samedi 30 septembre 2023

Le premier Mac


Fleetwood Mac 1967-1970 avec de g. à d.: Mick Fleetwood, Jeremy Spencer, Peter Green, Danny Kirwan et John McVie.

On ne sait pas ce que faisait Aki Kaurismäki en 1969, probablement pas grand-chose, il n'avait que douze ans, mais ce dont se souviennent les fans de Fleetwood Mac, je parle du premier Fleetwood Mac, bien avant son "américanisation" avec l'arrivée de Lindsay Buckingham et Stevie Nicks, l'orientation pop rock et les succès qui suivront, de Rhiannon aux tubes planétaires de Rumours, qualifiés non sans dédain de "rock FM" par les puristes — bah oui FM pour Fleetwood Mac, lol — tout ça parallèlement à une épidémie de "divorcite" au sein du groupe... bref que ce premier Mac, le Mac blues-boom londonien de Peter Green, s'était produit à Helsinki, plusieurs fois même (déjà en 1968), donnant naissance à des albums non officiels, tel le Live in Finland 1969, publié en 2020 (quelque mois avant la mort de Green), voire carrément bootlegs (, qui rassemble les concerts de 1968 et 1969).
Ce lien avec la Finlande n'a rien de surprenant dans la mesure où le blues rock est très prisé là-bas, et pas seulement par Kaurismäki... On peut même dire que Peter Green — qui ne supportait pas son statut de guitar hero, prônant à l'inverse une vie de désintéressement (il avait fait don d'une somme colossale pour les enfants du Biafra), mais a viré schizo, sous l'effet du LSD et dans des circonstances controversées, faisant par la suite des séjours réguliers en HP (sur Peter Green, lire l'article d'Adam Sweeting dans The Guardian et/ou celui de Julien Deléglise dans Gonzaï) — oui eh bien que Peter Green a quelque chose de kaurismäkien... moins par son destin à la Syd Barrett que parce qu'on retrouve dans son itinéraire, après l'expérience Fleetwood Mac, le même style de vie "à l'écart", fait de petits boulots (dont fossoyeur) et profondément mélancolique, que dans les films bluesy de Kaurismäki.

Ses 5 titres les plus célèbres:

Pour John Mayall & The Bluesbreakers, où il remplaça Eric Clapton:
The Supernatural, A Hard Road, 1967

Et donc pour sa formation Peter Green's Fleetwood Mac:
Albatross, 1968
Oh Well (Pt.1 & 2), 1969

Sinon Jeremy Spencer (grand admirateur d'Elmore James mais qui, du jour au lendemain, partit rejoindre la secte des Enfants de Dieu) a aussi composé pas mal de morceaux (comme Kirwan d'ailleurs), ainsi celui qui ouvre le premier album (éponyme) du groupe: My Heart Beat Like a Hammer (1968).

jeudi 28 septembre 2023

C'est Aki


Les Feuilles mortes d'Aki Kaurismäki (2023).

Ce n'est peut-être plus la caméra d'Ingmar Bergman qu'utilise Kaurismäki — l'Arriflex 35mm BL II (qui avait servi entre autres pour Fanny et Alexandre) —, ça doit être une nouvelle version, mais c'est toujours de l'argentique, auquel AK reste indécrottablement fidèle. Et c'est beau. De même que son style minimaliste qui ne change pas, avec ces plans-vignettes, le laconisme des dialogues (qui consiste à "laisser tomber ses répliques comme des briques sur de l'asphalte mouillé", dixit l'auteur), l'impassibilité des personnages: Droopy ou plutôt Randolph Scott dont Michel Delahaye disait qu'il était un bloc: "en tout et pour tout, trois gestes et deux mimiques"... les mêmes références: Chaplin (sans le sur-jeu), Bresson (en plus drôle), De Sica (je pense surtout aux gentils toutous) et bien sûr Ozu (les pillow-shots)... les mêmes histoires de prolétaires cabossés par la vie, mais toujours dignes, qui fument, qui boivent (notamment le "kossu", la vodka sucrée de Finlande) et parfois rencontrent l'âme sœur... C'est toujours pareil parce que pour Kaurismäki, comme pour Ozu (et Randolph Scott) tout est dans les variations. Le cinéma d'AK est un art du contrepoint... Et puis aussi parce qu'il y a chez lui quelque chose d'inflexible, d'intraitable, qui ne le fera jamais changer d'avis. Ainsi quand il dit: "La pureté du style conditionne tout le reste. Car que Bresson est-il d'autre qu'un Douglas Sirk à l'envers, ou l'inverse? L'essentiel est de s'en tenir au style qu'on a choisi." Point barre.

NB. Les citations en italiques sont extraites du livre de Peter von Bagh, Aki Kaurismäki, 2006.

Le vent du Nord les emportera...

Voilà, de tout ça, on ne reparlera pas, c'est Aki. Comme est acquis le thème, essentiel chez lui, qui sert de base solide à ses films et sur laquelle se feront les variations (narratives mais aussi esthétiques, dans le choix, outre celui du cadre, des décors, des couleurs, et fort de ça du jeu des acteurs, parfois réduit à un simple jeu de regards)... qui sert donc de base solide à ce qui est la rencontre — comme le souligne Kaurismäki dans le livre de von Bagh — de l'innocence, incarnée ici par Ansa (Alma Pöysti) et Holappa (Jussi Vatanen), deux êtres qui eux-mêmes vont à la rencontre l'un de l'autre — et de l'indifférence, incarnée par ceux qui les emploient, les exploitent et les virent au moindre manquement. C'est au niveau de cette "double rencontre", dans l'équilibre à trouver, le bon dosage, que réside la réussite des films de Kaurismäki. L'équilibre peut être parfait, c'est le sommet que constitue la trilogie "Finlande", avec Au loin s'en vont les nuagesl'Homme sans passé et les Lumières du faubourg, sachant que Kaurismäki n'est jamais aussi génial et émouvant, génialement émouvant, que lorsque c'est à l'homo finnicus (finnois) qu'il s'attache, dans sa condition la plus humble, et que, bien que renvoyant à des valeurs universelles, il l'inscrit dans une constellation purement locale, quelque part dans un quartier d'Helsinki, entre le logement du héros, juste fonctionnel, son lieu de travail où il trime pour des prunes, et le bar où le soir il vient boire en écoutant de la musique, et non l'inverse. En revanche, lorsque Kaurismäki y introduit une trop grande part d'exogène, comme dans Le Havre, soit la rencontre entre un jeune immigré venu clandestinement d'Afrique et un vieux cireur de chaussures, dans un esprit qui mêle le réalisme poétique des années 30 et le néoréalisme à la De Sica (un "havre" de bons sentiments), l'équilibre ne tient plus, tant le film se voit porteur d'un message trop ostensiblement humaniste (la Solidarité avec un grand S). Idem dans l'Autre Côté de l'espoir, quoique moindre puisque ça se passe à Helsinki, via cette fois la rencontre d'un réfugié syrien et d'un patron de restaurant, le déséquilibre provenant de la trop grande noirceur du récit, qui livre l'innocence (ici plus tragique que jamais) non plus à l'indifférence mais à la pure barbarie (les néo-nazis du film), dans un esprit peut-être fassbindérien mais là encore un peu trop appuyé en termes de signifiants.   

Et dans les Feuilles mortes? Eh bien là, alléluia, ça fonctionne de nouveau. On y retrouve la grâce de la trilogie "Finlande", même si le film n'est pas tout à fait au même niveau, même s'il prolonge en fait une autre trilogie, plus ancienne, celle dite du "prolétariat". Tout Aki est dans ce film, et c'est peut-être ce côté totalisant qui un peu l'étouffe, notamment dans le jeu des citations, qui n'ont jamais été aussi nombreuses, sans compter toutes celles qui nous échappent (en même temps, ce ne sont que des clins d'œil, sans théorisation derrière, cette abondance de films cités, directement ou indirectement — via les affiches —, relevant avant tout de l'autodérision, Kaurismäki se définissant lui-même comme un cinéphile compulsif). Disons d'abord que l'exogène qui occupait exagérément les deux derniers films, dans un souci d'ouverture peut-être compréhensible (le monde globalisé) mais qui "universalisait" inutilement les thèmes habituels de Kaurismäki (avec cet effet du clou qu'on enfonce) tant l'universel est déjà implicitement contenu dans la vie purement finnoise de ses "héros"... oui eh bien, que l'exogène ici, AK l'a enfermé dans une boîte, en l'occurrence un transistor, le laissant s'échapper par le seul canal d'une information que le film distille à petites doses (il s'agit de la guerre en Ukraine), ce qui donne à l'exogène un relief finalement plus saisissant que dans Le Havre et l'Autre Côté de l'espoir, car fonctionnant en contrepoint et non plus... en chape, avec l'effet trop écrasant qu'il produisait. Relief d'autant plus saisissant que le cinéaste peut y greffer, au-delà des exactions russes et du sentiment d'horreur qu'elles provoquent, son thème principal de l'innocence aux prises avec l'indifférence, y pointant même une sorte d'effet contaminant de l'indifférence, lorsque, las d'entendre régulièrement les mêmes horreurs, on finit par couper le son du poste, comme si, déjà suffisamment triste dans sa vie de tous les jours, on ne supportait plus le malheur des autres: les bombardements sur Marioupol et Kiev, mais aussi Tchaplyne que Kaurismäki ne pouvait ne pas citer, Chaplin étant la principale référence du film — plus encore que Jarmusch, Bresson et Godard —, via les Temps modernes (le travail à la chaîne, la rencontre amoureuse, le plan final...), mais vu du côté féminin, sans oublier bien sûr le nom du chien.
Reste que si le film est si émouvant, c'est non seulement parce qu'il reprend l'aspect de "précipité humaniste" qui caractérise les meilleurs Kaurismäki, mais aussi parce que s'y dégage, s'y ressent, davantage que d'habitude, à travers le thème de la répétition (les boulots mal payés qui se succèdent, les soirées au bar, le cycle: "je bois parce que je déprime, je déprime parce que je bois"...), et plus encore la question de l'âge (le très beau personnage d'Huotari — Janne Hyytiäinen, le héros des Lumières du faubourg — à la voix de baryton ou de basse ou des deux), le motif du "temps qui passe", s'écoulant inexorablement, où s'entremêlent l'idée de "finitude" (évoquée par le titre même du film, également par le "différé" que provoque le papier envolé où été inscrit le numéro de téléphone d'Ansa) et le concept de "finnitude", de ce qui imprègne l'âme finnoise, ce sentiment d'abandon qui historiquement a longtemps accompagné le peuple finlandais (au point qu'on le disait "abandonné des dieux") et que réactive d'une certaine manière Aki Kaurismäki à travers ses personnages de laissés-pour-compte (comme dans l'Homme sans passé), mais aussi, à l'échelon juste au-dessus, de ces petites gens vivotant à la marge, à la limite de l'exclusion, et pourtant incroyablement résistantes — "The dead don't die" proclame le film de Jarmusch que Ansa et Holappa voient ensemble — face à la grande broyeuse qu'est la société capitaliste... En tout cas, loin de la modernité (les exemples abondent, je n'insiste pas), ce que Kaurismäki nous rappelle infailliblement par son refus inébranlable du culte moderniste, sans se réfugier pour autant dans le passé, cherchant plutôt à dépasser les oppositions trop marquées (nouveauté/imitation, avant-garde/kitsch, progrès/réaction) entre la modernité et la tradition; et par là — en revisitant les formes du passé (du burlesque à Bresson) pour créer sa propre forme — de retrouver l'innocence qui était celle du cinéma d'autrefois. En s'imposant ainsi des règles stylistiques qu'on pourrait qualifier d'intemporelles, Kaurismäki ressuscite une époque où le cinéma valait moins par ses effets de style que par une mise en scène capable de transcender le réel par son seul pouvoir d'évocation, voire d'incantation, cette petite touche de fantastique qui colore la réalité chez AK, comme dans les derniers Sirk, et tel qu'il se dégage ici de la richesse picturale d'un plan, de son "mouvement intérieur", qui déborde les limites du cadre (c'est ça la sub-limation), ou encore de l'intérêt porté, là sur un geste (celui, précis, du travail qu'on exécute), là sur un regard (à travers le trouble qui s'y révèle)... autant d'éléments qui confèrent au cinéma de Kaurismäki la dimension d'une quête, avec ce que cela suppose de mélancolique (cf. la musique, tango compris): retrouver la "trace", qui est aussi le secret, d'un cinéma révolu plutôt que tracer la voie pour le cinéma de demain... Quand il s'en approche au plus près, c'est tout simplement bouleversant.

Aki, c'est exquis.

Bonus: la chanson du film par Maustetytöt (littéralement "Les Filles aux épices").

vendredi 22 septembre 2023

[...]


Les Feuilles mortes d'Aki Kaurismäki (2023).

Aki = automne (en japonais)...

Je reviendrai sur le Kaurismäki — on a tout l'automne — mais pour l'heure, un mot sur le Grand Chariot de Philippe Garrel, qui ne devrait pas rester longtemps à l'affiche:

De la vie des marionnettes.

La première partie (l'exposition, pour parler en termes de théâtre) jusqu'à la mort du père est absolument magnifique, comme souvent les premières parties des derniers films de Garrel. La suite, bien que typiquement garrelienne, qui voit s'agréger les différents événements narratifs et leurs retombées (toujours dans l'esprit d'un petit théâtre, celui de la vie) jusqu'au dénouement (en forme de points de suspension) pâtit de cette partie inaugurale, presque trop belle finalement... En fait, c'est tout ce qui touche au métier même de marionnettiste (les scènes de représentation, vues de l'autre côté du castelet, la partie cachée du décor) qui fait la beauté du film, prolongeant en quelque sorte le précédent, le Sel des larmes, qui, via la menuiserie, traitait également d'un métier et de ses traditions, de son savoir-faire et de comment le transmettre, en l'occurrence à son fils, un jeune provincial débarquant à Paris pour passer le concours d'entrée à l'école Boulle. Encore que dans ce film, ce qui était le plus beau, c'était la rencontre (la première partie donc) entre Luc, le héros, et Djemila, la jeune fille abordée dans la rue, par sa simplicité fébrile, sa presque banalité, pour capter à travers quelques regards le désir de l'un, le sentiment amoureux de l'autre... ce que Garrel a toujours su filmer, mais là peut-être jamais de façon aussi saisissante. Reste que si Luc réussissait son concours, le film, lui, échouait par la suite à entretenir la flamme (en même temps, comment faire durer un miracle?), se perdant dans les schémas attendus de la vie à deux (avec l'amie retrouvée), jusqu'à faire fausse route (une fois les larmes de Djemila séchées et l'amie, tombée enceinte, abandonnée) dans sa représentation d'un ménage à trois et, plus généralement, de la vie d'un étudiant de province monté à Paris. De sorte que le fil qui courait, ténu, en retrait du récit, à savoir le lien avec le père (la menuiserie, mais aussi le rêve caché de celui-ci: faire l'école Boulle), restait à l'état d'ébauche, à l'image du fauteuil en cours de fabrication auquel manquaient supports d'angles et chevilles, une forme d'inachevé qui est propre au cinéma de Garrel, sauf qu'ici, à travers l'inachevé, c'était moins la volonté de ne pas finir qui semblait s'exprimer qu'une certaine impossibilité à "bien finir".

Dans le Grand Chariot, c'est différent. Ce qui restait en arrière-plan dans le Sel des larmes, se maintient au premier plan, et c'est au contraire ce qui gâchait le précédent film (les stéréotypes sur l'étudiant nouvellement parisien, même si, comme pour tout stéréotype, il y a avait là une part de "vérité"), qui dans le Grand Chariot se retrouve à la périphérie (mais pas toujours) de ce qui forme le noyau du film, à savoir la famille de marionnettistes: le père et ses trois enfants + la mamie, guettée par la démence, qui confectionne les poupées. Tout ce petit monde est délicieux, la palme aux deux filles Garrel (Esther et Léna), confrontées à la volonté du père que ses enfants perpétuent le métier, à une époque où il devient difficile d'en vivre, et que le mieux, comme le comprend le grand frère (Louis), une fois le père mort, n'est pas pas tant de respecter sa volonté à la lettre que de s'épanouir par une autre voie, en l'occurrence le métier de comédien, ce qui en soi ne serait pas une trahison puisque toujours en rapport avec la vie de saltimbanque. Sur ce registre, le film se décline assez joliment même s'il n'évite pas les redites et que par moments il s'appesantit un peu trop sur ce qui constitue les motifs les plus ingrats du cinéma de Garrel (la femme trompée, qu'on abandonne enceinte, là encore... l'artiste tourmenté, les affres de la création jusqu'au clash...). Sachant que si ces éléments périphériques à l'histoire familiale, tendent à prendre de plus en plus de place, c'est aussi parce que cette histoire se réduit comme une peau de chagrin, parallèlement à la fin programmée d'un art et de ses traditions, quels que soient les moyens pour s'en sortir... En termes de mise en scène, l'émotion naît ainsi de l'éloignement progressif que prend le film par rapport à l'espace scénique du "Grand Chariot", le nom du théâtre, occupé par le père et les trois enfants (les quatre étoiles qui constituent le quadrilatère), s'en éloignant inexorablement en même temps que s'élargit l'espace (les trois autres étoiles qui forment le bras du chariot: de la grand-mère, dans la maison où elle vit avec la famille, au reste de la troupe que l'on croise, notamment dans le jardin, le peintre et la femme qu'il a séduite: en fait deux femmes mais qui n'en font qu'une, dans le même rôle, interchangeable)... le compte est bon, ça fait sept, non pas le jeu des sept familles, mais le "set" (le plateau de cinéma) d'un jeu de famille... jusqu'à ce qu'il ne persiste plus rien, tel un ciel sans étoiles.
Un pouvoir d'émotion dont pour ma part je préfère conserver la trace, quitte même à la creuser davantage, en découvrant par exemple ce qui anime le film de l'intérieur, le fait que l'acteur Maurice Garrel (le père de Philippe) fut lui-même marionnettiste et qu'il travailla avec Alain Recoing (le père d'Aurélien qui joue le personnage du... père dans le film, ça va vous suivez?), un des plus grands marionnettistes français, fondateur du "Théâtre à mains nues", c'est-à-dire sans fils, les marionnettes à gaines et non les fantoches (ce à quoi se résout l'une des deux filles Garrel à la fin), et qu'il est touchant de voir le film, à l'instar du cinéma de Garrel, non pas comme un "art" qui se perd (poussant à le sacraliser un peu trop), mais plus simplement comme le spectacle de la vie, difficile à tenir comme ça, si longtemps, "à bout de bras", justifiant alors, pour que ça tienne encore quelque temps, de recourir à des fils...

PS: Oui je préfère cette émotion-là, qui fait que je ne vais pas m'attarder, comme certains, sur le personnage antipathique du peintre, façon détournée, en insistant ainsi sur la médiocrité du personnage (jusqu'à en faire une sorte d'autoportrait du cinéaste), de s'empêcher d'apprécier le film à sa juste valeur, sous prétexte de ce qui est reproché à Philippe Garrel (au passage, s'il y a un truc sur lequel on peut tiquer, c'est la scène plutôt gênante où la copine du peintre, vaguement éméchée, demande à Louis Garrel de l'embrasser)... donc je ne m'y attarde pas, sinon pour regretter que ce genre de critique (elle est à lire dans Libé) qui, bien qu'honnête — Olivier Lamm, que j'apprécie par ailleurs, précisant d'emblée qu'il n'a pu voir le film autrement qu'en pensant aux révélations de Mediapart —, non seulement se trouve biaisée (c'est comme voir un film avec un affreux mal de tête: "La Grande Casserole" au lieu du "Grand Chariot") mais, plus grave, fait le lit de ce qui attend peut-être Garrel à l'avenir (et m'est insupportable, quand bien même il serait coupable de ce dont on l'accuse): la cancel culture.

mercredi 20 septembre 2023

L'archange


Le Gang des Bois du Temple de Rabah Ameur-Zaïmeche (2022).

Préambule.

En 2019, étaient sortis le même jour les Misérables de Ladj Ly et Terminal Sud de Rabah Ameur-Zaïmeche, le succès du premier réduisant considérablement la visibilité du second, déjà en soi très réduite. Il était tentant de comparer les deux films, ce que firent d'ailleurs les Cahiers à l'époque, y adjoignant un troisième film sorti quelques semaines plus tôt: Gloria Mundi de Robert Guédiguian. Rapprochement judicieux si l'on considère la dimension politique de ces trois films: l'état du monde et la vision qu'en donnent trois cinéastes. Le film de Ly comme un cri d'alarme, la France au bord de la guerre civile... chez Guédiguian, plutôt le désenchantement, à voir le tissu social, et même familial, se déchirer inexorablement... alors que dans le film d'Ameur-Zaïmeche, qui relève plus d'une sorte de "rétrofuturisme" (avant et après, ici et ailleurs) que d'une véritable dystopie, le pire est arrivé (la guerre civile), c'est le règne de la dictature et de la terreur... Trois regards dont la justesse tient au fait, entre autres, qu'ils sont nourris des expériences de chacun des cinéastes, que ce soit celles, pour Ly, de la banlieue (le quartier des Bosquets à Montfermeil), pour Guédiguian, de Marseille (non plus l'Estaque mais la Joliette, symbole "économique"), et pour Ameur-Zaïmeche, autant de l'Algérie (celle de Bled Number One) que de la France, disons suburbaine (coïncidence, le cinéaste a grandi lui aussi dans le quartier des Bosquets — cadre de son premier film Wesh, Wesh — sauf qu'ici ça se passe dans le Sud, en l'occurrence le Gard, le territoire n'est pas nommé mais on reconnaît Alès, Nîmes et leurs environs). Des points de vue qui convergent...
Dans les Misérables, il est clair que c'est surtout de l'immersion — la BAC comme si vous y étiez — que le film tire sa force (pour une fois dirais-je), et ça, parce que Ly ne se contente pas de nous embarquer inside, mais parce qu'il y introduit un personnage tiers, témoin (Damien Bonnard), lui-même embarqué, personnage qui se révélera central, non pas que le film soit vu à travers son regard mais que le regard du film transite par celui du personnage, d'abord observateur avant de devenir acteur... Une fois l'étape franchie (Bonnard aguerri), la bavure étouffée, la cité prête à s'embraser (dans la lignée du Do the Right Thing de Spike Lee, un autre "Li"), le film est nettement moins convaincant, épousant progressivement la forme "virilo-tape-à-l'œil" des films Kourtrajmé, pour un finale grandiloquent, qui voit les plus jeunes se révolter non seulement contre les flics mais aussi les gros caïds du quartier (ce qui laisse le champ libre aux religieux). Dans Gloria Mundi, qui s'ouvre par un hommage à Pelechian et son film Life, le constat de Guédiguian sur les méfaits du macronisme est dressé à gros traits, peut-être parce qu'il s'agit d'un mélodrame et que les stéréotypes jouent à plein pour mieux servir la tragédie, peut-être aussi parce que le cœur du film est ailleurs. Où? Eh bien du côté des grands-pères, à travers les deux vieux comparses de Guédiguian que sont Jean-Pierre Darroussin bien sûr, la "bonne pâte" du film, mais surtout Gérard Meylan, en repris de justice, revenu au pays vingt-cinq après, pour voir Gloria, sa petite-fille qui vient de naître... Si le monde a changé, en mal visiblement, il peut encore en sortir quelque chose de beau, sauf que ce n'est plus dans le cours des choses, que ça relève de la providence. Les moments avec Meylan, quand il arrive à Marseille, qu'il écrit ses poèmes, seul dans sa chambre, ou qu'il promène Gloria dans sa poussette, sont les plus beaux du film (le personnage a un côté kaurismakien), d'autant plus beaux que Guédiguian les accompagne de la musique de Ravel, et pas n'importe laquelle, l'apothéose ("Le jardin féerique") de Ma mère l'Oye, musique qui me bouleverse chaque fois que je l'entends, prélude à ce que sera le dernier plan, sublime, du film: "sic transit gloria mundi"... un homme est passé, s'est sacrifié, pour rappeler que les petites gloires que promet/promeut le discours dominant ne peuvent être qu'éphémères, appelées elles aussi à rejoindre rapidement le grand brasier dans lequel se consume le monde.
Si Ly se détache d'un trop grand rapproché avec la réalité, à travers le personnage "intermédiaire" du bizuth, si Guédiguian s'en écarte, à travers celui, "hors-du-monde" de l'ange gardien, Ameur-Zaïmeche, lui, s'en abstrait littéralement, en reconfigurant cette réalité, celle ici d'un état policier (l'Algérie des années 90, le conflit entre le gouvernement algérien et les groupes islamistes), dans lequel il introduit un personnage de "docteur" (Ramzy Bedia), ce qui donne à Terminal Sud un côté à la fois expérimental et réflexif, à la manière d'un roman de Camus (le personnage joué par Ramzy n'est d'ailleurs pas sans évoquer celui de Rieux dans La Peste: médecin qui consacre toute son énergie à soigner les autres au détriment de sa vie privée, point de vue "neutre", image de "résistant", mais sans héroïsme, aux yeux de ceux qui contrôlent le pays parce que, soignant tout le monde, il est amené à soigner leurs ennemis...). L'austérité du film, sa sècheresse, est à l'image de l'extrême rigueur dont fait preuve le personnage. Et si ça manque de chair, c'est que RAZ y décrit un processus de déshumanisation, qui passe par l'épuisement, l'esseulement, la torture... A ce niveau le film est d'une force exceptionnelle, culminant dans la dernière partie, qui voit le personnage se faire soigner à son tour puis réussir à s'échapper (pour cela il devra tuer, ce qui l'engage définitivement), faisant ainsi de Terminal Sud le plus lumineux des trois films, parce que finissant sur une image d'espoir — c'est ça le "terminal". Un finale qu'il serait évidemment exagéré de considérer comme optimiste (l'avenir du héros reste incertain), mais qui rappelle cette idée toute simple que la liberté a un prix, qui ne se satisfait pas de l'exemplarité (faire son devoir de médecin) et encore moins de la neutralité. Ce prix c'est la révolte, qui passe par l'agir et permet au révolté de se libérer des tyrannies et d'exister enfin, tel Ramzy prenant le large, le regard fixé vers l'horizon...

La beauté du jour.

Quatre ans après, revoilà Rabah Ameur-Zaïmeche avec son nouveau film, le Gang des Bois du Temple, dont le titre est comme une synthèse des précédents puisque s'y associent 1) le film de braquage (c'est inspiré d'un fait divers) transposé dans les quartiers populaires (la cité des Bois du Temple à Clichy-sous-bois qui jouxte celle des Bosquets à Montfermeil), sauf que le film, du fait des aides régionales à la production, a été tourné à Bordeaux et à Marseille, révélant une autre géographie — à la manière de Terminal Sud —, ce qui pour RAZ n'est pas un problème, vu que les cités des grandes villes se ressemblent toutes; et 2) l'esprit contrebandier des Chants de Mandrin (ce qu'évoquent "les Bois" du titre, les membres du gang, liés par l'amitié, se révélant eux aussi des "bandits au grand cœur", qui ici détroussent un prince saoudien mafieux, assimilable, lui, à un de ces marchands du "Temple" que chassait Jésus dans Histoire de Judas, et ce par l'intermédiaire de Judas justement, le disciple bien-aimé qui chez RAZ reste fidèle à Jésus.
Un film aux accents melvilliens, de par son sujet et son traitement, très épuré, comme dans le précédent dont certaines scènes évoquaient l'Armée des ombres... Qui dit Melville dit Bresson (Melville l'aurait dit dans l'autre sens, en toute immodestie: "qui dit Bresson dit Melville"), à travers notamment la représentation que donne Ameur-Zaïmeche de la nuit, à la fois concrète (on la sent palpiter) et tendant à l'abstraction (via tous ces reflets et autres taches lumineuses qui la composent — jusqu'au feu des kalachnikovs lors de l'assaut —, dans le plus pur style des grands polars urbains, mais aussi du "New York" peint par Michel Jouenne, que le prince arabe regarde d'un œil impavide dans une galerie)... Ce croisement du figuratif et de l'abstrait, on le retrouve encore dans la façon dont RAZ filme les grands ensembles de la cité, tout ce jeu avec les lignes et les volumes (comme dans Dernier Maquis, ah! les palettes rouges dont l'empilement suggérait le logement des ouvriers), ici la caméra qui monte vers le ciel en même temps que l'envol des pigeons, ou, à l'inverse, ce regard plongeant sur le parc, qui ouvre le film et reviendra plusieurs fois par la suite, soit le regard du personnage principal (plus exactement de l'un des deux personnages principaux, l'autre étant le collectif formé par le gang), qui, du haut de sa tour, semble surveiller la cité, mieux: "veiller" sur ses habitants.
Ce personnage, c'est monsieur Pons: Régis Laroche, qui jouait Pilate dans Histoire de Judas, déjà un "Ponce", également un tortionnaire dans Terminal Sud, et qui donc, d'une certaine façon, aurait besoin de se racheter (je plaisante), ici sous les traits d'un tireur d'élite à la retraite (un ancien de l'armée qui, on suppose, a baroudé en Afrique). Ce qu'il regarde au début, du haut de son balcon, c'est l'arrivée de l'ambulance venue récupérer le corps de sa mère qui vient de mourir, écho probable à L'Etranger, l'incipit du roman ("Aujourd'hui maman est morte"), suivi des funérailles, le personnage tel Meursault, de la même manière que Ramzy Bedia évoquait le docteur Rieux de La Peste dans Terminal Sud. Des funérailles qui sont le premier point d'orgue du film (en termes d'intensité et de suspension dans le cours du récit), que sublime la chanson La beauté du jour, interprétée in extenso par celle qui l'a composée, la chanteuse bretonne Annkrist, dont le texte résonne avec l'histoire du gang, ainsi qu'avec le personnage de monsieur Pons veillant sur la cité: "Quelque archange en vacance soupire quelque part (...) quelque archange en vacance inspire mon ciel"; le second point d'orgue survenant symétriquement au premier quand le prince saoudien (c'est le même acteur qui jouait l'énigmatique Karabas/Barabbas? dans Histoire de Judas), entré sous escorte dans une boîte de nuit, se met à danser, de plus en plus frénétique, sur la musique raï de Sofiane Saidi, présent sur la scène (séquence à la fois improbable et sidérante). Deux moments qui, par l'importance que leur accorde Ameur-Zaïmeche, témoignent du rôle joué dans le Gang par les sons, ainsi qu'ils ressortent, cet impact du matériau sonore conférant au film une incroyable densité (à la Bresson, là encore). Je pense par exemple au bruit des pigeons s'envolant en masse, on croirait entendre un drapeau qui claque au vent, ou encore le bruit mat que fait le cheval au galop dans la séquence de l'hippodrome... et surtout tous ces cris, tels des éclats de réel, qui jalonnent le film (contrastant avec la douceur bon enfant des échanges, plus ou moins improvisés, entre les membres du gang, de même qu'avec monsieur Pons): les cris des braqueurs au moment de l'attaque, ou lors des représailles par les sbires du prince (de vrais tueurs, eux), mais aussi ceux des prisonniers, entendus off, comme un fond sonore ininterrompu... et puis, à la fin, ce petit cri étouffé, car lointain, témoignant certes que la cible visée a bien été touchée (même si ce n'est pas très réaliste), mais surtout que, à l'autre bout, un homme révolté est passé à l'acte. Comme dans Terminal Sud.

lundi 18 septembre 2023

[...]


Nicolas de Staël, "Méditerranée, Le Lavandou", 1952.

De Staël, le peintre de la vibration et du vertige, de la tension et des ruptures, cette fameuse fulgurance qui conjoint autorité (du trait) et soumission (aux débordements).

dimanche 17 septembre 2023

L'été dernier


L'Eté dernier de Catherine Breillat (2023).

Théorie du vertige.

Le cinéma de Catherine Breillat est un cinéma de l'extime, de cet espace indistinct qui s'extrait de l'intime sans pour autant s'offrir au public, à la fois le "dehors" de l'intimité, de ce qui ne se donne pas à voir (un dehors qui n'a rien d'érotique) et le "dedans" de l'exhibitum, de ce qui se donne à voir (un dedans par définition contraire à l'ob-scène). Un cinéma de la traversée, qui tend à s'élever — il y a toujours quelque chose de l'ordre du sacré chez Breillat — via la jouissance des corps, du corps de la femme essentiellement, cette jouissance qui intrigue tant les hommes (je pense au regretté Brisseau), sans rompre avec la ligne (basse) du trivial, cette espèce d'enfouissement du regard dans ce qui n'est pas regardable (la partie immergée de l'iceberg, dit Breillat). Mouvement oblique pour le coup, en position instable, oscillant dans l'entre-deux. D'où le vertige.
Comment figurer un tel vertige? Ici, par exemple (mais le film ne se réduit pas à ça, bien sûr), sous la forme d'une ponctuation. C'est le titre "L'Eté dernier" qui, ouvrant le film, s'affiche en bas de l'écran assorti de trois points de suspension, sous-entendant que durant ce "bel été" de vacances se dérouleront des choses pas très catholiques, entre une femme avocate (Léa Drucker, magnifique) que la société, du moins celle de son mari et de ses amis, "ennuie grave" et son beau-fils de 17 ans qui lui, de la société entière, n'a rien à foutre — il "s'en balek"; mais aussi que ces choses, qui relèvent du non-dit et pour les autres de l'inter-dit, ne peuvent s'exprimer de façon explicite, moins par les mots que par ce à quoi ils renvoient: un impensé ou, si l'on s'en tient au cadre juridique, un article de loi, réduit à sa numérotation: 222-22 alinéa 3... C'est par le biais de la seule fiction (et la façon sereine, sans chichis, de la mettre en scène) que chez Breillat l'extimité s'exprime, fidèle en cela à l'origine "romanesque" du mot — c'est Stendhal qui l'a introduit pour la première fois —, y excluant le blabla sociologisant (au grand dam des adeptes du "bon-scénario-qui-coche-toutes-les-cases") et les pincées de moraline (au grand dam de ceux, souvent les mêmes, qui voudraient que l'artiste soit aussi juge). Fiction d'autant plus "malséante" aux yeux de certains que Breillat, aggravant son cas, ne se prive pas d'y adjoindre cette part de dérision (je me souviens du faux pénis taille XXL de Grégoire Colin dans Sex Is Comedy) et d'ironie (cf. le titre Parfait Amour!, avec son point d'exclamation, pour une histoire de violence conjugale ayant mal tourné) qui siéent si bien à son œuvre. Là, ça passe par les progrès, "énormes" dit la femme, que fait l'adolescent pour la satisfaire sur le plan sexuel. Ainsi aussi de ces "trois points" sagement alignés au début et qui ensuite prennent la forme d'un triangle. C'est le tatouage que Théo, l'adolescent, grave dans le creux du bras de sa belle-maman, tatouage des plus équivoque puisqu'il conjoint l'idée d'antisocialité qu'incarne Théo, hostile à toute forme d'autorité (la traduction exacte des trois points est "mort aux vaches"), et la mise en place d'un nouveau rapport dans la triangulation amoureuse — la femme, le mari et l'amant —, l'adolescent dans le rôle de l'amant. L'ironie, c'est que le tatouage, non seulement n'interpelle pas la femme, alors qu'en tant qu'avocate elle connaît nécessairement le caractère antisocial de celui-ci (il y a là comme un accord implicite), mais surtout qu'il ne va jouer aucun rôle au niveau du récit (une sorte de MacGuffin, c'est l'aspect hitchcocko-chabrolien du film), bien que forcément présent, se dérobant à tout regard, à tout discours (le creux du bras de Léa comme le cœur non visible du cinéma de Breillat?), comme si l'inscription avait été faite à l'encre sympathique, prête à s'effacer.
S'effacer? Pas totalement. Disons d'abord que pour la femme avocate (qui défend des jeunes filles mineures victimes de viols), cette relation avec son beau-fils relève moins de l'interdit, puisque c'est "consenti" (ce qu'elle rappelait déjà à une jeune victime au début du film), que de l'inconséquence, par rapport à sa situation sociale et familiale, bourgeoise qu'elle est jusqu'au bout des ongles: cette assise solide (via la "normopathie" du mari, Olivier Rabourdin, également magnifique) qui lui permet de garder froidement les pieds sur terre (dans ce film, Breillat se plaît à filmer les pieds de ses personnages, même ceux du mari quand il retire ses chaussettes), une fois le pacte avec l'ado rompu, le pot aux roses révélé (mais pas brisé)... Des trois points en forme de triangle dont Théo, naïf, croyait occuper le sommet, il apparaît assez vite qu'il n'en est rien, que c'est au contraire elle, la femme, qui est en position dominante, de par sa situation socio-professionnelle, on l'a dit (même si ça va lui "coûter une blinde"), mais aussi parce que c'est une héroïne comme les aime Breillat, la femme dans tout son éclat, à la fois sublime et monstrueuse, qui ne cède pas sur son désir (ce qui fait qu'elle ne se sent pas moralement coupable), mais pas davantage quant à sa position, ne consentant à aucun sacrifice (elle ne veut rien perdre de ce qu'elle a acquis — peut-être difficilement, on ne connaît pas son histoire familiale, juste que sa sœur bien-aimée, qu'elle dit jalouse mais incapable de la trahir, a elle un "boulot de merde"). Ce qu'on sait en revanche, c'est que le devenir-mère (faute de pouvoir avoir des enfants, elle a adopté deux petites asiatiques) ne se recoupe pas avec l'être-femme. Du triangle dont la femme occupe donc le sommet, il ne reste à la fin qu'un point lumineux, brillant dans l'obscurité d'un fondu au noir. Si c'est l'alliance du mari qu'on voit en fait scintiller, après que la femme a renoué en pleine nuit avec Théo (venu de lui-même la retrouver) puis rejoint le lit conjugal, ce qui a tout du gentlemen's agreement entre époux, redoublant l'accord juridique avec Théo (1), c'est autre chose que Breillat laisse ainsi briller, telle une petite étoile, puis s'éteindre doucement avant de disparaître. Quoi? La part fascinante autant qu'énigmatique de ce que veut une femme.

(1) La fin du film est significative à cet égard... c'est un épilogue: l'ado a quitté la maison, et puis il repasse, ivre, au cours d'une nuit, sans qu'on sache combien de temps après... peut-être quelques mois (c'est l'hiver), le temps que l'affaire soit classée et la situation familiale apaisée, de sorte qu'il a peut-être maintenant 18 ans, et que ce qui était moralement et juridiquement condamnable avant (bien qu'entre personnes consentantes, Théo est depuis le début sexuellement majeur), ne l'est plus que sur un plan purement "moral", entre des adultes, qui plus est sans lien généalogique, sinon d'alliance. Quid de l'interdit "symbolique" de l'inceste? serait pour le coup la seule question qui reste sur ce terrain, banalisant encore un peu plus le sujet de l'inceste, car secondaire, répétons-le, chez Breillat, relativement à la question du désir et de la jouissance, et au-delà même du fantasme bourgeois qu'incarne ici le personnage féminin: à la fois le confort d'une vie bien rangée (auprès du mari) et le fait de pouvoir ainsi céder à son désir (avec un amant) et non sur son désir, fantasme toujours assouvi dans le secret ("Tais-toi" lui dit le mari quand elle commence à lui parler de Théo) mais cette fois, pour ce qui est du droit, en toute liberté.

Bonus: Dirty Boots de Sonic Youth.

vendredi 15 septembre 2023

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Le Gang des Bois du Temple
de Rabah Ameur-Zaïmeche (2022).

Mon TOP 10 des films français au ¾ de l’année: (par ordre alphabétique)

Anatomie d’une chute de Justine Triet: Le comment et le pourquoi
Chien de la casse de Jean-Baptiste Durand: De l'amitié
L’Eté dernier de Catherine Breillat 
Le Gang des Bois du Temple de Rabah Ameur-Zaïmeche
Lumière de Jeanne Moreau (1976, reprise): Notes
Mes chers espions de Vladimir Léon: Deux Léon, deux
La Montagne de Thomas Salvador: L'homme au bras d'or
Super-bourrés de Bastien Milheau
Voyages en Italie de Sophie Letourneur: On est comme on est
Yannick de Quentin Dupieux: Y'a un hic

A venir: textes sur le RAZ  (L'ultime Raz-zia) et le Breillat (Soudain l'été dernier).

En attendant, quelques mots sur Barbe bleue, le téléfilm que Breillat a réalisé pour Arte en 2009:

Dire d’abord que le film est visuellement magnifique. Beauté des lieux (ah le féerique Château de Val dont l'imposante silhouette, avec ses six grandes tours, a bercé mon enfance), splendeur des ornements (le bas-relief en or sur fond fleurdelysé qui ouvre le film, les grandes tapisseries, les étoffes brodées de perles et de pierres précieuses...), Breillat étale avec une gourmandise non feinte toute cette magnificence qui caractérisait la noblesse de l'époque, celle du XVe siècle (période charnière entre le médiéval et le renaissant), à travers ses représentations picturales (de Cranach l'Ancien à Holbein le Jeune), qui surtout est propre aux contes, à commencer par ceux de Perrault, via l’imagination des petites filles (suivra en 2010 la Belle Endormie).
C’est que le maniérisme du film n’a rien d’esthétisant. La somptuosité de l’image, avec son extraordinaire palette chromatique, c'est la richesse de l’imaginaire, de cette imaginaire, si fort, si intense, à partir d’où se construit l’univers d’un artiste, et ce dès le plus jeune âge. C’est pourquoi ce film de Breillat est aussi le "premier", le film qui précèderait Une vraie jeune fille, 36 Fillette ou encore A ma sœur! C’est le film des premières images, encore merveilleuses, des premiers plaisirs, à la fois innocents et pervers, quant à la peur, quant à l’amour, quant à la peur de l’amour. Tout le cinéma de Breillat est là, mais sous une forme disons proto-érotique (sachant que son cinéma n'est justement pas érotique), dans cette histoire de Barbe bleue.
Deux récits se superposent, se faisant écho, chacun étant le commentaire de l’autre: le conte proprement dit, dont Breillat atténue (à défaut d’évacuer) le caractère trop symbolique (le bleu de la barbe, la clef tachée de sang...), la portée psychanalytique (moins le sadisme que la féminisation du personnage-titre, appelé dans le conte "la Barbe bleue"), la dimension populaire (la fin de l'histoire, trop connue, est volontairement escamotée), pour s’en tenir aux seuls mécanismes d’identification, ceux qui jouent prioritairement au cinéma; un souvenir d’enfance, lorsque Breillat et sa sœur, réfugiées dans le grenier, lisaient Barbe bleue pour se faire peur (autant de scènes rompant régulièrement le charme du film par le jeu minaudier des jeunes actrices — les enfants, soit ils jouent faux et c’est agaçant, soit ils jouent juste, comme des adultes, et ça sonne faux —, mais nécessaires pour dépasser le côté "trop-belle-image" du film (l'imaginaire), cet aspect un peu borowczykien qu’on pourrait lui reprocher, même si, je l’ai déjà dit, ce formalisme luxuriant n’a rien de plaqué, évoquant même par instants le dernier Eisenstein, celui d’Ivan le Terrible (cf. la scène en haut de la tour, filmée en plongée, dans laquelle Dominique Thomas qui joue Barbe bleue fait penser à Nicolas Tcherkassov).
Deux niveaux qui finissent par se rejoindre au moment crucial — la découverte du cabinet interdit (soit la rencontre avec le Réel) —, où là, la petite fille qui lit le conte (Breillat donc) prend la place de l’héroïne, quand l’identification joue à plein, puis que le mouvement s'inverse (la projection), et que la pulsion devient plus forte que la peur, le désir plus fort que la loi, l’art plus fort que la mort...

jeudi 14 septembre 2023

Ozu l'unique


Le Fils unique de Yasujirō Ozu (1936).

"Mes chansons implorent doucement".

Impossible de voir le Fils unique sans penser à Il était un père, cet autre film d’Ozu réalisé six ans plus tard, un de ses plus beaux, peut-être le plus beau... Impossible de ne pas y penser tant ces deux films se répondent, quant à la relation parent-fils, le premier du côté maternel, le second du côté paternel, à travers également certains motifs (le cinéma d’Ozu est d’abord un cinéma de la réminiscence: ses films communiquent entre eux, s'entrelaçant, à l'image de la toile de jute qui leur sert de générique), comme par exemple celui de la soie, un motif simplement évoqué dans Il était un père, puisque renvoyant à l’image de la mère absente, dont la mémoire (cf. la stèle funéraire) hante littéralement le film, mais largement présent dans le Fils unique, surtout la première partie, d'où l'extrême douceur du film, un film à la peau douce, soyeuse, quand bien même il serait empreint d'une tristesse infinie.
D'un autre côté, Ozu aujourd'hui m'est devenu tellement familier (j'ai pratiquement vu tous ses films d'après-guerre, souvent plusieurs fois, et parmi ceux d'avant, qui n'ont pas été perdus, il doit juste m'en rester quatre ou cinq à découvrir) que je ne le regarde plus de la même manière. Certes je reste toujours sensible à la récurrence de ses thèmes, sur les liens familiaux et/ou la société japonaise, je suis toujours émerveillé par la composition de ses plans, au ras du tatami (ouvrant le champ au maximum, soit le plus de profondeur possible, qui permet de voir, de sur-voir même tant tout y est presque trop net, les objets au premier plan, le fond du cadre où se situe le point de fuite, et entre les deux, si besoin est, notamment dans la maison, tous ces autres plans qui s'enchâssent, le tout dans la plus parfaite harmonie). Et retrouver ce qu'on connaît si bien chez Ozu ne peut qu'émouvoir. C'est pourquoi, dans le Fils unique, comme dans Il était un père, on est touché, ici par l'abnégation d'une mère, là par la responsabilité d'un père, dans les deux cas par cet amour qui existe entre un parent (qui plus est veuf) et son enfant (qui plus est unique), même si le lien est source de drame... Idem quant à la forme, au point que j'interprète les deux leçons de géométrie, dispensées par le fils dans le Fils et le père dans un Père, touchant toutes les deux au théorème de Simpson, comme une sorte de manifeste esthétique de la part d'Ozu, nous expliquant ainsi la construction de ses plans, hypothèse fausse évidemment mais à laquelle il me plaît de croire tant elle s'accorde avec l'idée d'un Ozu formaliste, obsessionnel, en quête d'un impossible nombre d'or, qui le conduira aux sublimes excès de ses derniers films en couleurs.
Mais voilà, Ozu m'est devenu si proche aujourd'hui que j'ai l'impression de trop bien le connaître, comme si son système n'avait plus de secret pour moi, que je pouvais y entrer les yeux fermés... Du coup, au-delà de l'émotion, disons habituelle, ce qui m'accroche aussi, et de plus en plus, c'est ce qui vient à l'inverse corrompre le système, qu'il s'agisse d'un accident, inhabituellement violent, ou d'un simple détail, surgissant de façon incongrue dans le tableau. Dans Il était un père, il y a par exemple cette scène où le père est victime d'une attaque, se contorsionnant de douleur sur le sol, scène d'une violence inouïe tant elle nous tombe dessus sans crier gare. Impossible de l'oublier quand bien même la mort du père est par la suite filmée de manière plus apaisée, ozuienne donc... C'est que cette fois, contrairement à la tragédie du début, la noyade d'un des élèves, réduite au seul plan d'une barque renversée (drame non assombri par le beau temps qui règne sur la scène, comme toujours chez Ozu, alors que ça se passe sur le lac Ashi, au pied du mont Fuji, où le temps est souvent très nuageux — ce qui fait d'ailleurs qu'on ne voit pas le mont Fuji, j'en parle en connaissance de cause —, justifiant tous ces parapluies qu'on aperçoit au détour d'un plan — j'imagine Ozu attendre des journées entières que le ciel se dégage), bref, contrairement à ce premier accident, Ozu ne recourt pas à l'ellipse, vraisemblablement parce que la scène entre en résonance avec la mort de son propre père, un choc pour lui mais aussi pour le spectateur, pas habitué à être ainsi bousculé... Dans le Fils unique, pas de scène aussi violente, et pour cause, on est dans le grand bain amniotique, celui de la mère courage et aimante, à l'amour presque trop grand... C'est beau, forcément. Comme l'est la petite musique qui ouvre et clôt le film, reprise de "Old black Joe", chanson traditionnelle américaine, assimilant le destin de la mère à celui d'un ouvrier noir, son usine de soie à un champ de coton...
Et puis il y a ces échappées, quand le regard se trouve distrait, que ce soit par une lampe à pétrole, la photo de Joan Crawford sur un mur, les cheminées d'un incinérateur, du linge qui sèche au vent ou encore l'enseigne-drapeau d'un restaurant de porc pané, et aussi cet étonnant épisode de l'enfant jouant avec le cheval et victime d'une ruade (on dirait du Barnet), mais la plus belle échappée c'est bien sûr la scène au cinéma où le fils emmène sa mère voir un film parlant. L'échappée n'est pas dans le rapport de la mère au parlant — c'est comme si Ozu faisait découvrir à sa mère son propre film puisque le Fils unique est justement son premier film parlant —, équivalent pour moi aux scènes de pêche dans Il était un père, mais dans le choix du film: une opérette viennoise signée Willi Forst, Leise flehen meine Lieder. Ce n'est pas la première fois qu'Ozu cite directement un film (on voyait un extrait de If I Had a Million — le sketch de Lubitsch avec Charles Laughton — dans Une femme de Tokyo). Là il est question de Schubert (son amour impossible avec Caroline Esterhazy), mais je ne crois pas qu'il faille en déduire quoi que ce soit, je ne suis même pas sûr que le foulard que l'actrice laisse tomber dans le champ de blé à la fin de la séquence ait une signification particulière, sauf à considérer, à la suite de Noël Burch, le plan du foulard comme un pillow-shot... mais au sens propre du mot: un "plan-oreiller" — pour preuve, la mère s'endort —, traduisant moins un état de fatigue que cette douce intimité qui unit la mère et le fils et voit les rôles s'inverser, le fils prenant soin de sa mère, d'ailleurs il lui achète aussi un coussin pour qu'elle puisse bien dormir, aussi tendrement que le bébé qui, soit dit en passant, dort pendant toute la durée du film. La vérité est peut-être là, à chercher dans le titre même du film allemand, littéralement "mes chansons implorent doucement"... telle une berceuse. Mieux, le sommeil au sens barthésien, comme acte même de la confiance, qui fait du Fils unique un film bien-veillant. C'est l'essentiel. Car pour le reste: Tokyo, les espoirs déçus, c'est comme pour le temps qui passe, on ne peut rien y faire (sinon faire de son mieux). "La vie est ainsi, c'est comme ça"...

mercredi 13 septembre 2023

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Ouverture du film Passion (1982).

C'était il y a un an...

La mort, comme une vague échouée
il s'en est allé
Là bas, sans son IPhone

jeudi 7 septembre 2023

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Evening Star Supercharger, Sparklehorse, 2023.

Heureux de lire sous la plume de François Gorin que Matt Linkous, le frère de Mark, qui a supervisé, avec sa compagne Melissa Moore, Bird Machine, l'album posthume de Sparklehorse, explique qu'avant son suicide Mark "écoutait beaucoup les Kinks, les Beatles et ses collègues de Grandaddy". Si "Evening Star Supercharger" évoque merveilleusement Ray Davies, comme le souligne Gorin, cette inclination à la pop chez Mark Linkous était déjà présente sur son précédent album, Dreamt for Light Years in the Belly of a Moutain, le dernier de son vivant, publié en 2006. Il s'y décelait, sur certains morceaux, une inspiration très beatlesienne. Lire ainsi ce que j'en disais il y a un an:

Dreamt for Light Years in the Belly of a Mountain est le quatrième et dernier album de Sparklehorse. Quand il est sorti, en 2006, j'avais été, comment dire, non pas déçu mais désorienté. C’est qu’après le sublime It’s a Wonderful Life, tout nouvel album ne pouvait apparaître qu’en retrait. Comme il y a de grands films malades, Dreamt for Light Years... est un grand album malade. Visiblement Linkous a souffert pour mener à bien son projet. On sent chez lui l'envie de sortir de son registre neurasthénique, mais, en même temps, s'y perçoit, à mesure que l'album avance, cette pente qui perpétuellement le replonge dans les affres de la mélancolie... Les premiers morceaux, plus épurés que d’habitude (je pense à "Shade and Honey", déjà entendu sur un maxi single, puis utilisé — via Alessandro Nivola — dans la BO du film de Lisa Chodolenko, Laurel Canyon), sont ainsi teintés de pop, une pop assez inattendue puisque c’est carrément la musique des Beatles qui se trouve convoquée (de "Don’t Take My Sunshine Away" à "Some Sweet Day", très harrisonien, en passant par "See the Light" qui semble suivre, du moins au départ, la ligne de "Dear Prudence")... Pour autant, pas d’envolée, tout ça reste confiné et quand survient "Morning Hollow", qui n’est autre que le morceau caché de It’s a Wonderful Life, celui qu’on entendait, sans qu’il soit mentionné, à la toute fin de l’album, on comprend que le léger enjouement du début n’était qu’illusion. Le dernier morceau de Dreamt for Light Years..., très minimaliste, est peut-être ce que Linkous a composé de plus terrifiant. Quasi comateux, comme si on se trouvait dans une salle de réa, bercé par le son lancinant des appareils de monitoring, dans l'attente d'une fin qui ne viendrait pas... L'écouter aujourd'hui confère à l'album des accents encore plus déchirants.

Quant à Bird Machine, c'est plus de la moitié de l'album qui regorge de pépites pop: Kind Ghosts — Evening Star Supercharger — O ChildFalling DownDaddy's GoneChaos of UniverseEverybody's Gone to SleepThe Scull of Lucia...

Sinon, les deux premiers albums de Sparklehorse:

mardi 5 septembre 2023

Le geste d'Erice


Fermer les yeux de Víctor Erice (2023).

Triste le roi.

"Fermer les yeux", nous dit Víctor Erice. Non pour ne plus voir, mais pour mieux se souvenir (pour mieux rêver aussi). Et de quoi se souvient-on dans Fermer les yeux? D'abord qu'Erice n'avait réalisé jusque-là que trois longs métrages en cinquante ans, le dernier étant El sol del membrillo (le Songe de la lumière) en 1993, que celui qui aurait dû être le quatrième remonte à plus de vingt ans et que si Erice a continué de travailler durant tout ce temps, réalisant quand même des films (de format moindre), écrivant des histoires, nourrissant d'autres projets, comme tout bon artiste, il était néanmoins resté marqué par la blessure que fut la non-réalisation de ce quatrième film, une adaptation du roman de Juan Marsé, El embrujo de Shanghai (le film sera réalisé par Fernando Trueba). Erice en publiera le scénario, La promesa de Shanghai, dans lequel se mêle le souvenir du film de Sternberg, The Shanghai Gesture, vu dans l'enfance, à la lecture, quarante ans plus tard, du livre de Marsé où il est question, outre le film de Sternberg, de la grisura du Barcelone des années 40, de maquisards anti-franquistes et de l'un d'eux, parti à Shanghai remplir une mission aussi secrète que périlleuse, un récit d'aventures que raconte au narrateur du roman (un adolescent) un second narrateur, le faisant ainsi rêver, comme on rêve à cet âge (c'est le embrujo du titre: le charme, le sortilège...), avant que la réalité ne vienne à la fin le réveiller brutalement... lui/nous rappelant que "dans la bouche des adultes, les rêves de jeunesse se corrompent", une sorte d'adage qu'on pourrait d'ailleurs appliquer aux deux grandes fictions d'Erice, l'Esprit de la ruche et le Sud.

Vingt ans après, comme dirait Dumas, Víctor Erice n'a pas l'intention de refaire le film qu'il n'a pas pu faire, mais il se souvient... De ce film qui n'existe pas, il se sert pour lancer la fiction. C'est le prologue de Fermer les yeux: un vieux Juif séfarade missionne un certain monsieur Franch — le vrai nom dans le roman de Marsé du personnage légendaire parti à Shanghai — afin que, aidé d'une photo, il retrouve et lui ramène sa fille, partie elle aussi en Chine, avec sa mère chinoise quand elle était petite, devenue Chinoise à son tour (on pense à The Searchers de Ford), qu'il n'a plus revue depuis, dont il imagine le "geste" avec son éventail (il gesto di Shanghai) et voudrait de nouveau croiser le regard avant de mourir. Soit "Le regard de l'adieu", une des deux séquences (tournées en 35mm), en l'occurrence la première, de ce qui s'avère être un film dans le film (écho au vrai film manquant de la filmographie d'Erice), film fictif débuté il y a vingt-deux ans mais interrompu pour toujours après la disparition de l'acteur principal, dont le corps n'a jamais été retrouvé, cette disparition coïncidant avec le départ en mission de son personnage... La première séquence est dévoilée lors d'une émission de télé consacrée à la disparition de l'acteur et à laquelle participe le réalisateur (qui n'a plus depuis refait de film), en attendant la seconde qui n'arrivera qu'à la toute fin, clôturant les deux films, ce qui veut dire, puisque l'acteur a disparu pendant le tournage, que la fin avait été tournée avec le début, au même endroit: une propriété baptisée "Triste-le-Roy", Erice convoquant ici Borges, via sa nouvelle La mort et la boussole, avec son portail et sa statue de Janus, le dieu à deux faces qui regarde l'avenir et le passé ("les couchants et les aurores", écrit Borges)... Sauf qu'il y manque la symétrie, le Janus d'Erice révélant deux visages différents, un Janus jeune et un Janus vieux, comme si le regard tourné vers l'avenir n'était pas contemporain de celui tourné vers le passé, mieux: que le présent n'existait plus en tant que tel, qu'il n'était qu'une éclipse, longue de vingt-deux ans, entre un passé définitivement révolu (le film qui ne s'est pas fait, l'ami perdu...) et un présent d'artifice, sans avenir, qu'on s'invente directement à partir du passé (l'ami retrouvé, le cinéma aussi). C'est le temps de la mélancolie. Et de la vieillesse qu'on affronte "sans peur" mais "sans espoir".

Pour cela, donc, faire appel à la mémoire, celle que Julio, l'acteur disparu, avait perdue, celle que Miguel, son ami réalisateur, réactive en fouillant par exemple dans une vieille malle (aux trésors, forcément) et cherchera à lui faire recouvrer, la revoyure finale de son film (la seconde séquence) se révélant, sans surprise, plus efficace que les nœuds marins (c'est sur les mers qu'ils s'étaient connus)... Quant à Erice, son travail de remémoration, qui à un niveau plus intime nourrit ce "quatrième" film, ne peut passer que par l'évocation des deux premiers: Ana Torrent, de retour cinquante ans après, l'enfant aux grands yeux noirs de l'Esprit de la ruche, elle qui déjà fermait les yeux pour parler au monstre (Frankenstein) — rappelez-vous: "C'est moi, Ana" —; ou encore, ces beaux fondus au noir qui rythmaient le Sud — un Sud qu'on ne voyait pas puisqu'il y manquait déjà la seconde partie — et qu'on retrouve ici à la conclusion de chaque chapitre, comme autant d'yeux qui momentanément se ferment. Une mémoire qui chez Erice remonte loin, au temps de son enfance, par la voie de la cinéphilie, une cinéphilie du coup très daneyienne (avec comme horizon mémoriel, à la différence de Daney, davantage la terreur du franquisme que l'horreur des camps), évoquant d'autres films des années 40-50, de They Live by Night de Nicholas Ray (l'affiche dans la cabine de Max, l'ami monteur) à Rio Bravo de Hawks, via "My Rifle, my Pony and Me", que chante Miguel lors d'une veillée dans le baraquement où il vit dorénavant, là-bas dans le Nord de l'Espagne (un retour aux sources pour Erice), y vivant tel Candide, en toute simplicité, de la pêche et de son potager, en passant par Ordet de Dreyer (le dernier cinéaste capable de nous faire croire aux miracles, rappelle Max)... Erice remontant encore plus loin, jusqu'à l'enfance même du cinéma, avec son flipbook de l'Arrivée d'un train de Lumière. Autant de souvenirs et de réminiscences qui, dit comme ça, font craindre une certaine lourdeur, voire un effet de saturation, et c'est vrai qu'à ce niveau Erice y va de "bon cœur".

La beauté du geste.

Ce qui fait qu'on est loin de l'épure attendue de la part d'un cinéaste de 82 ans... mais non promise si on considère que ce film, sans être celui qu'Erice aurait réalisé après le Songe de la lumière, l'est quand même d'une certaine manière, dans l'esprit en tout cas du cinéaste de soixante ans (à peine) qu'il était à l'époque, donc encore jeune, avec cette gourmandise toute borgésienne, mais à laquelle s'est ajouté le sentiment de manque, d'éclipse comme je l'écris plus haut, vécu durant plus de vingt ans. A l'arrivée, un film que d'aucuns pourront trouver décevant, parce que ne répondant pas à leur attente. Ainsi du finale qu'ils auraient voulu moins... prévisible (le cinéma qui fédère), surtout avec moins de pathos: les retrouvailles du père et de sa fille, sauf qu'il s'agit du film de Miguel dont rien ne dit qu'il fut un génie de la mise en scène. L'émotion qui se dégage, malgré tout, de ce finale provient non pas de son caractère mélodramatique, trop marqué en effet, mais du fait qu'Erice a décidé de finir son propre film avec celui de son alter ego, "Le regard de l'adieu", qui au vu des deux seules séquences tournées, très théâtrales, ne témoignait pas nécessairement d'un futur grand film... comme si le cinéaste (Erice) s'effaçait derrière son personnage (Miguel), bel acte d'humilité auquel il n'aurait peut-être pas cédé il y a vingt ans. C'est là que se manifeste au mieux la sagesse des cinéastes vieillissants, et c'est très beau. Ce qui fait que le film apparaîtra non pas décevant, car ne répondant pas aux attentes, mais plutôt déceptif, au sens de ce qui déjoue les attentes, concernant surtout le corps du film, sans les séquences placées aux deux bouts, sans les références non plus, ce qui reste du film pourrait-on dire, ce reste n'étant rien d'autre que le présent du film, un présent particulièrement terne, sans fioritures, la fiction presque en berne... et qui, en ce qui me concerne, rend le film si touchant. C'est à ce niveau que le Erice d'aujourd'hui, et non le Erice d'autrefois, celui des chefs-d'œuvre, se révèle à nous dans cette nudité triste que sont un musée, un studio de télévision, une grande ville, là où s'archive la mémoire... mais aussi, loin de la ville: un lotissement de fortune, une séniorie tenue par des sœurs, des lieux où le temps semble figé... D'où, et c'est là ma vision toute personnelle du film, l'image d'un Erice comme fantôme lui aussi (à l'instar de toutes ces figures qu'il convoque), s'avançant dans la nuit, guidé par son amour du cinéma mais avec l'interdiction de se retourner, sur son passé bien sûr, simplement se le rappeler, les yeux fermés... Erice tel Euridice.

vendredi 1 septembre 2023

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Anatomie d'une chute de Justine Triet (2023).

Le comment et le pourquoi.

Sandra Hüller: — Stop! I did not kill him.
Swann Arlaud: — That's not the point.

Anatomie d'une chute est un film ambitieux porté par une actrice géniale, et c'est à l'aune de ces deux éléments — l'ambition de Justine Triet d'explorer des territoires plus intimes et/donc plus à risque, par rapport à ses films précédents, et le génie de Sandra Hüller dont la profondeur de jeu touche ici au sublime — qu'Anatomie d'une chute se révèle fascinant, pris que vous vous retrouvez dans les rets d'une machine implacable. Moins en ce qui concerne l'aspect médiatico-judiciaire du film (plutôt convenu, aspect qui, si on le considérait seul, ne distinguerait pas beaucoup le film de n'importe quel autre film de procès), que par ce qui s'y opère plus en creux: cette vérité insaisissable que Daniel, l'enfant malvoyant et néanmoins clairvoyant (écho probable au Danny de Shining, Stephen King étant d'ailleurs cité dans le film), arrive à cerner à défaut d'y accéder. Si on ne peut expliquer la "chute", alors essayons de la comprendre, de comprendre les raisons qui ont pu conduire à un tel acte. Et de décider s'il s'agit d'un meurtre ou d'un suicide. Pour arriver à cette conclusion, Justine Triet et Arthur Harari, couple dans la vie, questionnent ce qui justement fait exister un couple, par delà les crises que tout couple est amené à traverser, le film pouvant être vu, à l'origine, comme une façon d'exorciser les peurs qu'engendre une vie de couple, relativement aux tensions, lorsque celles-ci se multiplient et font qu'à la longue un couple en vient à se déchirer, parfois jusqu'à l'irréparable. En ce sens, Anatomie d'une chute épouse une forme de philosophie qui n'est pas sans rappeler celle d'un Romain Gary pour qui la littérature (Sandra et Samuel sont des écrivains, elle, célèbre, lui, non pas raté mais contrarié), en décrivant l'horreur de ce qu'est une guerre, qu'elle soit réelle ou symbolique: ici le chaos qui menace la vie d'un couple... Romain Gary donc, pour qui la littérature, et l'art en général, visaient moins à se confronter à l'horreur qu'à s'en débarrasser. Tout l'enjeu du film est là, qui apparaît du coup dégagé des écueils bergmanisants qu'une telle approche de la "vie conjugale" risquait d'entraîner, comme c'est le cas par exemple chez Desplechin, surtout dans ses films "Dédalus". D'où encore cette fluidité dans la construction qui fait passer d'une traite les cent cinquante minutes du film, à la manière du cinéma classique américain, le rapprochement avec Anatomy of a Murder de Preminger, auquel le titre du Triet fait écho, se situant aussi à ce niveau.

Cela dit, le mystère demeure pour expliquer précisément en quoi Anatomie d'une chute est un grand film. (Belle surprise en ce qui me concerne, dans la mesure où je n'avais que très peu goûté les précédents films de Justine Triet.) Cette fluidité, qu'on peut mettre également sur le compte de la multiplicité des points de vue, la caméra se faufilant, telle une enquêtrice, derrière les protagonistes, chien compris (Snoop, le border collie qui assiste Daniel), ou encore du travail effectué par la réalisatrice sur les visages, ainsi quand elle recourt au gros plan et même au TGP, à la Cassavetes pourrait-on dire (dont on sait par ailleurs l'attrait chez Triet)... les impasses du verbe, la vérité s'insinuant davantage dans les interstices: un regard, un silence, des non-dits... ou bien encore, le va-et-vient entre le français et l'anglais (la langue du compromis, en "terrain neutre")... et puis encore, les plages musicales, scandant le film à intervalles réguliers, lui assurant ainsi son rythme, des steeldrums du P.I.M.P de 50 Cent par Bacao Rhythm & Steel Band, que le père, harassé, passait en boucle quand il travaillait, au clavier sur lequel s'exerce l'enfant, y exprimant son angoisse, via l'Asturias d'Albéniz, ou, au contraire, recherchant là quelque effet consolant, à travers un Prélude de Chopin, en l'occurrence le n°4... oui, tout ça participe à la réussite du film, mais qu'en est-il exactement de sa grandeur? Difficile pour ne pas dire impossible à expliquer, à l'image du passage à l'acte, tant cette grandeur semble s'inscrire sur un autre registre, que l'intrigue policière, peut-être survalorisée, tend à reléguer au second plan.

A notre tour alors de passer du "comment" au "pourquoi". Si on ne peut expliquer comment le film arrive ainsi à s'élever, contentons-nous de comprendre pourquoi il y a ce mouvement ascendant (inverse pour le coup à celui de la chute), grâce auquel se produit l'émotion que de leur côté le scénario et ses ressorts, presque trop habiles, empêchent d'atteindre pleinement. C'est que, dans Anatomie d'une chute, l'ascension procède d'un effet de transcendance qui échappe à ce que nous raconte, même brillamment, le film. C'est ailleurs que l'effet se manifeste... Et si, dans l'après-coup, je finis par le saisir, c'est parce qu'il se prolonge, bien après la fin du film, dans ce qui m'en reste de plus fort: l'interprétation de Sandra Hüller, tout bonnement prodigieuse (1), qui loin d'écraser le film y joue au contraire le rôle de sublimateur (que Justine Triet, attentive, permet en retour de maintenir), conférant aux scènes les plus intimistes une justesse incroyable — cf. la douceur des échanges avec Swann Arlaud, son avocat et ancien amoureux, cf. aussi, bien sûr, c'est le cœur du film, la tendresse mêlée d'inquiétude dans ses rapports avec le fils —, de même que dans la scène-clé de l'intrigue, celle de l'affrontement entre Sandra et Samuel (tel un retour du refoulé: pas tant Bergman que la Bataille de Solférino), scène purement sonore, enregistrée par ce dernier, qu'on n'entend qu'au moment du procès mais que Justine Triet décide soudainement de nous montrer, pour quelle raison sinon ne pas frustrer le spectateur de l'image d'une Sandra Hüller là encore bluffante de... vérité (Justine Triet a-t-elle pensé à Gena Rowlands?). Dans ces moments-là, il n'est plus question d'anatomie ou d'autopsie mais bien d'alchimie.

"That's not the point." "Ce n'est pas le propos", répond dès le début du film Swann Arlaud à Sandra Hüller, quand celle-ci lui oppose avec fermeté qu'elle n'a pas tué son mari. Et ce n'est pas non plus le propos du film. Non pas qu'à l'heure de #MeeTo, à l'heure où les féminicides sont toujours aussi nombreux, Sandra ne devait pas, ne pouvait pas, être coupable, le cinéma n'ayant pas vocation à plaquer des discours tous faits, prêts à l'emploi, même si c'est malheureusement souvent le cas, surtout dans le cinéma français. Mais simplement parce que, quand bien même Justine Triet ne serait pas Gillian Flynn (l'auteure de Gone Girl), ce qui l'aurait conduit à faire du personnage de Sandra un vrai personnage de "méchante", celui-ci se devait néanmoins, comme dans tout bon récit, de cultiver un minimum d'ambiguïté. De sorte que si on ne doute pas de son innocence, quant à la mort du mari — à ce niveau si l'enfant s'interroge c'est parce que la justice s'interroge, l'interroge et le fait ainsi douter —, le trouble persiste quant à sa responsabilité dans le dysfonctionnement du couple, qui l'a vue rompre avec les "codes" de la vie maritale. Ce qui fait que l'interrogation ne porte plus sur l'acte proprement dit mais bien sur les causes, quel que soit l'acte finalement. Qu'est-ce qui a "épuisé" à ce point Samuel, le poussant au pire? La jalousie de voir ainsi sa femme s'épanouir sans lui, voire à ses dépends comme il le pense, ou son incapacité à écrire, qu'il attribue de façon tout aussi erronée au fait de manquer de temps? Vu comme ça, on peut trouver la partie "procès" surdimensionnée par rapport au reste du film (expliquant pourquoi le film dure deux heures trente). Possible, mais c'est en même temps le propre du cinéma de Justine Triet que d'embrasser ainsi tous les aspects d'un même sujet pour mieux ensuite les déployer. Si dans Sibyl, via tous les "rôles" joués par Virginie Efira, ça fonctionnait mal, on peut dire qu'ici, à risque égal, Triet s'en sort infiniment mieux. Et ce, malgré donc la trop grande importance accordée à la partie "publique" du film, étant donné que l'issue du procès, à moins d'un twist improbable (car l'enregistrement audio ne change rien à la donne) est connue d'avance, ce qui confère à la joute oratoire entre avocats une dimension essentiellement ludique (le plaisir du jeu) qui empiète sur la partie "privée", pourtant la plus belle, du film. Pourquoi ça tient, malgré tout? On en revient à ce que j'écrivais plus haut. Parce que cette part d'intimité, même empiétée, dégage, grâce à l'interprétation sublime autant que sublimante de Sandra Hüller (dans la partie "procès" l'actrice ne peut faire, en toute logique, que profil bas), une puissance d'émotion qui surmonte, jusqu'à les faire oublier, les réserves d'ordre fictionnel qu'on pourrait émettre par ailleurs. A ce titre, Anatomie d'une chute est bien un grand film. A n'en pas douter.

(1) Si le film mérite sa Palme d'or, il est quand même cruel pour Sandra Hüller, sept ans après Toni Erdmann, de se voir de nouveau privée du prix d'interprétation féminine, au nom cette fois (j'imagine) du non-cumul des prix.