jeudi 25 mars 2021

Vingt ans après et dix ans plus tard... (2)


Antigone de Jean-Marie Straub et Danièle Huillet (1992).

Les Cahiers: 1980-2010 (2)

C'est dans son Journal, je crois, que Kafka a écrit un jour: "Les inventions se sont imposées de force à l'homme." Il en est de même des œuvres. Aussi bien à celui qui les fabrique qu'à celui à qui elles sont destinées. Dans le supplément au n°400 des Cahiers (octobre 1987) dont Wim Wenders est le rédacteur en chef, ce dernier, répondant à l'invitation de la revue - avec pour thème le cinéma en germe, "tel qu'il commence à naître dans la tête d'un cinéaste ou sur la page blanche du scénario" -, Wenders, donc, écrit:
Ces "germes" semblent appartenir à deux grandes familles: celles des "images" (du vécu, des rêves, de l'imaginaire) et celles des "histoires" (les mythes, les romans, les faits divers). Le livre magnifique d'Antonioni, Rien que des mensonges, décrit ce moment où le cinéaste est à l'affût de ce qui, dans le réel, peut déclencher l'envie d'un film: "... Ce que j'ignore lorsqu'on me demande comment naît un film, c'est la façon dont se déroulent la naissance elle-même, l'accouchement, le big bang, les trois premières minutes. Et si les images de ces trois premières minutes ont une intériorité. En d'autres termes, si le film naît en réponse à une exigence intime de son auteur ou bien si la question que ces images posent est destinée à n'être rien d'autre, à ne valoir rien de plus - ontologiquement - que ce qu'elle est."
Antonioni, on le retrouve dans le supplément, avec un extrait de "Techniquement douce", parmi 37 autres cinéastes, de Akerman à Wenders lui-même, apportant leur écot, via quelques fragments de projets, de scénarios, de scripts, autant de films qui n'ont pas été tournés (ou le seront bien plus tard comme "Angélica" d'Oliveira). Certains contestent l'intérêt de tels "non-films", comme Fellini ("je ne crois pas aux "projets dans le tiroir", ou du moins je crois que, s'ils existent, ils sont nés seulement pour y rester"), Godard (évidemment), pour qui le cinéma "n'existe que sur l'écran et jamais dans la pauvre tête du soi-disant réalisateur", ou encore Rivette, qui dit la même chose ("les films non tournés n'existent pas"), mais tous jouent le jeu (Rivette évoque ces deux jours de tournage durant l'été 1975 de ce qui devait être Histoire de Marie et Julien, film brutalement interrompu par la dépression du cinéaste, jamais repris et qui sera finalement tourné 27 ans plus tard).
Si j'évoque ce numéro 400 des Cahiers, plus précisément son supplément, c'est parce qu'il symbolise parfaitement la dimension "internationale" à laquelle aspire à cette époque un certain cinéma d'auteur - non pas au sens de "ce qui dans le cinéma n'est pas seulement français" mais au sens de "ce qui dans le cinéma n'est pas (massivement) américain" -, désir déjà exprimé par les Cahiers dans leur précédent numéro spécial (paru six mois plus tôt: "Ciné-monde. La nouvelle ligne"), où, en ces années de marketing exacerbé, qui voit l'ordre télévisuel régner sans partage, on s'intéresse à ce qui, partout dans le monde - de la France à l'URSS (sous l'ère Gorbatchev), en passant par l'Italie et les Etats-Unis (en dehors des grandes compagnies) - fait bouger les rapports de force, dessine les contours d'un nouveau paysage. Pour les Cahiers, la meilleure façon d'accompagner ces "frémissements de renouveau", c'est non seulement d'y aller voir de plus près (c'est le côté voyage prôné par Daney), mais aussi de renforcer la part cinéphile de leur regard (sur le monde-cinéma), de la généraliser elle aussi, comme si au "déferlement d'images tous azimuts", il fallait opposer le plus de cinéphilie possible (avec le risque de l'excès culturel déjà pointé par Daney). Et qui mieux que Wenders - dont le film les Ailes du désir vient de sortir, exemple, comme Paris, Texas, de film international que le suivant, Jusqu'au bout du monde (encore à l'état de projet en 1987 mais déjà bien avancé), amplifiera de façon extrême, à la limite de la caricature - pour incarner ce désir d'éloignement, vis-à-vis d'Hollywood et des grandes sociétés de production (dans le supplément, les cinéastes américains, sous-représentés, ont pour nom Cassavetes, Cimino, Fuller, Hellman, Jarmusch + Ray et Welles... difficile de faire mieux en matière d'indépendance).

Si en 1982, Belmondo pouvait encore passer pour l'ennemi (dérisoire) du cinéma d'auteur français, cinq ans plus tard, au regard du déclin amorcé par la star au box-office, l'ennemi ce n'est plus lui, il est ailleurs, clairement identifié et il a deux têtes: la télévision, toujours aussi rapace, et le cinéma américain, toujours aussi musclé, ce qui sera le cheval de bataille des Cahiers durant cette période, la revue se muant en "preux chevalier", défenseur d'un "vrai" cinéma d'auteur, aux quatre coins du monde. Car en même temps il faut se différencier du combat "officiel" mené par le pouvoir (les années Lang, Jack, pas Fritz ni... Michel) pour défendre le cinéma français dans son ensemble (je passe sur les mesures, rapports et autres décrets qui vont parsemer la décennie), de l'aide aux créateurs à celle apportée pour faire revenir le public dans les salles... où, au nom d'un combat commun: "il faut sauver le soldat Cinéma Français", tout est logé à la même enseigne, à commencer par la notion d'auteur. Parce qu'en gros, dans les années 80, tout ce qui n'est pas "bassement populaire" est vite rangé dans la catégorie "auteurs". Aux Cahiers donc de faire le tri. On rend compte des décisions prises en haut lieu, qu'on soupèse, on s'ouvre ainsi à l'Economie (ce qui à l'époque où je découvrais la revue me gavait royalement)... et, parallèlement, en bon cinéphile qu'on est toujours, on recadre la notion d'auteur qui se trouve dévoyée. C'est à nous, aux Cahiers, qui avons promu le concept d'auteur, de dire quel cinéaste est vraiment un auteur, sans pour autant - diplomatie oblige - préciser lequel ne l'est pas (ce sera, par déduction, celui dont on ne parle pas). Cinéphilie et Economie, voilà les deux mamelles qui vont alimenter les Cahiers dans la seconde moitié des années 80. Politiquement, ça ressemble plus à de la gestion - en ce sens on peut dire que les Cahiers, comme dans les années 60 et 70, ressemblent à leur temps -, on pourra trouver la chose un peu tiède, mais comme disait Toubiana, en conclusion du sondage précédemment cité, il y va de l'avenir du cinéma. Il n'est plus question de foi, simplement - et la nuance est de taille - de "croyance optimiste dans le cinéma". On cinéphilise - on élit en fait davantage de nouveaux auteurs qu'on en sélectionne, on continue de célébrer les grands noms du passé, comme de parler des films qui se font, on explore ce qu'on avait jusque-là peu exploré: exemplairement la série B, avec Tesson -, on théorise aussi (un peu quand même): le maniérisme avec Bergala, la post-modernité et la "valeur-image" avec Chevrie, le "cinéma de poésie" avec Philippon... mais sans réel esprit contestataire (Skorecki est parti, Oudart aussi, après quelque temps passé au placard, Bonitzer nous parle encore de l'audiovisuel mais a d'autres chats à fouetter - traduction: des scénarios à écrire); ou du moins, si cet esprit demeure, c'est plutôt en creux, dans les pages du Journal, à travers notamment la rubrique "Cinéma chronique" de Biette, marquée par une approche plus transversale et "critique" du cinéma, rubrique qui n'a pas duré longtemps hélas - aujourd'hui elle revit, il me semble, avec Pierre Léon et son "Histoire naturelle" - et qui, durant ses deux années d'existence (de février 1985 à janvier 1987), est apparue comme le contrepoint (un reste d'âme, pourrait-on dire) de ce qui s'écrivait par ailleurs, officiellement, dans la revue. De ça je reparlerai... En attendant, contentons-nous de dire que l'essentiel du programme lancé par Daney et Toubiana à la fin des années 70 est encore préservé. Godard et Straub font toujours l'actualité, le baromètre se situant d'ailleurs moins du côté de Godard (puisque définitivement installé aux Cahiers, déclenchant automatiquement la rédaction de longs textes à chaque nouveau film, de Je vous salue, Marie - après Passion et Prénom Carmen - à Soigne ta droite, en passant par Détective et Série noire... que du côté des Straub, à la position infiniment plus fragile, mais qui pour l'instant tient: la Mort d'Empédocle et son codicille Noir péché, après Amerika, rapports de classe...

Nous travaillons dans le noir - 
nous faisons ce que nous pouvons - nous donnons ce que nous avons. Notre doute est notre passion et notre passion est notre tâche. Le reste est la folie de l'art.

Henry James

Reprenons. En cette fin des années 80, marquée donc par le tout-image, le tout-télévisuel qui tend à tout lisser (ça me fait penser que je n'ai pas parlé de La Cinq, ni de La Sept), à banaliser le cinéma en nivelant les hiérarchies, les Cahiers se donnent pour devoir, question "auteurs", de faire un peu le ménage. Mais, à bien regarder, on se rend compte qu'il s'agit surtout de glorifier tout ce qui a trait, de près ou de loin, à l'auteur. "L'auteur!, l'auteur!", pourrait-on dire, paraphrasant (avec quelques années d'avance) David Lodge. L'auteur, en tant que celui qui non seulement met en scène mais aussi (et de plus en plus) sait - par sa science du récit - raconter des histoires. C'est le nouveau credo qui a couru tout au long de la décennie: pas seulement "juste une image", mais "des images et des histoires", avec le risque qu'au trop-plein d'image(s) réponde un trop-plein d'histoire(s). Ainsi Wenders. Si l'Auteur, c'est de façon emblématique Godard, c'est aussi, maintenant, Truffaut, envers qui les Cahiers ont une dette, mais dont on voit bien que, sous prétexte de devoir la payer indéfiniment (parce qu'elle est immense), elle participe aussi d'une stratégie: Truffaut, l'auteur par excellence, mais surtout, de par sa position centrale dans le cinéma français, l'élément fédérateur susceptible de rassembler le plus grand nombre. Quand ressort en 1985, les Deux Anglaises dans une version plus longue, ce film ultra-romanesque, peut-être le plus beau de son auteur (Truffaut disait qu'avec ce film il avait voulu "presser l'amour comme un citron — on sait la part biographique qui s'y cachait derrière), c'est pour les Cahiers une nouvelle occasion (après les sorties de l'Homme qui aimait les femmes, de la Chambre verte, de la Femme d'à côté, et la réédition du cultissime Hitchcock/Truffaut que prolongera en 1988 la publication de la Correspondance de Truffaut, et pour le coup un nouveau dossier, couplé à un ensemble sur Rossellini)... l'occasion donc pour les Cahiers de faire leur mea culpa (volonté d'autant plus forte que Truffaut vient de mourir), mais aussi d'expliquer, à juste titre, pourquoi au début des années 70 ils ne pouvaient être "synchrones" avec ces Deux Anglaises-là. En revanche, quand quatre ans plus tôt, à l'occasion d'un questionnaire adressé à vingt cinéastes français (pour les 30 ans de la revue), ils se réfèrent dès la première question, telle une épigraphe, à une formule de Truffaut ("ce qui me rend heureux dans le cinéma, c'est qu'il me donne le meilleur emploi du temps possible"), on devine un peu trop la volonté non seulement de réaffirmer les liens renoués avec Truffaut mais aussi de placer dorénavant le cinéaste en tête de leur panthéon, d'en faire l'autre grande référence de la revue, à côté de Godard, rééquilibrage plus conforme à l'histoire des Cahiers, en même temps que pragmatiquement plus rentable. Et c'est bien dans cet esprit, qui vise à concilier, et non à travailler ce qui n'est pas conciliable (comme le souhaitait Oudart, lors de son coup de sang contre Godard), que les Cahiers questionne la notion d'auteur, tout particulièrement dans le cinéma français. Et ainsi de célébrer en l'espace de cinq ans: outre Godard et Truffaut, outre le reste des vieux-jeunes-Turcs: Rohmer, Chabrol, Rivette... outre les auteurs déjà reconnus: Straub, Duras, Pialat, Varda, Demy, Garrel, Resnais, Rozier, Vecchiali, Mocky... outre les cinéastes-maisons: Moullet, Téchiné, Biette, Dubroux, Bergala, Limosin, Perrin, Assayas, Carax... eh bien, tout ce qui fait le cinéma français. Et ça fait beaucoup de monde: de Jacquot à Rochant, en passant par (pêle-mêle) Stévenin, Blier, Cavalier, Brisseau, Doillon, Depardon, Mazuy, Guiguet, Frot-Coutaz, Davila... (j'en oublie évidemment) et, ponctuellement, un Berri, un Beineix, un Besson, un Miller, un Leconte, un Dupeyron, un Nuytten, un Lelouch, un Zidi (si si), un Corneau... Qui manque-t-il? Blain peut-être (à vérifier). Qui, durant cette période, n'a pas vraiment eu les faveurs des Cahiers? Bah, essentiellement la DST de Positif: Deville-Sautet-Tavernier, parce que décidément pas le goût de la maison, surtout le dernier. Et s'il fallait pointer des ratés, parce que concernant des cinéastes au contraire estimés, je citerai Treilhou (dont l'Ane censé avoir bu la lune, se voit surtout boire la tasse) et Zucca (dont l'Alouette se fait en effet plumer, le film étant ravalé au rang de comédie lambda).

Zucca, pourtant, avant, ils aimaient aux Cahiers, grâce à Bonitzer qui pour parler de ses films en profitait pour glisser d'entrée quelques réflexions à valeur de manifeste. Ainsi de Rouge-gorge: 

Il m'est arrivé de me demander - c'était l'année dernière - si l'impuissance à raconter une histoire n'était pas un symptôme spécifique du cinéma français. Est-ce le hasard du temps, ce qui me frappe plutôt en ce début d'année 85 est l'indigence croissante du cinéma américain à cet égard [s'y trouve inclus, j'imagine, James L. Brooks dont le premier film, Tendres Passions, a été démoli par les Cahiers], et au contraire l'extraordinaire, quoique plus ou moins méconnue, richesse narrative d'un cinéma européen dont la pierre d'angle, la maîtrise d'œuvre se situe en France. Ce cinéma est tout à fait minoritaire, en termes de public ou de box-office, en termes de budget, on dira peut-être que c'est un cinéma pauvre, mais c'est le seul cinéma qui existe, simplement existe aujourd'hui. Des noms? En voici: Pierre Zucca. Rouge-gorge est un très beau film et raconte une très belle histoire.
On essayera maintenant de dire ce que signifie raconter une histoire. Beaucoup de gens croient que c'est le développement dramatique d'un noyau qui se résumerait par exemple à: boy meets girl. Il y aurait des rencontres et on montrerait ce qui arrive. Des gens sauraient des choses, d'autres les ignoreraient, et on montrerait ce qui se passe quand les seconds apprendraient ce que savent les premiers. De ce point de vue, il n'est pas impossible que Michel Deville, par exemple, ait sérieusement cru, avec Péril en la demeure, qu'il racontait une histoire. D'ailleurs, d'autres l'ont cru aussi, ainsi le journal Libération. Ils se trompent, évidemment. Une histoire est autre chose; c'est la mise en jeu d'une Idée déterminée comme un problème, à travers des personnages qui en sont l'incarnation multiple. Ainsi Iosseliani dit-il que l'Idée qui présidait à l'histoire des Favoris de la lune était la phrase de l'Ecclésiaste "tout est vanité". Le film n'est pas la déclinaison de l'Idée de vanité en vignettes, historiettes et petits exemples plus ou moins comiques. Il en est l'implication problématique, ou, comme dit Deleuze, la "perplication" (De même que toute complexité suppose une complication, toute perplexité suppose une perplication. Cf. Différence et Répétition) dans une chaîne, une série de questions et d'aventures.

Donc voilà. Au moment où Doniol-Valcroze disparaît et que les Cahiers s'apprêtent à changer de format, de maquette, de style (et par la suite de paradigme), ce qui a dominé les années 80, c'est ça: le besoin à nouveau que le cinéma raconte des histoires, le besoin, face à la télévision et au cinéma américain dominant, de redorer le blason du cinéma français (à travers ses meilleurs films - point d'orgue en 1985 et 1986 avec une majorité de films français dans les "films de l'année" - et tous ces numéros spéciaux qui lui sont consacrés, dont ceux sur le scénario et sur les acteurs), le besoin de redonner à Truffaut, à côté de l'indélogeable Godard, la place qui lui revient... et pour assouvir tous ces besoins, faire jouer à plein la corde cinéphile, à tous les niveaux (histoire, genre, esthétique...), quitte à se bercer d'illusions, en rêvant du cinéma français comme du meilleur du monde (puisque ce serait là, mieux qu'ailleurs, qu'on sait raconter les histoires), en rêvant aussi d'un cinéma "international" (plus précisément européen, en phase avec l'européanisme ambiant, une sorte de Maastricht du cinéma...) mais qui se révélera aussi lourd et insipide que celui auquel il est censé s'opposer (cf. le Dernier Empereur). Et que dire de l'auteur... Auteur d'un jour, auteur toujours, superauteur... on finit par ne plus savoir qui il est, où il est. Car - et là je reviens à Lodge - si l'auteur, à l'instar de Henry James (le personnage central du roman), est confronté à l'art, au commerce et à la publicité (programme godardien s'il en est), il ne s'agit pas de dénouer à l'envi les fils qui entremêlent ces trois éléments, mais bien de rendre compte de ce qui fait la singularité d'un auteur: d'un Straub, d'une Marguerite Duras, d'un Rohmer, d'un Vecchiali, d'un Brisseau... D'un Oliveira, pour sortir de l'hexagone, ou encore d'un Ruiz (lui, pas de souci, il a été naturalisé)... Or, à trop vouloir rendre compte, parallèlement, et là je me répète, de tout ce qui fait le cinéma, au gré d'une actualité toujours plus galopante, tout en soulevant régulièrement quelques questions théoriques, esthétiques, économiques, sur ce qu'il en est du cinéma, à multiplier ainsi les entrées, ne risque-t-on pas de noyer toutes ces singularités? Pour l'instant, non. Elles sont là, belles et immenses, trônant fièrement au milieu de la masse médiatique, tels des blocs d'insularité. Les plus singulières font même encore, parfois, la couverture (ah, le Soulier de satin d'Oliveira). Mais la menace gronde, la masse qui les entoure est de plus en plus imposante, les isolant chaque fois un peu plus...

(à suivre)

[ajout du 30-03-21]

Novembre 1989. Les Cahiers changent de look au moment même où s'effondre le mur de Berlin. Les deux Allemagne sont appelées à se réunifier. Et aux Cahiers aussi, on pense à réunifier. Pas l'image de Godard et celle de Truffaut, appelées plutôt à co-exister (pacifiquement), à travers ce qu'elles représentent (pour la revue), chacune de leur côté: deux médailles, là où Godard et Straub représenteraient les deux faces (éclairée du côté Godard, plus obscure du côté Straub) d'une seule et même médaille. D'où d'ailleurs cette question: la double médaille, et la dimension holistique qui s'y rattache (Godard + Truffaut, c'est un peu le cinéma dans sa globalité) est-elle amenée à supplanter la médaille Godard/Straub, que certains, avec le temps, pourraient juger trop "localisée", trop hors norme dans son expression, parce que orgueilleusement non-conventionnelle, alors que c'est là justement sa force? En fait, ce qu'on veut réunifier aux Cahiers, pour que ça ne fasse plus qu'un, qu'un seul esprit, esprit qu'on se contentera (pour l'instant) de qualifier de stylé, c'est l'aspect journalistique et celui... disons plus patrimonial, qui touche à l'identité Cahiers, cette espèce de dosage non calibré entre la cinéphilie, les questions esthétiques et...  bah c'est tout, puisque le militantisme politique c'est fini et que "l'économie des médias" qui avait pris le relais dans les années 80, c'était quand même plus rébarbatif que roboratif... Donc, à réunir:

- l'esprit "journal" qui se voulait plus moderne, incarné à l'origine par Daney à travers le bien nommé Journal des Cahiers, drôle d'encart, avec ses rubriques imbriquées, inséré au milieu de la revue, comme un corps étranger, vivant à son propre rythme, presque indifférent à l'hôte qui l'héberge. C'est dans le Journal que survivait le "goût pour le minoritaire", traditionnellement attaché aux Cahiers, et qui, faute de place pour s'exprimer ailleurs, dans le corps même de la revue, trouvait là comme un refuge pour traiter des "petits" films, de ceux à faible visibilité, et de leurs auteurs... Lieu aussi où s'exprimait Biette en toute liberté, à contretemps (par rapport à l'actualité), pouvant ainsi, outre ses analyses des films revus à la télévision, contester à sa manière (parfois aride, pas toujours compréhensible, il faut l'avouer) le point de vue des Cahiers sur certains films récents...

BonusDes Biette dans la jungle du Journal.

Les films à gros budgets - de plus en plus nombreux - nouveaux porte-drapeaux du cinéma international - doivent pour assurer leur plein rendement, mettre la morale sous le boisseau. (Rétrospectivement: il apparaît qu'une sorte de morale minimale habitait, jusqu'aux années 60, la production moyenne, qui consistait à respecter la logique de l'espace et celle de la durée). Les bons films y sont, comme dans les productions plus modestes, l'exception. Amadeus est de cet ordre: la morale sous le boisseau. C'est l'entorse à la logique, au cœur même du système que défend implicitement Forman, entorse beaucoup plus grave que le caractère convenu des personnages qui ne contredit pas le projet du film, une entorse à la logique des sens: l'homme qui a mis en musique la phrase "al volto ed alla voce si scopre il traditore" (par le visage et par la voix on reconnaît le traître), Mozart donc, lorsque Salieri masqué vient le presser de terminer son requiem, devait le reconnaître à sa voix, or il ne le reconnaît pas. Même faute que dans Paris, Texas - autre film international - où l'on voit un cinéaste de l'errance vouloir s'équiper d'un scénariste poids lourd pour faire de l'errance à grande échelle et négliger la logique minimale des sens: comme dans Amadeus, la séquence du peep-show repose sur un escamotage de cet élément de connaissance et de reconnaissance qu'est la voix. La rencontre entre le héros et l'héroïne perdant son équilibre entre image et son s'enferre dans des explications interminables de photo-roman.

La surprise heureuse du film [Après la répétition] réside dans la force du scénario et la profondeur des dialogues. Mais le sentiment avec lequel Bergman a pensé et mené la réalisation de ce film se traduit par un déséquilibre des trois rôles (celui de l'auteur, celui du metteur en scène et celui du cinéaste) en nette faveur du premier: celui de l'auteur au détriment du second et surtout du troisième [on devine ici comme la préfiguration d'un futur texte de Biette: "Le gouvernement des films", avec ces trois forces: le récit, la dramaturgie et le projet formel, qui, dans un film, luttent entre elles, chacune essayant de l'emporter sur les deux autres]. Comme si l'intérêt de Bergman s'était presque exclusivement concentré sur ce qu'il avait à dire des rapports du metteur en scène avec ses acteurs dans le cadre d'une pièce et dans le cadre du temps qui enveloppe une pièce, puis une autre, puis des carrières et enfin des vies d'acteurs et d'actrices. Cela, le film l'inscrit dans un climat de réflexion sérieuse, profonde, grave et même, chose appréciable, contradictoire: c'est dans son discours nominal que le film communique un semblant d'émotion. Un semblant d'émotion, parce que tout cela résulte d'un travail bien fait, mais fait avec les seules qualités du professionnalisme accompli: savoir raconter une histoire, et plus précisément savoir quoi faire dire aux personnages qui permette aux spectateurs de penser à la fin du film qu'ils ont fait le tour de la personnalité de ces personnages. Ici: n'avoir rien laissé dans l'ombre de ce qui constitue leur psychologie.

Dans Détective [de Godard], une trame mabusienne est soumise au travail de recomposition d'une réalité à la fois en expansion infinie et autonome, comme si toute scorie romanesque devait être immédiatement transformée en nouvel élément de réalité (le côté Rouletabille de ce nouveau Mystère de la chambre jaune, devient par une opération poétique à la fois le personnage-acteur Léaud, et des plans sur des boules de billard qui roulent). Le film parvient à exprimer non seulement la totalité des maigres informations de la trame policière de départ, mais encore nous montre les opérations par lesquelles ces informations peuvent devenir des affects et suggérer tout un monde. Dans Europe 51, en filmant Ingrid Bergman, Rossellini faisait le portrait de Simone Weil. Je vous salue Marie, par contamination du cinéaste par son sujet, parle le langage de Simone Weil. Détective, qui d'abord n'a pas de sujet mais un scénario, adopte, par méthode paranoïaque critique, la langue d'aujourd'hui, et par ce biais, trouve son personnage central, Johnny Hallyday, double de Michel Subor, "Petit soldat" vingt ans après, et en trouvant son personnage trouve son sujet: la réalité enfin éclatée qui vit son temps de vie. Mabuse a disparu. La Mafia et la ronde de l'argent menacent et frappent par intermittence.

Le Rayon vert est peut-être moins la réalisation réussie d'un projet initial de constituer le portrait de Delphine, que la recherche modeste de la confrontation d'une idée du monde avec la matière lumineuse, sonore et charnelle du monde. La séquence des cassis, la promenade de Delphine entre les haies agitées par le vent, l'escalier de pierre au bas duquel la mer s'engouffre, la discussion sur le petit mur autour du rayon vert et du roman homonyme de Jules Verne, sont des moments où s'exprime la poésie du monde et la liberté du cinéma. L'identification du message et du support comme mécanique de la fabrication d'un film est à peu près absente des films de Rohmer; son cinéma tire même sa force du léger déséquilibre que le cinéaste établit en soumettant le support (ses moyens techniques) à une ascèse qui empêchera à son tour le message de filer en roue libre. Les modes de production et le langage même de la télévision, moins prestigieux que ceux du cinéma, moins facilement chargés d'art, font partie de cet arsenal ascétique subtilement entretenu et choyé par Rohmer. Ce même déséquilibre, qui fait boiter le message avec le support, marque aussi la disjonction entre acteur et personnage qui favorise l'apparition entre eux de l'être humain.

- et de l'autre: les Cahiers proprement dits. Proprement, c'est le mot. Parce que ce qui frappe d'entrée quand on feuillette ces nouveaux Cahiers, avec leur format A4+ (qui oblige à revoir le système de rangement), c'est, plus encore que l'aspect relooké, le côté totalement nettoyé, on peut même dire "karchérisé" (le mot n'existait pas encore à l'époque, mais bon), voire dynamité, si on compare avec les Cahiers d'avant, tant tout y est "éparpillé façon puzzle" (comme disait le Raoul — Volfoni, pas Ruiz), à commencer par l'ancien Journal, "ventilé aux quatre coins" du numéro. Lapsus révélateur: Toubiana se trompe dans son édito, appelant ledit Journal du nom de son ancêtre, le Petit Journal, qui, lui, était parfaitement intégré à la revue, comme quoi ce Journal était devenu pour les Cahiers un truc un peu miteux dont on n'était plus trop fier (au point de zapper son nom), qu'il fallait donc détruire, réduire en pièces (trois)... et qu'on n'en parle plus. Avec pour conséquence, comme à chaque fois qu'on démolit des habitats insalubres: reloger les occupants, en l'occurence, ce fameux "cinéma minoritaire", qui voit, dans le numéro suivant, trois de ses meilleurs représentants, Biette, Davila et Frot-Coutaz (des anciens de Diagonale, il n'y a pas meilleure école), accompagnés de Tonie Marshall (dont le premier film vient de sortir), venir échanger avec la revue dans ses jolies nouvelles pages, signe qu'aux Cahiers on veut, non pas, comme le rêvait Daney, quitter le centre pour les marges (ça c'était bon pour le Journal), mais l'inverse: ramener les marges vers le centre, comme en témoigne la présence dans le même numéro de Robert Kramer (le cinéaste de "la marge") et de Marguerite Duras...

Le Minotaure minoritaire.

Pascal Bonitzer rappelait que les Cahiers avaient toujours par goût pris le parti du minoritaire. C'est au nom de ce goût-là, de cette attirance pour les marges, que Toubiana au début des années 90 défend le cinéma français d'auteur (ou plutôt "des auteurs", tant ceux-ci sont de plus en plus nombreux - Chatilliez vient de rejoindre les rangs): parce qu'il est minoritaire. Mais par rapport à quoi?  Bah, en tant que "cinéma", par rapport à la télévision... en tant que "français", par rapport à l'américain... en tant que "d'auteur", par rapport au commercial. Trois vérités, trois truismes... qui alimentent les éditos de la revue et dont le côté argumentum ad nauseam ne permet pas d'aller bien loin. Non seulement parce que l'argument, à force d'être répété, finit par tomber à plat, mais surtout parce que ce goût du minoritaire conduit, comme toute affaire de goût, à d'inévitables fautes de... goût, qui mêlent, à proportions variables, naïveté, mauvaise foi et déni. A placer sur la même ligne (de front), le cinéma français et le cinéma d'auteur, face au cinéma US et au cinéma commercial, on crée du minoritaire à bon compte, puisque finalement tout ce qui n'est pas américain ni commercial peut se dire minoritaire, soit une banalisation du mot dont la principale victime sera le "vrai" cinéma minoritaire, devenu pour le coup ultra-minoritaire, celui à petit budget, qui rame pour exister. Parce que la marge, c'est quand même bien ce qui est "en marge", pas ce qui s'affiche "au milieu", le cinéma d'auteur moyen avec des moyens... dans la moyenne. Il ne s'agit pas de défendre exclusivement les petits films d'auteurs, mais de justifier ses choix (qu'ils soient d'ordre esthétique ou moral), quant au "gros" du cinéma, celui qu'on dit mainstream ou plus simplement "installé", sur des critères un peu plus solides que la sempiternelle opposition entre minoritaire et dominant, qui permettent, lorsqu'on est amené à défendre, ponctuellement, ce que produit l'ennemi (ça arrive quand on n'est pas aveuglé par l'idéologie), de juger ces productions sur ce qu'elles sont et non, par le négatif, sur ce qu'elles ne sont pas ou qu'on voudrait qu'elles soient.
Par exemple, à propos de la télévision, incarnation du Mal absolu, mais dont il sort parfois, et même plus souvent qu'on ne l'imagine, d'incroyables moments (des moments de vérité, comme on dit) où le réel s'offre en direct au spectateur, dans toute sa violence, telle la couverture (par la Cinq surtout) de la Révolution roumaine et de la chute de Ceausescu. Reconnaissant la force d'impact des images alors diffusées par la télévision, Toubiana, prisonnier de son anti-télévisualisme (un rien primaire), ne peut les considérer que comme "accidentelles", y voyant une sorte de rossellinisme involontaire, alors que cette puissance de réel (qui n'a absolument rien d'épiphanique) est directement lié au médium qui s'en fait le support, et non parce que ce serait le "bon côté" de la télévision, celui qui emprunte au cinéma, à son essence, et que, à l'inverse, dès qu'on quitte les images, "juste les images", qu'un commentaire vient s'y greffer, on retomberait du côté mauvais de la télévision et de son affreux babil. Affirmation qu'on peut parfaitement renverser en considérant que les images en direct, c'est de la télé, et qu'après, ou par-dessus, les mots qu'on y ajoute, relèvent au contraire du mauvais cinéma, de celui justement prédominant dans le cinéma français d'auteur, qui ne sait pas raconter, tous ces films mal écrits ou surécrits, emplis de dialogues sur-signifiants... Certes, c'est parce que Rossellini croyait que le cinéma était mort qu'il s'est tourné vers la télévision, pour y retrouver ce que le cinéma ne pouvait plus lui apporter. Ce faisant, via cette nouvelle expérience, il a aussi découvert les possibilités de la télévision, toutes ces possibilités, quant au rapport au réel et au monde, qu'elle seule, la télévision, était capable de lui offrir. La télévision produit un autre langage, son propre langage, et il assez vain d'affirmer que lorsque c'est raté, c'est de la télé, et quand c'est réussi, ça renvoie au cinéma. D'autant que, parallèlement, beaucoup de films ont gagné ou gagneront à emprunter à la télévision (à l'image du Rayon vert de Rohmer), manière aussi de se prémunir contre le maniérisme et ce côté "clinquant" qui mine une bonne partie de la production cinématographique.
Autre exemple, à propos de l'autre Mal: le cinéma américain, celui, le Méchant, qui n'est pas indépendant et sur lequel on tape à longueur d'éditos. Le plus souvent, c'est justifié, mais quand ça se complique, autrement dit quand arrive un film américain à très gros budget, accompagné d'une campagne publicitaire tonitruante, et qu'il s'avère que le film n'est pas dénué de qualités, pire, qu'il y révèle un véritable auteur (un de plus), comment en parler... comment justifier qu'on lui fasse même l'honneur d'une couverture. Vous l'avez deviné, je veux parler du Batman de Tim Burton. Sur la couverture elle-même (celle du n°423, septembre 1989), je ne m'étendrai pas, les couvertures n'ont jamais eu un caractère si sacré aux Cahiers, et s'il fallait polémiquer ce serait plutôt avec la couverture du mois suivant, consacré encore à un film américain, Quand Harry rencontre Sally, de Rob Reiner, dont on devine ce qui a motivé le choix (contre les Baisers de secours de Garrel): répondre à ceux qui s'étaient indignés de la présence "sacrilège" de Batman, en élisant (avec un mois d'avance) un film américain mais cette fois produit par une petite société de production, en l'occurence celle de Reiner (Castle Rock, une filiale de la Warner qui, elle, a produit le Batman — vous suivez?), de la même manière qu'avait été choisi pour une autre couverture, trois mois avant, le film de Spike Lee, Do the Right Thing, film produit lui aussi par son réalisateur. Le Reiner en couverture - film au demeurant sympathique, mais comme il en existe plein -, c'était ça: juste une réponse (diplomatique) aux détracteurs du Burton, une sorte de compromis, avec la couverture comme terrain d'entente, pour ménager les susceptibilités: un film d'auteur, américain, mais pas d'une grosse major, contrairement à Abyss, le film de Cameron produit par la Fox, qui allait sortir et qui, à ce titre, aurait pu prétendre à la couverture, sauf que: 1) c'eût été perçu comme une provocation; 2) quitte à faire dans l'aquatique, mieux valait éviter le spectaculaire et attendre le bain piscinal de Moretti et sa Palombella rossa, prévu le mois d'après; 3) comme il s'agissait de la dernière couverture des Cahiers, avant le changement de maquette, les couleurs d'automne du Reiner étaient plus adaptées — CQFD.
Quant à Batman, et c'est là où je voulais en venir, pour justifier qu'il ait fait la couverture, l'argument-massue de Toubiana, c'est quoi? Qu'à travers le personnage du Joker - ce qu'il y a de mieux dans le film - et le plaisir pris par Burton à peindre un personnage aussi négatif et destructeur, Batman apparaît comme une charge ironique, mordante envers le cinéma américain bien-pensant, aseptisé, standard. (...) Comme si Burton donnait enfin libre cours à son agressivité envers l'idéologie niaise des Studios Walt Disney, entreprise où il fit par ailleurs ses classes comme dessinateur [ndlr: par la suite Burton reviendra régulièrement chez Disney, quitte à se faire virer, tout aussi régulièrement]C'est peut-être vrai, il n'empêche, pour qu'un blockbuster se retrouve en couverture des Cahiers (la dernière fois, c'était avec Top Gun mais dans un tout autre registre puisque c'était pour illustrer la question posée d'un "cinéma américain en chute libre"), il faut qu'il se montre suffisamment critique, acerbe même, vis-à-vis du système dont il dépend, autrement dit qu'il se positionne en "minoritaire" à l'intérieur de son propre camp. Célébrer un tel film, c'est alors pour les Cahiers jouer sur les deux tableaux: participer, sciemment ou non, à la promotion du film tout en se donnant bonne conscience. Comme si, finalement, il y avait une petite honte à aimer un blockbuster et que, plutôt que de défendre le film sur ses qualités propres, on préférait mettre en avant ce qu'on y avait perçu de conforme à nos propres idées (et ainsi faire l'éloge à travers le film des idées qu'on défend). Bref, pour l'instant, on se mouille sans trop se mouiller. Affaire à suivre... On ajoutera juste que, sur la question des couvertures "qui posent problème", la polémique renaîtra treize ans plus tard (quoique moindre), avec un autre film de super-héros, Spider-Man de Sam Raimi, ce qui donne à ces histoires de couvertures une allure de running gag... au point que, dans les années 2010, je m'étais pris à rêver d'une couverture avec, non pas Batman v Superman de Snyder (faut pas exagérer), mais peut-être The Dark Knight Rises de Christopher Nolan qui susciterait à nouveau une bonne grosse polémique... mais non, il n'en a rien été. Dommage... Toujours est-il qu'à l'aube des années 90, aux Cahiers, sous l'impulsion des deux K, un là-bas, en Amérique (Bill Krohn), l'autre ici, à Paris (Iannis Katsahnias), le cinéma américain reprend sacrément du poil de la bête. Pour le meilleur et pour le pire...

(à suivre)

lundi 22 mars 2021

Hi Bird


Hybird, Mary Hansen, 2005.


Abstractions (2003), le seul album publié par Europa 51, projet créé par Andy Ramsay, Simon Johns (deux membres de Stereolab) et le compositeur Steve Russell, accompagnés, entre autres, de Dominic Jeffery (Stereolab et Imitation Electric Piano), Marcus Haldoway et John Bennett (The High Llamas)... et au chant Mary Hansen (qui avec Tim Gane, Lætitia Sadier et Andy Ramsay formait le noyau de Stereolab), décédée tragiquement quelque mois avant (l'album Margerine Eclipse, publié en 2004, lui sera dédié).

samedi 20 mars 2021

Vingt ans après et dix ans plus tard...


Moïse et Aaron de Jean-Marie Straub et Danièle Huillet (1975).

Les Cahiers: 1980-2010 (1)

Précision: je ne retrace pas l'histoire des Cahiers, j'en suis bien incapable. Il s'agit plutôt d'une promenade (subjective, ça va de soi) dans ce que fut pour moi l'aventure des Cahiers, découverts au milieu des années 80. J'y avance, au gré de mes relectures, sans ordre préconçu (d'où l'aspect décousu), essayant tout de même de garder un cap.

En 1980, qu'en est-il de la trinité Cinéphilie-Politique-Théorie? Les Cahiers, au nom du Père cinéphile, du Fils politique et du Saint-Esprit théorique... De Baecque a raison quand il écrit que ce qui traverse l'histoire des Cahiers a fondamentalement à voir avec le sacré:

Les Cahiers ont choisi la souveraineté du cinéma, dogme fondateur, et ce rapport, ils l'ont vécu avec foi. D'abord, relisez la "Lettre sur Rossellini" de Rivette, "Le goût de la beauté" de Rohmer, le "Voile de Véronique" de Bazin, les textes de Truffaut et de Chabrol sur Hitchcock, ceux de Godard sur Rouch, comme une incarnation: le corps du cinéma, voilà la vérité, voilà ce qu'il faut aimer. De cette vision du cinéma comme art de l'Incarnation, découle la plus belle définition de la mise en scène ("faire bouger des corps dans l'espace") et une philosophie de la transparence du regard: seul le réel du corps, filmé sans masque, sans obstacle, est "beau". Mise en scène et beauté: ce cinéma fascine. D'où la pointe extrême de cette pensée de la représentation: l'idée mac-mahonienne, la fascination pour l'Incarnation, la beauté des corps, la violence qui les anime et la rigueur de leurs mouvements...
En réaction, face à cette fascination, une partie de la rédaction, au sein de la même foi pour un cinéma souverain, choisit une autre idée de la représentation. Ce corps qui est apparu sur l'écran, plutôt que de le regarder directement, de l'adorer, il s'agit de l'opacifier, de placer des obstacles entre lui et l'œil. D'une incarnation glorieuse et transparente, les Cahiers, au détour des années soixante (l'on nomme cela le cinéma moderne), font une incarnation délicate, troublée: corps mélangés par l'exotisme (le cinema nôvo), corps éventrés par les "béances du récit" (Godard), corps brûlés, mutilés par l'irruption obsédante de la subjectivité du regard (Persona de Bergman). Ces deux pans du cinéma (classique/moderne, cinéma de poésie/cinéma de prose, etc.) visitent les deux manières de l'Incarnation, les deux façons d'être de l'Image: le corps de gloire et le corps de douleur.
Mais cette pensée de la représentation ne sort pas indemne des expériences théoriques et politiques du début des années soixante-dix. Le corps du cinéma n'a pas seulement été brusqué, il a été détruit. Découpé par le montage, perdu par le gros plan, le voilà dans les pages mêmes des Cahiers, haché par le photogramme qui a pris la place des photographies, puis exclu de façon encore plus radicale avec l'arrêt de l'illustration, tandis que les textes écrits alors théorisent et dénoncent les illusions idéologiques de la représentation. Les Cahiers ont détruit le corps du cinéma, l'incarnation a été défaite: l'iconoclasme découle de cet interdit de l'image.
Tout le travail de la fin des années soixante-dix consiste, au contraire, à redonner corps au cinéma, par une compréhension de la culture populaire (Allio et Foucault), de l'Histoire (Syberberg), du mouvement (Godard et Deleuze), par l'expérience de l'épouvante corporelle (De Palma, Cronenberg) ou la curiosité pour le corps de l'Autre (la science-fiction).

En 1980, si l'amour du cinéma est toujours là, peut-on encore parler de foi? Si "l'histoire des Cahiers s'est longtemps écrite comme une guerre de religions" (de Baecque), et à la religion du "beau" (période classique) a succédé la religion du "nouveau" (période moderne), qu'en est-il après? Les années 80, période postmoderne s'il en est (en attendant l'hypermoderne), témoignent davantage d'une crise de foi. Pas au sens, pour les Cahiers, d'une remise en cause de leur amour du cinéma, ni de ce qu'il en est de sa souveraineté, mais au sens où, vu le champ de ruines laissé par l'aventure marxiste-léniniste, reconstruire la revue ne pouvait se nourrir d'une simple foi retrouvée. C'est d'un amour raisonné, et non plus aveugle, qu'il va falloir faire preuve pour que les Cahiers revivent. Ce qui suppose une bonne dose de pragmatisme (davantage incarné par Toubiana dans l'attelage qu'il compose avec Daney). Et pour commencer: une base qui soit solide, autrement dit une équipe solide. Et quoi de plus solide, que ceux qui étaient déjà en place, non seulement pour leur expérience de la revue, les rendant immédiatement opérationnels, mais plus encore parce qu'il n'y a pas meilleures plumes. C'est quasiment toute l'ancienne équipe qui se retrouve sur le pont (seul exclu: le vilain Pakradouni). Même Comolli et Narboni ne sont pas loin, officiant en coulisses. C'est en février 1978, avec le n°285, après trois années qu'on qualifiera de balbutiantes (mais déjà prometteuses), que prennent corps, dans un nouveau corps (dessiné par le graphiste Jacques Daniel), les nouveaux Cahiers. Pour marquer le coup: une photo en couverture, et pas n'importe laquelle: Monsieur Verdoux, Chaplin qui vient de mourir (en même temps que Hawks et Tourneur, ce dont rend compte Biette dans le numéro, sous le titre lapidaire: "Trois morts"). Verdoux, ça renvoie à Bazin, au mythe de M. Verdoux: le mythique, écho à la première période des Cahiers (même si le texte de Bazin a été écrit avant); mais aussi Verdoux en "avatar de Charlot", dans une nouvelle peau, comme le sont les nouveaux Cahiers. Et pour officialiser la chose, un éditorial, qui aujourd'hui encore, conserve une bonne part de son actualité:

(...) il nous semble que le moment est venu de faire le point, de dire dans quelle direction nous entendons aller, où nous en sommes, le cinéma et nous. Plutôt dessiner un cadre qu'ériger une ligne.
Un mot sur la conjoncture.
(...) cette "crise du cinéma" dont on parle avec une telle délectation, est-elle conjoncturelle ou s'agit-il d'un mot charitable pour dire que le cinéma se meurt? Et s'il s'agissait plutôt de cette crise endémique par laquelle le cinéma depuis toujours essaie de "se refaire", comme une machine qui ne fonctionne que parce qu'elle est détraquée?
Répondre à cette question est peut-être hasardeux, ou hâtif. Encore faut-il qu'elle soit posée. Car il y a tout de même deux ou trois choses que nous savons, aux Cahiers.
Par exemple que (...) le spectateur de bon sens, à la fois dupe et exigeant, pour lesquels les grands films du passé ont été faits (hier la nourriture du cinéphile, aujourd'hui les "classiques" offerts par la télévision) est en voie de disparition. Nous entrons dans l'ère du "consommateur culturel", qui est un nouveau type de spectateur, encore mal connu, à la fois non-dupe et "curieux", plus cultivé mais aussi plus facile à intimider (par le label "qualité", par une politique des auteurs généralisée, donc vidée de sens).
C'est là une conséquence d'une mutation dans les media qui ne fait plus de doute. Le cinéma a été un medium dominant. Il ne l'est plus. Il a eu le monopole de l'imaginaire de masse. Il ne l'a plus. C'est aujourd'hui un medium dominé, par la télévision bien sûr, mais surtout par tout langage publicitaire. Ce qui signifie en retour que le public actuel de cinéma (...) attend du cinéma qu'il soit une formidable caisse de résonance idéologique, un peu à la manière des films qui, à la télévision ou dans les appareils culturels, "préparent" le débat. Mais qui ne font guère plus. C'est aussi par rapport à un tel public (et pas seulement à ce qui subsiste du "grand public") que les films sont pensés, fabriqués, lancés, plus comme des raids sur le marché culturel que comme des entreprises de production (et le mot "production", du coup, reprend tout son sens).
Cette mutation du cinéma entraîne-t-elle une crise correspondante dans ce qui s'écrit autour du cinéma? Y a-t-il une crise des revues de cinéma? Sans doute mais elles ne le savent peut-être pas toutes. Il y a des choix minima à redéfinir.
Par exemple, une revue de cinéma doit-elle épouser la cause du cinéma, participer à une sorte de front uni pour la défense du cinéma, toutes professions réunies, toutes contradictions résorbées? Nous ne le pensons pas. Il se passe assez de choses en France (ou plutôt à Paris, ville privilégiée) pour alimenter des revues qui se donnent pour seul objectif de "suivre" l'actualité. Sauf que cette sacro-sainte "actualité" est de part en part pré-déterminée, pré-mâchée par l'ensemble de la profession (du producteur au publiciste). La critique, telle qu'elle continue à être pratiquée, se distingue de plus en plus mal de la publicité. Il nous semble qu'un vrai discours critique ne consiste pas seulement à produire des avis, des jugements, des analyses (ce que nous nous proposons de faire plus que jamais), mais aussi à essayer de découper différemment le cinéma. C'est ce que les lecteurs des Cahiers sont en droit d'attendre.
Il y a des découpages faciles mais stériles, n'aidant pas beaucoup à penser. Comme l'opposition du "système" et du "marginal". Cette dichotomie fait plaisir de part et d'autre mais elle a pour effet d'unifier peureusement, soit au sein de la profession (non merci pour participer à la reconstitution de la "qualité française", fût-elle de gauche), soit à sa porte ou dans ses marges (aucune envie non plus d'encourager la revendication de la pauvreté militante et bien-pensante, luttant avec ressentiment "contre la récupération"). D'abord le système et ses marges sont plus liés qu'il n'y paraît (c'est même un des effets de la "crise"). Ensuite parce que c'est justement dans leur entre-deux que les choses les plus intéressantes se passent.
Par exemple, Straub et Godard. Ces deux noms, depuis quatre ans, sont revenus avec insistance dans les Cahiers. Mais nous n'avons peut-être pas bien expliqué ce qui fait leur importance à nos yeux, pas seulement leur indéniable statut de "grand cinéaste", mais aussi leur refus obstiné de cette dichotomie système/hors système, leur acharnement à toujours postuler un spectateur (à respecter, même sans ménagements), leur souci d'interroger le monde à partir de ce qui leur reste de l'ancien cinéma: les gestes du cinéma. Ce sont des artisans. Leur travail permet de mieux saisir, comme livrée à elle-même, cette part d'artisanat qui allait de pair jadis avec la part d'industrie et que le naufrage de l'industrie, sa fuite en avant accélérée, rendent aujourd'hui visible. C'est le principal intérêt du retour de la question cinéphilique: retour à des gestes, à la question "comment?"
Il y a d'autres découpages, tout aussi stériles. Comme de définir le cinéma par la négative, par ce qu'il n'est pas, pour en cerner la "spécificité". C'est une approche aujourd'hui dominante à l'université: on y étudie le cinéma tel qu'en lui-même et à l'abri de tout ce qui pourrait le polluer. Cinéma "pur" contre cinéma "impur": la préférence anciennement accordée par Bazin à ce dernier continue à prévaloir pour nous.
Ce qui veut dire: étudier le cinéma dans son hétérogénéité même. Sociale: aussi bien les quartiers réservés (le porno) que les habitats design (la pub), dans les quartiers résidentiels (Bergman) que les deux-pièces kitchenette (Moullet). Et aussi: l'étudier dans ses rencontres, ses tangences, ses voisinages avec d'autres media, d'autres chaînes d'images enregistrées, tracées sur d'autres supports, la peinture, la photographie, la vidéo, etc.

Pas de ligne donc, mais un cadre, où à la trinité Cinéphilie-Politique-Théorie, propice aux crises, se substitue quelque chose de mieux contrôlable, qui puisse se réguler de lui-même, une sorte de crise permanente, endémique, à l'instar de celle du cinéma, qui ferait des Cahiers une machine elle aussi toujours en train de "se refaire". Il en est ainsi de la cinéphilie, de la politique, de la théorie, machines à l'intérieur de la machine, appelées à se refaire via une sorte de mouvement critique perpétuel (la Critique, quatrième terme pour contenir le conflit entre Cinéphilie, Politique et Théorie) qui durant les deux années à venir va servir de rampe de lancement pour la revue:

critique de la cinéphilie: à travers les textes de Biette sur d'anciens films américains qu'il a revus à la télévision ou lors de rééditions (le cinéma d'hier conjugué au présent), et bien sûr la diatribe (postmoderne) de Skorecki "Contre la nouvelle cinéphilie": (...) "La télévision est le dernier endroit où quelque chose de la lucidité hallucinée de la cinéphilie d'hier est encore possible: allez-y vous vautrer dans le sublime et le débile, toutes notions de temps et de goûts mêlées! Démêlez la laine enchevêtrée du 625 lignes pour vous tricoter un vêtement à votre mesure, hasardeuse et logique! C'est bien le seul lieu, trop familier pour qu'on s'en avise, où le dernier ciné-télé-phile peut échapper à la mort monotone, partir à l'aventure...", texte auquel répondra sèchement Kané, mais qui n'empêchera ni Skorecki ni Biette de poursuivre leurs chroniques sur les vieux films vus à la télé, résultat peut-être d'une transaction au sein de la rédaction, en tous les cas, exemple parfait de cette "hétérogénéité" revendiquée par Daney et Toubiana dans leur édito. La "cinéphilie en question" aussi à travers les textes de Bernard Boland ("Sortir de la nostalgie?" et surtout "Passe Montagne, film français" qui voit Stévenin, au contraire de Jacquot, Miller et Tavernier, en sauveur de la cinéphilie, "rendue à la santé et au sommeil de la vie— dans une note de bas de page, Boland précise que ce qui l'intéresse, "c'est la position contradictoire du cinéphile pris entre la tentation de la folle glorification du film comme machine (exprimant ainsi la vérité de sa place mais condamné au mutisme et à la contemplation) et le recours à l'auteur comme possibilité de dégagement, de réveil, de communication. L'auteur réintroduit la différence, le relatif, le partiel; il permet de parler des films, peut-être d'en faire."

critique de la politique, qui s'exprime à mon sens dans l'importance accordée par la revue à Straub et Godard, et leur positionnement en dehors de la "dichotomie système/hors système", de même que "leur souci d'interroger le monde à partir de ce qui leur reste de l'ancien cinéma". (à développer — cf. infra Oudart contre Straub et Godard)

critique de la théorie: le plus gros chantier pour les Cahiers, tant la théorie c'est quand même ce qui a servi de fer de lance à la revue depuis une dizaine d'années et, en dépit des dérives, était devenue sa marque de fabrique, surtout auprès de l'université (notamment américaine). La critique portera sur les outils, autour de ce que la revue appelle des "questions de figuration" qui, selon Daney, "permette à une interrogation fondamentale sur le cinéma de faire retour. A la fois pour ressaisir ce qui peut et doit l'être des dix dernières années de réflexion théorique (cinéma et sémiologie, cinéma et psychanalyse, etc.) et pour réenvisager le cinéma, cet art "pas comme les autres", comme dit Jean Louis Schefer. En ces moments non dénués d'anti-intellectualisme (le ouf repu de tous ceux qui ont eu peur ces dernières années — peur de la théorie, peur de la politique, peur de la conjonction — a quelque chose de vaguement dégoûtant, comme si à l'intelligentsia de gauche succédait une bêtitsia de droite) et dans la lassitude des discours institués, il faut reposer ces "questions de figuration", et de ce mode particulier de figurer qu'est le cinéma, à ceux — ils sont rares et plutôt seuls — qui réfléchissent sur le statut des images en cette fin de siècle." Et d'interroger Jean Louis Schefer ("L'homme ordinaire du cinéma"), Pierre Legendre ("Où sont nos droits poétiques?"), remettant en question, respectivement, la psychanalyse et la sémiologie, appliquées au cinéma. A la place, interroger avec Bonitzer, les questions purement esthétiques de "décadrage" (cinéma et peinture) et de hors-champ, toujours avec un esprit critique: "Le cinéma qui nous intéresse est celui qui joue des hors-champs: vous devez commencer à le savoir, on ne cesse de le seriner (c'est drôle, on a l'impression d'être les seuls). Les grands cinéastes — Hitchcock, Lang, Mizoguchi, Tourneur, Dreyer, Duras, Straub, Godard — sont ceux dont la mise en scène, l'écriture, le montage, s'articulent d'effets de hors-champ, d'un fading de la représentation. Car c'est en jouant du hors-champ, des hors-champs, c'est-à-dire en ouvrant le film au pas-tout, que le réel à quelque chance d'y pointer, et d'être subvertie la répétition du même." (en ouverture de son texte sur Vincent mit l'âne dans un pré... de Pierre Zucca). On y ajoutera, toujours avec Bonitzer (qui a participé avec Toubiana à l'écriture du scénario de Moi, Pierre Rivière... d'Allio, d'après Foucault, et futur scénariste de Ruiz, Téchiné, Kané, Rivette...), les questions de "récit": "Bernard Boland soulignait récemment avec raison une phrase du dialogue de L'Homme qui aimait les femmes, et qui est à prendre bien entendu à compte d'auteur: Vous êtes narratif, nous n'avez pas peur de raconter une histoire. Qui a peur, aujourd'hui, de raconter une histoire? Disons que c'est une peur diffuse, issue de la modernité, pas seulement et pas principalement cinématographique (littéraire aussi bien, je dirais même surtout littéraire, mais qui s'est propagée ailleurs), un "soupçon" comme on dit, porté à l'encontre du narratif, du romanesque, via un naturalisme dépassé, largement dénoncé et, il est vrai, endémique dans le cinéma, le cinéma français du moins. Aujourd'hui, un peu partout, c'est plutôt le manque d'histoires, de bonnes histoires, qui se fait sentir. La crise du cinéma, c'est aussi la crise du cinéma romanesque, le désir cinéphilique frustré de vibrer auprès d'un récit aussi passionnant et bouleversant qu'ont pu être pour notre génération, au hasard et inégalement, Moonfleet, la Dame de Shanghai, Mrs Muir, par exemple. Est-il possible aujourd'hui de trouver au cinéma l'esprit de générosité et de passion qui anime le moindre des écrits de Stevenson?" (en ouverture de son texte sur les Enfants du placard de Benoît Jacquot).

Et, complément inévitable: la critique de la critique (qui mêle donc cinéphilie, politique et théorie), avec notamment les deux textes polémiques de Jean-Pierre Oudart: "A propos d'Orange mécanique, Kubrick, Kramer et quelques autres" (qui fait suite dans le même numéro à celui de Skorecki contre "la nouvelle cinéphilie") et "Notes de mémoire sur Hitler de Syberberg", dans lesquels il dézingue les idoles Straub et surtout Godard, la modernité s'incarnant davantage, à ses yeux, chez Kubrick, Robert Kramer et Syberberg:

(...) Il n'y a pas longtemps, Saint Jean-Marie et Saint Jean-Luc, Godard et Straub, passaient aux Cahiers du cinéma pour le fin du fin de la modernité cinématographique. Pour moi, la problématique des enjeux de la modernité s'inscrit plutôt, dans ses lignes de plus grande tension, dans l'impossibilité de réconcilier le cinéma de Milestones et celui d'Ici et ailleurs, le cinéma d'Orange mécanique et celui de Non-réconciliés, et c'est dans la pensée de cet impossible conciliation qu'il y a urgence à travailler le cinéma, y compris théoriquement. Parce que cette impossibilité interroge à la fois les problématiques critiques-théoriques et la politique des auteurs-Cahiers depuis 68...
(...) Il y a une infinie distance entre le cinéma de Syberberg et celui de Godard qui, par un retournement à 180°, est pour moi, tel que je l'ai reçu, depuis 10 ans, comme beaucoup, dans la gueule, l'aboutissement le plus raffiné, le plus sophistiqué, du recouvrement du cinéma par le scénario dogmatique: les images ne doivent pas séduire, les spectateurs ne doivent pas rêver. L'effet de rêve est voué à la malédiction, dans un cinéma dont la scénographie et les procédures de montage sont faites pour répéter aux spectateurs qu'ici n'est pas ailleurs, et qu'autrement dit, pour parler clairement, en tant que spectateurs, ils ne doivent pas cesser de savoir, et éprouver douloureusement et honteusement, qu'ils ne sont pas dans le coup, de là où on travaille, de là où on souffre, de là où on meurt. Ce que répète le cinéma de Godard aux cinéphiles politisés de ma génération depuis le groupe Dziga Vertov, ce n'est pas autre chose que cela: vous n'êtes pas dans le coup, vous n'êtes pas là où il faudrait être, vous avez manqué le train ou vous n'avez pas pris le bon, vous êtes des négativités sans emploi. Ce que j'ai appelé le surtravail du signifiant, le déjà-cliché et la stratégie du montage selon Godard, c'est à répéter que ça sert aux Cahiers, à étayer esthétiquement et théoriquement le travail de deuil du gauchisme.
J'aime aujourd'hui le cinéma de Syberberg, contre celui de Godard, parce que je ne m'y sens pas complètement déplacé par les interrogations qu'il fait lever sans poser aux spectateurs la moindre question. Parce que je n'y suis pas à l'école, sous un prétexte politiste de plus en plus vague. Parce que je n'y suis pas surveillé. Et aussi parce que c'est, à sa façon, un cinéma très local, qui a l'extrême souci de se localiser. C'est un cinéma qui ne respire pas la honte, comme celui de Godard, d'être fait par et pour des petits-bourgeois qui ont un tant soi peu le souci de l'histoire et de la politique. Un cinéma qui a un goût, une sensibilité, un cortège de soucis, une esthétique spécifique. Godard, malgré son petit côté pop, Mirò et graffiti, c'est un cinéma qui n'est pas seulement étayé par un fantasme planétaire, mais qui a le goût de mort du cinéma planétaire des media, et s'y complaît avec morosité.

Quant à l'hétérogène, qui est lui-même porteur de crise, par la confrontation des éléments qui le compose, on peut dire qu'il se manifeste à tous les niveaux: exemplairement dans le rapport cinéma et télévision, on l'a vu, avec Biette et Skorecki, mais aussi vidéo (Godard: après Six fois deux,France tour détour deux enfants, van der Keuken, Nam June Paik...), peinture (le Quattrocento, Velázquez, Cremonini, Monory et Fromager), photographie... pornographie ("Le sexe froid" par Yann Lardeau), comme annoncé dans l'édito. Mais encore: dans l'éloge de Syberberg et de son film Hitler, le côté kitsch, l'aspect "magazine de quat'sous", traités par Oudart et Bonitzer (Séduction et terreur au cinéma), le jeu de Totò, dont "le corps comique et paroxystique se débat contre toutes les fictions, celle des récits qu'il ne parcourt qu'en les brisant, celle d'une langue italienne artificielle et imposée qu'il s'obstine à réinventer en la massacrant, celle d'une identité et d'une nature humaines réservées, qu'il jouit de faire basculer entre l'animal et la machine..." (Comolli et Géré), le montage dans Genèse d'un repas de Moullet, le numéro spécial (impossible à faire) de Godard, le son chez Tati, Apocalypse Now en couverture, Coppola cohabitant avec Straub (De la nuée à la résistance)...

Et pour finir — en contradiction (logique) avec ce qui précède — Ozu: le choc esthétique qu'a dû être, à cette époque, la découverte de ses films (Voyage à Tokyo, le Goût du saké...), que résume à sa manière Alain Bergala: "Notons au passage qu'il a fallu attendre les films d'Ozu pour que nous apparaisse comme une évidence lumineuse que le cinéma n'est pas condamné à être un art de l'événement, de la figure, mais qu'il peut aussi trouver un état de perfection dans l'art de montrer la trame continue, la vacuité étale, le temps de fond (comme on le dit de la toile) dont quelques événements infinitésimaux, en séries un peu dérisoires, pris en charge par une énonciation pré-réglée, viennent légèrement affecter la surface et nous la rendre ainsi sensible, pour elle-même, sans que la figure occulte le fond mais nous permette au contraire de mieux en jouir.
Le spectateur (...) doit consentir sans trop de résistance à cette torpeur un peu vide, à cet ennui léger, à cet état de vacance dont parlait Jean Narboni à propos de Flammes d'Arrieta, il doit être disposé à goûter comme un plaisir cette attente légère, diffuse, cette langueur de l'énonciation, et donner congé en lui au spectateur qui a besoin d'un maître comme à celui qui est en quête du secret." (L'être-ange au cinéma)

(à suivre)

[ajout du 21-03-21]

Janvier 1980: Daney et Toubiana créent "Le Journal des Cahiers (qui remplace "Le Petit Journal"). Les deux Serge s'en expliquent dans l'édito:
Un journal dans une revue? Un monstre à deux têtes ou deux têtes pour un monstre en crise? Il est clair aujourd'hui que tout projet de revue est obéré par l'accélération donnée à la consommation culturelle. La mode est au discours éphémères, à l'écriture au jour le jour, au prêt-à-penser. Mais il y a crise aussi du côté de la presse d'information qui laisse de moins en moins de place au reportage, au discours critique et au tranchant du goût. D'où un babil généralisé, pas vraiment critique, pas vraiment publicitaire, tout cela à la fois allégeance aux modes et aux Institutions.
Une revue accueille un journal avec ce pari: donner le désir de combler le fossé qui se creuse entre ceux qui devraient dire ce qu'ils savent du cinéma (informer) et ceux qui devraient dire ce qu'ils voient dans les films (critiquer). Relever ce pari c'est ouvrir nos colonnes à tous ceux qui aiment le cinéma.

De fait, le début des années 80 voit les Cahiers s'ouvrir, telle une fleur, à tout ce qui fait le cinéma: on voyage beaucoup, d'abord en Allemagne puis de plus en plus loin, avec une prédilection pour l'Asie: Inde, Japon, Hong Kong, Taïwan et même l'Indonésie (Daney); on rencontre beaucoup de monde: d'abord, les "anciens" des Cahiers: outre Godard, qu'on a jamais quitté — Numéro deux est le film le plus marquant de la décennie passée —, Rivette, Rohmer, Chabrol et bien sûr Truffaut pour qui c'est le grand retour (après un compagnonnage chaotique), hélas endeuillé par sa disparition fin 84, justifiant un numéro spécial où il est moins question de ses films que de l'univers romanesque dans lequel ils s'inscrivent; mais aussi ceux qu'on avait un peu mésestimés (Pialat), un peu abandonnés (Eustache); en fait, c'est tout le cinéma d'auteur français qui est au rendez-vous: Straub bien sûr (l'autre compagnon de route avec Godard), Bresson, Demy, Garrel, Téchiné, Mocky... + Akerman (qui est belge), sans oublier Duras — un numéro spécial pour elle toute seule. Les numéros spéciaux sont d'ailleurs nombreux durant cette période: un spécial Télévision, le médium "cool", comme on dit à l'époque, un spécial "Made in USA", qui permet de rencontrer Scorsese, De Palma, Coppola, Cimino, le critique Manny Farber... un spécial Raoul Ruiz (extraordinaire)... sans compter les Hors-séries (Syberberg, Pasolini, Welles, Hitchcock, Hong Kong). On rattrape le temps perdu avec les films de Ferreri, Fassbinder, Cassavetes, Oshima, Bertolucci, Tarkovski, Skolimovski... Aucune grande signature n'échappe à cette boulimie de cinéma que sont pour les Cahiers les années 80 (après le pain sec des années 70-75): Kubrick, Kurosawa, Chahine, Fuller, Satyajit Ray, Antonioni, Bergman, Jerry Lewis, Fellini, Leone... C'est l'occasion aussi de grandes découvertes (Ozu et Oliveira en premier lieu, puis de nouveaux cinéastes: Cronenberg, Brocka, Lynch, Carpenter...), comme de re-découvertes (Mizoguchi, Barnet, Naruse, Griffith, Dreyer, les Hitchcock-Paramount, Sjöström...). On lit également beaucoup — d'autant qu'on s'est mis soi-même à l'édition (avec Gallimard) — de Barthes (La Chambre claire) à Deleuze (L'Image-mouvement), en passant par Ollier (Souvenirs Ecran) et Schefer (L'Homme ordinaire du cinéma); on s'intéresse au cinéma fantastique ainsi qu'à la technique (le dialogue Godard/Beauviala autour de l'Aäton 35), on débat sur la réforme du cinéma, les nouveaux médias (Canal+), la vidéo et les magnétoscopes (avec Jean-Paul Fargier en grand "manie-tout"), on s'inquiète du cinéma d'auteur et de la fonction de la critique... Cannes et Venise y sont investis comme jamais. Et au sein de la revue de nouveaux noms apparaissent: après Serge Le Péron et Danièle Dubroux, après Alain Bergala et Yann Lardeau, c'est le tour de Charles Tesson, Olivier Assayas, Alain Philippon, Hervé Le Roux... Sinon on aime encore la polémique entre rédacteurs (sur Loulou, sur Et vogue le navire...) et les calembours (la palme à Narboni qui nous la narre bonne à propos d'E.T., même si le calembour est dans le film: "d'où elle sort la créature? d'Uranus? de your anus?"— Spielberg, pain béni pour les jeux de mots puisque déjà, à propos de Rencontres du troisième type, Biette s'y risquait — c'était plus tiré par les cheveux — avec true UFO/Truffaut). Quant au goût des listes (celles des films de l'année), il revient, qui voit triompher la Femme de l'aviateur de Rohmer et Francisca d'Oliveira en 1981, Une chambre en ville de Demy en 1982, A nos amours de Pialat et l'Argent de Bresson en 1983... Pour l'anecdote, notons dans les listes de 1982 de Daney et Skorecki la présence — en cadeau Bonux — de spots publicitaires et de vidéo-clips, signe que, concernant la télévision (omniprésente depuis que le nouveau pouvoir lui impose de nouvelles règles), on ne se contente pas de parler des films qui y sont diffusés (Skorecki, Biette et les "fantômes du permanent") ou des magazines consacrés au cinéma ("Cinéma, Cinémas", de Claude Ventura, Anne Andreu et Michel Boujut, débarque sur la "2" en 1982), mais bien, comme prévu, de tout ce qui touche à l'image (même si l'engouement n'a parfois qu'un temps, cf. le film publicitaire)... la formule "juste une image" n'ayant jamais été aussi juste qu'en ces années-là (c'est aussi le titre de l'autre émission-phare, bien que plus confidentielle, concoctée par Thierry Garrel, Louisette Neil et Philippe Grandrieux — deux hommes et une femme là aussi — sur les "nouvelles images").

Si Daney quitte la rédaction en chef en 1981, c'est en 1985 qu'il s'éloigne vraiment de la revue. L'esprit insufflé y demeure, mais la surchauffe menace. Tout va trop vite. Les films sont de plus en plus nombreux à sortir chaque semaine (un mal qui va aller en empirant), et à multiplier les pôles d'intérêts — contrecoup toujours de la période de disette vécue précédemment — au gré d'une actualité qui elle-même ne fait que s'accélérer en recyclant à tout-va, on gagne en variété (qui permet de faire coexister dans un même numéro — en l'occurrence celui de décembre 1984 —, à côté des films à l'affiche, ceux à venir de Coppola, Chabrol et Godard, un entretien avec Catherine Deneuve, le cinéma indépendant new-yorkais — au sein duquel Jim Jarmusch —, Edgar Reitz, l'auteur de Heimat, pas encore sorti en France, un réalisateur du muet: Victor Sjöström, et les nouveaux cinéastes de Taïwan, tels Edward Yang et Hou Hsiao-hsien, présentés par Assayas...) ce qu'on perd en temporalité, au sens du temps nécessaire au lecteur/spectateur pour rencontrer un film, une œuvre, un auteur..., ce qui fait que ledit lecteur est plus invité à ingurgiter ce qu'on lui propose qu'à s'y abreuver (et ce d'autant plus que dans le numéro suivant, les cartes seront redistribuées, on parlera de tout autre chose, actualité oblige). Cette accélération, poussant à l'encombrement (Daney pense que le lecteur qui ne peut pas tout lire tout de suite y reviendra plus tard, est-ce bien sûr?) — pour éviter le survol et l'absence de débat contradictoire, entraînant une forme de consensus (moins les évaluations sont fines, approfondies, plus elles se ressemblent) —, crée une pression chez le critique consciencieux:

Toubiana: Il y a tout un courant qui, constatant que la critique n'a presque plus de poids, que c'est un métier toujours aussi peu rentable pour ceux qui l'exercent, qu'en l'exerçant les gens prennent le risque de porter sur eux une part d'abjection (il y a des tas de gens qui nous vivent comme des emmerdeurs, des donneurs de leçons ou des artistes ratés), prend la fuite, s'amuse à faire des pirouettes en fait d'évaluer les films, joue aux fléchettes par films interposés, (ils) mettent le son ou le ton de leur critique un peu trop fort. Ce qui importe à leurs yeux, c'est le subjectivisme, le culte de sa propre personnalité critique, plus que la mise à l'épreuve de son amour du cinéma, ou la mise à l'épreuve de son amour de rendre compte de son amour du cinéma, si on veut [credo cahiériste]. Je n'aime pas beaucoup cette attitude mais elle a un avantage: elle fait foin du masochisme critique, elle met en avant son humeur. Or la critique d'humeur, si elle a ses limites, ne laisse jamais froid le lecteur, ne l'ennuie pas si elle est faite avec talent, et permet au lecteur de réagir.

Daney: Ce qui manque aujourd'hui, c'est une idée du cinéma un peu transversale. Plus personne ne pense qu'on est sur un chemin et qu'il y a quelque chose à frayer.

Toubiana: Du coup, les gens fonctionnent comme des critiques culinaires: j'ai vu le film avant vous, je l'ai goûté, voilà comment est la sauce: Coluche est bien, le scénario est nul... et c'est fini!

Comme le disent ailleurs Toubiana et Daney, le problème de la critique des années 80, c'est qu'elle suit ce mouvement d'accélération là où elle devrait ralentir, prise dans ce que Daney appelle l'effet de présent, qu'il résume ainsi: Il est vrai que la critique est faite pour ralentir, qu'elle ralentit et que peu de gens lisent. Si on ne met pas en scène ce présent six mois, trois mois ou trois semaines avant la sortie d'un film, l'effet de présent n'existe plus. (...) Au moment même où il sort, si un film n'est pas déjà attendu, il n'est pas au présent, il est versé dans le compte-courant de l'image où il est en compétition avec la vidéo, la télé et c'est une autre économie. 

On voit dès lors où se situe l'enjeu pour les Cahiers dans les années 80. Entretenir l'effet de présent en créant de l'attente. C'est tout le sens de ces numéros où l'on parle autant des films qui sortent que de ceux qui vont sortir, via tous ces reportages sur les tournages. Où l'on parle aussi des grands cinéastes du passé, à l'occasion d'une rétrospective, d'un livre, et pas seulement au moment de leur mort. Où l'on convoque la mémoire du cinéma en même temps qu'on évoque les prochains films des cinéastes qu'il faut défendre, les auteurs-Cahiers (de plus en plus nombreux, au passage), pour mieux présentifier l'actualité du moment, tous ces films qu'on livre, à grand renfort de publicité, à la consommation du spectateur. Il y a un parallèle évident entre un système, concurrencé par la télévision et cherchant comment faire revenir les spectateurs dans les salles, et une revue qui porte encore le poids de ses années d'égarement et cherche, elle, à reconquérir ses lecteurs, mieux à en conquérir de nouveaux. Avec le risque, pointé par Daney, d'ajouter encore un peu plus à cette "valeur-culture" déjà acquise par le cinéma (avec ce que cela peut avoir de sclérosant, de muséal...) au détriment de l'immédiateté (cette part de spontanéité qu'offre une approche plus "journalistique" du cinéma).

Même si ce n'est pas spécialement à ça que pense Daney quand il précise que la bagarre de l'Art et essai, livré à un moment, a été gagné depuis longtemps et qu'aujourd'hui "il est devenu très artificiel de mimer le débat ou une polémique à propos d'un film", on ne peut s'empêcher de penser à la polémique opposant en 1982 l'As des as à Une chambre en ville, polémique initiée par Gérard Lefort dans Libé sous prétexte que, les deux films étant sortis la même semaine, le premier, conçu pour séduire à grands frais le public, détournerait à son profit les spectateurs du second, polémique vaine et qui fera pschitt tant elle témoigne d'une profonde méconnaissance de ce qu'est un public, de ce qu'est devenu le public. D'abord, bien sûr, parce que rien ne dit que ceux qui sont allés voir le Belmondo auraient été voir, si ce dernier n'était pas sorti en même temps, le Demy, mais surtout parce qu'il y a plusieurs publics: pas tant la distinction entre celui qui n'irait voir que les (bons?) films d'auteurs et celui (le grand public qui est aussi "bon public") qui n'irait voir que les (mauvais?) films commerciaux, que, naviguant entre les deux, une sorte de public moyen dont on ne peut rien dire, ni prédire, de ses préférences puisqu'elles-mêmes parfaitement fluctuantes. De sorte que, parmi les spectateurs qui le constituent, il y a ceux (nombreux) qui ne sont allés voir que le Belmondo, ceux (rares) qui ne sont allés voir que le Demy, et puis ceux (pas si rares) qui sont peut-être allés voir les deux ou bien n'en ont vu aucun. Et à l'arrivée, rien qui justifie d'opposer ces deux films si différents, appelés à vivre séparément leur carrière commerciale. Il est clair que Belmondo n'est pour rien (comme il le dit lui-même) dans l'insuccès du film de Demy. On peut considérer que Une chambre en ville a en fait rencontré son public, sauf que dans les années 80 ce type de public est devenu très minoritaire, et que s'il faut trouver un coupable c'est justement du côté de la critique, de celle-là même qui s'est lamentée de l'échec du film, parce que, en suivant le raisonnement de Daney, elle n'a pas su susciter l'attente, rendre en amont le film suffisamment présent, le laissant pour le coup démuni au moment de sa sortie. Alors qu'à l'inverse, le succès rencontré l'année suivante par les Trois Couronnes du matelot de Ruiz tient, en partie, à la "présence" du cinéaste dans les mois qui ont précédé la sortie du film, avec notamment le numéro "spécial Raoul Ruiz" publié par les Cahiers après la "Semaine" de ces mêmes Cahiers où avait été présenté/acclamé le film. (Cet "effet de présent" n'a bien sûr rien d'absolu: cf. Rohmer dont les films, de par leur mode de production — le fameux micro-système — peuvent surgir sans qu'ils soient attendus, l'effet de présent se confondant alors avec un véritable effet de surprise, pour le public autant que pour la critique.) 

Pourquoi cette digression? Parce que, pour les Cahiers, la question du public est comparable à celle de ses lecteurs. Elle est même centrale, posée dès le départ par Bazin. Les années 80 voient l'arrivée d'un nouveau public, comme d'un nouveau lectorat, plus cultivé, encore plus urbain peut-être qu'avant, pratiquant comme dit Daney le "bouche-à-oreille culturel". Et au sein de ce public (lecteurs potentiels de la revue), il y a ceux, minoritaires, qui, dans la tradition utopiste de ce dont rêvait Bazin (créer un bon public qui sera plus exigeant et exigera de meilleurs films), ne vont voir que des films comme Une chambre en ville, et ceux, moins exigeants, "branchés" dit Daney, qui veulent quand même se divertir et n'iront pas voir systématiquement le film de Demy, sans que cela traduise nécessairement un rejet. Ce que résume Daney: une oscillation entre aller au cinéma pour se retrouver tout de suite (s'amuser d'une image confortable qui n'est rien d'autre que sa propre image, une image-reflet) et y aller pour se perdre d'abord (accepter au contraire d'être bousculé, désorienté). Or, si le premier public, l'exigeant, fait écho aux lecteurs habituels d'une revue comme les Cahiers, qu'il ne sera donc pas trop difficile de faire (re)venir, qu'en est-il du second? 

Un questionnaire des Cahiers publié en 1986 révèle que le lecteur Cahiers est majoritairement masculin, a moins de 35 ans, vit dans une grande ville, est diplômé et va très souvent au cinéma — tout ce qu'on savait déjà —, mais surtout que ce qu'il aime le plus dans la revue ce sont les entretiens, les articles de fond, les critiques des films du mois, un peu moins les reportages sur les tournages et nettement moins les analyses sur l'économie du cinéma. Et que, pour ce qui est du Journal des Cahiers, sa préférence va aux articles sur la technique, les comptes rendus de festivals, la chronique sur les livres, plutôt qu'à ce qui concerne la vidéo, la télévision ou "ce qu'on appelle pompeusement les transformations du paysage audiovisuel". D'où la conclusion des Cahiers: Nos lecteurs seraient-ils plutôt des adeptes du "recentrage" sur le cinéma, au détriment d'une ouverture des Cahiers sur la vidéo, les nouvelles images, les relations entre cinéma et télévision ou l'analyse de l'économie des médias en général? C'est pourtant là un des éléments de réflexion essentiels de la revue (après tout, il y va de l'avenir du cinéma), l'enjeu étant de ne jamais perdre de vue les questions esthétiques: qu'est-ce que se joue, entre esthétique et économie, à chaque étape de l'histoire du cinéma, cette question a traversé l'histoire des Cahiers depuis plus de trente ans.

Tel est le dilemme qui se pose à Toubiana dans les années 80. Ouvrir c'est bien, mais jusqu'où? Faire revenir les lecteurs, c'est bien, mais à quel prix? Où placer le curseur? Et quidde la critique? Faut-il parler plus que de raison des films qui font consensus, de tous ces films pas méprisables, loin de là (je ne parle pas du tout-venant commercial, celui qui en 1976 alimentait l'irrésistible rubrique "Glauque story" où officiaient les plumes acerbes et bienvenues de Kané, Skorecki et Dubroux), mais suffisamment consensuels (au niveau du public et de la critique) pour qu'il ne soit pas nécessaire d'en rajouter, ni en bien ni en mal, sachant que la portée d'un tel discours sera proche de zéro?

(à suivre)