vendredi 14 janvier 2022

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Une affaire de cœur: La tragédie d'une employée des PTT de Dušan Makavejev (1967).

Les mystères de l'organisme.

Découvrir aujourd'hui, plus de cinquante ans après, Une affaire de cœur de Makavejev (en attendant les deux autres films, eux aussi restaurés, qui ressortent conjointement: L'homme n'est pas un oiseau, son premier long métrage, et Innocence sans protection) est un pur bonheur. Le film date de 1967, ça se passe à Belgrade en Yougoslavie et, comme disait je ne sais plus qui, la Yougoslavie en 1967 c'est un homme fort (Tito, mouton noir des régimes communistes), deux alphabets, trois langues, quatre religions, cinq nationalités et six républiques... une vraie mosaïque dont on peut dire que le cinéma de Makavejev, celui des années 60 du moins, est un formidable reflet: une histoire d'amour qui, on le comprend très vite (déjà le titre), a mal fini... deux experts, l'un sexologue, qui nous parle des "phallobates" de l'Antiquité, des organes de la reproduction et de l'œuf, image même de la perfection, l'autre criminologue, qui nous explique les progrès du côté des criminels, de plus en plus intelligents, comme du côté des enquêteurs, de mieux en mieux équipés pour résoudre les énigmes... le classique triangle amoureux: la femme, une téléphoniste hongroise (et qui, en tant que Hongroise, aime le sexe — c'est sous-entendu dans le film), l'homme avec qui elle se met en ménage, un inspecteur de l'hygiène (spécialiste de la dératisation), lui d'origine turque, et le postier, qu'on imagine serbe ou croate, qui n'arrête pas de la harceler... des scènes de dissection: le corps d'une femme — la même —, repêchée au fond d'un puits, les orifices pleins de sable... et puis tout le reste, complétant l'aspect documentaire du film: les chantiers de Belgrade, le travail de standardiste, celui de dératiseur, l'installation d'une douche avec le chauffe-eau... de même que sa dimension poétique (le fer à repasser qui sert de réchaud, la femme jouant avec des bulles de savon ou préparant un strudel au noix), sa charge érotique (Eva Ras, l'actrice, dans son appartement, allongée nue, un chat sur les fesses — c'est l'affiche du film —, ou se baladant les seins à l'air, qu'elle masque avec deux berlingots de lait, ce qui m'a fait penser aux Petites Marguerites de Chytilová et le soutien-gorge à damier que portait l'une d'elles), sa force politique (le couple qui regarde à la télé un film de Vertov où l'on détruit joyeusement des églises, l'homme qui écoute avec délectation, sur le pick-up acheté pour l'occasion, un disque que les camarades d'Allemagne de l'Est lui ont envoyé — il s'agit d'un chant inspiré d'une pièce de théâtre de Maïakowski sur une musique de Hans Eisler)... Cet art abrupt, "attractif", du montage, qu'on pourrait qualifier d'eisensteino-vertovien, mais avec l'humour surréaliste d'un Buñuel et le vitalisme libertaire d'un Vigo en plus, confère à cette Affaire de cœur (comme il y a la presse du cœur) un caractère très singulier (déjà présent dans L'homme n'est pas un oiseau) qui le distingue des autres cinéastes slaves, notamment tchèques (Schorm, Forman...), le rapprochant davantage d'un Medveczky (Marie et le curé, Paul), sculpteur hongrois (c'est-à-dire non slave) qui à la même époque réalisa trois films en France. "Nous comprenons mieux l’Ouest que ne le comprend l’Est et mieux l’Est que ne le comprend l’Ouest (...) Je crois aux idées socialistes, mais ça ne suffit pas, la politique devrait être plus vivante, plus spirituelle, plus humoristique" disait Makavejev, des propos rapportés par Yann Dedet (qui a monté Sweet Movie). Il y a un aspect dialectique chez Makavejev qui lui permet d'aller et venir dans ses films, et celui-là tout particulièrement, entre différents registres a priori antinomiques: l'abstraction du discours (celui des experts) et la vie dans ce qu'elle a de plus concret (le sexe, la mort), les principes socialistes et le mieux-être de l'individu... des registres qui communiquent secrètement par le biais de l'imagination poétique, qui fait passer le récit des hommes aux rats (qu'on brûle), de la femme à son corps (qu'on découpe)... établissant tout un réseau de correspondances, certaines manifestes (celles à connotation sexuelle: les berlingots de lait, déjà cités, en forme de seins, les deux jaunes d'œuf étalés sur la pâte à strudel, rappelant une paire de fesses), d'autres beaucoup moins, sur le plan métaphysico-politique, qui donnent au récit cet aspect décousu (les fils sont plus que lâches, le film semblant guidé par l'aléa). Reste que le côté composite — "yougo" pourrait-on dire — du film, les liens plus ou moins visibles qui le structurent et ses différents niveaux de lecture, loin de l'éparpiller, finissent par mettre en lumière une sorte de point central, qui dépasse les oppositions et tout ce qui fait violemment contraste dans le film. Le travail au scalpel relève d'une recherche de vérité, au sens de l'analyse dialectique: analyser au plus profond la réalité, là où les contradictions s'affrontent. Ce point central se retrouve ici, de manière "vivante, spirituelle et humoristique (un "humour monstre" écrivait Michel Delahaye), sous la forme d'un drôle d'objet: le corps de la femme. Corps désiré, exhibé, respirant la vie (à l'image du socialisme triomphant), puis répudié car jugé corrompu... et parallèlement: corps disséqué, analysé, pour mieux comprendre les raisons de la "tragédie" et ainsi, peut-être, rêver d'un autre corps, d'un autre socialisme (la fin faussement heureuse).

A venirL'homme n'est pas un oiseau (1965) et Innocence sans protection (1968).

8 commentaires:

  1. Qu'est-ce qu'il est devenu Makavejev ?

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    1. En principe il est mort... mais c'est vrai qu'on ne sait pas grand-chose de ses trente dernières années.

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    2. Il a réalisé encore quelques films dans les années 80 et 90, vous les avez vus ?

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    3. Non, de Makavejev je ne connaissais jusqu'à présent que Sweet Movie... et là je découvre (dans le désordre) ses trois premiers films.

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  2. Bonjour, vous les voyez où, ces films? Sont-ils visibles de tous?

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