lundi 31 janvier 2022

Los Alamos


Je ne sais pas si j'arriverai un jour à finir l'écriture de Los Alamos, cette petite potacherie dédiée à Luc Moullet. Dans le doute, je remets en ligne "Les Granges du Colonel", le premier chapitre (il y en a cinq), un peu comme on jette une bouteille à la mer, me disant que ça intéressera peut-être quelqu'un, qui sait, dans quelques années.

1. Les Granges du Colonel

A la fin des années cinquante, pendant qu’Allan Dwan tournait aux Etats-Unis Most Dangerous Man Alive, on prospectait dans la vallée de la Gordolasque, à la recherche d’uranium. Le 3 juillet 1959, au lieu-dit « Les Granges du Colonel », vers midi, après un orage d’une extrême violence, un homme sortit de la mine. Il marchait droit devant lui, les bras ballants, le regard fixe. Le ciel était d’une blancheur aveuglante. Après quelques mètres, l’homme s’écroulait au milieu des rochers.

Soixante ans plus tard, le même décor : un paysage de montagne dans lequel on distingue au loin le mont Bégo. Il fait beau, c’est le printemps. Deux hommes avancent sur un sentier, longeant le pied de la montagne. On reconnaît Florent Marchet et Fred Testot. Le premier porte une veste en peau de mouton retournée, le second un poncho à losanges. Cela fait plusieurs heures qu’ils marchent. Le moment est venu de faire une pause.
« On va s’asseoir là, au bord de la rivière, dit Florent Marchet. On sera bien, on pourra même manger. »
L’endroit est calme. On entend le chant des oiseaux et le bruit de la rivière. Florent Marchet sort un paquet du sac en toile brun kaki qu’il porte en bandoulière, le déballe avec précaution puis, à l’aide d’un couteau, le découpe en plusieurs parts.
« Tu veux un morceau ?
— C’est quoi ? Encore du « yellow cake » ?
— Oui mais j’ai changé la recette. Tiens, prends... »
Fred Testot recueille le morceau avec la même précaution, comme s’il tenait une grenade entre les mains.
« J’ai mis plus de jaunes d’œuf, dit Marchet. Et plus de vanille aussi. Tu devrais aimer.
— Mmm... c’est vachement bon, marmonne Testot, la bouche pleine. »
Florent Marchet se sert à son tour, juste une bouchée, pour goûter. Il ferme les yeux, semble apprécier mais ne peut réprimer une petite grimace.
« C’est pas encore ça », finit-il par lâcher.
Il faut dire que le « yellow cake », c’est sa spécialité. Il en a toujours sur lui quand il part pour de longues journées et qu’il n’est pas sûr de rentrer le soir. Mais c’est aussi un perfectionniste. Jamais satisfait du résultat, il modifie sans cesse la recette, persuadé qu’un jour il réalisera le « yellow cake » parfait.

Pour l’heure, c’est l’heure de la sieste, lui et son acolyte sont allongés sur l’herbe. Fred Testot à même le sol, le poncho remonté jusqu’au cou ; Florent Marchet sur une couverture, bras croisés derrière la tête, la veste ouverte — on aperçoit une étoile de shérif sur son gilet —, regardant la montagne. Il pense : « Où est-il ? Là, tout près, caché derrière un rocher, en train de nous épier ? Ou plus haut, dans une de ces nombreuses grottes qui creusent la montagne ? »
« Là, peut-être... » Son regard vient s’arrêter sur ce qui, de loin, pourrait être l’entrée d’une ancienne mine, aujourd’hui recouverte par la végétation. Sait-il qu’à cet endroit on y trouve des blocs de pierres entassées, un poteau en bois rongé par le temps et dessus un écriteau sur lequel était inscrit autrefois : « DANGER DE MORT »...

Le ciel commence à s'assombrir. L’orage guette.
« Allez, debout », dit Florent Marchet, tout en repliant sa couverture. Ça se couvre et je veux pas être en dessous quand ça va éclater.
— Aaaah... et où tu veux aller ? mâchonne Fred Testot en s’étirant.
— Je sais pas, mais il faut trouver un abri. »

*

Plus haut, un homme, au physique évoquant Roland Blanche, marche seul sur le sentier. Il porte une mallette qu’il tient serrée sous son bras. Il avance péniblement. Au bout d’un moment, il s’arrête, pose la mallette, s’essuie le visage, regarde le ciel et tombe à genoux. Il reste ainsi, comme prostré, plusieurs minutes, penché en avant jusqu’à ce qu’une ombre apparaisse, se découpant sur le sol. C’est celle d’un autre homme, au physique imposant — il ressemble à Bernard-Pierre Donnadieu —, qui se tient debout devant lui.
Le faux Roland Blanche, gêné par la lumière, passe la main devant son visage pour mieux voir.
« Qui êtes-vous ?
— Et toi, qui es-tu ?
— Je suis fatigué. »
Le faux Roland Blanche est vêtu d’une veste en jean bleu ciel, déchirée sur un côté. Il porte un foulard rouge autour du cou. Le faux Donnadieu est, lui, vêtu d’un uniforme, style cavalerie, de couleur bleu foncé, et porte un chapeau à bords plats, orné d’un ruban jaune.
Le faux Donnadieu décroche de sa ceinture une gourde remplie d’eau qu’il tend au faux Roland Blanche.
« Tiens, bois... 
Le faux Blanche ne se fait pas prier. Il saisit promptement la gourde, boit une longue gorgée puis s’asperge le visage. Il se relève.
— Merci, ça fait du bien... Mais qui êtes vous ?
— Gérard Lubitsch.
— Lubitsch... le méchant ?
— C’est pas le surnom que je préfère.
— En bas, ils vous cherchent... j’ai vu deux types...
— Je sais. Il y a quoi dans cette mallette ?
— Rien.
Le faux Donnadieu, qu’on appellera dorénavant par son nom, arrache la mallette que le faux Roland Blanche s’était empressé de récupérer.
— Ouh là, c’est lourd. Je parie qu’il y a de l’or là-dedans.
— Non, non, c’est pas de l’or... et on doit pas l’ouvrir.
— Tiens donc, ironise Lubitsch, constatant que la mallette est fermée à clé.
— Je rigole pas, c’est très dangereux.
— Et où tu l’as trouvée ?
— Je l’ai pas trouvée, elle est à moi.
— Ah ouais... alors dis-moi ce qu’il y a dedans.
— Si je vous le dis, vous n’allez pas me croire et vous allez vouloir regarder...
— Non, je te jure.
— Je vous crois pas.
— Moi quand je promets une chose, je tiens parole... Attends, je suis Gérard Lubitsch quand même.
— Bah oui justement, un bandit.
— Oui mais un vrai, qui n’a qu’une parole.
— Je savais pas qu’il y avait deux sortes de bandit. »
Gérard Lubitsch commence à perdre patience.
« Bon, ça suffit, on va pas discuter des heures, tu me dis ce qu’il y a dedans.
— Non. »
Lubitsch empoigne le faux Roland Blanche par le col.
« Ecoute l’ami... maintenant tu parles ou je t’étrangle avec ton foulard. »
Gérard Lubitsch serre le cou du faux Roland Blanche qui, devenu aussi rouge que son foulard, se met à suffoquer. Lubitsch le relâche.
« Allez, je t’écoute.
— C’est promis... vous ne regarderez pas ?, dit en toussotant le faux Roland Blanche.
— Dépêche-toi...
— Bon alors, comment dire... La pechblende, vous connaissez ?
— La pêche quoi ?
— La pechblende... le « yellow cake »...
— C’est quoi ? Ça se mange ?
— Mais non, c’est pas un gâteau... la radioactivité, ça vous dit quelque chose ?
— Euh oui, quand j'étais petit, j’ai lu une BD là-dessus... « Le rayon de la mort » que ça s’appelait.
— Eh ben voilà, c’est ce qu’il y a à l’intérieur.
— Le rayon de la mort... dans la mallette ? Tu te fous de moi ?
— Je savais que vous alliez pas me croire, mais c’est la vérité. Et vous m’avez promis de ne pas ouvrir.
— Oui... à condition de pas me prendre pour un con. »

Pendant que Lubitsch et le faux Roland Blanche se disputent, le temps, lui, continue de se dégrader. Le vent souffle de plus en plus fort, les nuages sont de plus en plus menaçants... encore cinq minutes et le ciel sera tout noir.
Le faux Roland Blanche réajuste son foulard. Son visage est décomposé.
« Ça va être terrible si...
— T’as raison, il y a une grotte un peu plus haut, on va y aller.
— Je parle pas de l’orage mais de la mallette.
— Ouais, continue... Tu crois vraiment que je vais avaler ton histoire... un truc radioactif, comme dans le film...
En quatrième vitesse.
— C’est ça... en quatrième vitesse. »
Joignant le geste à la parole, Gérard Lubitsch quitte le sentier et s’engage d’un pas rapide en direction de la grotte, emportant avec lui la mallette.
« Hé, ho, ma mallette ! » s’écrie le faux Roland Blanche.
Et il se met à grimper lui aussi, à la poursuite de Lubitsch qui a déjà disparu derrière les rochers.
« Attendez-moi ! »

*

Dans un village de la vallée, sur la place de l’église, une équipe de télévision (France 3) interviewe un vieux savant, en tout cas qui se présente comme tel. L’homme est chauve, il porte la barbe, un petit bouc taillé très court, sa voix est traînante mais parfaitement audible, chaque mot étant articulé avec soin. Bref, l’homme fait penser à Luc Moullet... d’ailleurs, c’est peut-être lui.

« Donc, ‟le yellow cake‟, ce n’est pas seulement du gâteau ? dit l'animateur télé, sourire aux lèvres, en guise d'introduction.
— Non, répond le savant avec le plus grand sérieux, c’est aussi de l’uranium, sous une forme très concentrée, ce n’est pas du tout comestible. »

La suite de l'entretien est vue, soit à travers le cadre de la caméra ou alors d'un poste de télévision plutôt vintage, « à tube cathodique », avec l'image en noir et blanc, soit directement, sans médium interposé, mais toujours centré sur le personnage du vieux savant, filmé en gros plan.

« Et la pechblende ? — "peche-blande", c'est comme ça que ça se prononce ? dit l'animateur (en voix off).
— En français, oui, répond le scientifique. C’est de l'uranium à l'état radioactif.
— Mais d’où vient ce nom ?
— C'est un mot allemand. A l’origine, ça veut dire « minerai qui ressemble à la poix », car c’est noir et l'aspect est franchement dégueulasse. Mais « pech » se traduit aussi par « poisse », qui est devenu synonyme de malchance, quand celle-ci vous poursuit, parce que la poix c'est visqueux, ça colle.
— Et « yellow cake » ?
— C’est pareil, le nom vient de la couleur et de la composition du produit tel qu’il ressortait des premières extractions. Depuis ça a changé, mais le nom est resté.
— Et où avaient lieu ces premières extractions ?
— Le premier grand gisement, là où fut découvert l’uranium, c’était en Bohème, aujourd'hui une région de la Tchécoslovaquie, enfin, de la République tchèque, à Jachymov, Saint-Joachimsthal en français.
– Joachim en tchèque, ça se dit Jacky ?
– Je ne sais pas, c'est très vieux, la ville était déjà connue pour sa mine d’argent. C’est là que Becquerel a découvert la radioactivité, puis que Pierre et Marie Curie ont extrait le radium qui est quand même un million de fois plus radioactif que l’uranium.
— Un million ? Ouh là ! Et comment on est passé de l'uranium à la bombe ?
— Début 1939, la découverte de la fission nucléaire par Otto Hahn et Lise Meitner va modifier la donne. J’associe Lise Meitner à cette découverte, plutôt que l’assistant de Hahn, parce que c'est surtout à elle qu'on la doit, même si son mérite n'a pas été reconnu pour l’attribution du Nobel, ce qui est un cas typique d'« effet Matilda »...
 — Matilda ?
— Oui, Matilda Gage... une militante féministe du XIXe... On dit « effet Matilda » pour décrire un phénomène hélas courant qui consiste à attribuer à des collègues masculins les découvertes scientifiques faites par des femmes. C'est Lisa Meitner qui mena avec Hahn les expériences sur la fission nucléaire mais, comme elle était juive, elle dût quitter l'Allemagne avant la publication des travaux.
— Je vois... mais la bombe ?
— D’ailleurs, d’un point de vue strictement théorique, on peut dire que la fission nucléaire a été une découverte essentiellement féminine, puisque c’est une autre femme, Ida Tacke, ou Noddack, son nom d'épouse, qui avait émis la première l’hypothèse que l’uranium bombardé par des neutrons pouvait se fissurer en noyaux plus légers, principe même de la réaction en chaîne... Elle non plus n'a jamais eu le Nobel.
— D'accord... mais la bombe ?
— La bombe, ah oui... Donc, en 1939, avec la découverte de la fission nucléaire, on entrevoit un tout autre usage de l’uranium. Avant, la pechblende c’était seulement pour en extraire le radium dans un but thérapeutique. Là, ça devient moins pacifique, on passe du médical au militaire, c’est la course à la bombe qui commence...
— Et c'est là-bas, en Bohème, que ça se passe ?
— On aurait pu le croire quand on sait qu'Hitler a annexé la région et fait main basse sur le gisement d’uranium. Sauf que les physiciens allemands, Heisenberg et ses collègues, ce qui les intéressait c'était de mettre au point un réacteur nucléaire, pas du tout de fabriquer la bombe.
— Ah oui, pour empêcher Hitler de posséder l'arme atomique...
— Non, non, ça c'est la légende.
— Ah bon ? Pourquoi alors ils n'ont pas cherché à fabriquer la bombe ?
— Peut-être par manque de moyens. Mais surtout parce qu’ils n’avaient pas compris le principe de fonctionnement de la bombe. Leur programme de recherche nucléaire était très peu avancé, comme l'a découvert une mission de renseignement menée en Europe par les Américains vers la fin de la guerre, l'opération Alsos.
— Ah d'accord... Bon, et après la guerre, tout cet uranium passe à l'Est.
— Oui, Jachymov devient le grand centre d’approvisionnement de l’URSS pour son programme nucléaire, ce qui permet aux Russes d’acquérir la bombe quatre ans seulement après Hiroshima, grâce à leur réseau d'espionnage et leur propre version de l'opération Alsos. Pendant des années, le site va tourner à plein régime...
— C'est le cas de le dire.
— C’est pour ça que je l'ai dit... c'est le régime soviétique, avec des dizaines de milliers de prisonniers politiques, condamnés aux travaux forcés, qui vont servir de main d’œuvre.
— Et les Américains, eux, leur bombe, elle venait d'où ?
— Principalement du Congo belge, c'est de là que vient la première bombe atomique, celle qui sera expérimentée à Los Alamos.
— Avant d’être larguée sur Hiroshima et Nagasaki...
— En fait, en 1937 — année où j’ai poussé mon premier cri, soit dit en passant — la mine de Shinko... enfin, du Congo, venait de fermer, parce que les stocks étaient jugés suffisants. Mais en 1939, l’uranium devient un enjeu majeur que va amplifier la Seconde Guerre mondiale, la production explose...
— C'est le cas de le dire.
— C'est pour ça que je l'ai dit... et pour que les stocks ne tombent pas aux mains des Allemands, Edgar Sengier, le directeur de l’Union minière du Haut-Katanga, c'est elle qui exploite le site de... Shinko... lobwe, c'est ça Shinkolobwe, le directeur, donc, fait transférer en secret aux Etats-Unis mille tonnes d’uranium, qu’il cache dans un entrepôt à New York. La suite, c'est le Projet Manhattan qui...
— Oui, oui, le Projet Manhattan, ça on connaît... Eh bien, merci Professeur, c'était passionnant.
— Quoi... c'est déjà fini ? »

*

Retour dans la montagne avec Florent Marchet et Fred Testot à la recherche d’un abri. Marchet scrute la falaise mais ne voit rien.
« Il doit bien y avoir une faille dans cette montagne où pouvoir s’abriter.
Fred Testot regarde, lui, vers le bas, se disant que le plus sage serait plutôt de regagner la vallée.
— J’ai lu que quand tu es frappé par la foudre, c’est trente fois la puissance d’un grille-pain qui te passe dans le corps.
— T’as lu ça où ?
— Dans « Science & Vie ».
— Tu lis « Science & Vie », toi ?
— Bah oui, pourquoi ?
— Pour rien... C’est juste que je t’imaginais pas lire « Science & Vie ».
— Ah ouais... tu penses que je suis trop con pour lire ce genre de revue ?
— Mais non, pas du tout... Et puis « Science & Vie », c’est pas si pointu que ça.
— Je vois... maintenant c’est de mon niveau.
— Hé ho, on se calme. C’est la peur de la foudre qui te rend si nerveux. Aide-moi plutôt à trouver un abri. »
Florent Marchet et Fred Testot reprennent leur marche, Testot, la mine renfrognée, restant à l’arrière. Le ciel est noir. Soudain un éclair puis, quelques secondes après, le tonnerre. Les deux hommes accélèrent le pas. De nouveau un éclair, suivi du tonnerre. Fred Testot s’arrête pour mieux examiner la montagne. Puis, au bout d’une minute: « Hé, là... une grotte !
— Où ça ?
— Là, juste devant !
Fred Testot pointe du doigt la grotte.
— Ah oui, je la vois... Vite, allons-y ! »

Ils gagnent l’entrée de la grotte pendant que l’orage continue de gronder. Une fois arrivés, Florent Marchet va s’asseoir sur un rocher alors que Fred Testot reste debout à l’entrée.
« Allez, viens t’asseoir, dit Marchet, fais pas la tête.
Testot hésite puis va s’asseoir aux côtés de Florent Marchet.
— T’es con des fois avec tes réflexions.
— Hé hé, c’est vrai que je suis con.
Florent Marchet pousse de l’épaule Fred Testot, histoire de le taquiner, mais celui-ci se dégage en rouspétant.
— Arrête... je suis pas d’humeur.
— Bon OK, vas-y... dis-moi encore ce que tu sais sur la foudre.
— Pff... Fais pas semblant de t’intéresser.
— Mais si ça m’intéresse. Tiens, moi je sais comment calculer la distance entre l’orage et l’endroit où on se trouve.
— Ah ouais... je t’écoute.
— Eh bien, tu comptes le nombre de secondes entre l’éclair et le tonnerre puis... tu divises par... euh...
— Par ?
— Euh, attends que je me souvienne... deux, je crois.
— Perdu, c’est trois !
— Trois, t’es sûr ? Tu l’as lu dans « Science et Vie » ?
— Ah tu recommences, salaud ! »
Fred Testot se jette sur Florent Marchet. Les deux hommes tombent par terre comme s’ils se bagarraient, tout en rigolant. Et toujours le tonnerre...
Florent Marchet se redresse d’un coup.
« Tiens, attends... on va calculer. »
Ils se rassoient puis fixent le ciel, attendant l’éclair.
« Hé, là... un éclair ! » crie subitement Florent Marchet.
 Une seconde, deux secondes — on entend le tonnerre — deux secondes et demi ! hurle Fred Testot.
— Deux et demi divisé par trois, ça fait..., essaie de calculer Marchet.
— Même pas un kilomètre, huit cent mètres, répond rapidement Testot, visiblement plus doué en calcul que son coéquipier... L’orage est vraiment pas loin. »

Ça y est, l’orage est là. Florent Marchet et Fred Testot sont assis sur leur rocher. Ils regardent la pluie tomber et l’eau qui ruisselle en cascade sur les parois de la grotte. Derrière eux, un homme apparaît en train de les observer. Au chapeau qu’il porte, on devine que c’est Gérard Lubitsch.

*

La pluie s’est arrêtée. Gérard Lubitsch s’approche de Marchet et Testot, sans faire de bruit, un revolver à la main.
« L’orage est passé, on va pouvoir repartir, dit Florent Marchet.
— Il doit être loin maintenant, soupire Fred Testot.
— Non, il a dû s’abriter lui aussi. Si ça se trouve, il est tout près. »
« Gagné ! s’écrie Gérard Lubitsch, arrivé à quelques mètres. Les mains en l’air ! »
Les deux hommes sursautent : « Lubitsch ! »
Discrètement, Fred Testot essaie de glisser sa main sous son poncho.
« Ho... je te vois l’homme au poncho. J’ai dit : « Haut les mains ! ».
— Oui, oui... d'accord.
— Vous allez vous lever lentement, vous retourner et tout aussi lentement détacher vos ceintures. »
Florent Marchet détache d’une main sa ceinture qu'il pose délicatement à terre avec le colt dans son étui.
Fred Testot reste les mains en l’air.
« J’ai pas de ceinture.
— Ah ouais ? T’as pas de flingue, répond incrédule Gérard Lubitsch. Soulève ton poncho que je vois ça... Et pas de blague, hein, j’ai la gâchette facile. »
Fred Testot s’exécute, cherche même à retirer son poncho, mais la tête ne passe pas. Il a beau forcer, rien n’y fait.
« Je suis coincé !
— C’est quoi ce cirque ? peste Gérard Lubitsch. Un poncho, c’est pas un K-Way. Bon, toi, aide ton copain... On va pas y passer la soirée. »
Florent Marchet s’approche de Fred Testot, la tête toujours coincée, attrape le poncho par son extrémité et d’un coup sec tire dessus.
« Aie, mes oreilles ! hurle Testot, enfin libéré.
— La ferme, lui répond Marchet... Je rêve ou t’as encore perdu ton flingue.
— Je comprends pas, je l’avais tout à l’heure quand on était au bord de la rivière...
— C’est pas normal, c’est la deuxième fois en huit jours !
— Quelqu’un a dû me le prendre pendant que je dormais...
— Oui c’est ça... et tu vas porter plainte peut-être.
— Bon, ça suffit ! Vous réglerez ça plus tard, dit Lubitsch. Levez les mains et reculez. »
Florent Marchet et Fred Testot reculent, les mains en l’air, puis s’immobilisent à la vue du faux Roland Blanche, débarquant dans la grotte, essoufflé et trempé comme une soupe.
« Ah vous voilà ! dit le nouveau venu en apercevant Lubitsch. Où est ma mallette ?
— T’occupe... elle est en sécurité.
— C’est qui lui ? demande Testot.
— Je sais pas, répond Marchet. On dirait Roland Blanche...
— C’est qui Roland Blanche ? »
Florent Marchet au faux Blanche :
« C’est vous l’homme à la mallette ?
— Plus maintenant, Lubitsch me l’a prise.
— Exactement, dit Lubitsch, et on sait pas ce qu’il y a dedans.
— De l’or, on m’a dit, rétorque Marchet.
— Non, c’est pas de l’or ! s’énerve le faux Roland Blanche. C’est de la pechblende !
— De la pêche quoi ? demande Testot.
— Ouais, du « yellow cake », répond Lubitsch en rigolant.
— Du « yellow cake » ? s'écrient en chœur Marchet et Testot.
— Vous aussi vous croyez que ça se mange. Eh ben non, parce que c’est radioactif... enfin, c’est ce qu’il veut nous faire croire.
— Mais c’est la vérité, nom de Dieu ! hurle le faux Roland Blanche. »

Gérard Lubitsch ramasse le colt de Florent Marchet qu’il coince dans son pantalon.
« Bon allez, c’est pas le tout... Vous allez vous regrouper et avancer gentiment sur la droite, que je puisse récupérer la mallette. »
Le petit groupe, Florent Marchet, Fred Testot et le faux Roland Blanche, quitte la grotte et s’engage dans la descente sous la menace de Gérard Lubitsch qui suit à quelques mètres.
Après une bonne minute de marche :
« Halte !  crie Lubitsch.
Il se dirige vers un tas de pierres qu’il écroule avec le pied... Il insiste, ce qui provoque un gros nuage de poussière, puis se retourne vers le groupe, l’air stupéfait.
« La mallette a disparu !
— Hein ? Quoi ? Vous vous êtes fait voler la mallette ? » s’époumone le faux Roland Blanche, au bord de la crise cardiaque.
— Tu vois, je suis pas le seul, il y a des voleurs dans le coin, dit Testot à Marchet.
— Un voleur qui se fait voler, vous êtes vraiment au-dessous de tout mon pauvre Lubitsch ! » enrage le faux Roland Blanche, oubliant à qui il avait affaire.
Gérard Lubitsch ne répond pas. Il essaie de recouvrer ses esprits.
Puis, au bout d'un instant :
« Qui vit ici ?
— Au bord de la rivière, il y a un campement d’orpailleurs, répond Florent Marchet. Mais ils ne s’aventurent pas dans la montagne, ils restent en bas.
— Et en haut, il y a personne ?
— Je sais pas... »
Le faux Roland Blanche ne décolère pas.
« Comment vous avez pu vous faire voler la mallette...
— Je vais la retrouver cette mallette, réagit Lubitsch, et celui qui l’a prise va passer un mauvais quart d’heure.
— Un mauvais quart d’heure ! vous plaisantez... Si cette mallette est ouverte, c'est l'apocalypse, c’est nous tous qui allons y passer ! »
Gérard Lubitsch ne répond pas.

*

Le groupe est assis en rond autour du tas de pierres, Gérard Lubitsch légèrement en retrait.
« Et maintenant, qu’est-ce qu’on fait ? se hasarde Florent Marchet.
Il ramasse un caillou et le lance sur un vieil écriteau en bois où sont encore lisibles quelques lettres : A.N.G.E. et plus loin O.R.
— A quoi bon, on est foutus, répond le faux Roland Blanche.
— Vous pensez vraiment ce que vous dites ? s’inquiète Fred Testot.
— En tout cas, le type qui a volé la mallette est sûrement le même qui a volé le flingue, dit Lubitsch, bien plus perturbé par le vol que par les funestes présages du faux Blanche.
— Quelqu’un qui se déplacerait rapidement sans être vu, poursuit Testot.
— Comme les Indiens, ajoute Florent Marchet. Il y en a dans les parages, les Pueblos alpins...
— De vrais Indiens ? Avec des plumes ? dit le faux Roland Blanche.
— Oui... et des couteaux ! ironise Marchet.
— Ça vous fait rigoler ? réplique le faux Blanche.
— Non, mais les Pueblos alpins, je les connais. Ils vivent entre eux. Si c’est un Indien qui a fait le coup, il n’appartient pas à la tribu, ou alors en a été chassé... »
— OK, dit Lubitsch, de toute façon il est trop tard, la nuit commence à tomber. On va camper ici... demain à l’aube, on partira à sa recherche. Indien ou pas. »

C’est la nuit, nos quatre hommes sont allongés sur l'herbe. Fred Testot et le faux Roland Blanche dorment profondément, au contraire des deux autres, restés éveillés, Gérard Lubitsch continuant de surveiller le groupe et Florent Marchet, sur sa couverture (dans la même position qu’au bord de la rivière, bras croisés derrière la tête), regardant les étoiles. Il pense à l’Indien : « Existe-t-il vraiment ? Et si oui, où est-il ? Peut-être là, tout près, en train de surveiller celui qui nous surveille. »


[ajout du 10-02-22]

2. L'Indien

(Le rêve de Fred Testot)

Il fait jour. Le ciel est bleu. Une légère brise agite le haut des arbres : des érables planes, reconnaissables à leurs grandes feuilles palmées, ces « mains découpées », comme disent les Indiens. La rivière est là, glougloutante. Un oiseau vient se poser sur une pierre, près de l'eau, c'est une bergeronnette des ruisseaux, reconnaissable, elle, à son manteau gris, son ventre jaune et le mouvement de balancier de sa queue. On s'amuse à regarder la scène, la bergeronnette hochant la queue, tel un petit jouet mécanique, jusqu'au moment où un bruit, une sorte de craquement, la fait s'envoler. On regarde alors la rivière, qui serpente entre les rochers, cherchant d'où pourrait venir le bruit. A la fin du panoramique, derrière des arbustes qui jusque-là le masquaient, on découvre un homme en train de cueillir des fleurs.
C’est un Indien. Il est torse nu, porte un pantalon couleur sable, et est coiffé d'un bandeau sur lequel sont dessinés de petits triangles orange et mauve, avec à l'arrière deux grandes plumes tigrées beiges et blanches. L'Indien appartient à la tribu des Pueblos alpins — on ne peut pas se tromper, il n'y en a pas d'autre dans la région. Il se tient accroupi et, à l'aide de son couteau, prélève les différentes fleurs qui vont servir à ses décoctions. C'est que, à cet endroit de la rivière, poussent de nombreuses plantes médicinales, des fleurs à vertus thérapeutiques, sinon magiques. Il y a là les plus connues, comme la reine des prés, le bleuet des montagnes ou encore la gentiane jaune, mais aussi quelques espèces plus rares, du moins à cette altitude, comme par exemple l'ancolie des Alpes et la grande pimprenelle. Toutes ces plantes, l’homme les enfouit dans un grand sac en toile. Sachant exactement où se trouve chacune des fleurs dont il a besoin, il se déplace rapidement, d’un point à un autre, par petits bonds successifs...
Soudain, il s'arrête. On entend des voix un peu plus bas. L’homme s'approche lentement pour mieux voir. Ce sont Florent Marchet et Fred Testot, assis dans l'herbe, en train de goûter leur « yellow cake ». L'homme se couche sur le ventre et les observe. Il attend qu'ils aient fini de manger, restant tapi sans bouger, une position qu'en bon Indien il peut conserver durant des heures. Ça tombe bien, la scène se prolonge. Marchet et Testot font désormais la sieste, le premier, allongé sur sa couverture, regardant la montagne, alors que le second, étalé de tout son long, dort comme un bienheureux. A ses côtés, un revolver, que Testot devait probablement tenir à la main et qui a glissé lorsqu'il s'est endormi. L'Indien se met à ramper, silencieusement, le couteau entre les dents, jusqu'au revolver qu'il saisit d’un geste vif, puis repart, aussi discrètement qu’il est venu. Une fois regagné son poste d'observation, il attend quelques minutes encore puis, le ciel se couvrant, s'enfuit dans la montagne.
Lui, il connaît les grottes où s'abriter en cas d'orage. Pendant que Marchet et Testot sont encore en train de se reposer, il atteint la plus grande, mais pas tant pour se protéger que pour être tranquille, pouvoir examiner sans être dérangé le revolver qu'il vient de dérober. C'est un « Smith & Wesson Schofield », le plus célèbre des revolvers de l'Ouest — des Alpes de l'Ouest, s'entend — avec le « Colt Simple Action », qui est celui de Florent Marchet et peut-être aussi de Gérard Lubitsch, mais d’un modèle différent. L'Indien regarde l’objet et ses yeux brillent. Il faut dire qu'il est magnifique ce revolver, avec son canon rutilant et sa crosse en corne de buffle. Il semble d'ailleurs n'avoir encore jamais servi. L'homme l'empoigne, fait mine de tirer — « Pan ! Pan !... » — mais s'interrompt brusquement. Quelqu'un approche. C'est Gérard Lubitsch qui débarque dans la grotte en maugréant. L'Indien a juste le temps de s'échapper et d'aller se cacher derrière les rochers. Lubitsch a posé la mallette sur un talus, à l'entrée de la grotte, s'est assis et réfléchit... pas très longtemps ; il reprend la mallette et sort de la grotte. L'Indien le regarde descendre, manquer de tomber (ce qui le fait grogner un peu plus) et, après une vingtaine de mètres, arrivé près d'un éboulis, camoufler la mallette sous des pierres et remonter dare-dare dans la grotte, alors qu'au loin on entend quelqu'un crier : « Où êtes-vous ? » Une fois Lubitsch revenu, l'Indien descend à son tour, subtilise la mallette, prenant soin ensuite de bien replacer les pierres. Et de disparaître, au moment où l'orage éclate.

*

Le jour se lève.
« Debout ! crie Gérard Lubitsch, c'est l'heure ! »
Florent Marchet et le faux Roland Blanche se lèvent eux aussi. Le faux Blanche se tient la joue et grimace.
« Ouille, ouille, ouille ! J'ai une de ces rages de dents ! Quelqu'un aurait du paracetamol ?
— Je dois avoir ça dans mon sac », répond Marchet, tout en repliant sa couverture.
Il sort du sac une boîte « Premier secours », l'ouvre et en extrait, à côté des pansements et des antiseptiques, une autre boîte dans laquelle se trouvent des comprimés.
« C'est pas du paracetamol, c'est de l'aspirine, ça ira quand même ?
— L'aspirine, ça marche pas tellement sur moi, mais donnez toujours, on verra...
— Et l'autre, qu'est-ce qu'il fout ? s'écrie Lubitsch en désignant Fred Testot... Il dort encore ? »
Florent Marchet s'approche de son partenaire et le secoue avec le pied.
« Hé ho, lève-toi, on n’est pas dimanche !
Fred Testot émerge lentement.
— C'est dingue, vous ne devinerez jamais de qui j'ai rêvé ?
— Bah, de l'Indien je parie ! répond Marchet.
— Oh, comment t'as deviné ?
— Et il faisait quoi l'Indien dans ton rêve ? demande Lubitsch... On sait jamais, ça peut nous mettre sur une piste.
— Bah, au début... il cueillait des fleurs, après... il volait mon flingue... et à la fin... il volait la mallette !
— OK, je vois que ça t’amuse...
— Excusez-le, dit Marchet, il est très « Peace and Love ».
— C'est ça, continuez de vous marrer tous les deux... mais vous allez pas rigoler longtemps, croyez-moi.
— Ah mais non, proteste Marchet, ça nous fait pas rire du tout.
— Ah non... enfin si... je veux dire non... on n’a pas envie de rire, renchérit Testot.
— On en rediscutera plus tard, grogne Lubitsch, pour l’instant, on se dépêche. »
Puis s’adressant à Florent Marchet :
« Bon alors, tes Pueblos machins, on les trouve où ?
— Les Pueblos alpins, ils vivent sur les hauteurs, vers le mont Bégo, mais c’est pas dit qu’on trouve notre homme là-bas.
— On verra... »
Et tout le monde de s'engager au milieu des rochers, en direction du mont Bégo. C'est le faux Roland Blanche qui ouvre la marche, la joue de plus en plus enflée.
« P... ce que j'ai mal ! »


[ajout du 25-10-22]

3. Le mont Bégo

C'est le matin sur la place de l'église. Un homme entre dans un café, un journal sous le bras, commande un espresso et va s'asseoir au fond de la salle. Un autre homme arrive et va s'asseoir, lui, près de la fenêtre. C'est le vieux savant interviewé hier. Le patron apporte l'espresso puis se dirige vers le savant.
« Bonjour Monsieur Luc, je vous sers quoi ?
— Un café au lait avec du pain et de la confiture... De la confiture de coings, vous avez ?
— Bien sûr. Je vous prépare ça. »
Le savant regarde par la fenêtre une jeune femme coiffée d'un chapeau d'aviateur (en cuir marron) qui traverse la place. La femme entre à son tour dans le café et vient s'asseoir près du comptoir. Elle retire son chapeau et secoue la tête, libérant de longs cheveux châtains. Elle porte une salopette bleu gris et, aux pieds, des chaussures de marche gris foncé, repérables par la couleur des lacets, rose fuchsia.
Retour du patron apportant le petit-déjeuner de Monsieur Luc.
« Il n'y avait plus de coings... Je vous ai mis de l'orange, ça va aller ? »
Le vieux savant fait la moue.
« Alors l'interview, ça s'est bien passé ? poursuit le patron. On vous a vu hier soir sur France 3. — J'ai eu le temps de rien dire.
— Les gars de la télé sont venus ici après l'interview. Ils parlaient surtout de Gérard Lubitsch.
L'homme au fond de la salle déplie son journal. A la une, en gros caractères : « GERARD LUBITSCH EST DE RETOUR ! »
— Connais pas... C'est qui ? demande le savant.
— Un bandit de la région, qui est sorti de prison il y a quelques jours et qui rôderait dans le coin.
— Un bandit ?
— Dans le journal, ils disent qu'il est là pour se venger, précise l'homme au fond de la salle. Il veut retrouver ceux avec qui il avait fait le casse il y a quatre ans... les sacs d'or du Crédit Agricole... et qui se sont enfuis en l'abandonnant sur place... dans sa fuite il avait percuté un cycliste et s'était cassé la cheville...
— C'était pas un cycliste, s'exclame la jeune femme, mais une fille qui faisait du skate !
— Il paraît qu'il se cache dans la montagne, renchérit le patron. Le shérif est à sa recherche, il est parti hier matin avec Fred, son adjoint qui est aussi mon barman... c'est pour ça que c'est moi qui fait le service.
— Un bandit, de l'or, un shérif... on se croirait dans un western, dit le savant.
— On trouve même des Indiens, dit la jeune femme.
— Les Indiens, personne ne les a jamais vus, objecte le patron... et d'ajouter en soupirant : « A part le shérif, quand il a mangé son "yellow cake" ».
— Son quoi ? fait le scientifique, manquant de s'étouffer avec sa tartine.
— Son « yellow cake »... son bédo, qu'il découpe en petits morceaux.
— Son bédo ?
— Bah oui quoi, son bédo... son pétard, si vous préférez.
— « Yellow cake » ? Pétard ? Je comprends rien à ce que vous racontez.
— En tout cas, des Indiens, moi j'en ai vus, dit la jeune femme.
— Ah oui ? Et d'abord vous êtes qui ? demande le patron.
— Je me présente : Pamela. Pamela Garbo.
— Ah, mais vous êtes la journaliste qui a écrit l'article sur Lubitsch, dit l'homme du fond.
— C'est moi en effet. »
La jeune femme quitte son tabouret et s'approche du vieux savant.
« Vous permettez ? dit-elle en s'asseyant à sa table.
— Faites. Vous êtes venue pour un reportage ?
— Oui.
— Sur le « yellow cake » ? demande le savant en buvant son café.
— Non.
— Sur les Indiens ? continue le patron.
— Non plus.
— Bah sur Gérard Lubitsch, s'écrie l'homme au fond de la salle, en repliant son journal.
— Ce gros débile, non... je m'en occupe plus. Ce qui m'intéresse, c'est le mont Bégo. Vous connaissez ?
— Les Alpes du Sud, c'est ma région, répond le vieux savant. Bon, moi c'est un peu plus à l'ouest, mais le Bégo je connais, je m'y suis souvent promené, pour voir les gravures...
— On en compte plus de 40 000, dit le patron en souriant.
— Je ne les ai pas toutes vues, se croit obligé de préciser le savant.
— Il paraît que là-bas il se passe parfois de drôles de choses ? dit la jeune femme.
— Vous voulez parler des boussoles qui se dérèglent ou de la foudre que la montagne attire quand il y a de l'orage ?
— Oui enfin...
— Mademoiselle Garbo, ce ne sont que des phénomènes électromagnétiques...
— Appelez-moi Pamela...
— Eh bien, Pamela, permettez-moi de vous dire que ces phénomènes n'ont rien de mystérieux, c'est dû aux roches qui à cet endroit sont riches en métaux, comme le cuivre, le fer, le zinc, le plomb... ce qui explique que, lorsqu'il y a de l'orage, le sommet du Bégo fait office de paratonnerre.
— Mais il n'y a pas que ça, répond Pamela. Autrefois, le Bégo était assimilé à un dieu, les bergers lui rendaient hommage. Et en remontant beaucoup plus loin, à la préhistoire, il y a ces gravures...
— Oui je connais tout ça, coupe le savant, pas décidé de s'en laisser conter. Vous allez me parler du « signe cornu » qu'on retrouve sur les gravures et qui rappelle la forme des éclairs.
— A moins qu'il s'agisse du diable.
— Allons, Pamela, vous ne croyez quand même pas au diable...
— Le diable ici a un nom, c'est l'uranium.
— Il paraît qu'il y en a un peu, dit le patron. A une époque, on prospectait dans le coin, il y avait même des mines. Mais tout ça, c'est fini...
— L'uranium ici c'est quantité négligeable, réplique le vieux savant... et ça n'a rien de diabolique.
— Toujours est-il que mon grand-père a disparu dans ces montagnes, répond Pamela... il y a soixante ans, à cause de l'uranium.
— Disparu ? reprend le patron.
— Oui, disparu... on n'a jamais retrouvé son corps. Et il travaillait dans une mine.
— C'était où ?
— Les Granges du Colonel.
— Je connais, dit l'homme du fond (qui s'est levé)... c'est pas très loin d'ici.
— Et vous voulez savoir ce qui s'est passé, en déduit le vieux savant.
— Entre autres... mon reportage porte sur les cérémonies qu'on pratiquait en l'honneur du dieu Bégo... Et qui ont encore lieu aujourd'hui.
— Vous risquez d'être déçue, dit le patron, ce sont des légendes... Elles courent dans la vallée, mais personne n'a jamais assisté à de telles cérémonies... sauf le shérif, bien sûr, quand il s'adonne à ses « yellow cakes ».
— Ce sont les Indiens qui pratiquent ce genre de rituels, dit Pamela, les Pueblos alpins... J'en ai aperçu un hier, au bord de la rivière.
— Un Pueblo alpin ? Au bord de la rivière ? C'est bizarre, dit l'homme au journal (qui s'est rapproché du groupe).
— Je vous assure, j'ai aussi croisé un petit homme qui portait une mallette... il avait l'air affolé.
— Un petit homme avec une mallette... on dirait « Alice au pays des merveilles » votre histoire, s'esclaffe l'homme au journal, ce qui fait rire également le patron et le vieux savant.
— Oui, oui, vous rigolez, mais il se passe vraiment des choses étranges ici, et qui n'ont rien à voir avec Gérard Lubitsch.
— Mais qui aurait à voir avec la disparition de votre grand-père ? interroge le vieux savant.
— Je ne sais pas... en tout cas, c'est la raison de ma présence ici. Je vais mener l'enquête. »
Et la jeune femme de remettre son chapeau, de saluer l'assemblée et de quitter les lieux. Les trois hommes la regardent par la fenêtre traverser la place, enfourcher une moto et s'éloigner vers l'est, côté soleil. En direction du mont Bégo.

*

Retour dans la montagne avec Gérard Lubitsch et ses trois « otages » : Florent Marchet, Fred Testot et le faux Roland Blanche, la joue toujours enflée, en tête du groupe.
« Il doit bien y avoir des plantes pour soulager la douleur dans cette montagne, dit l'intéressé.
— Sûrement, répond Marchet, mais il faut les connaître. Et quand bien même on les trouverait, il est interdit de les cueillir.
— Il y a les clous de girofle, dit Testot.
— Ici ? Tu te crois à Zanzibar.
— Bah non, pas ici... mais d'habitude tu en as toujours dans ton sac.
— C'est vrai, mais je m'en suis servi pour mon pain d'épices, celui que tu as mangé la semaine dernière. Du coup, j'en ai plus...
— Ah oui... il était bon ce pain d'épices... Sinon, ça me revient, il existe un truc pour calmer les brûlures après le rasage. C'est à base de plantes, je ne sais plus le nom... ça ressemble à des artichauts.
— Tu as lu ça dans « Science & Vie » ? se fend Marchet sur un ton ironique.
— Ha-ha-ha... fait Testot, détachant les syllabes pour bien signifier qu'il n'apprécie pas cette nouvelle pique. Non, c'est le pharmacien qui me l'a dit.
— Et on en trouve dans le coin ? demande le faux Blanche.
— Oui, oui... il s'en sert pour ses clients, et pour lui aussi.
— C'est pour ça qu'il porte la barbe, réplique Marchet, toujours ironique... ça doit pas être très efficace.
— Qu'est-ce que tu racontes, il a pas de barbe le pharmacien.
— Bah si, une grosse barbe d'apothicaire. Tu ne confondrais pas avec le barbier ?
— Euh, tu crois ?... Ah, c'est possible... Oui, oui, tu as raison, c'est lui, c'est le barbier !
— Ça change rien, intervient Lubitsch, qui ferme la marche, le pistolet toujours à la main. Même si on en trouvait... pas le temps pour la cueillette. D'ailleurs, marchez plus vite, et arrêtez de discuter, ça nous ralentit... A ce rythme, l'Indien, on le rattrapera jamais.
— Surtout que les Indiens, ils s'y connaissent en plantes médicinales, continue Marchet.
— Silence, j'ai dit. »

Pendant ce temps-là... On retrouve Pamela sur sa moto, quittant la route et empruntant un petit chemin. Elle atteint une aire de stationnement qui sert de point de départ aux randonneurs. Un panneau touristique signale qu'on se trouve dans le Parc national du Mercantour. Pamela gare sa moto, sort d'une des sacoches arrière un énorme antivol, qu'elle accroche à la roue avant, puis de l'autre sacoche, un petit sac à dos, couleurs lavande et violet, dans lequel elle glisse son chapeau d'aviateur. Elle fixe le sac sur son dos puis s'engage dans le sentier réservé aux randonneurs et aux traileurs. Sur un poteau en bois est indiqué, avec une flèche: « CIME DU DIABLE ».

*

Aux alentours... un coureur à pied en train d'effectuer son trail. On le suit ainsi courir au milieu de la nature, tantôt en plan rapproché, tantôt vu de loin, ce qui permet d'apprécier la beauté et la variété des paysages, entre pelouses rocailleuses, alpages et zones forestières... Et puis là, un chamois, avec sa tête blanche et noire et ses petites cornes... là, un bouquetin, avec sa barbiche et ses cornes beaucoup plus longues... A un moment donné, le traileur enjambe un ruisseau, on le suit encore quelques secondes, puis on le laisse filer... on revient près du cours d'eau où l'on découvre, étalé dans l'herbe, tout un matériel d'orpaillage : un tamis, des pans, des batées, une rampe de lavage, des flacons, une pipette, des tubes... et puis, un peu plus loin, un détecteur de métaux, une pelle, un piochon... bref, tout l'arsenal du parfait chercheur d'or. Apparaît un homme, au style militaire : cheveux coupés ras, mâchoires carrées, débardeur et pantalon de treillis, façon « camouflage ». L'homme semble ranger ses affaires, prêt à partir... Surgit Pamela.
« Bonjour, lance-t-elle de loin.
— Bonjour, répond l'homme d'une voix sourde.
— Vous cherchez de l'or ?
— Affirmatif.
— Et vous en avez trouvé ?
— Ça, par contre, c'est une question à laquelle on ne répond jamais.
— Ah bon, pourquoi ? Vous avez peur que je vous le vole ?
— Oui, c'est ça, répond l'homme, en fixant Pamela d'un regard mi-moqueur mi-menaçant.
— D'accord. Et si je vous demande si dans le coin vous avez vu un Indien... là, vous pouvez me répondre ?
— Là, oui... mais j'ai vu personne.
— Et un petit bonhomme avec une mallette ?
L'homme marque un temps d'arrêt.
— Une mallette ?
— Oui, une grosse mallette...
— Non, dit l'homme, finalement.
— Et vous avez entendu parler de Gérard Lubitsch ?
— Dites donc, vous êtes de la police ?
— Non, je fais un reportage sur le mont Bégo.
— C'est une bonne idée.
— Et Lubitsch ?
— Quel rapport avec votre reportage ?
— On dit qu'il traîne dans la montagne.
— Par ici, ça m'étonnerait, c'est trop exposé. Et puis il y a les deux guignols qui le cherchent...
— Qui ça ? Le shérif et son adjoint ?
— Oui, c'est ça... le shérif et son adjoint, répond sèchement l'homme.
— Pourquoi des guignols ?
L'homme marque un nouveau temps d'arrêt, s'apprête à répondre, puis se ravise.
— Bon, ça suffit... j'ai plein de choses à faire. Au revoir, mademoiselle.
— Wow, trop sympa l'accueil... Bon, bah alors, salut... bonne journée !
Et Pamela de tourner les talons, en haussant les épaules.
— C'est ça, bonne journée. »

En partant, Pamela repère un pick-up en contrebas qui n'était pas là quand elle est arrivée. Elle passe devant et regarde nonchalamment à l'intérieur de la benne, pendant que l'homme est occupé à trier son matériel... Encore des outils, une caisse avec des bouteilles, une bâche... et sous la bâche, un truc qui dépasse, difficile à identifier car recouvert de poussière. Une mallette ? On n'en saura pas plus, un deuxième homme approche, un géant à la barbe fournie et aux cheveux longs, repliés en chignon.
« Vous cherchez quelque chose ?
— Non, rien... je discutais avec « Forte Tête », mais je suis parti, il me soûlait trop.
— Il vous soûlait trop ? Ha, ha... (puis passé un petit temps) Oui mais non, attendez... « Forte Tête » ? De qui vous parlez ? Hé... mademoiselle !

Pamela accélère le pas sans se retourner.

*

Là-haut, nous retrouvons notre quatuor favori... La montée commence à être dure, surtout pour le faux Roland Blanche et sa vilaine rage de dents, mais aussi Gérard Lubitsch, visiblement pas rôdé à ce type d'effort. Heureusement pour eux, une bergerie se profile à l'horizon. Les quatre finissent par l'atteindre. Le berger, assis sur une pierre, en train de démêler une botte de raphia, les regarde arriver l'un après l'autre.
« Eh bé, vous m'avez l'air mal en point, dit-il.
— J'en peux plus, répond le faux Blanche, avant de s'écrouler dans l'herbe. »
Lubitsch, lui aussi épuisé — il souffle comme un bœuf —, n'en reste pas moins vigilant, il tient à garder le contrôle de la situation, en restant debout, appuyé contre un muret. Marchet et Testot, beaucoup plus fringants, échangent des regards complices, conscients qu'il y a peut-être là un coup à jouer.
— Dis-moi l'ami, dit Marchet au berger, tu sais quelle plante on utilise pour calmer les rages de dents ?
— Vous avez une rage de dents ?
— Non, pas moi, mais celui qui est par terre. Regarde sa joue.
— Bigre !
Belle chique dans les prés, chantonne Marchet à voix basse.
— Tu connaitrais pas une plante qui ressemble à des artichauts, par hasard ? demande Fred Testot.
— Pour soigner une rage de dents ?
— Pas vraiment, le barbier du village s'en sert après le rasage, pour les joues... la barbe.
— Ah, la joubarbe...
— Eh bien voilà... les joues, la barbe, la joubarbe... on aurait dû y penser, rigole Marchet.
— Et ça ressemble à des artichauts ? jubile Testot.
— Oui, oui, des p'tits artichauts.
— Et ça pousse dans le coin ? s'enquiert le faux Roland Blanche, subitement revenu à la vie.
— Oui.
— Ah... et où ? hurle (timidement) celui dont la joue a pris la taille d'un pamplemousse.
— Un peu plus loin, on en trouve... mais sinon j'en ai à la maison.
— A la maison ?! s'écrie le faux Blanche, qui semble avoir complètement oublié sa douleur.
— Oui, à la maison... j'en ai aussi sur le toit, c'est la Barbe de Jupiter, ça protège de la foudre... l'Indien m'en a apporté hier.
— L'Indien ?!? s'exclament en chœur Lubitsch, Marchet et Testot, alors que le faux Blanche reste coi, sidéré à l'idée non pas que sa rage de dents va enfin disparaître (il en souffre déjà beaucoup moins) mais que sa mallette est peut-être là, juste à côté.
— Il est où ? rugit Lubitsch.
— Il dort dans la bergerie. Il était complètement ivre quand il est arrivé hier soir.
— Il avait une mallette ? interroge Lubitsch, toujours sur un ton agressif.
— Une mallette ? Non, non, en tout cas, j'ai rien vu.
Le faux Roland Blanche sent la douleur revenir.
— Et pas de revolver, non plus ? demande Testot.
— Non, pourquoi faire ?
— Bon, allons voir, s'impatiente Lubitsch. Où est-il ?
— Derrière, dans la grange. »
Les quatre hommes s'empressent de faire le tour de la bergerie, accompagnés du berger. Là, ils découvrent un type en train de dormir, couché sur le ventre et ronflant comme un sonneur...
« Mais... c'est pas un Indien ! hurle Lubitsch.
— Il a quand même un couteau, dit Testot.
Et pas l'ombre d'une mallette ou d'un revolver.
— Bah, c'est que dans la montagne, on l'appelle tous « l'Indien », dit le berger. Parce qu'il vit comme un Indien.
— Et dans le village, on l'appellerait « le fada », soupire Marchet.
— Son vrai nom, c'est Hugues.
— « Ugh » ? fait Marchet, en levant la main.
— Non, Hugues, comme Hugues Auffray.
— En tout cas, il faut le réveiller, dit Testot.
— A quoi bon, c'est foutu, répond dépité le faux Blanche, en même temps qu'il se tient à nouveau la joue. Au fait, elle est où la joubarbe ?
— Dans la cuisine.
— Je pense à un truc, dit Marchet. Si ce type vit comme les Indiens, ça veut dire qu'il reproduit leur quotidien, pour le meilleur, cueillir des fleurs pour ses décoctions, même si c'est interdit, mais aussi le pire, l'alcool donc... Et cet alcool, comme les Indiens autrefois, il l'a peut-être acquis en échange, par exemple, d'un revolver ou d'une mallette... Ou des deux.
— C'est pas bête, pour une fois, ce que tu dis, reconnaît Lubitsch.
Il se met à secouer l'Indien avec le pied. « Allez, réveille-toi, on a deux mots à te dire. »
— Juste deux mots : mallette et revolver, plaisante Marchet, décidément très en forme, pendant que Testot se joint à Lubitsch pour réveiller l'ivrogne, donnant à son tour des coups de pied. »
L'Indien se réveille. Il est tout ébouriffé, ses plumes dans les cheveux écartées à quatre-vingt-dix degrés, comme si elles indiquaient l'heure : 10 heures 10, ce qui tombe bien car c'est précisément l'heure où se déroule la scène.
— Aaah... qu'est-ce qu'il y a ? demande, hagard, l'Indien... Qui êtes-vous ?
— T'occupe pas de savoir qui on est, répond Lubitsch, les questions c'est moi qui les pose. Qu'est-ce que tu as fait de la mallette ?
— La mallette ?... pfou, je l'ai plus... je l'ai donnée à... euh, un type dans une voiture... qui transportait des... comment ça s'appelle déjà ?... les cartons avec la bière dedans... des packs... voilà, des packs de bière... Et j'ai tout bu.
— Et le revolver ? demande Testot.
— On s'en fout du revolver, dit Lubitsch. Parle-nous plutôt du type. Tu le connais ? C'était quoi sa voiture ? Et ça s'est passé où ?
— Où ?... je sais plus, moi... il faisait nuit... le type, je le connais pas... il était dans une camionnette.
— Shérif, une camionnette, ça te dit quelque chose ?
— Mmmh... il y en a tellement... après, des camionnettes qui circulent la nuit, il y en a déjà beaucoup moins. Il y a celle des orpailleurs quand ils vont de l'autre côté du Bégo, dans l'autre vallée... on les soupçonne de magouiller avec des trafiquants de drogue, mais pour l'instant on n'a jamais réussi à les coincer.
— Et le revolver, salopard, t'en as fait quoi ? redemande Testot, tu l'as donné aussi ?
— Non... le revolver... je l'ai perdu... et c'est pour ça que j'ai bu... un si beau revolver (l'Indien se met à pleurer).
— Un peu qu'il était beau, c'était le mien, un « Smith & Wesson Schofield »... tout neuf en plus ! Et tu sais où tu l'as perdu ?
— Je me souviens plus bien... J'étais dans la grotte... Après j'ai pris la mallette que l'homme blanc avait cachée sous les pierres... j'ai oublié le revolver...
— « L'homme blanc » c'était moi, Peau-Rouge de mes deux ! s'énerve Lubitsch.
— Je sais plus... J'ai eu peur de l'Oiseau-Tonnerre... je me suis caché.
— Là, il parle de l'orage, dit Marchet, ça se tient... Le revolver est peut-être encore dans la grotte.
— Mais la mallette, elle, on sait toujours pas où elle est... et il nous en dira pas plus, conclut Lubitsch. Le mieux est de redescendre... (puis regardant autour de lui) Bon Dieu, où est passé le type à la chique ?
— Il est dans la cuisine, répond Marchet... Le berger lui fait un pansement à la joubarbe.
— Un pansement à la joubarbe ?! Décidément, on aura tout vu... Bon, allez, on y va.
Et le trio de rejoindre la cuisine, Fred Testot en profitant, avant de partir, pour donner un nouveau coup de pied à l'Indien : « Tiens, espèce de taré ! »

Les quatre hommes repartent donc par où ils sont venus, le faux Roland Blanche en dernière position, saluant le berger de la main : « Encore merci, ça va déjà mieux ! »
L'homme arbore un gros pansement sur la joue, que maintient son foulard rouge, serré autour de la tête, ce qui lui donne l'aspect d'un œuf de Pâques. Un plan large permet d'apercevoir — en plus du groupe en train de descendre et du berger qui agite le bras — l'Indien sortant de la grange, en se tenant les côtes, et, au fond du tableau, un troupeau de chèvres, mené par deux boucs magnifiques, un gris et un noir, dont on entend sonner les cloches... et, courant autour, dans tous les sens, le chien du berger.

Florent Marchet et Fred Testot n'ont finalement rien tenté pour neutraliser Lubitsch, trop préoccupés qu'ils étaient à essayer, le premier de résoudre l'énigme de la mallette, le second de savoir où pouvait bien être son revolver. Quant au faux Roland Blanche, en proie à l'ascenseur émotionnel, il a perdu toute velléité pour mener une offensive, se laissant porté par les événements, trop content pour l'instant de ne plus trop souffrir des dents. Cela dit, Lubitsch a lui aussi perdu de sa superbe. La preuve : alors que le groupe rebrousse chemin, il se trouve en avant-dernière position, bien mal placé pour se défendre si les trois autres décidaient de l'attaquer, d'autant que son arme, il a fini par la ranger dans son pantalon, avec celle de Marchet... Autant dire qu'au sein du groupe, la tension s'est nettement relâchée, en même temps que commencent à se nouer quelques liens, sans qu'on puisse parler de syndrome de Stockholm et encore moins d'amitié. Disons que s'est installée une relative bonne entente.

Si la descente se fait plus vite que la montée, on approche quand même de midi et les quatre hommes n'ont rien mangé depuis la veille. Une pause pique-nique s'impose, d'autant que le berger leur a donné quatre fromages de chèvre, un pour chacun, dont l'aspect rappelle fortement le Banon: des palets enveloppés dans des feuilles de châtaignier liées avec du raphia... Sauf que, comme l'a appris le faux Roland Blanche, à qui s'est confié le berger quand ils étaient dans la cuisine, il s'agit d'un Banon de contrebande : non seulement, celui-ci est produit hors de la zone d'appellation, qui se situe une centaine de kilomètres plus à l'ouest — dans le pays de Monsieur Luc ! —, mais surtout, il ne respecte pas les normes, le « Banon » du berger étant plus gros et plus rond que l'authentique, dix centimètres de diamètre sur huit d'épaisseur; quant à sa présentation, pour ce qui est des feuilles de châtaignier et des brins de raphia, elle laisse vraiment à désirer, jusqu'à évoquer, en miniature et pour l'un des quatre fromages, la boîte de chaussures qu'emballe Jean-Pierre Léaud dans Baisers volés de Truffaut. Mais de tout ça, le faux Blanche n'en dit mot, bien sûr, aux deux représentants de l'ordre que sont Marchet et Testot, se contentant de leur dire que le berger fabrique ses fromages pour sa seule consommation, et qu'à l'occasion il s'amuse à imiter les différents types existants... Et quand bien même, ce « Banon » de fortune, au niveau du goût, est exactement comme le vrai, ainsi que le remarque Florent Marchet (pas dupe ?). Un régal.

Après le fromage, le dessert... parce que, dans ce coin des Alpes, pour finir un repas, c'est toujours fromage et dessert... Et le dessert aujourd'hui, le dessert du jour, faute de baies sauvages, telles les airelles rouges ou les raisins d'ours (qui de toute façon n'ont aucun goût), c'est le fameux « yellow cake » de Florent Marchet, que découvrent pour la première fois Lubitsch et le faux Blanche. Avec cette question : « Produira-t-il sur eux le même effet que sur Fred Testot ? »
« Alors Lubitsch, comment vous le trouvez mon « yellow cake » ?
— Super bon, et c'est vous qui le faites ?
— Oui, je le fais moi-même, pour moi et mes amis.
— Il n'a pas encore trouvé la recette idéale, mais il s'en approche, dit Testot... Tiens, je vais en prendre un morceau.
— Non, pas toi. (Marchet regarde Testot avec insistance)
— Hein ? Pourquoi ?
— Parce que tu es tombé dedans quand tu étais petit.
— Non mais ça va pas...
— Bah oui, c'est vrai ça, dit Lubitsch. Pourquoi tu lui en donnes pas ? Et toi, pourquoi t'en prends pas ? Dis donc, tu serais pas en train de nous empoisonner, par hasard ?
— Quoi ? Vous voulez nous empoisonner ? s'inquiète subitement le faux Blanche. Si c'est ça, j'en veux pas de votre truc. En plus, le nom, « yellow cake », ça me dit rien qui vaille.
— N'importe quoi... j'ai pas envie de vous empoisonner. Tenez, j'en prends moi aussi. Et toi aussi Fred... tiens, je te file le dernier morceau, c'est le plus gros ! (il jette un regard noir à son coéquipier)
— OK, c'est bon, te fâche pas, dit Lubitsch. On est forcément un peu méfiants. Et puis, c'est vrai, pourquoi appeler ça « yellow cake », ça prête à confusion... l'autre, il m'a foutu les jetons avec son histoire de « pêche blonde ».
— Pechblende, rectifie le faux Roland Blanche.
— « Yellow cake », c'est quand même plus approprié pour un gâteau à la vanille que pour un morceau d'uranium radioactif, se défend Marchet.
— Du coup, il n'y a que vous qui n'en avez pas pris, dit Testot au faux Blanche.
— C'est que j'ai déjà le goût de la joubarbe, plus celui du Banon, ça fait beaucoup...
— En tout cas, ça marche, dit Lubitsch, ta joue a complètement dégonflé.
— Oui, je me sens mieux.
— Finalement, cette histoire de « yellow cake » dans la mallette, c'était du flan, dit Marchet.
— Ah mais non... le danger demeure.
— Oui mais, ce qui est dans la mallette, vous l'avez réellement vu ? Ou vous êtes seulement convaincu que ce qu'il y a dedans est super dangereux ?
— Bah non, je l'ai pas vu, heureusement.
— Voilà une réponse qui me plaît, dit Lubitsch.
— C'est dingue ce que vous pouvez ressembler à Roland Blanche, fait de nouveau remarquer Florent Marchet. Surtout maintenant, que votre joue a dégonflé et que vous êtes pas rasé... c'est frappant.
— Roland Blanche ? dit Testot. Mais de qui tu parles ?
— Bah, de Roland Blanche...
— Non, non, c'est pas moi.
— Mais c'est qui Roland Blanche ? insiste Fred Testot.
— Un comédien, surtout spécialisé dans les seconds rôles... dans les films de Mocky, notamment.
— Ah, Francis Blanche ! dit Lubitsch.
— Non, pas Francis Blanche... Roland Blanche... il a aussi beaucoup joué au théâtre... Vous êtes sûr d'être jamais monté sur des planches ?
— Si c'était le cas, je m'en souviendrai.
— Bon, si c'est pas toi Roland Blanche, t'es qui, alors ? demande Lubitsch. C'est quoi ton nom ?
— Mon nom est Driche. Mickael Driche. Mais vous pouvez m'appeler Mickey.
— D'accord. Et tu fais quoi dans la vie, Mickey, à part porter des mallettes qui t'appartiennent pas ?
— La mallette, elle est à moi... et ce que je fais dans la vie, ça ne regarde que moi. Je peux seulement vous dire que des métiers, j'en ai fait des tas...
— Même bedeau ? plaisante Marchet.
— Bedeau, c'est possible... je me souviens surtout des métiers où je jouais un rôle important.
— Comme quoi ? fait Lubitsch.
— Vous allez rire, mais j'ai été guide de montagne...
— Guide de montagne, toi ? Et puis quoi encore... Par contre, moi, je te verrais bien « chômeur professionnel » (la réplique de Lubitsch fait marrer Marchet).
— Bah ça, je l'ai été aussi.
— Oui, oui, bien sûr... Bon, je commence à fatiguer. Je propose qu'on fasse une petite sieste avant de repartir, une micro-sieste, comme on dit. Parce que moi, figurez-vous, j'ai pas dormi depuis trois jours. »


[ajout du 21-04-23]

4. Pamela

(le rêve de Gérard Lubitsch)

Au bord de la rivière, les deux orpailleurs, « Forte Tête » — ainsi que l'a surnommé Pamela — et son coéquipier, qu'on surnommera « Chabal », discutent au loin avec un troisième homme, encore jamais vu celui-là. La discussion paraît houleuse. Entre dans le champ, restant à distance du groupe, le faux Roland Blanche. Sa veste est en bon état, signe que la scène se déroule avant le début du récit. Il n'a pas non plus sa mallette. La discussion se poursuit, toujours animée, sans qu'on sache de quoi il retourne. Au bout d'un moment, les trois hommes sortent du champ. On les retrouve se dirigeant vers un véhicule qui n'est autre que le pick-up, aperçu précédemment. Soudain, Chabal saisit le troisième homme par le cou — une prise bien connue, qu'on l'appelle « le coup du père François » — et l'immobilise pendant que Forte Tête fouille le pick-up, dont il sort, cachée sous le siège, une mallette identique à celle qu'on verra par la suite. On suit le faux Blanche se rapprocher sans faire de bruit puis se cacher derrière un arbre. On peut maintenant entendre ce que les trois hommes se disent, mais les voix sont bizarres, elles semblent artificielles, comme si elles avaient été enregistrées secondairement dans un studio, avec un effet d'écho.
« Alors, on voulait nous doubler ? dit Forte Tête au troisième homme.
— Arrêtez... vous ne savez pas ce que vous faites, répond l'homme dont l'accent trahit des origines slaves (à moins que ce soit l'enregistrement).
— Les explosifs on connaît, dit Chabal, on s'en sert depuis longtemps... même pour la pêche !
— C'est pas de la dynamite... la « pêche » là, c'est de la pechblende (l'homme prononce « peuchblinde »), ça n'a rien à voir... la mallette est plombée, mais si vous l'ouvrez, vous êtes morts... l'uranium qui est dedans vient d'un réacteur nucléaire...
— Oui, oui, fais nous peur, dit Chabal.
— Je mens pas... Vous ouvrez la mallette, le rayonnement est si puissant qu'il vous crame sur le champ...
— Bah tiens... comme la fille dans le film, je sais plus le titre, un film en noir et blanc, rigole Forte Tête. [En quatrième vitesse, répond à voix basse le faux Roland Blanche]
— Mais là, c'est vrai, c'est pas du cinéma...
— Cinéma ou pas, on s'en fout... de toute façon, on compte pas l'ouvrir cette mallette... nous ce qu'on veut, c'est la revendre à tes amis russes.
— Et à prix d'or, ajoute Chabal.
— J'ai pas d'amis russes.
L'homme se débat. Chabal resserre sa prise et le traîne vers un bosquet.
— Arrêtez... faites pas les cons... Je peux vous aider, pour revendre la mallette, si vous voulez...
— Ta gueule ! lui répond Chabal.
— Non, faites pas ça...
— Ta gueule ! je t'ai dis. »
Chabal emmène l'homme dans la partie la plus broussailleuse du bosquet. Mais il se prend les pieds dans des branches, trébuche et l'homme s'échappe. Chabal se lance à sa poursuite, sauf que l'homme court beaucoup plus vite et Chabal perd rapidement du terrain. Forte Tête prend le relais.
« Retourne à la bagnole et surveille la mallette ! » crie Forte Tête en passant devant Chabal.
Trop tard. Le faux Roland Blanche profite de ce que Chabal ne se presse pas pour revenir. Il attrape la mallette et va se cacher au milieu des broussailles, déchirant sa veste au passage. De son côté, Forte Tête abandonne la poursuite et revient à son tour, au pas de charge, comme s'il pressentait la catastrophe.
Chabal arrive au pick-up et découvre (avec effroi) la réalité : « Oh p... ! La mallette ! »
Arrive à son tour Forte Tête :
« J'ai laissé tomber, le mec avait trop d'avance et puis, qu'est-ce qu'il traçait, le salaud, impossible de le rattraper... l'important, c'est qu'on ait la mallette.
— Bah non... on l'a plus.
— Quoi ?
— La mallette a disparu.
— Qu'est-ce que tu racontes... elle est forcément là.
— Non, je la vois pas... Tu l'avais posée où ?
— Bah, là... à côté du pick-up... C'est pas possible, il y avait personne.
— Faut croire que si.
Forte Tête réfléchit.
— Tu crois que le type se doutait de quelque chose ? Ils seraient venus à deux, et l'autre se serait planqué, au cas où...
— Mais pourquoi il est pas intervenu quand on a récupéré la mallette ?
— Il a peut-être hésité... il attendait le dernier moment, et quand il t'a vu laisser filer Zatopek, il a décidé de la jouer solo et de se tirer avec la mallette.
— Laisser filer Zatopek ? T'es gentil... c'est plutôt quand il t'a vu abandonner la mallette qu'il s'est dit qu'il allait se la jouer solo.
— Mouais, bon, peut-être... en tout cas, on perd du temps... il faut le retrouver au plus vite avant qu'il fasse nuit.
— T'as raison... Monte dans le pick-up, je prends le volant.
Forte Tête réfléchit de nouveau.
— Attends... Si le type s'est enfuit, pourquoi il n'a pas pris le pick-up ?
— Pour pas nous alerter. Il pensait peut-être qu'on allait courir après l'autre pendant longtemps.
— Non, non, non... S'il n'a pas pris le pick-up, c'est tout simplement pour que ce soit nous qui le prenions, et qu'on parte à sa recherche avec... loin d'ici... ce qui lui aurait laissé le champ libre pour partir à pied... dans la direction opposée !
— Ah, le petit malin !
— Oui, mais « à malin, malin et demi ». Son plan n'a pas marché, il se retrouve coincé... caché dans un coin, et sans pouvoir bouger, puisqu'on est là, qu'on n'est pas parti, comme il l'espérait...
— Ha, ha... et qu'on va le retrouver, ce fumier, même s'il faut y passer la nuit.

Cela fait maintenant plus d'une heure que Forte Tête et Chabal recherchent l'homme à la mallette. En vain. Pourtant, il est là, pas très loin mais bien caché, s'interdisant le moindre geste. Et ce malgré qu'à ses pieds un monticule l'inquiète. Des fourmis rouges, les myrmica rubra, les plus agressives, patrouillent autour de lui. Il craint la présence d'un nid. Il se rappelle Guérillas aux Philippines de Fritz Lang, quand Tom Ewell, dissimulé sous un tronc d'arbre, doit rester silencieux, pour ne pas se faire repérer des Japonais, alors que des fourmis recouvrent ses pieds... Lui non plus ne bronche pas, se pinçant les lèvres, à la vue de cette petite colonne de fourmis grimpant sur son corps, s'immisçant par le trou que les ronces ont fait dans sa veste. Chabal est tout près, à une dizaine de mètres, mais ne le voit pas. Il s'éloigne... Ouf. Le faux Blanche balaie de la main les fourmis et va se poster un peu plus loin.

Le jour commence à tomber. Les deux hommes se sont, eux aussi, éloignés, concentrant leur recherche plus en amont. Ils ont allumé leurs lampes-torches, mais sans plus de succès, et doivent se faire une raison. « L'homme à la mallette a dû se faire la malle ! » La soirée avance, on y voit de moins en moins... Bientôt, les deux hommes ne seront plus que deux points lumineux s'agitant dans l'obscurité. Pour le faux Roland Blanche, il est temps de partir, tranquillement, la mallette sous le bras.

*

Gérard Lubitsch se réveille en sursaut. Le faux Roland Blanche est penché au-dessus de lui.
« Aaaah... qu'est-ce que tu fous là ? Tu voulais m'égorger, c'est ça ?
— Vous faisiez un cauchemar, Lubitsch... je voulais juste vous réveiller.
— Quoi ?
— Vous vous êtes mis à crier : « Des fourmis rouges ! Des fourmis rouges ! »
— Quoi ?
— On se serait cru dans Apocalypse Now...
— N'importe quoi ! Tu vois l'apocalypse partout... quand c'est pas la bombe atomique, c'est les communistes... t'es vraiment parano !
— Je vous assure, vous avez crié : « Des fourmis rouges ! »
— Et alors... C'était peut-être de vrais fourmis rouges.
— Je sais, c'est pour ça que je vous ai réveillé... des fourmis rouges, il y en a plein dans le coin.
Lubitsch se redresse d'un coup.
— Et les autres, ils sont où ?
— Le shérif fait une séance de tai-chi-chuan. L'autre dort à poings fermés.
On découvre Florent Marchet en pleine concentration. Lubitsch et le faux Blanche le regardent.
— Il a commencé, il y a longtemps ? demande Lubitsch.
— Non, c'est le début... il m'a parlé de forme courte.
— Ah, il en a pour dix minutes, alors... En prison, il y avait un Chinois qui pratiquait la forme courte, c'était au moment des promenades... ça durait dix minutes pile. »
Et hop... saisir la queue de l'oiseau... la grue blanche déploie ses ailes... embrasser le tigre... repousser le singe... le coq d'or se tient sur une patte... Les minutes s'égrènent, Lubitsch s'impatiente. « Hé, ça fait un quart d'heure... il nous fait la forme longue, c'est pas possible ! »

Pendant que Lubitsch et le faux Blanche attendent que Marchet ait fini sa séance, on retrouve Pamela poursuivant son ascension. Elle avance d'un bon pas et finit par tomber sur le groupe. Alertée par le bruit, elle s'arrête juste à temps et va se poster derrière un buisson pour observer la scène.
« Tiens, tiens... Lubitsch et l'homme à la mallette qui discutent ensemble... ils se connaissent alors, se dit-elle. Et l'autre, qui fait le clown devant eux, qui ça peut être ? Un des deux guignols dont m'a parlé Forte Tête ? »
Hop hop... la fille de jade tisse et lance la navette... Encore quelques mouvements et c'est bon, la petite séance de tai-chi est finie.
« Très bien... on va pouvoir y aller, dit Lubitsch. Réveillez la marmotte...
Le faux Blanche secoue Testot pendant que Marchet se rechausse.
— Je me demande si, pour descendre, on n'aurait pas intérêt à rejoindre la route, dit-il, ça nous ferait gagner du temps.
— T'as raison, mais pas tout le long, sinon ça va nous éloigner.
Et nos quatre hommes d'emprunter un nouveau sentier, en direction de la route, avec cette fois Lubitsch en tête, les trois autres derrière, sans la moindre arrière-pensée (à moins que)... Et un peu plus loin, à distance respectable pour ne pas se faire remarquer, Pamela, bien décidée à savoir ce que tout cela signifie, intriguée de voir ainsi un bandit, un shérif, son adjoint et un ancien "porteur de mallette" se promener ensemble dans la montagne.

Le groupe a rejoint la route. Sur le bord de la chaussée, une camionnette est arrêtée. C'est le pick-up des orpailleurs. Le capot est ouvert, laissant échapper une fumée blanche.
« La mallette ! » s'écrie le faux Roland Blanche. Il se précipite dans le véhicule pour regarder sous le siège. Il n'y a rien. Les trois autres fouillent la benne... soulèvent la bâche... rien non plus.
« Le moteur est encore chaud, remarque Lubitsch. Il n'y a pas longtemps qu'ils sont partis.
— Ils vont sûrement passer par le Bégo, dit Marchet.
— On va les suivre.
— Et mon revolver ? se plaint Testot.
— Fous-nous la paix avec ton revolver. Si quelqu'un doit le retrouver, c'est l'Indien, et à mon avis, c'est déjà fait. Les Indiens, ça se déplace tellement vite...
— Mais c'est pas un vrai Indien, répond Testot.
— S'il pouvait croiser les orpailleurs et leur piquer la mallette, ce serait bien, soupire le faux Blanche.
— Encore faudrait-il qu'ils aient l'idée de la cacher sous des pierres, plaisante Marchet.
— C'est ça, foutez-vous de ma gueule, grogne Lubitsch. Vous oubliez que vous êtes mes prisonniers et que si on se tient les coudes, c'est juste le temps de retrouver la mallette... »
Pamela, toujours embusquée, écoute. Et ce qu'elle entend la fait hésiter. Doit-elle continuer de suivre le groupe, au risque de se faire surprendre à tout moment ? Ou au contraire, prendre les devants, pour retrouver Forte Tête et Chabal et découvrir la première ce qu'il y a dans cette mystérieuse mallette ?
En tout cas, le groupe a repris son ascension. Et le moins qu'on puisse dire, c'est qu'il n'avance pas vite. C'est le faux Roland Blanche qui est de nouveau en tête. Lubitsch a, quant à lui, retrouvé la dernière position et semble se contenter de l'allure. Pour Pamela, c'est décidé : elle part seule devant, espérant que les circonstances joueront en sa faveur.

Nous avons donc éparpillés dans la montagne: en haut, avec la mallette, Forte Tête et Chabal; beaucoup plus bas, le groupe de Lubitsch, à la traîne, mais qui avance quand même; entre les deux, Pamela, grimpant à vive allure et plus très loin de rattraper le duo de tête.

*

Pamela n'arrête pas de penser à la mallette. Que peut-elle bien contenir, qui attise à ce point les convoitises, passant de mains en mains ? Il y a d'abord ce drôle de bonhomme, à la tenue débraillée, aperçu la veille au bord de la rivière, portant la mallette mais pas rassuré pour un sou, comme s'il venait de la dérober. Puis, les deux orpailleurs de ce matin, Forte Tête et son acolyte, genre patibulaires, qui semble-t-il avaient récupéré la mallette, dissimulée qu'elle était dans leur camionnette. L'avaient-ils reprise au type de la rivière ou avait-elle transité par d'autres mains ? En tout cas, une mallette que cherche dorénavant à s'accaparer Gérard Lubitsch, « accompagné » du shérif, de son adjoint, le barman du café, et toujours du type de la rivière, trois « compagnons » qu'il tiendrait en fait sous sa coupe, malgré les apparences... Et qu'en est-il de l'Indien dont a parlé le groupe ? Est-ce celui aperçu également hier matin, mais qui, aux dires du barman, ne serait pas un « vrai Indien » ? Ou bien un autre, un véritable Indien pour le coup... un vrai Pueblo alpin ?
Pamela est ainsi perdue dans ses pensées, incapable de chasser l'image de la mallette, tout en accélérant le pas... Elle imagine ce qu'il pourrait y avoir dedans : de l'or, de vieilles reliques, des pierres magiques... et pourquoi pas, ce qu'elle est venue chercher, ici sur les pentes du mont Bégo : un secret enfoui depuis la nuit des temps, qui expliquerait aussi bien le culte dont la montagne est encore l'objet aujourd'hui et la disparition, il y a plus de soixante ans, de son grand-père, prospecteur d'uranium, au lieu-dit « Les Granges du Colonel », disparition survenue un jour d'été après un orage d'une violence inouïe, qui avait électrisé toute la vallée... Un secret qui, contrairement à ce que raconte Monsieur Luc, enfermé dans son rationalisme triste... serait là, dans une mallette, sous la forme d'une lumière ou d'un « code » pour accéder à la Grotte mystérieuse... qui sait, près de la Cime du Diable... Secret peut-être interdit, à ne jamais découvrir, mais que les Pueblos alpins, à ce qu'on dit, auraient découvert il y a très longtemps et se seraient transmis de génération en génération...
« Oh là là, je délire à plein tube, se dit Pamela... mais qu'on ne se trompe pas. Ce n'est pas la curiosité, entendue comme ce bon gros vilain défaut de l'esprit féminin qui, soit dit en passant, excite tant les hommes et qui là m'animerait au plus haut point, au risque de déclencher les pires tempêtes... je m'appelle Pamela, pas Pandora... Moi aussi j'ai vu En quatrième vitesse, et ça n'a rien à voir. Bon d'accord, il y a dans cette histoire de mallette l'occasion pour moi d'un scoop, et je ne vois pas pourquoi je m'en priverai. On mettra ça sur le compte de mon professionnalisme. Mais s'il faut parler de curiosité, entendons-la alors comme une nécessité, un besoin... celui, vital, de connaître des choses nouvelles, étranges, jusque-là inconnues... des choses qui nous sortent des territoires trop bien balisés dans lesquels on nous enferme, toujours un peu plus... cette horrible pensée dominante, uniformisée, qui sclérose tout. » Pamela se met à rire.


[ajout du 17-08-23]

5. Los Alamos

Le Grand Finale approche, mais ce n'est pas encore l'heure, tous les acteurs ne sont pas encore là... Au contraire des deux orpailleurs, arrivés à proximité de la bergerie, sans toutefois s'aventurer trop près, au cas où on les attendrait pour... Les zigouiller ? Non, nous ne sommes pas chez Tarantino... Disons simplement : pour leur reprendre la mallette, quitte à ce que cela se passe brutalement, moyennant quelques coups de poings (de la part de Lubitsch), coups de pieds (de la part de Testot), croche-pieds (de la part de Marchet) et autres coups en traître (de la part de Mickey, alias « le faux Roland Blanche »)... Mais c'est trop tôt et, d'ailleurs, rien ne dit que cela se passera ainsi. C'est Pamela qui pour le moment arrive. Apercevant les deux chercheurs d'or cachés dans l'herbe en train d'épier la bergerie, elle se cache, elle aussi, pour les observer. Soudain, en même temps qu'un sémillant bruit de cloches, deux têtes surgissent devant Forte Tête et Chabal. Ce sont les deux boucs du berger, le gris et le noir, fixant de leurs yeux en forme de trait d'union les deux intrus. Les quatre se défient du regard, longuement, sans bouger, comme dans un western de Sergio Leone. Ne manque que la musique de Morricone. Puis, ce sont deux grandes plumes qui se dressent, cette fois entre les deux orpailleurs et Pamela. C'est l'Indien, ou Hugues, comme vous préférez, qui était là, caché lui aussi, et s'est relevé d'un coup pour mieux voir ce qui se passait.
« Ce qui s'appelle être cernés ! » rigole Pamela, à la vue de Forte Tête et Chabal, observés d'un côté par les deux boucs et de l'autre par l'Indien.

à suivre