jeudi 13 août 2020

La vie de Brian (3)




L'histoire de Brian Wilson et des Beach Boys, racontée par Michka Assayas (Les Inrockuptibles n°38, été 1992). Troisième partie: 1967 et après.

La symphonie inachevée (III).


D'une certaine façon, la subite disparition artistique de Brian Wilson fut la meilleure chose qui arriva, sur le plan professionnel, aux autres Beach Boys: à partir de 1967, ils commencèrent à exister par eux-mêmes. Après la parution de Smiley Smile, sorte de disque "sauvé" du naufrage de Smile, comme on parle d'un film "sauvé" après l'effondrement de la production, sort Wild Honey, un album léger, aérien, teinté de rhythm'n'blues, où s'épanouit le talent du tout jeune Carl Wilson. Décriés comme totalement ringards à l'époque de Woodstock - c'est l'époque où Mike Love, initié à la méditation transcendantale, se produit sur scène en sandalettes, frappant dans un tambourin, enveloppé d'une grande robe de yogi -, les Beach Boys conservent une immense popularité en Angleterre. Les disques se succèdent, plaisants et anodins: Friends en 1968, 20/20 en 1969, Sunflower en 1970, où l'on retrouve quelques chutes de Smile et une des plus belles chansons de Brian Wilson, This Whole World.

Une étrange poisse commence à s'abattre sur le groupe: Dennis Wilson se lie, dans des circonstances bizarres, à la "famille" de Charles Manson, un an avant le meurtre de Sharon Tate (Manson s'était un soir incrusté chez lui et Dennis, ayant trouvé le personnage intéressant, tint à enregistrer une de ses chansons, "Cease to Exist", en changeant les paroles, ce qui vexa profondément Manson et aurait pu entraîner de graves conséquences pour le responsable). Un beau parleur chevelu rencontré à la radio en 1970, Jack Rieley, parle un jour à Brian et aux autres de politique, de musique progressive, et les embobine tant et si bien qu'il parvient à se faire engager comme homme de relations publiques. Il se vante d'avoir été l'ami personnel de Robert Kennedy, d'avoir remporté le prix Pulitzer, etc. En réalité, ce personnage peu recommandable était l'agent d'une organisation d'extrême droite, appointé pour infiltrer les groupes pop. Mais, se prenant au jeu et réussissant d'ailleurs avec un certain succès à refaçonner l'image des Beach Boys, Rieley finit par devenir le manager du groupe. Il se distingue par une opération financière désastreuse, en 1972, faisant équiper et monter, pièce par pièce, un studio conçu spécialement pour l'enregistrement du disque suivant des Beach Boys en Hollande. On trouve sur l'album Holland le dernier signe d'activité de Brian Wilson, après le bouleversant 'Til I Die sur Surf's Up: Sail On, Sailor, un morceau sur lequel il renoue avec son ancien collaborateur Van Dyke Parks et qui reste certainement la dernière grande chanson des Beach Boys. Le petit conte de fées Mount Vernon and Fairway, joint comme bonus à l'album, était une suite musicale presque sans paroles, enregistrée très bas, comme captée par une radio aux piles usées, où était inscrit "please listen in the dark". Ensuite, c'est la nuit définitive.
Pendant toutes ces années, Brian Wilson ne fait rien, ou presque: il pense au suicide, fait une consommation importante de coke et entame une période de réclusion. Son père meurt en 1973. Brian passe alors, comme il l'avoue lui-même en 1976, près de trois ans au lit. Sa femme, ne sachant plus à quel saint se vouer, appelle en 1975 un psychiatre, le Dr Landy, au chevet de Brian. Encore une fois, intervient dans la vie des Beach Boys, selon une tradition bien établie, un personnage douteux, aux intentions troubles. Eugene Landy avait la réputation d'être un psychiatre spécialiste des déglingués du showbiz (il avait déjà retapé Alice Cooper). Il avait travaillé dans un cirque, été employé au département promotionnel dans plusieurs compagnies de disque, se vantait d'avoir découvert George Benson, avant de passer un doctorat de psychologie sur le tard. Sa thérapie réussit assez bien: Brian Wilson, qui avait en quelques années gonflé comme une outre, sort de sa dépression. Les Beach Boys soulagés, qui n'avaient pas fait d'album depuis Holland, peuvent le convaincre d'entrer en studio, d'écrire et de produire à nouveau. Une campagne "Brian est de retour" est lancée à grand fracas. Hélas, les fans doivent déchanter. La moitié des morceaux de 15 Big Ones, le grand album du retour, sont des reprises aussi excitantes que "Rock and Roll Music", et les originaux, chantés par Brian d'une voix de casserole rouillée, donnent l'impression qu'atteint de sénilité précoce, il a régressé à l'époque de Surfin' Safari. L'album suivant, The Beach Boys Love You, sortie à l'hiver 1977, est déjà meilleur: on peut y entendre quelques échos de la splendeur passée. Malheureusement, Brian semble adopter sur ces morceaux, dont la composition lui est inspirée par sa thérapie (par exemple l'ineffable "Johnny Carson", hymne à la gloire d'une vedette de talk-show), le point de vue d'un enfant de 8 ans. Sa voix, surtout, a des accents involontairement pathétiques. Le groupe, trop heureux d'avoir ramené au bercail la poule aux œufs d'or, engage Wilson dans une tournée. Landy, qui commence à demander des honoraires astronomiques, est remercié. Le clan des Beach Boys engage deux gardes du corps, supervisés par le frère de Mike Love, pour surveiller la conduite de Brian, et surtout empêcher Dennis de l'approvisionner en coke. L'un d'eux séduit la femme de Brian. Lui continue à boire et à se droguer en cachette, fuguant plusieurs fois. Un soir, clochardisé, il se retrouve à jouer du piano dans un bar gay de San Diego. A la fin de l'année 1978, sa conduite devient si alarmante qu'on le fait interner, pendant quelques mois, dans un hôpital psychiatrique. Une infirmière rencontrée là-bas devient sa fiancée: à sa sortie, elle s'installe avec lui dans une nouvelle maison. Dennis vient régulièrement lui rendre visite et l'approvisionne en coke et hamburgers (une chanson composée = un hamburger). En 1982, il ressemble à ce qu'était Elvis Presley quelques mois avant sa mort: énorme, boulimique. Les autres Beach Boys imaginent un plan machiavélique pour remettre Brian entre les mains du Dr Landy: en octobre 1982, ils convoquent Brian et lui annoncent qu'il est ruiné et renvoyé des Beach Boys. Il entame alors, sous la contrainte, dirigé par le psychiatre remis en selle, un programme de rééducation. Il est emmené, kidnappé pour ainsi dire, dans une retraite à Hawaï. Landy entraîne avec lui toute une mafia chargée de mettre en œuvre le "programme": exercices physiques, psychologiques, système de punitions et de récompenses. Wilson est pris en charge comme un enfant et n'a pas son mot à dire. Les honoraires de Landy atteignent des sommets extravagants: près de 60 000 dollars par mois, plus les frais, soit environ 500 000 F de l'époque. On comprend l'attachement du médecin pour son patient.
Le résultat au bout de cinq ans est spectaculaire. Pour la première fois depuis longtemps, Brian Wilson peut envisager de refaire de la musique. Un long processus, toujours surveillé par Landy, lui permettra d'enregistrer, en 1987-88, son premier album solo. Landy contrôle tout. Il se fait nommer "producteur exécutif" du projet, co-écrit la moitié des chansons. Tout est surveillé par un de ses hommes de main, qui enregistre les conversations de Brian avec ses producteurs pour les faire écouter à son maître. Landy met la bonne volonté de tous à rude épreuve, instaurant un climat de terreur. Malgré cela, l'album, sorti à la fin 1988, bien qu'inégal et surproduit, apparemment le fruit de trop de compromis, offre des moments magiques, comme la suite Rio Grande, où Brian renoue en partie avec le climat de frayeur des parties "maudites" de Smile.
A partir de 1985, la vie de Brian devient trouble. Il habite à Malibu, sous la surveillance étroite de son "assistant personnel", en réalité un sbire à la solde de Landy qui ne le lâche pas d'une semelle. Seul, coupé de ses amis, il se plaint parfois au téléphone de Landy qu'il appelle, paraît-il, "Napoléon" et d'autres noms sans doute moins aimables. Mais il reste là, trouvant sans doute son compte dans cette situation de prise en charge et d'irresponsabilité. Landy, officiellement, n'a plus le droit d'exercer son métier de psychiatre en Californie: il a été récemment condamné pour une affaire de viol d'une patiente placée sous sédatifs. En hiver dernier, le frère, l'ex-femme et les filles de Brian ont attaqué Landy en justice et ont obtenu gain de cause: Landy a été condamné à demeurer deux ans séparé de son patient, la fortune de Brian a été placée entre les mains d'un administrateur neutre et il doit voir régulièrement un psychiatre indépendant chargé de le "déprogrammer". Une tâche apparemment difficile. Un musicien, très proche collaborateur et ami de Brian, contacté au téléphone, nous a expliqué que le second album solo de Brian Wilson, intitulé Sweet Insanity, achevé en janvier 1991, a été totalement contrôlé et manipulé par Landy, qui en a écrit les paroles et assuré la production artistique. Le psychiatre a apparemment obtenu ce qu'il avait réclamé en vain trois ans plus tôt: faire le vide absolu, en studio, autour de son patient. Landy, musicien frustré, a pu réaliser son rêve: produire de la musique par Brian Wilson interposé. Si le disque a été rejeté par Seymour Stein de Sire et Lenny Waronker de WEA, pourtant fans inconditionnels de Brian, c'est, nous a assuré ce musicien, pour une raison simple: "C'est l'album de Landy et Brian n'a rien à voir avec".

Brian Wilson, aujourd'hui, éprouve une certaine fierté à comparer la longévité des Beach Boys à celle des Rolling Stones, même s'il déverse quantité d'insultes sur le "monstre" qu'il a créé: "Les Beach Boys sont de sales menteurs, et ça, vous pouvez l'imprimer", m'a-t-il déclaré au détour d'une longue tirade. Le groupe se produit régulièrement pour la fête nationale et dans d'autres occasions commémoratives. Encore récemment, Brian se joignait parfois à eux. Les Beach Boys sont restés, même dans l'état lamentable où ils se trouvent aujourd'hui, le groupe américain. Le fonds de commerce des Rolling Stones était la rébellion, l'insolence, la sauvagerie, l'asociabilité; celui des Beach Boys, l'harmonie, la douceur, le bonheur niais. Pourtant, les sauvages, les fous, les vrais cinglés ne sont pas ceux qu'on croit. Comme dans ces familles où, les volets clos, retentissent des coups et des hurlements et où, le lendemain, on fait de larges sourires aux voisins en taillant les rosiers, les Beach Boys ont toujours conservé les apparences. Des apparences dont personne n'a jamais été dupe. Un père tortionnaire, une mère alcoolique, un frère [Dennis] mort détruit par la drogue et l'alcool, une lutte entre deux clans et, aujourd'hui, un procès intenté par un frère [Carl] au psychiatre de l'autre, le tout fondé sur des histoires d'argent. Au milieu, étranglé par ce nœud de vipères, un génie intuitif de la musique, Mozart primitif, sourd d'une oreille, autodestructeur, revenu plusieurs fois de la mort et de la maladie mentale. Et, au bout du compte, une musique céleste, d'une beauté déchirante pour s'être frottée pour de bon à la terreur, à la folie et au diable, probablement.

12. Smiley Smile (1967)
13. Wild Honey (1967)
14. Friends (1968)
15. 20/20 (1969)
16. Sunflower (1970)
17. Surf's Up (1971)
18. Carl and the Passions - "So Tough" (1972)
19. Holland (1973)
20. 15 Big Ones (1976)
21. The Beach Boys Love You (1977)
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