vendredi 28 janvier 2022

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A la barbe d'Ivan de Pierre Léon (2009).

Le petit film de montage de Pierre Léon (on peut le voir ) a quelque chose de réjouissant pour tout cinéphile qui s’intéresse un tant soit peu à l’Histoire. L'Histoire ici est celle de la censure soviétique, en pleine jdanovtchina – véritable chape de plomb tombée, au lendemain de la guerre, sur toute la production artistique, interdisant les œuvres non conformes à l’idéologie socialiste, à commencer par celles jugées trop formalistes (on entend dans le film le Quatuor à cordes n°3 de Chostakovitch) –, l'histoire, donc, de la censure soviétique à travers le destin de la deuxième partie du film d'Eisenstein, Ivan le terrible (la troisième partie, qui devait traiter de la guerre de Livonie, de l’extermination des boyards, de la fin des opritchniks et finalement du repentir d’Ivan, ne verra jamais le jour, les vingt minutes qu’Eisenstein avaient tournées ayant été détruites), et les rapports du cinéaste avec le pouvoir stalinien et plus particulièrement Staline dont Ivan, on le sait, est le portrait à peine déguisé...
Le 28 février 1947, Staline, assisté de Molotov et Jdanov, reçoit dans son bureau du Kremlin, Eisenstein et l'acteur Tcherkassov qui joue le rôle d'Ivan, pour leur faire part de son mécontentement quant à la manière dont a été représenté le tsar dans la deuxième partie. Pierre Léon nous lit en voix off les passages les plus éclairants de l'entretien qu'il associe à des extraits soigneusement choisis du film. L’idée de départ est simple: si Ivan c’est bien Staline (Pierre Léon s'amuse par instants, en calant sa voix sur les images, tel un doublage, à prêter au personnage d'Ivan les propos de Staline, ce qui crée une mise en abyme, le personnage reprochant à son créateur les erreurs de traitement), l’intérêt vient surtout du fait que Staline en était parfaitement conscient, qu'il s'identifiait au personnage et que s’il n’aimait pas la deuxième partie du film, c’est justement parce qu’Eisenstein, en faisant d’Ivan un personnage neurasthénique et indécis ("comme Hamlet"), s’écartait de la grande figure historique que lui, Staline, aurait voulue. Eisenstein est de même accusé de représenter les opritchniks comme des membres du Ku Klux Klan, de n'avoir pas montré suffisamment le peuple ni en quoi la cruauté d'Ivan était nécessaire, bref d’avoir trahi le style historique de l’époque au profit d’un formalisme byzantin, privilégiant les sous-sols, les ombres et... la barbe d’Ivan (ce qui en soi n’est pas faux).
On pourrait croire qu’en se limitant à l’entretien, Pierre Léon entendait revenir au film lui-même et non sur ce qu’il est devenu par la suite, c’est-à-dire un objet culte, ouvert aux interprétations les plus diverses (je pense en particulier à la lecture lacanienne qu’en fit Oudart au début des années 70 ou encore, bien sûr, au "sens obtus" de Barthes, retrouvé dans l’image de la barbiche, et son rattachement/détachement perpendiculaire au menton, faisant du postiche eisensteinien à la fois un pastiche et un fétiche, mais surtout aux propres interprétations d’Eisenstein, à travers le thème du MutterLeiB — "plongée dans le sein maternel" — que l'on retrouverait de façon exemplaire à la fin de la deuxième partie, lors du meurtre de Vladimir, le faux tsar, dans la cathédrale, conçue visuellement comme une matrice, alors que la musique de Prokofiev, accompagnant Vladimir vers le lieu du meurtre, évoquerait par son rythme les spasmes de l'enfantement). Revenir au film, donc, une façon de respecter la vérité historique, loin de toute considération psychanalytique: "Ah divan, la barbe!" Cela dit, j'ai l'impression qu'en travaillant sur le film, Pierre Léon, qui n'est pourtant pas un inconditionnel d'Eisenstein (il est plus volontiers barnétien), a fini par ressentir, à la faveur de cette proximité avec l'œuvre qu'autorise le travail de montage, une sorte d'attachement, peut-être même une profonde émotion, qu'il ne pensait pas trouver initialement à la seule lecture de l'entretien.
Il y a d'abord l'emboîtement du film dans celui d'Ivan Pyriev, le Dit de la terre sibérienne. Manière au départ d'inscrire Ivan le terrible dans la réalité de l'époque, celle d'un cinéma endoctriné (Pyriev est connu pour ses comédies kolkhoziennes). Mais le retour du film à la fin, prenant littéralement celui d'Eisenstein en écharpe, semble dire autre chose. Par un effet de montage typiquement eisensteinien, le héros du film de Pyriev (un pianiste blessé à la main pendant la guerre et donc contraint d'abandonner sa carrière, mais qui finit, grâce à l'amour, par renouer avec la musique en composant une symphonie sur sa terre natale) semble assister, dix ans plus tard, non pas à l'exécution de sa symphonie, mais à la projection du film d'Eisenstein, plus précisément la célèbre séquence en couleurs du banquet. Or, si cela est censé se passer en 1958, année où la deuxième partie d'Ivan le terrible fut enfin autorisée, à quoi renvoie le trouble du personnage, si intense qu'il ne peut rester jusqu'au bout? Un carton nous apprend que c'est le fils d'Ivan Pyriev, Erik, qui joue le rôle d'Ivan enfant, et c'est d'ailleurs sur lui que se termine, sous la forme d'un post-scriptum, le film de Pierre Léon. Une certaine logique voudrait donc que ce personnage qui regarde le film d'Eisenstein symbolise le jeune acteur devenu adulte — l'âge semble correspondre — mais ce n'est qu'une hypothèse. Dans le fond, Pierre Léon n'a peut-être rien voulu dire d'autre que ceci: le lien entre les deux films et leurs réalisateurs est pure coïncidence — le fils de l'un joue dans le film de l'autre —, mais comme ça résonne avec le psychologisme d'Eisenstein, pour qui Ivan évoquait non seulement Staline mais aussi son propre père, le "tyran domestique" comme il l'appelait, ou encore la figure paternelle de Meyerhold, le grand dramaturge qu'il admirait tant, eh bien, allons-y...
Oui, peut-être... L'essentiel est que le personnage du film de Pyriev occupe à cet instant la place du spectateur, et que le trouble qu'il ressent est celui que nous, spectateurs, ressentons lorsqu'on regarde pour la première fois Ivan le terrible. Soudainement, devant cette explosion dionysiaque de musique, de danses et de couleurs — rouge, or, noir — qui se répondent jusqu'à se confondre, il se dégage une telle fougue expressive qu'il est difficile de ne pas y être sensible. Exit le hiératisme, l'archaïsme, l'exacerbation des formes, des ombres et des regards, tout finit par se noyer dans les abysses de la mort. Abysses et angoisse. Angoisse de la mort que l'on devine là, imminente... moins celle du faux tsar d'ailleurs — heureux les pauvres d'esprit — que celle d'Eisenstein qui mourra d'une crise cardiaque quelques mois après sa rencontre avec Staline, et qui avait déjà connu une alerte quelques années auparavant, lorsque, fêtant le prix Staline qu'il venait d'obtenir pour... la première partie d'Ivan, il s'était lancé dans une danse endiablée qui l'avait laissé sur le carreau, ce qui me fait penser au Plaisir d'Ophuls (la première histoire), peut-être aussi à cause du masque, présent dans les deux films. Bref, tout ça pour dire que la juxtaposition, dans le film de Pierre Léon, de la danse des opritchniks et d'un personnage pris de malaise en regardant la scène m'évoque en définitive Eisenstein lui-même, comme s'il était spectateur posthume de son propre film. Et ça, c'est très beau.

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