Les myrtilles de Franz Kafka.
Il y a tout juste 100 ans, Franz Kafka arrivait à la station de Spindlermühle et débutait illico la rédaction du Château, roman "interminable" et qu'il ne terminera pas, vaincu autant par la maladie que par un texte appelé à ne jamais se finir. Brouillons et ratures vont ainsi se multiplier, entravant l'accouchement d'une œuvre qui, de son côté, multiplie les digressions, établissant une forme de "super-bureaucratie" qui en vient à dépasser celle que décrit le roman. De sorte que les premières lignes, géniales, du texte (le génie de l'incipit chez Kafka n'est plus à démontrer) — "Il était tard lorsque K. arriva. Une neige épaisse couvrait le village. La colline était cachée par la brume et par la nuit, nul rayon de lumière n’indiquait le grand Château. K. resta longtemps sur le pont de bois qui menait de la grand-route au village, les yeux levés vers ces hauteurs qui semblaient vides." (je retiens la traduction de Vialatte, car c'est la plus connue, c'est surtout à travers elle que j'ai découvert Kafka) — oui eh bien, ces lignes on ne sait pas exactement à quel moment elles ont été rédigées, d'autant qu'au départ, ça on le sait, le roman était écrit "à la première personne". Bref, Le Château cultive l'art de l'égarement, pour l'auteur autant que pour le lecteur, ce dont témoignait d'ailleurs Kafka dans une note écrite dès janvier 1922 (un rêve et/ou un fragment abandonné du roman?):
Je m'étais complètement égaré dans une forêt. Inexplicablement égaré, car l'instant d'avant j'avais marché certes pas sur un chemin, mais à proximité du chemin que je n'avais jamais perdu de vue. Et maintenant, je m'étais égaré, le chemin avait disparu, toutes mes tentatives pour le retrouver avaient échoué. Je m'assis sur la souche d'un arbre avec l'intention de réfléchir à ma situation, mais j'étais distrait, je pensais en permanence à autre chose qu'à ce qui était le plus important, mes rêvasseries m'éloignaient de mes soucis. C'est alors que je remarquai les myrtilles tout autour de moi, j'en cueillis et les mangeai. (Franz Kafka, "Autres récits et fragments posthumes", Nouvelles et récits, La Pléiade, 2018)
[ajout du 16-01-22]:
Soyons précis, faisons preuve nous-même (un peu) de cette "acribie" dont parlait Max Brod à propos de Kafka (son attention extrême portée aux détails): c'est le 22 janvier 1922 que l'auteur du Château est arrivé à Spindlermühle et donc a commencé à écrire son roman, mais il n'en parle dans son Journal qu'à partir du 27. Le 16 janvier, il était encore à Prague, venant de traverser une de ses pires phases dépressives:
"Je me suis effondré la semaine dernière plus totalement que cela ne m'est jamais arrivé, si ce n'est au cours de cette unique nuit, il y a deux ans; en dehors de cela, je n'ai jamais rien vécu de tel. Tout me paraissait perdu et aujourd'hui encore, je n'ai pas l'impression que les choses aient sensiblement changé. On peut concevoir cet état de deux manières, et de deux manières qui doivent sans doute être envisagées en même temps.
Premièrement: effondrement, impossibilité de dormir, impossibilité de veiller, impossibilité de supporter la vie ou plus exactement le cours de la vie. Les pendules ne sont pas d'accord, la pendule intérieure se livre à une poursuite diabolique ou démoniaque, inhumaine en tout cas, la pendule extérieure va au rythme hésitant de sa marche ordinaire. Que peut-il arriver, sinon que ces deux mondes différents se séparent, et ils se séparent ou tout au moins se tiraillent l'un l'autre d'une manière effroyable. Il y a sans doute bien des raisons à ce rythme effréné de la vie intérieure, la plus évidente est l'introspection qui ne laisse parvenir au repos aucune idée, poursuit chaque idée et la fait remonter à la surface pour être chassée à son tour par une nouvelle phase de l'introspection, dès qu'elle est elle-même devenue idée.
Deuxièmement: cette poursuite emprunte une route qui sort de l'humain. La solitude, à laquelle de tout temps j'ai été en grande partie contraint et que j'ai en partie recherchée, — mais était-ce encore autre chose que de la contrainte? —, cette solitude perd maintenant toute équivoque et va atteindre son point extrême. Où me mènera-t-elle? Elle peut — et c'est l'hypothèse qui s'impose avec le plus de force — me conduire à la folie, on ne peut rien dire de plus là-dessus, la poursuite se fait à travers moi et me déchire. Mais je peux aussi — le puis-je? — je peux aussi ne fût-ce que dans une infime mesure me maintenir, c'est-à-dire me laisser emporter par la poursuite. Et où irai-je? Car le mot "poursuite" n'est qu'une image, je pourrais tout aussi bien dire "assaut contre la dernière frontière terrestre", et assaut mené d'en bas, par les hommes, ce qui n'empêche pas, puisque ceci est encore une image, de la remplacer par l'image de l'assaut mené d'en haut contre moi.
Toute cette littérature est assaut contre les frontières et, si le sionisme n'était intervenu, elle aurait pu aisément aboutir à une nouvelle doctrine secrète, à une kabbale. Il lui reste des dispositions pour cela. Il est vrai qu'une telle tâche exige du génie, un génie combien incompréhensible qui s'enracine à nouveau dans les anciens siècles ou recrée les anciens siècles et ne dépense pas toutes ses forces dans ce travail, mais commence seulement à les dépenser." (trad. Marthe Robert)
Voilà où en était Franz Kafka le 16 janvier 1922, il y a très exactement 100 ans. Relisant le passage, je ne peux m'empêcher de penser que "cet assaut contre les frontières", c'est précisément ce à quoi va s'atteler Kafka avec son futur roman dont il commence l'écriture une semaine plus tard. Et de voir dans l'incipit et cette image de K. fixant l'espace vide que représente là-haut le Château, non visible du fait de l'obscurité et du brouillard qui l'entourent, la préfiguration d'un assaut, assaut singulier (mené d'en bas: vouloir intégrer une société qui vous a invité mais ne vous accepte pas — c'est le Juif en lui qui parle; mené d'en haut: relation difficile au père et/ou anticipation des totalitarismes à venir), assaut qui est aussi plus prosaïquement celui de la tuberculose, et qu'il n'aura de cesse de faire durer... par nécessité disons littéraire (écrire c'est vivre). Sachant encore que si le roman ne se finit pas, une fin avait néanmoins été envisagée par Kafka, qui voyait le héros "descendre" toujours plus bas, jusqu'au moment où, enfin, il était autorisé à entrer au Château. Sauf que le message arrivait trop tard: le héros était mort (et que c'est probablement parce qu'il était mort que le message avait été envoyé).
A propos de mort du héros, vous avez vu le dernier Guédiguian ?
RépondreSupprimerNon, pas vu.
Supprimer