Nastassia et les hommes.
Vu l’Idiot de Pierre Léon, un film extraordinaire, peut-être le plus abouti de son auteur, même si personnellement je suis plus sensible à sa veine intimiste, ainsi qu’elle apparaît dans des films comme Li per li ou Octobre (je tiens la première partie qui se passe dans le train Bruxelles-Moscou, où justement trois personnages discutent du roman de Dostoïevski, comme un summum de cinéma faussement improvisé, j’ai beau cherché je ne me souviens pas avoir ressenti ailleurs - sauf peut-être chez Arrieta - un tel bonheur de cinéma partagé, qui tienne, comme ça, sur près de trois quarts d’heure). Ici, c’est plus rêche, plus sec: précision du cadre, noir et blanc impeccable, pour ce qu’il est convenu d’appeler du cinéma de chambre (les détracteurs diront "d'appartement", où l'on entend les parquets grincer!), mais plus dreyerien que bergmanien (le film m’a fait penser par moments à Gertrud, à cause de son aspect intemporel?, d'une certaine blancheur?, parce qu'il m'a évoqué la séquence de la réception? je ne sais pas exactement...). En fait, un film dont il est difficile de parler sans tomber dans les poncifs, ceux qui touchent à l'image que l'on a chez nous de Dostoïevski, celle du grand psychologue des profondeurs. Non pas qu'elle soit fausse mais insuffisante. Pierre Léon, il n’est pas inutile de le rappeler, est d’origine russe et sa conception de Dostoïevski n’est pas tout à fait la nôtre. Forcément. L’enjeu de son film est peut-être là: nous faire saisir la part "mystérieuse" qui existe chez Dostoïevski, cette espèce de tragédie cachée qui serait présente derrière chacun de ses personnages, même le plus insignifiant.
Pour faire ressortir le mystère, rien de mieux que le scandale. Et pour faire éclater le scandale, rien de mieux que L'Idiot. Le scandale, c'est celui de la vérité. Le prince Mychkine (Laurent Lacotte qui a un petit côté Pierre Blanchar que j’aime beaucoup), un "homme positivement bon" (comme le Christ), notait Dostoïevski dans ses carnets, c’est "l'idiot", celui par qui la vérité advient, "celui par qui le scandale arrive" (clin d’œil au grand minnellien qu’est Pierre Léon) au milieu de la haute société pétersbourgeoise, décadente et cupide, qui semble avoir érigé le cynisme en art de vivre, ce que résumerait idéalement, selon Pierre Léon, l’épisode de l’anniversaire de Nastassia Philippovna (Jeanne Balibar, excellente). Je résume à mon tour pour les non dostoïevskiens. Il s’agit de la fin de la première partie du roman, la fameuse soirée au cours de laquelle Nastassia, une sorte de demi-mondaine à la beauté aussi irrésistible que fatale (c'est le personnage central de la première partie), entretenue jusque-là par le vieux Totski (Bernard Eisenschitz), doit révéler, épaulée par sa confidente Daria Alexeievna (Sylvie Testud), avec lequel de ses prétendants elle accepte de se marier puisque son protecteur, soucieux de "se ranger", envisage, lui, d'épouser une des filles du général Epantchine (Pierre Léon), lequel général se verrait bien, de son côté, prendre Nastassia comme nouvelle maîtresse (c'est compliqué mais c'est voulu): il y a parmi les prétendants, Gania (Serge Bozon), le secrétaire du général, à qui Totski a promis la main de Nastassia contre une importante somme d'argent; le prince Mychkine, qui a perçu le drame intérieur de la jeune femme et, fasciné par sa beauté, veut la "sauver" en lui proposant le mariage; enfin Rogogine (Vladimir Léon), ce fils de marchand, le vrai rival du prince (il est même son double négatif), qui fait irruption au cours de la soirée, à la tête d'une bande de marginaux, et offre cent mille roubles pour que Nastassia parte avec lui. On ne dira rien du dénouement (un vrai coup de théâtre), sauf que la jeune femme a préparé sa sortie, aidée en cela par Ferdychtchenko (Jean Denizot), un personnage de parasite qui joue aussi le rôle du bouffon et, à ce titre, propose pour égayer la soirée un petit jeu de la vérité où chacun doit raconter ce qu'il considère comme la plus mauvaise action de sa vie, jeu qui immanquablement va dégénérer et précipiter les événements sans que l'on comprenne parfaitement de quoi il retourne.
J’ouvre une parenthèse: cette part de mystère qui, soit dit en passant, n'a rien à voir avec les nombreuses modifications qu'a subi le roman lors de sa genèse, et ce jusqu'aux traits mêmes de certains personnages dont ceux de "l'idiot", cette part de mystère, donc, qui nous serait plus ou moins inaccessible, surtout à nous les non Russes, ce qui expliquerait aussi le besoin récurrent de nouvelles traductions du roman, pour tenter non seulement de réactualiser le texte mais aussi d’approcher un peu plus le mystère, au risque de certains excès - cf. Markowicz -, alors qu’évidemment tout est là, implicitement, dans la version originale, eh bien cette part de mystère, Pierre Léon en joue avec gourmandise, sinon malice, nous plongeant directement dans un épisode du roman, nous immergeant d’emblée dans la complexité du récit, pour que, à la faveur de l’effort de concentration qu’impose un tel dispositif (je pense à ceux qui ne connaissent ni L’Idiot de Dostoïevski ni le cinéma de Pierre Léon), nous soyons plus attentifs à tout ce qui se joue dans le film, hors-texte, en particulier au niveau des regards. Et ça, c’est très fort. D’autant plus fort que, nous apprend Pierre Léon, le film est un montage de scènes tournées sans véritable contrechamp (la plupart des acteurs n’étaient jamais là en même temps), ce qui suppose un travail sur les raccords particulièrement délicat dont on peut penser qu’il constitue l’étape suprême, par où passe finalement, via la respiration qu’il lui confère, toute la part mystérieuse du film. Dans Octobre, Pierre Léon incarnait un musicien qui, lors du voyage en train, était subitement pris d'angoisse parce qu'il n'entendait plus respirer l'un des voyageurs pendant son sommeil. La musicalité des films de Pierre Léon n’est pas un vain mot. Et c’est sûrement ce qui pour moi les rend si beaux. J’ouvre une nouvelle parenthèse à l’intérieur de la première (ça donne un côté "poupée matriochka" à ma note, c’est parfait): je lisais récemment l’entretien donné par Grandrieux à Chronic’art où le cinéaste reprenait à son compte la formule attribuée à Raúl Ruiz selon laquelle le tournage serait une critique du scénario, une formule que Des Pallières avait déjà fait sienne, en allant même plus loin: le montage serait la critique du tournage qui serait lui-même la critique du scénario. Formule un peu trop radicale à mon goût (et que des cinéastes comme Des Pallières ou Grandrieux la revendiquent n’a finalement rien d’étonnant). Je crois pour ma part que le montage vise à redonner du mystère par rapport au tournage qui, d’une certaine manière, s’en était déchargé par rapport au scénario. Sauf que bien sûr le mystère final n’a plus rien à voir avec celui du début. Chez Pierre Léon, et c’est exemplaire ici, je ressens ce mouvement: le texte dostoïevskien et sa part de mystère, la représentation du texte et la part de révélation que confère le dispositif scénique, le montage final pour redonner du mystère, qui est celui-là même du cinéma. Le roman, le théâtre, la musique, c’est par là que passe le cinéma que j’aime. Le temps romanesque, l’espace scénique et, pour donner forme à tout ça, une sorte d’espace-temps musical qui, chez Pierre Léon, renvoie en partie à la musique russe. C’est peut-être pour cette raison, parce qu'elle imprègne déjà, de l’intérieur, son cinéma (surgissant parfois, à l’occasion d’une chanson, interprétée par son frère Vladimir), qu'il n'éprouve pas le besoin d'ajouter, off, de la musique russe (dans Octobre c’était Verdi, Beethoven ou encore Wagner, ici c’est "Peer Gynt" de Grieg et le finale, alla marcia, de la suite n°1 - Pierre Léon parle de "guerre civile" à propos de son film, c'est l'aspect militaire avec ce que cela sous-entend en termes de stratégie et de tactique). Bon, je ferme les deux parenthèses...
L'œil du prince.
Alors, c’est quoi l’Idiot? Un commentaire aujourd’hui du roman de Dostoïevski, nous dit Pierre Léon. Sous-entendu: "comment taire" aujourd’hui l’image que l’on a de Dostoïevski?, c’est-à-dire comment à la fois nous faire saisir la part poétique, donc inexplicable, du texte dostoïevskien et nous le retranscrire dans un cadre contemporain, à travers entre autres le jeu sur les regards (là où chez Bresson, par exemple, cela passe davantage par les gestes). L’aspect "guerre civile" dont parle l’auteur à propos de son film, je le vois comme ça. Les rapports de force, faussement policés, entre Nastassia et les hommes dépassent le contexte de la bourgeoisie russe et décadente de la fin du 19ème pour atteindre à une forme d’universalité où non seulement "il n’y a pas de rapport sexuel", comme dit Lacan, mais surtout "il n’y a que de la jouissance", comme le dit encore Lacan à la fin de son enseignement.
J’ouvre une parenthèse: cette part de mystère qui, soit dit en passant, n'a rien à voir avec les nombreuses modifications qu'a subi le roman lors de sa genèse, et ce jusqu'aux traits mêmes de certains personnages dont ceux de "l'idiot", cette part de mystère, donc, qui nous serait plus ou moins inaccessible, surtout à nous les non Russes, ce qui expliquerait aussi le besoin récurrent de nouvelles traductions du roman, pour tenter non seulement de réactualiser le texte mais aussi d’approcher un peu plus le mystère, au risque de certains excès - cf. Markowicz -, alors qu’évidemment tout est là, implicitement, dans la version originale, eh bien cette part de mystère, Pierre Léon en joue avec gourmandise, sinon malice, nous plongeant directement dans un épisode du roman, nous immergeant d’emblée dans la complexité du récit, pour que, à la faveur de l’effort de concentration qu’impose un tel dispositif (je pense à ceux qui ne connaissent ni L’Idiot de Dostoïevski ni le cinéma de Pierre Léon), nous soyons plus attentifs à tout ce qui se joue dans le film, hors-texte, en particulier au niveau des regards. Et ça, c’est très fort. D’autant plus fort que, nous apprend Pierre Léon, le film est un montage de scènes tournées sans véritable contrechamp (la plupart des acteurs n’étaient jamais là en même temps), ce qui suppose un travail sur les raccords particulièrement délicat dont on peut penser qu’il constitue l’étape suprême, par où passe finalement, via la respiration qu’il lui confère, toute la part mystérieuse du film. Dans Octobre, Pierre Léon incarnait un musicien qui, lors du voyage en train, était subitement pris d'angoisse parce qu'il n'entendait plus respirer l'un des voyageurs pendant son sommeil. La musicalité des films de Pierre Léon n’est pas un vain mot. Et c’est sûrement ce qui pour moi les rend si beaux. J’ouvre une nouvelle parenthèse à l’intérieur de la première (ça donne un côté "poupée matriochka" à ma note, c’est parfait): je lisais récemment l’entretien donné par Grandrieux à Chronic’art où le cinéaste reprenait à son compte la formule attribuée à Raúl Ruiz selon laquelle le tournage serait une critique du scénario, une formule que Des Pallières avait déjà fait sienne, en allant même plus loin: le montage serait la critique du tournage qui serait lui-même la critique du scénario. Formule un peu trop radicale à mon goût (et que des cinéastes comme Des Pallières ou Grandrieux la revendiquent n’a finalement rien d’étonnant). Je crois pour ma part que le montage vise à redonner du mystère par rapport au tournage qui, d’une certaine manière, s’en était déchargé par rapport au scénario. Sauf que bien sûr le mystère final n’a plus rien à voir avec celui du début. Chez Pierre Léon, et c’est exemplaire ici, je ressens ce mouvement: le texte dostoïevskien et sa part de mystère, la représentation du texte et la part de révélation que confère le dispositif scénique, le montage final pour redonner du mystère, qui est celui-là même du cinéma. Le roman, le théâtre, la musique, c’est par là que passe le cinéma que j’aime. Le temps romanesque, l’espace scénique et, pour donner forme à tout ça, une sorte d’espace-temps musical qui, chez Pierre Léon, renvoie en partie à la musique russe. C’est peut-être pour cette raison, parce qu'elle imprègne déjà, de l’intérieur, son cinéma (surgissant parfois, à l’occasion d’une chanson, interprétée par son frère Vladimir), qu'il n'éprouve pas le besoin d'ajouter, off, de la musique russe (dans Octobre c’était Verdi, Beethoven ou encore Wagner, ici c’est "Peer Gynt" de Grieg et le finale, alla marcia, de la suite n°1 - Pierre Léon parle de "guerre civile" à propos de son film, c'est l'aspect militaire avec ce que cela sous-entend en termes de stratégie et de tactique). Bon, je ferme les deux parenthèses...
L'œil du prince.
Alors, c’est quoi l’Idiot? Un commentaire aujourd’hui du roman de Dostoïevski, nous dit Pierre Léon. Sous-entendu: "comment taire" aujourd’hui l’image que l’on a de Dostoïevski?, c’est-à-dire comment à la fois nous faire saisir la part poétique, donc inexplicable, du texte dostoïevskien et nous le retranscrire dans un cadre contemporain, à travers entre autres le jeu sur les regards (là où chez Bresson, par exemple, cela passe davantage par les gestes). L’aspect "guerre civile" dont parle l’auteur à propos de son film, je le vois comme ça. Les rapports de force, faussement policés, entre Nastassia et les hommes dépassent le contexte de la bourgeoisie russe et décadente de la fin du 19ème pour atteindre à une forme d’universalité où non seulement "il n’y a pas de rapport sexuel", comme dit Lacan, mais surtout "il n’y a que de la jouissance", comme le dit encore Lacan à la fin de son enseignement.
Donc, la jouissance. C’est pourrait-on dire celle de l’idiot, au sens étymologique du mot, idiotes, qui veut dire singulier, ignorant, étranger à quelque chose, autrement dit une jouissance étrangère à la vraie jouissance, celle de l’Autre, une jouissance débarrassée (enfin) de l’Autre, entendu aussi que "idiot" et "idiome" ont la même racine et que, donc, cette jouissance est plus que jamais enracinée dans le langage. Un langage qui est celui de Dostoïevski, bien sûr, mais aussi celui de Pierre Léon, ce qui veut dire, et là j’enfonce des portes ouvertes, que la position du cinéaste est bien celle occupée par le prince Mychkine (et non le général Epantchine qu’il incarne dans le film), s’invitant dans l’œuvre du grand romancier russe pour y substituer son propre regard. Petite parenthèse (une de plus) pour ceux qui ont assisté à l’avant-première du film à Bobigny. Avez-vous remarqué à quel point Pierre Léon s’amusait à "faire l’idiot" lors du débat, feignant (?) l’ignorance quant à la plupart des questions abordées, sur le fond comme sur la forme, de la même manière que - ça m’a fait marrer - Serge Bozon se tenait lui à l’écart du groupe, comme s’il continuait de jouer le personnage de Gania? Parenthèse fermée.
Le défi du film serait alors de substituer un regard tout en restant fidèle au texte. C’est un problème - très rohmérien - de traduction, là encore au sens premier du mot, c’est-à-dire de "faire passer" un texte, moins du russe au français que de la Russie du 19ème à la France d’aujourd’hui. Pour le coup, l’aspect militaire du film, c’est aussi là qu’il se situe. Stratégie et tactique chez chacun des personnages pour occuper la meilleure place, sous le regard de l’idiot ("l’œil du prince") qui lui occupe la place centrale, donc vide; stratégie et tactique chez Pierre Léon pour prendre la place de l’auteur et donc de l’idiot, à partir de laquelle il puisse embrasser d’un seul regard tous ses personnages. Soit un double mouvement qu’il n’est pas facile de saisir à la première vision (il y a le texte à suivre), mais qu’on perçoit plus nettement à la suivante, à travers notamment la position et le déplacement des personnages (en gros, trois espaces: un espace dominant, statique, celui des hommes, au bord duquel se tient Gania, un espace vide, celui de l’idiot, et un espace libre, celui que cherche à conquérir Nastassia).
Le défi du film serait alors de substituer un regard tout en restant fidèle au texte. C’est un problème - très rohmérien - de traduction, là encore au sens premier du mot, c’est-à-dire de "faire passer" un texte, moins du russe au français que de la Russie du 19ème à la France d’aujourd’hui. Pour le coup, l’aspect militaire du film, c’est aussi là qu’il se situe. Stratégie et tactique chez chacun des personnages pour occuper la meilleure place, sous le regard de l’idiot ("l’œil du prince") qui lui occupe la place centrale, donc vide; stratégie et tactique chez Pierre Léon pour prendre la place de l’auteur et donc de l’idiot, à partir de laquelle il puisse embrasser d’un seul regard tous ses personnages. Soit un double mouvement qu’il n’est pas facile de saisir à la première vision (il y a le texte à suivre), mais qu’on perçoit plus nettement à la suivante, à travers notamment la position et le déplacement des personnages (en gros, trois espaces: un espace dominant, statique, celui des hommes, au bord duquel se tient Gania, un espace vide, celui de l’idiot, et un espace libre, celui que cherche à conquérir Nastassia).
Il y a un autre aspect dans le film dont il faudrait parler (mais ça serait trop long à développer), c’est l’aspect "documentaire", au sein même de la fiction, documentaire non seulement sur le "matériau à filmer", comme disait Daney (ce qui fait toute la richesse du cinéma de Pierre Léon), mais plus encore sur l’actrice Jeanne Balibar, avec qui le cinéaste rêvait de tourner depuis longtemps, ce qui donne une dimension supplémentaire à son film par rapport aux précédents...
Bon, revenons à la jouissance. C’est d’abord celle de la langue russe, cette langue dont Pierre Skriabine dit qu’elle reste "tendrement attachée à la chose", comme rétive aux concepts et autres abstractions. C'est surtout celle de la langue dostoïevskienne, marquée entre autres par la répétition de mêmes mots dans un paragraphe (ce que beaucoup de traducteurs s’évertuaient à corriger comme si c’était une faute de style) et l’absence fréquente de conjonctions (ce que beaucoup de traducteurs - souvent les mêmes - s’évertuaient aussi à corriger comme si c’était là encore une maladresse). La phrase de Dostoïevski a un rythme que la plupart des traductions ont ainsi perdu et que restitue d’une certaine façon Pierre Léon en la réactualisant (où l'essentiel est moins le raccord entre les plans que la durée de chacun). Léon rejoint là Bresson, sauf qu’il ne cherche pas, comme ce dernier avec Une femme douce, à soumettre le texte à ses exigences d’artiste, au contraire il s’y plie avec une certaine "orthodoxie", recourant à une voix moins blanche, plus colorée, mi suave, mi slave, disons sluave, retrouvant le vrai Dostoïevski, non plus le grand psychologue de l’âme humaine mais son plus parfait descripteur, comme l’écrivain le notait lui-même lorsqu’il préparait La Douce: "Capital: pas de psychologie, pure description". C’est donc le poète essentiellement que Pierre Léon cherche ici à transposer, travaillant les résonances, ce qui m’a fait penser à la "leçon de poésie" entre Riboulet et Renko dans Li per li.
Dans l'Idiot, le découpage des plans, essentiellement des champs-contrechamps un peu bricolés (puisque, je le rappelle, les acteurs n'étaient jamais tous là en même temps) et non ces fameux "plans de coupe" que, selon certains, Pierre Léon serait incapable d’expliquer (et pour cause, il n'y en a pas - en tous les cas, moi je ne les ai pas vus -, et quand bien même il y en aurait, ça ne changerait rien puisque, je l’ai déjà dit, le montage c'est comme la musique ou la poésie, ça ne s’explique pas, c’est de l’ordre du ressenti, tous les grands ciseleurs de bandes vous le diront, Godard le premier), donc le découpage, disais-je, renverrait au style particulier des phrases de Dostoïevski, faites de découpes, des découpes qu'on appellerait ailleurs "signifiants" et dont le plus important est - on l'aura compris - le regard. Car en "détachant" ainsi le regard de ses personnages, Pierre Léon, à l’instar de Dostoïevski, lui redonne sa place première. Ce n’est plus le texte traduit et joué par les acteurs qui confère son rythme au film, mais bien le regard de chacun, tel que le saisit Pierre Léon par un art subtil du découpage, lequel découpage ne vise pas à "dévoiler" ce que le texte ne dit pas (on est bien d’accord), mais simplement à retrouver l’effet de jouissance qui est propre à l’écriture dostoïevskienne. Une jouissance qui est aussi celle de Pierre Léon, lorsqu’on sait: 1) son besoin inextinguible, quasi mordérien, de faire des films; 2) la place qu’occupe Dostoïevski dans son œuvre; 3) son désir impossible d’adapter tout L’Idiot.
(Ce que Léon dit de L'Idiot et pas les "on-dit" sur L'Idiot, deux textes de 2009)
Bon, revenons à la jouissance. C’est d’abord celle de la langue russe, cette langue dont Pierre Skriabine dit qu’elle reste "tendrement attachée à la chose", comme rétive aux concepts et autres abstractions. C'est surtout celle de la langue dostoïevskienne, marquée entre autres par la répétition de mêmes mots dans un paragraphe (ce que beaucoup de traducteurs s’évertuaient à corriger comme si c’était une faute de style) et l’absence fréquente de conjonctions (ce que beaucoup de traducteurs - souvent les mêmes - s’évertuaient aussi à corriger comme si c’était là encore une maladresse). La phrase de Dostoïevski a un rythme que la plupart des traductions ont ainsi perdu et que restitue d’une certaine façon Pierre Léon en la réactualisant (où l'essentiel est moins le raccord entre les plans que la durée de chacun). Léon rejoint là Bresson, sauf qu’il ne cherche pas, comme ce dernier avec Une femme douce, à soumettre le texte à ses exigences d’artiste, au contraire il s’y plie avec une certaine "orthodoxie", recourant à une voix moins blanche, plus colorée, mi suave, mi slave, disons sluave, retrouvant le vrai Dostoïevski, non plus le grand psychologue de l’âme humaine mais son plus parfait descripteur, comme l’écrivain le notait lui-même lorsqu’il préparait La Douce: "Capital: pas de psychologie, pure description". C’est donc le poète essentiellement que Pierre Léon cherche ici à transposer, travaillant les résonances, ce qui m’a fait penser à la "leçon de poésie" entre Riboulet et Renko dans Li per li.
Dans l'Idiot, le découpage des plans, essentiellement des champs-contrechamps un peu bricolés (puisque, je le rappelle, les acteurs n'étaient jamais tous là en même temps) et non ces fameux "plans de coupe" que, selon certains, Pierre Léon serait incapable d’expliquer (et pour cause, il n'y en a pas - en tous les cas, moi je ne les ai pas vus -, et quand bien même il y en aurait, ça ne changerait rien puisque, je l’ai déjà dit, le montage c'est comme la musique ou la poésie, ça ne s’explique pas, c’est de l’ordre du ressenti, tous les grands ciseleurs de bandes vous le diront, Godard le premier), donc le découpage, disais-je, renverrait au style particulier des phrases de Dostoïevski, faites de découpes, des découpes qu'on appellerait ailleurs "signifiants" et dont le plus important est - on l'aura compris - le regard. Car en "détachant" ainsi le regard de ses personnages, Pierre Léon, à l’instar de Dostoïevski, lui redonne sa place première. Ce n’est plus le texte traduit et joué par les acteurs qui confère son rythme au film, mais bien le regard de chacun, tel que le saisit Pierre Léon par un art subtil du découpage, lequel découpage ne vise pas à "dévoiler" ce que le texte ne dit pas (on est bien d’accord), mais simplement à retrouver l’effet de jouissance qui est propre à l’écriture dostoïevskienne. Une jouissance qui est aussi celle de Pierre Léon, lorsqu’on sait: 1) son besoin inextinguible, quasi mordérien, de faire des films; 2) la place qu’occupe Dostoïevski dans son œuvre; 3) son désir impossible d’adapter tout L’Idiot.
(Ce que Léon dit de L'Idiot et pas les "on-dit" sur L'Idiot, deux textes de 2009)
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