vendredi 28 août 2020

Rouge Ozu




Herbes flottantes de Yasujiro Ozu (1959).

Les couleurs Agfa d'Ozu.

"Il y a différentes variétés de couleurs, mais je ne mets pas de couleur que je n'aime pas. Ce n'est pas parce que le film est en couleurs que je vais introduire diverses couleurs, c'est parce que le film est en couleurs que je compte en enlever. C'est l'esprit de soustraction, je taille les couleurs, je les amenuise. C'est comme si l'image était à la fois colorée et sans couleur. L'image a l'air de ne pas porter de couleur, et pourtant les couleurs sont présentes quelque part." (dialogue entre Yasujiro Ozu, Akira Iwasaki et Shinbi Iida, in "Plus le saké est âgé, meilleur est son goût — visite des décors du film Fleurs d'équinoxe, à la découverte de l'art d'Ozu", Kinema Junpo n°212, 1958, p. 48)

Tel est le discours que tenait Ozu devant les critiques venus le voir dans les studios alors qu'il était en plein tournage de son premier film en couleurs, Fleurs d'équinoxe (1958). Ozu y racontait ce qui avait motivé son choix de la pellicule couleur de la société allemande Agfa, alors que, depuis sept ans, dès le premier long-métrage japonais véritablement en couleurs (Carmen revient au pays de Keisuke Kinoshita, 1951), l'industrie du cinéma tendait vers l'utilisation de pellicules japonaises ou de l'Eastmancolor Kodak. Cependant, on saisit mal l'intention d'Ozu quand il parle "de soustraire les couleurs". S'il utilisait les pellicules Agfacolor au moment de la sortie de ses films, leur mauvais état de conservation ne permet plus d'en apprécier les spécificités. En fait, lorsque nous regardons sur grand écran les copies survivantes des six films d'Ozu en couleurs, chaque plan minutieusement composé présente non seulement des tableaux de peintres de style japonais nihonga, mais aussi des actrices en kimono aux motifs multicolores et chatoyants, et des accessoires aux couleurs pop parsemées çà et là. Plus encore, le rouge spécifique apprécié d'Ozu - qui aimait à dire qu'"Agfa donne un rouge magnifique" - est utilisé avec l'intention évidente de "tourner une scène avec sa présence quelque part dans le plan"; et il est en effet difficile de trouver une scène où le rouge n'apparaît pas. Loin d'être effacées, les couleurs sont présentes jusqu'à envahir tout l'écran. Ainsi, quand le National Film Archive of Japan (anciennement le National Film Center affilié au National Museum of Modern Art, Tokyo) participa comme conseiller technique à la restauration numérique d'Herbes flottantes (1959; projet codirigé par Kadokawa Corporation et la Fondation du Japon), il récupéra l'analyse et les données du rendu des couleurs des films de l'époque, présentés dans l'article "Le rendu des couleurs d'Agfacolor" d'Eiga Gijutu (ingénierie cinématographique) publié avant la sortie du film, afin de réussir à reproduire les intensités et les teintes qu'Ozu avait imaginées à l'époque. Bien sûr, il est possible que la marque de pellicule d'Herbes flottantes soit différente de celle mentionnée dans l'article. Mais, comme il s'agissait d'Agfacolor, nous avons eu recours à ces données et les mêmes formules pour obtenir une gamme de couleurs spécifique uniquement reproductible par celles-ci. Nous l'avons utilisée lors de l'étalonnage, avec le résultat suivant: pour le vert et le bleu, l'intensité de la coloration baisse, ils sont moins saturés et paraissent plus ternes, pour le rouge, la teinte change. Nous avons pu retrouver les couleurs Agfacolor d'Ozu. En conséquence, nous avons reproduit précisément la soustraction des couleurs qu'avait imaginée Ozu, en rendant "la couleur du ciel blanchâtre comme un film en noir et blanc". De même, en baissant l'intensité des couleurs de l'ensemble, le rouge témoigne de sa présence: ainsi nous avons des scènes de dispute entre Komajuro (Ganjiro Nakamura) et Kayo (Ayako Wakao) qui deviennent d'autant plus attrayantes qu'elles se déroulent plusieurs fois devant une affiche à l'encre rouge: "Attention au feu"; tandis qu'à la dernière scène, celle des retrouvailles dans la gare, le lien entre Komajuro et Sumiko (Machiko Kyo) se consolide par l'incandescence de leurs cigarettes. Ainsi, nous nous sommes rendu compte que le rouge et l'univers du film sont beaucoup plus étroitement liés que nous l'aurions pensé. J'espère que cela pourra vous donner un nouvel aperçu sur les œuvres d'Ozu, qui continuent à être l'objet de multiples interprétations. (Masaki Daibo, traduit par Yura Tomoshige, in 100 ans de cinéma japonais, 2018)

PS. Concernant la scène des retrouvailles entre Komajuro et Sumiko, il ne s'agit pas du bout incandescent de leurs cigarettes mais de la petite flamme de l'allumette que tend Sumiko à Komajuro pour allumer sa cigarette. [c'est moi qui précise]

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