jeudi 14 septembre 2023

Ozu l'unique


Le Fils unique de Yasujirō Ozu (1936).

"Mes chansons implorent doucement".

Impossible de voir le Fils unique sans penser à Il était un père, cet autre film d’Ozu réalisé six ans plus tard, un de ses plus beaux, peut-être le plus beau... Impossible de ne pas y penser tant ces deux films se répondent, quant à la relation parent-fils, le premier du côté maternel, le second du côté paternel, à travers également certains motifs (le cinéma d’Ozu est d’abord un cinéma de la réminiscence: ses films communiquent entre eux, s'entrelaçant, à l'image de la toile de jute qui leur sert de générique), comme par exemple celui de la soie, un motif simplement évoqué dans Il était un père, puisque renvoyant à l’image de la mère absente, dont la mémoire (cf. la stèle funéraire) hante littéralement le film, mais largement présent dans le Fils unique, surtout la première partie, d'où l'extrême douceur du film, un film à la peau douce, soyeuse, quand bien même il serait empreint d'une tristesse infinie.
D'un autre côté, Ozu aujourd'hui m'est devenu tellement familier (j'ai pratiquement vu tous ses films d'après-guerre, souvent plusieurs fois, et parmi ceux d'avant, qui n'ont pas été perdus, il doit juste m'en rester quatre ou cinq à découvrir) que je ne le regarde plus de la même manière. Certes je reste toujours sensible à la récurrence de ses thèmes, sur les liens familiaux et/ou la société japonaise, je suis toujours émerveillé par la composition de ses plans, au ras du tatami (ouvrant le champ au maximum, soit le plus de profondeur possible, qui permet de voir, de sur-voir même tant tout y est presque trop net, les objets au premier plan, le fond du cadre où se situe le point de fuite, et entre les deux, si besoin est, notamment dans la maison, tous ces autres plans qui s'enchâssent, le tout dans la plus parfaite harmonie). Et retrouver ce qu'on connaît si bien chez Ozu ne peut qu'émouvoir. C'est pourquoi, dans le Fils unique, comme dans Il était un père, on est touché, ici par l'abnégation d'une mère, là par la responsabilité d'un père, dans les deux cas par cet amour qui existe entre un parent (qui plus est veuf) et son enfant (qui plus est unique), même si le lien est source de drame... Idem quant à la forme, au point que j'interprète les deux leçons de géométrie, dispensées par le fils dans le Fils et le père dans un Père, touchant toutes les deux au théorème de Simpson, comme une sorte de manifeste esthétique de la part d'Ozu, nous expliquant ainsi la construction de ses plans, hypothèse fausse évidemment mais à laquelle il me plaît de croire tant elle s'accorde avec l'idée d'un Ozu formaliste, obsessionnel, en quête d'un impossible nombre d'or, qui le conduira aux sublimes excès de ses derniers films en couleurs.
Mais voilà, Ozu m'est devenu si proche aujourd'hui que j'ai l'impression de trop bien le connaître, comme si son système n'avait plus de secret pour moi, que je pouvais y entrer les yeux fermés... Du coup, au-delà de l'émotion, disons habituelle, ce qui m'accroche aussi, et de plus en plus, c'est ce qui vient à l'inverse corrompre le système, qu'il s'agisse d'un accident, inhabituellement violent, ou d'un simple détail, surgissant de façon incongrue dans le tableau. Dans Il était un père, il y a par exemple cette scène où le père est victime d'une attaque, se contorsionnant de douleur sur le sol, scène d'une violence inouïe tant elle nous tombe dessus sans crier gare. Impossible de l'oublier quand bien même la mort du père est par la suite filmée de manière plus apaisée, ozuienne donc... C'est que cette fois, contrairement à la tragédie du début, la noyade d'un des élèves, réduite au seul plan d'une barque renversée (drame non assombri par le beau temps qui règne sur la scène, comme toujours chez Ozu, alors que ça se passe sur le lac Ashi, au pied du mont Fuji, où le temps est souvent très nuageux — ce qui fait d'ailleurs qu'on ne voit pas le mont Fuji, j'en parle en connaissance de cause —, justifiant tous ces parapluies qu'on aperçoit au détour d'un plan — j'imagine Ozu attendre des journées entières que le ciel se dégage), bref, contrairement à ce premier accident, Ozu ne recourt pas à l'ellipse, vraisemblablement parce que la scène entre en résonance avec la mort de son propre père, un choc pour lui mais aussi pour le spectateur, pas habitué à être ainsi bousculé... Dans le Fils unique, pas de scène aussi violente, et pour cause, on est dans le grand bain amniotique, celui de la mère courage et aimante, à l'amour presque trop grand... C'est beau, forcément. Comme l'est la petite musique qui ouvre et clôt le film, reprise de "Old black Joe", chanson traditionnelle américaine, assimilant le destin de la mère à celui d'un ouvrier noir, son usine de soie à un champ de coton...
Et puis il y a ces échappées, quand le regard se trouve distrait, que ce soit par une lampe à pétrole, la photo de Joan Crawford sur un mur, les cheminées d'un incinérateur, du linge qui sèche au vent ou encore l'enseigne-drapeau d'un restaurant de porc pané, et aussi cet étonnant épisode de l'enfant jouant avec le cheval et victime d'une ruade (on dirait du Barnet), mais la plus belle échappée c'est bien sûr la scène au cinéma où le fils emmène sa mère voir un film parlant. L'échappée n'est pas dans le rapport de la mère au parlant — c'est comme si Ozu faisait découvrir à sa mère son propre film puisque le Fils unique est justement son premier film parlant —, équivalent pour moi aux scènes de pêche dans Il était un père, mais dans le choix du film: une opérette viennoise signée Willi Forst, Leise flehen meine Lieder. Ce n'est pas la première fois qu'Ozu cite directement un film (on voyait un extrait de If I Had a Million — le sketch de Lubitsch avec Charles Laughton — dans Une femme de Tokyo). Là il est question de Schubert (son amour impossible avec Caroline Esterhazy), mais je ne crois pas qu'il faille en déduire quoi que ce soit, je ne suis même pas sûr que le foulard que l'actrice laisse tomber dans le champ de blé à la fin de la séquence ait une signification particulière, sauf à considérer, à la suite de Noël Burch, le plan du foulard comme un pillow-shot... mais au sens propre du mot: un "plan-oreiller" — pour preuve, la mère s'endort —, traduisant moins un état de fatigue que cette douce intimité qui unit la mère et le fils et voit les rôles s'inverser, le fils prenant soin de sa mère, d'ailleurs il lui achète aussi un coussin pour qu'elle puisse bien dormir, aussi tendrement que le bébé qui, soit dit en passant, dort pendant toute la durée du film. La vérité est peut-être là, à chercher dans le titre même du film allemand, littéralement "mes chansons implorent doucement"... telle une berceuse. Mieux, le sommeil au sens barthésien, comme acte même de la confiance, qui fait du Fils unique un film bien-veillant. C'est l'essentiel. Car pour le reste: Tokyo, les espoirs déçus, c'est comme pour le temps qui passe, on ne peut rien y faire (sinon faire de son mieux). "La vie est ainsi, c'est comme ça"...

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