plaît à mettre en scène avec ironie et par moments de façon très caustique? Plus précisément: qu'en est-il de ces personnages dans leur rapport même à la comédie, celle qu'on qualifie de mœurs, dans ce qu'elle a de sophistiquée et/ou de loufoque, qui fait écho à la comédie hollywoodienne des années 30, rapprochant Whit Stillman des grands maîtres du genre, Preston Sturges en particulier? Disons d'abord que chez Stillman les hommes tendent à la prendre (trop) au sérieux, cette comédie, alors que les jeunes femmes, elles, aiment plutôt la jouer. Et c'est ce qui fait tout le sel de la comédie stillmanienne, de Metropolitan à Love & Friendship, de Jane Austen (Mansfield Park) à Jane Austen (Lady Susan), en passant par Dale Carnegie (Comment se faire des amis), Carl Barks (Oncle Picsou), Evelyn Waugh (Grandeur et Décadence) et tous ceux que j'ai déjà cités ailleurs... comédie qui oppose (tout en s'opposant, comme dans Les Derniers Jours du disco et Damsels in Distress, à cette loi dynamique qui veut que "les contraires s'attirent"), qui opposent donc les hommes et les femmes, les premiers, qu'ils soient brillants, arrogants, ennuyeux ou carrément stupides, aux secondes, qu'elles soient séduisantes, fascinantes, timides ou intimidantes... Mais surtout, il y a cette vérité, première parmi toutes celles qui font la beauté du "style de Stillman" (en référence à Buffon que je citais en exergue de mon premier texte), c'est que les jeunes femmes chez lui, qu'elles s'appellent Audrey, Alice, Violet ou Susan, soit les quatre principales figures féminines (pour l'instant) du cinéma de Stillman, ont en commun de savoir d'emblée, ou assez vite pour celles qui doivent passer par l'expérience, à quel jeu il leur faut se prêter, auprès des hommes, pour tracer leur chemin, sachant très bien ce qu'elles veulent faire de leur vie, là où les hommes semblent davantage prisonniers de leur statut, non pas de "mâle toxique" (image convenue, trop dans l'air du temps) mais de "sexe comiquement complexe", pour rester dans la référence buffonienne et se limiter aux classes supérieures, empêtrés qu'ils seraient, eux, dans le grand jeu des représentations, qu'il s'agisse de l'intello pénible, du beau cynique, du yuppie torturé... quand ce n'est pas dans leur propre bêtise — pensons au gros balourd qui ne peut s'adresser à une fille sans une chope de bière à la main, ou encore au riche prétendant, con comme la lune, qui rigole de tout et s'extasie à la vue de petits pois... C'est dire si chez Stillman, les jeunes femmes ont toujours comme une longueur d'avance sur les hommes, même si au départ elles n'en ont pas forcément conscience, ou plutôt si, mais qu'elles doivent prendre leur mal en patience, le temps que les hommes assurent leur rôle, celui que leur imposent les conventions ou qu'ils s'imposent eux-mêmes, un temps plus ou moins long auquel il reviendra à la jeune femme de mettre fin, quand le moment sera venu de passer à autre chose... Ce qui explique que "l'homme stillmanien", prenant à cœur (ou non) cette comédie à laquelle il se doit de participer, peut aussi se révéler touchant, lorsqu'il y fait preuve de maladresse, que l'épreuve tourne court ou qu'elle le laisse totalement démuni. C'est là toute la subtilité du cinéma de Stillman, dans le bon dosage qu'il y a à trouver, à l'instar du vodka tonic d'Alice dans les Derniers Jours du disco, entre le jus de citron (des garçons), la vodka (des nanas) et l'eau tonique qu'y ajoute Stillman pour compléter son cocktail. D'où ce côté acidulé, du fait de l'opposition qui existe entre la complexité des hommes et la forte personnalité des femmes, même des plus timides, comme Audrey dans Metropolitan. Des femmes dont Stillman, en bon moraliste, sait aussi se moquer, quand il le faut, lorsque celles-ci jouent trop ostensiblement la comédie, qu'elles se moquent autant d'elles-mêmes que de leur petit cercle d'admirateurs. Ce qui nous ramène à Jane Austen, à son roman Amour et Amitié (dont le titre anglais, Love and Freindship, mais sans la faute d'orthographe, a été repris par Stillman pour son adaptation de Lady Susan — j'en ai déjà parlé) et à la préface que rédigea pour l'édition originale, plus de cent ans plus tard, le grand Chesterton, admirateur lui aussi du génie comique d'Austen. Extrait:

Lors d'une récente controverse dans la presse sur la sottise et l'uniformité de toutes les générations humaines qui nous ont précédés, quelqu'un écrivit que dans le monde de Jane Austen les dames étaient censées défaillir quand on les demandait en mariage. A ceux qui se trouvent avoir lu ne fût-ce qu'un seul livre de Jane Austen, cette association d'idées paraîtra quelque peu comique. Elizabeth Bennet [dans Orgueil et Préjugés], par exemple, se voit demander deux fois en mariage par deux admirateurs fort assurés, voire impérieux; et il est bien certain qu'elle ne s'évanouit pas. Il serait plus près de la vérité de dire que ce sont eux qui s'évanouissent. Quoi qu'il en soit, il peut être amusant, pour ceux que ce genre de choses amuse, et peut-être même instructif pour ceux qui ont besoin de cette sorte d'instruction, de savoir qu'on pourrait appeler le tout premier ouvrage de Jane Austen une satire sur cette fable de la dame en pâmoison. "Prends garde aux accès de pâmoison... Quoiqu'ils puissent être rafraîchissants et agréables sur le moment, ils feront à la longue, crois-moi, la ruine de ta constitution s'ils se répètent trop souvent, et en des heures inopportunes." Tels furent les mots de Sophia expirante à Laura éplorée [dans Amour et Amitié]; et il y a des critiques pour les citer à l'appui de le thèse selon quoi la société entière défaillait dans la première décennie du XIXe siècle! Mais en vérité, tout le sens de cette petite facétie est que les vapeurs sentimentales n'y sont pas ridiculisées en tant que fait — quand bien même il s'agirait d'une mode —, mais seulement en tant que fiction. Si Laura et Sophia paraissent grotesquement invraisemblables, c'est qu'elles défaillent comme jamais les dames ne défaillent en réalité. Ces ingénieux modernes pour lesquels les dames s'évanouissaient en effet se laissent abuser, au fond, par Laura et Sophia, et ils leur prêtent foi contre Jane Austen. Ils croient non les gens de l'époque, mais ses romans les plus absurdes, ceux auxquels même les gens de l'époque qui les lisaient ne croyaient pas. Ils ont gobé toutes les solennités des Mystères d'Udolphe [le roman gothique d'Ann Radcliffe], et n'ont jamais saisi la plaisanterie dans L'Abbaye de Northanger.

(à suivre)

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