Herbes flottantes de Yasujiro Ozu (1959).
Ozu chez soi.
Magnifique texte de Fabien Gaffez, dans le dernier numéro de Positif (n°721, mars 2021), sur "les six films en couleurs d'Ozu, ses six derniers tournés entre 1958 et 1962. De Fleurs d'équinoxe, initialement prévu en noir et blanc, au testamentaire Goût du saké en passant par le tatiesque Bonjour, le stricto sensu sublime Herbes flottantes, les retrouvailles flamboyantes avec Setsuko Hara pour Fin d'automne, la jouvence de Dernier Caprice." — Merci à M. qui me l'a signalé.
Extraits (les intertitres sont de moi):
Le cycle des saisons (la floraison)
Ozu serait venu tardivement à la couleur. On évoque sa réticence devant les avancées techniques. On la nomme mal en parlant de réticence. Ozu avance à son rythme. La main forcée par une industrie condamnée, face à la télévision, à voir plus grand. Mais la couleur n'a pas attendu 1958 pour entrer dans l'art d'Ozu. On la voit dans ses dessins, dans ses calligraphies, elle vit, elle vibre partout. En 2014, une exposition du National Film Center de Tokyo révéla l'univers iconographique du cinéaste. Hidenori Hokada, co-commissaire de l'exposition, évoque "le raffinement de l'art d'Ozu, cet éternel ultramoderne"; les couleurs "révèlent son sens de l'élégance et de la gaieté (1)" Ainsi, les couleurs apparaissent dans ses cahiers de travail, de la calligraphie des titres aux croquis préparatoires. Le cinéaste crée aussi des logos pour lesquels il dessine lui-même les idéogrammes. Dans ces six films, la couleur rehausse la monde d'Ozu, elle stylise davantage qu'elle ne naturalise: l'espace chromatique absorbe les corps dans sa matière. Chaque objet, chaque silhouette, chaque visage, devient une touche qui n'a de sens que sa durée, qui n'a plus d'autre destination que son extase domestique. La couleur est un climat et les saisons, dont le cycle façonne film après film le récit, donnent le sentiment de la couleur. Si Ozu peut évoquer, dans ses carnets, les "magnifiques couleurs automnales des laquiers dans la faible lumière du soleil couchant " (13 novembre 1933), il en transpose le sentiment au cinéma, le plan devenant l'étui de ces blocs de temps. Qu'est-ce que le sentiment d'une couleur? Un souvenir projeté, une forme stylisée, une nuance arrimée au regard des acteurs. Ainsi de ce rouge fétiche déposé çà et là comme trace et souvenir: le rouge vif des fleurs d'équinoxe et celui des poissons du bassin de son enfance, qu'il évoque dans ses carnets. L'enfance est une floraison de la mémoire, une rougeur laissée sur l'esprit par le passage du temps. La floraison est le motif, miraculeux et candide, d'une expérience intérieure, ainsi que le rappelle Marc Pautrel dans son beau roman biographique, parlant du spectacle annuel de la floraison des cerisiers. La floraison désigne l'achèvement de la patience (la fleur invisible et attendue finit par éclore), le scandale de la beauté (la beauté ne sait pas durer dans le monde extérieur, mais marque nos vies intérieures) et la fatalité de sa disparition (tout est de tout temps fané). Durant la semaine des sakura, les morts et les vivants se rejoignent et se partagent le monde: "Les disparus ressuscitent sur les branches des arbres et jouissent du soleil et du ciel (2)". Le cinéma d'Ozu a cherché avec persévérance ce temps ouvert par la floraison; il a cherché la floraison intérieure du temps.
(1) Cahiers du cinéma, "IconOzu", n°697, février 2014.
(2) Marc Pautrel, Ozu, Arléa, 2020.
Le cycle des raisons (la répétition)
Au cycle des saisons correspond le cycle des raisons. Celui d'une rationalité qui organise le récit, et d'images qui justifient le réel, qui lui donnent des raisons d'exister. Les six derniers films d'Ozu sont marqués par la répétition, formant les ostinatos existentiels d'une œuvre sereine (chaque film est le remake plus ou moins lointain de films précédents). Le monde transposé et transformé par Ozu se décompose en séries de plans, de mouvements, de paysages, de visages, qui façonnent l'éternel retour de ce qui est au bord de disparaître. Le sublime définitif, celui que chaque artiste chasse en poète, est bien celui-ci: saisir la fragilité, fixer la vanité, épingler le fugitif. Tout penser à l'aune d'une durée réformée par le cinéma. Ce qui dure est ce qui meurt, ce qui mérite le plan est un pays en reconstruction. On y voit l'interstice où le passé évanoui touche à l'avenir en chantier. L'un se recourbant sur l'autre, tel un cercle dessiné à la main, un hula hoop donnant le vertige (Bonjour). Les films d'Ozu donnent cette impression d'un système (fixité basse de la caméra, valeur des plans, mêmes acteurs et actrices, lieux et espaces qui reviennent), mais cette impression est fausse, mais cette fausseté est méthodologique, nécessaire à l'avènement ou au dévoilement, on ne sait pas bien, de quelque chose d'autre et de familier à la fois. Ces films sortent au contraire de la logique du système, pour en faire imploser les petites bastilles du déjà-vu.
Et lorsque Ozu tourne à deux reprises pour d'autres studios que la Shochiku, il s'éloigne de Tokyo, c'est un cinéma buissonnier qui révèle les fadeurs du système et expose un regard hors normes. Ozu, en sa période de coloriste, travaille alors avec deux autres directeurs de la photographie, se passant exceptionnellement du fidèle Yûharu Atsuta. Pour Herbes flottantes (film maritime sublime, d'un bleu Matisse trempé de soleil) et la Daiei, Kazuo Miyagawa s'y colle; quant à Dernier Caprice, tourné pour la Toho, c'est Asakazu Nakai, le légendaire opérateur de Kurosawa, qui se plie à l'art feutré des sonates ozuesques. D'un côté, les plans durent plus longtemps qu'à l'ordinaire, l'été dilatant les poses; de l'autre, la chape patriarcale se craquèle au contact de la modernité des mœurs sixties. Autant de différences qui raffinent la répétition.
Le cycle des maisons (l'obstination)
Au cycle des raisons correspond le cycle des maisons. Ozu questionne l'espace intérieur, non seulement le lieu domestique mais encore cette chambre du cœur dont parlait saint Augustin: l'identité mobile du moi. Car, au fond, qu'est-ce qui, chez Ozu, remonte à la surface du plan? Qu'est-ce qui affleure et nourrit chaque couleur à l'écran? La guerre que l'on a gagnée et celle qui nous a perdus, un pays humilié qui se reconstruit, le vieillissement toujours, l'amour secret qui renforce et affaiblit. Qu'elles soient zen ou chrétiennes, les grandes pensées spirituelles, les profondes méditations de l'homme, en arrivent toujours au seuil de cette idée: il existe un espace à l'intérieur de soi qu'il faut habiter. Le cinéma d'Ozu, par lent labeur et attention aux autres, a su en dessiner les contours et, souvent, en ouvrir les intimités. La vie des êtres humains est traversée, elle est en même temps façonnée, par l'obsession de l'intériorité; sinon l'obsession, à tout le moins la sourde persévérance à se voir exister. Le cinéma s'est engouffré dans cette climatologie de l'intime, il a tenté de transformer cette obsession et cette façon en un spectacle réjouissant. Ozu en a livré une version unique, si bien que l'on s'échine à en détailler le système esthétique ou à en émietter le japonisme, alors qu'il s'agit, ni plus ni moins, d'un homme qui a su concentrer son regard au moyen technique d'une caméra. Rien d'oriental ni d'occidental: la simple nudité de l'homme civilisé.
Les trains que l'on prend et ceux que l'on regarde partir, les maisons que l'on quitte, celles que l'on habite, ne trouvent pas de résolution dans ces derniers films. Qui habite la maison? Comment un espace neutre devient-il une maison? Comment habite-t-on? Et, bien entendu, par quoi, par qui, sommes-nous habités? On se souvient, Ozu se souvient, d'Il était un père, et le désir inassouvi d'un fils d'habiter avec son père ou de l'enfant sans-abri de Récit d'un propriétaire qui cherche un toit hospitalier. Celui qui occupe le plan doit aussi habiter l'espace.
Ainsi s'explique la plus simple des idées: la tension et le dialogue qui s'installent entre le social et l'intime. Un beau jeu entre la surface sociale (le costume, le bureau, les bars, l'extraversion) et la profondeur intime du chez-soi (le kimono, la maison, l'introspection). Ce qui fait lien, c'est le temps qui dans l'intervalle se recharge comme une batterie, ce sont les souvenirs qui remplacent la mémoire. Ce sont, aussi, les plans d'une nature, fût-elle urbaine, qui rassemblent ces dissidences humaines. On se rapportera alors à Proust, façon note de bas de page, qui distingue le moi social ou superficiel du moi privé ou profond. Ozu et Proust, même compas.
Le dernier plan du Goût du saké, qui est le dernier plan de l'œuvre, a quelque chose de funèbre. Un père se retrouve seul chez lui, Chishû Ryû nous tourne le dos que le poids de la tristesse voûte à mesure que la nuit remplit l'écran. Si la maison est vide, ses anciens habitants ont le champ libre. Le champ libre est ce hors-champ qui éclôt et ne se noie plus dans les larmes qu'Ozu a la bonne idée de nous cacher. Il est grand temps, nous dit-il, que je vous laisse à la vie que vous délaissez. Ce dernier plan est un tombeau impermanent, son creusement est le "rien constant" gravé sur la tombe du cinéaste. Il est bien rare qu'une œuvre toute entière s'évide en son dernier plan. La couleur permet ce retour au noir le plus profond, à cette ombre patinée dont Tanizaki fit l'éloge.
Le linge qui sèche
Le linge qui sèche, accroché à de longues tiges de bois horizontales. Ces plans surpeuplent les films, depuis la couverture mouillée par le garçon de Récit d'un propriétaire jusqu'au caleçon souillé qui clôt Bonjour. Durant son séjour à Singapour, à la fin de la guerre sino-japonaise, Ozu dessine une vue en contre-plongée de la ville, et déjà les touches de couleur du linge qui sèche sont la discrète métonymie d'une vie humaine. Le linge qui sèche est le souvenir du corps qui l'a porté et la promesse qu'il le portera de nouveau. Le vêtement s'offre au vent, il signale un effacement (la transpiration du travail, la fatigue de l'effort, la saleté des humeurs), une durée (le cycle des jours, l'usure du vêtement, l'appel d'une civilisation en mouvement) et une appartenance (à cette maison, à ce temps que le laisse passer). A qui voudrait bien s'atteler à une rigoureuse phénoménologie du linge qui sèche apparaîtrait l'usage d'un monde qui croit en sa permanence. Ce linge qui sèche permet à la présence humaine de s'inscrire dans un plan d'où le corps s'est absenté. Le motif ressort des natures prétendues mortes d'Ozu. Ces plans vides ne le sont pas réellement. Les natures ne sont pas mortes ni les paysages la dépouille inerte du réel. La patine de l'existence les sauve de ce néant. Ces plans suturent les bords des fameux champs contrechamps, et ces regards caméra qui en réalité nous gardent de l'erreur. Ainsi ces plans, comme des virgules, signent avec le spectateur un pacte inouï, qui lui garantit appartenir à la même espèce. De l'espace à l'espèce il n'y a que le pas de sa disparition. La couleur exaspère cette condition humaine, au sein de laquelle les choses égalent les êtres. Ce qui prend et reprend des couleurs dans ces six films, c'est une perception nouvelle (à titre d'exemple, la vision de la paternité qui évolue depuis la rigidité jusqu'à l'empathie), l'évolution de la société, c'est le legs aux nouvelles générations, après la guerre, après les nuages des bombes A, après la ruine d'un modèle archaïque. La peau sèche pour qu'une nouvelle humanité la revête. Ozu lui-même trace un sillon qui le sépare de la nouvelle génération de cinéastes (Oshima et consorts) qui le perçoivent comme le représentant d'une tradition à liquider...
Sur le même sujet: Rouge Ozu.
Tous les chemins mènent (cycliquement) à Positif.
RépondreSupprimerOuais ouais... c'est surtout que 1) je lis tout ce qui s'écrit sur Ozu et que 2) j'aime bien en général ce qu'écrit Fabien Gaffez.
SupprimerAlors Buster, vous nous faites des infidélités ?
RépondreSupprimerBon alors, les Cahiers ou Positif ?
RépondreSupprimerOk, ce n'est pas que ça me tienne à coeur de répondre à ce genre de commentaire mais comme je viens d'en supprimer quatre, suite au premier, je me sens obligé de mettre les choses au point.
RépondreSupprimerDonc rapidement:
1) Oui je connais très bien la plupart de ceux qui composent la nouvelle équipe des Cahiers, mais ce n'est pas pour ça que je ne parle plus de la revue, rien à voir avec un quelconque devoir de réserve (à la noix) qui ferait que je m'interdise de dire du bien des Cahiers pour ne pas être taxé de copinage et inversement d'en dire du mal pour ne pas être considéré comme un traître... parce que si je connais bien l'équipe, les liens sont aujourd'hui coupés et depuis suffisamment longtemps (aucun rapport avec la crise sanitaire) pour que je n'aie pas à prendre de gants si je veux m'exprimer...
2) la raison est plus simple (et là par contre c'est lié à la crise sanitaire): je ne parle pas des Cahiers parce que pour moi ce qui fait la qualité d'une revue de cinéma et tout spécialement les Cahiers ce sont les critiques de films, et que depuis plusieurs mois, faute de sorties en salles, les films dont il est question dans les Cahiers, je n'en ai vu aucun (je ne suis pas un adepte des plateformes et de la VOD et n'ai pas le temps de regarder les séries)... bref les films dont parlent les Cahiers ne sont pas ceux que je vois et réciproquement. Et comme je ne lis pas les critiques de films que je ne connais pas, je n'ai de fait aucun avis à formuler. Quant au reste (les rubriques DVD, livres, cinéma retrouvé...), c'est sûrement très bien mais au même titre que ce que peut produire Positif (la crise semble rapprocher les deux revues dans un même souci encyclopédique: rassembler tout ce qui fait l'actualité du cinéma, en l'absence de nouveaux films en salles).
C'est pourquoi, si je compte bien parler des Cahiers le mois prochain pour les 70 ans de la revue, je ne parlerai pas en revanche, comme je l'avais promis, des Cahiers actuels après un an d'activité.
Voilà.
Lol
RépondreSupprimerJe ne sais pas si on peut dire que les Cahiers et Positif se ressemblent aujourd'hui avec la crise du covid. Ce qui est certain c'est que cette crise est vraiment mal tombée pour la nouvelle équipe des Cahiers mais que le travail accompli compte tenu de la situation est quand même remarquable. La revue est plus ouverte que la précédente.
RépondreSupprimerJe ne dis pas comme certains que les Cahiers et Positif c'est devenu pareil... mais il est clair que la réduction imposée par les circonstances du cahier critique pénalise davantage une revue comme les Cahiers dans la mesure où la critique de film a de tout temps été leur point fort, contrairement à Positif. C'est pourquoi j'attends la sortie de la crise et la réouverture des salles pour mieux apprécier ce qu'il en est de cette "ouverture" dont vous parlez. On va encore m'accuser de dandysme, mais ce qui m'a attiré initialement dans les Cahiers et fait qu'ils sont restés ma revue d'élection, c'est moins leur esprit d'ouverture que, au contraire, leur côté non conciliant, frondeur, élitiste, au risque de se tromper mais peu importe. Si l'ouverture c'est comme au début des années 80 la sortie d'une impasse due à trop d'intransigeance, d'accord, mais si c'est au sens d'une multiplication des pôles d'intérêts pour couvrir le champ le plus large de ce qui constitue la sphère cinéma, je suis beaucoup moins client. Je ne crois pas qu'il soit nécessaire de parler de tout ce qui vous intéresse au cinéma, ça ne peut qu'affaiblir la ligne éditoriale d'une revue... je préfère de loin des choix plus sélectifs, sinon partisans, qui ouvrent le débat (à défaut d'ouvrir la revue à toutes les sensibilités). La contradiction c'est ce qui rend une revue vivante, quand on est minoritaire à défendre ou dézinguer un film, un auteur... c'est ce qui m'avait plu dans le numéro sur Dupieux... tout ça a été remis en cause par la pandémie, condamnant la revue, pour parler des films, à faire un peu feu de tout bois (et de tous supports)... les grands entretiens c'est bien mais c'est aussi, vu le contexte, une façon de meubler... donc, pour l'instant no comment, on verra plus tard avec le retour des beaux jours et des films en salles.
SupprimerMerci pour la réponse. On verra comme vous dites. Moi j'aime bien le côté encyclopédique et pas du tout la posture "seuls contre tous " de la précédente équipe. sous-entendu "on est les meilleurs". Il est normal que les nouveaux Cahiers cherchent à élargir leur champ d'investigation, ce n'est pas qu'une question d'audience c'est le signe aussi d'une plus grande curiosité non ?
SupprimerOui bien sûr...
Supprimer(c'est ce que disait Toubiana au début des années 80: ouverture, curiosité, questionnement)
On sent de l'amertume dans vos propos, Buster.
RépondreSupprimerDe l'amertume? oui un peu, mais surtout une grande tristesse...
SupprimerEt pourquoi les liens ont-ils été coupés ? On veut tout savoir Buster.
RépondreSupprimerJe ne le sais pas moi-même, mais c'est comme ça, il faut faire avec.
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