Licorice Pizza de Paul Thomas Anderson (2021).
Lui (Gary), 15 ans, a la dégaine d'un beach boy (un peu de Brian, beaucoup de Carl) rondouillard et encore boutonneux; elle (Alana), 25 ans, a comme on dit un visage qui ne ressemble à aucun autre, si ce n'est que son nez serait typiquement juif, dixit un personnage du film, et qu'elle ressemble à Judee Sill qui, elle, n'était pas juive, pas plus que Joan Baez à laquelle on pense également, mais moins pour la ressemblance qu'à travers l'image des trois sœurs Baez, écho lointain dans leur rapport à la musique aux sœurs Haim présentes dans le film: Este, Danielle et donc Alana... Licorice Pizza, du nom d'un fameux magasin de disques de Los Angeles aujourd'hui disparu, où l'on écoutait, en fumant des joints, affalés sur des sofas, tout ce que produisait l'industrie du disque (la "galette de réglisse"), des plus tendance aux plus confidentiels (cf. l'article de Boris Szames). C'était dans les années 70, l'âge d'or du vinyle, période bénie où se déroule le film de Paul Thomas Anderson, à San Fernando Valley (la "Vallée", haut lieu du cinéma, de Disney au porno), en 1973 pour être précis, année de American Graffiti et du premier choc pétrolier qui scinde la galette en deux parts égales, la crise surgissant au beau milieu, illustrée ici par la séquence du camion de livraison — on y livre un matelas à eau, très en vogue aussi à cette époque particulièrement hédoniste, au producteur Jon Peters (Bradley Cooper), le compagnon sexuellement obsédé et complètement barré de Barbra Streisand —, le sommet du film, pour ce qui est du comique, qui voit Alana, aux commandes du camion tombé subitement en panne d'essence, dévaler la pente en marche arrière et de nuit, des hauteurs de L.A. jusqu'en bas où se trouve la station-service.
PTA retrouve là le Los Angeles de ses débuts et de Inherent Vice, polar pynchonien qui se passait également au début des seventies, mais enrichi de The Master et surtout Phantom Thread, ses deux meilleurs films, quant à la rencontre, au départ improbable, entre deux êtres que tout semble opposer (et qui pourtant se trouvent attirés, mystérieusement, sans savoir pourquoi: cf. la belle scène du téléphone où chacun reste suspendu, sans parler, à l'écoute de l'autre). Gary, à la fois très gamin par ses blagues et très américain par son esprit d'entreprise, déjà bien marqué (après les matelas à eau, dont le marché risque de s'effondrer avec la crise, il se lance dans un autre type d'affaires: les flippers), et Alana, à la fois très mature quant à sa vision blasée de l'existence et parfaitement naïve en certaines circonstances (cf. son entretien pour être actrice où, suivant les conseils de Gary et déguisée en Blanche-Neige, elle répond "oui" à toutes les questions que lui pose la vieille directrice de casting, qu'il s'agisse de savoir monter à cheval ou de parler plusieurs langues, allant même plus loin — elle dit pratiquer le Krav-maga et parler le portugais —, jusqu'à accepter de se dénuder)... De sorte que la différence d'âge entre Gary et Alana, invoquée par cette dernière au début du film, se trouve, à mesure que le film avance, de plus en plus réduite, pour finalement s'annuler, cet effacement allant de pair avec la "distance" que rompent plusieurs fois dans le film nos deux héros en courant l'un vers l'autre, mouvement dont la répétition suggère que la chose n'est pas si aisée, qu'elle doit passer par quelques digressions (Gary avec une copine de son âge — jouée par la fille de Spielberg —, Alana avec un vieux fanfaron alcoolique: Sean Penn dans la peau de William Holden, coureur de jupons avéré, se la jouant via ses films de guerre asiatiques et son ranch africain) (1)...
D'où un récit ramifié, s'étalant à la manière de la cité losangélienne, qui est celle d'Anderson (Encino dans la San Fernando Valley), enraciné dans une époque, qui est celle de ses parents et plus encore du producteur Gary Goetzman, ami d'enfance dont le jeune héros, incarné par le fils de Philip Seymour Hoffman (acteur fétiche de PTA), est le portrait (Goetzman, avant de produire les films de Jonathan Demme, a bien été enfant acteur, jouant notamment avec Lucille Ball, et a bien ouvert à 18 ans un commerce de matelas à eau transformé ensuite en palais du flipper). Ce qui confère à Licorice Pizza une dimension de microcosme, à la fois familiale, voire clanique (outre les nombreux souvenirs personnels que l'auteur a utilisés pour son film, le fait qu'il recourt ainsi à des gens de son entourage, qu'il connaît depuis longtemps, jusqu'à engager toute la famille Haim, parents inclus), et ouvert à l'inconnu — l'âge adulte — via le rite de passage que représentent pour Gary toutes ces aventures. Un récit pour le coup très classique, pour ne pas dire convenu, mais qui pourtant diffère des habituels teen movies par ce qu'il recèle en sous-main. Au-delà du traditionnel boy meets girl, c'est une autre rencontre, plus complexe, que nous raconte le film, celle d'un goy et d'une Juive, justifiant après coup que la différence d'âge entre les deux se trouve gommée (d'autant que le milieu endogame auquel appartient Alana ne favorise pas l'émancipation sexuelle), car ce n'est pas sur ce plan que se joue la rencontre mais bien du point de vue culturel et même philosophique, qui voit d'ailleurs les stéréotypes s'inverser (Gary a le sens des affaires là où Alana cherche plutôt un sens à sa vie). Le fait que le Gary du film soit non juif, à la différence du Gary originel, témoigne de cette orientation qu'a voulu donner Anderson à son film. Pour que le lien amoureux se noue (enfin) entre Gary et Alana, et qu'ainsi se conjuguent le goût d'entreprendre du premier et l'énergie de la seconde, il faut que chacun dépasse ce qui le définit au départ (chez Gary, son surnom: "le palucheur", et plus généralement son comportement de beauf en puissance; chez Alana, les règles par trop étouffantes de son judaïsme), la bascule se situant probablement au moment de la crise pétrolière et de l'épisode du camion, le "retour en arrière", au point mort, marquant l'écueil que les deux doivent surmonter (sans le petit frère pour Gary, sans la famille pour Alana) pour aller véritablement l'un vers l'autre et que la rencontre ait lieu. Tout un mouvement, tantôt accéléré, tantôt freiné, mais toujours avançant, que PTA accompagne d'une flopée de chansons, de Nina Simone (la séance photo au lycée) à Taj Mahal (le générique de fin), en passant par Chris Norman, Bing Crosby, Sonny & Cher, The Doors, David Bowie (Life on Mars? quand Gary, au plus fort de la crise pétrolière, passe devant une station essence à l'arrêt, qu'il crie "c'est la fin du monde" et que Bowie chante "the film writ again"), Blood, Sweat & Tears..., comme si le film était ce magasin de disques que le titre évoque mais ne laisse jamais voir (2). Un ruban de réglisse, lové sur lui-même, que PTA se charge de dérouler pour retrouver l'éclat des "premières fois". Un délice de film.
(1) La séquence avec Jack (William) Holden suggère rétrospectivement que le casting passé par Alana était un clin d'œil au film Breezy de Clint Eastwood.
(2) Au contraire d'autres lieux de L.A. (le Tail o' the Cock, le Teenage Fair, la station de radio KMET...). Cela dit, le film devait s'intituler au départ Soggy Bottom — écho aux matelas à eau que vend Gary — et le titre définitif n'a peut-être été trouvé qu'après le tournage.
Pour qu'ils se détachent, l'un de son frère et de sa beaufitude, l'autre de sa famille et de son judaïsme, encore faudrait-il que ce frère, cette beaufitude, cette famille et le judaïsme existent un peu dans le film. Vous vous contentez de bien peu.
RépondreSupprimer"Un ruban de réglisse, lové sur lui-même, que PTA se charge de dérouler pour retrouver l'éclat des "premières fois". Un délice de film."
RépondreSupprimerOuiiiiiii
Pfffffff
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