dimanche 31 mai 2020

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Je t'aimais bien, tu sais... Léo Ferré, 1973.

Je te vois comme une algue bleue dans l'autobus
A la marée du soir gare Saint-Lazare
Mon amour
Je te vois comme un cygne noir sur la chaussée
A la marée du soir gare Saint-Lazare
Quand ça descend vers le Tiers Monde
Mon amour
Je te vois avec ta gueule électronique
Et des fils se joignant comme des mains perdues
Je te vois dans les bals d'avant la guerre 
Avec du swing dans l'écarlate de la nuit
A peine un peu tirée sur l'ourlet de tes lèvres
Je t'aimais bien, tu sais
Je t'aimais bien, tu sais
Jusqu'au fond de l'amour
Au plus profond de toi 
Mon amour
Je t'aimais bien, tu sais
Je t'aimais bien, tu sais...

samedi 30 mai 2020

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La moustache de Menjou.

Parmi tous les fantômes de l'écran en chair et en os, Adolphe Menjou semblait être celui où la convergence entre la vie privée et ce reflet de la vie quintessenciée qu'est le film paraissait la plus évidente. Le contempler dans chacune de ces deux réalités, c'était voir en lui le Menjou le plus extraordinaire que pussent nous offrir l'art, la littérature et le cinéma. En un mot: Menjou était davantage Menjou que n'importe quel Menjou. Et, pour la seule raison qu'il avait intégralement créé un type — moins bourré de littérature mais infiniment plus photogénique que Don Juan —, notre admiration envers lui était débordante. Qui ignore, par ailleurs, que tout comme la force des sirènes réside dans leur chant, la grande force menjouesque se trouve dans sa moustache, cette géniale moustache noire des films? C'est un lieu commun d'affirmer que les yeux sont le meilleur moyen d'arriver jusqu'aux tréfonds d'une personnalité. Des moustaches comme les siennes peuvent l'être tout autant. Ses yeux, tant de fois braqués sur nous dans un gros plan, qu'ont-ils pu nous dire que ses moustaches ne nous aient déjà dit? Sous l'ombre magique de la moustache, le geste anodin ou le sourire imperceptible acquièrent une expression extraordinaire; la lèvre supérieure accomplit une page de Proust, une leçon d'ironie, silencieuse et cependant complète; s'il ne s'en était pas rendu compte et n'avait copyrighté ses moustaches, l'ironie aurait pu être standardisée et mise à la portée des visages les plus banals.
Les moustaches de Menjou, qui incarnent si bien l'ère du cinéma, remplaceront sur les vitrines de l'avenir cet insupportable et inexpressif chapeau de Napoléon. Nous les avons vues, dans le gros plan d'un baiser, se poser comme un étrange insecte d'été sur des lèvres sensibles comme des mimosas et les dévorer entièrement, coléoptère de l'amour. Nous avons vu son sourire s'embusquer sous la moustache, se frayer un chemin comme un tigre, agile et fin, pour fondre sur sa proie et assujettir définitivement les regards de sa "partenaire" [en français dans le texte]. La dernière enquête réalisée à New York, auprès des stars de cinéma, sur la moustache de Menjou, a été unanime: toutes ont déclaré: "Sa moustache est peut-être la seule qui ne pique pas dans un baiser. Au contraire, elle provoque un chatouillement délicieux et inavouable, que toutes nous apprécions beaucoup." Cependant, le voyage de Menjou à Paris nous a remplis de confusion. Non pas parce qu'il a déclaré aimer la peinture de Bertran Marses (sic[le nom exact est Beltrán Masses], ce qui revient à dire qu'il n'aime pas la peinture: la sensibilité et l'attention d'un homme "actuel" peuvent se porter sur mille autres choses que la peinture, il peut avoir un goût exquis sans avoir forcément recours aux vieux critères de l'art, et dans presque tous ses films Menjou se montre homme d'aujourd'hui, au tempérament raffiné et original; à preuve son axiome, typique et heureux, dans Monsieur Albert: "Pour réussir une salade, les ingrédients n'ont aucune importance, c'est le génie qui est indispensable". Notre déception n'a pas été due, non plus, à ce qui, chez un homme vulgaire, aurait été un indice de crétinisme ou une obsession péjorative, à savoir le fait que Menjou possède 372 cravates, sans compter un quart de cravate supplémentaire que les doigts aimants de sa fiancée, Miss Kathryn Carver, sont en train de tisser. Ce qui est intolérable, ce que nous répugnons à croire, comme s'il s'agissait d'une impossibilité réelle, c'est que la moustache de Menjou, sa moustache exceptionnelle, n'est pas noire comme nous le croyions, mais rousse, safranée, éhontément terreuse. "Tout comme le laboureur est fier de ses mains calleuses, moi je suis honoré par cette moustache, jadis noire, aujourd'hui décolorée par la sueur de mon front, sous le soleil africain des sunlights", a déclaré l'accusé. L'excuse est insuffisante: si sa moustache n'est pas noire, c'est comme si elle n'existait pas; dépourvu de la partie positive et définitive de sa personnalité, Menjou serait devenu n'importe quoi, sauf Menjou.
Adolphe Menjou était un homme modeste, un petit acteur de théâtre; Menjou était un pauvre homme rasé de près. Un jour, il a eu l'idée de se laisser pousser la moustache: toutes les grandes découvertes sont dues au hasard. Une autre fois, Chaplin étant présent, il a eu l'idée d'allumer une cigarette, et c'est à partir de cet instant que sa grande carrière cinématographique a commencé. Car un acte aussi banal, aussi insignifiant, mais si difficile à faire, acquiert à l'écran des proportions étonnantes, et un homme comme Chaplin ne pouvait pas l'ignorer. Pas de gestes mélodramatiques, pas d'expressions à la Jannings; ni terreur ni stupeur archétypées; il suffit de savoir lever un sourcil au bon moment et avec le rythme désiré; les masques du théâtre classique baissent les yeux de honte devant l'expression d'un Menjou exhalant sa première bouffée. Nous pourrions désigner dans une foule la personne la plus apte à faire du cinéma rien qu'à sa façon d'ouvrir un parapluie ou de héler un taxi. On naît interprète de cinéma, on ne le devient pas. En dernière analyse, un film est composé de segments, de résidus et d'attitudes qui, pris isolément et arbitrairement, sont archi-quelconques, dépourvus de toute signification logique ou psychologique, de toute transcendance littéraire. En littérature, un lion ou un aigle peuvent avoir des sens multiples, mais sur l'écran ce ne seront que deux bêtes et rien d'autre, même si pour Abel Gance, il peuvent représenter la férocité, le courage ou l'impérialisme. D'où l'effroi de tant de gens circonspects, de tant de pitoyables "amateurs d'art", qui pestent contre la superficialité du cinéma américain, sans soupçonner que celui-ci a été le premier à percevoir que les vérités cinématographiques n'ont pas de dénominateur commun avec celles de la littérature ou du théâtre. Pourquoi donc s'obstinent-ils à exiger de la métaphysique au cinéma et pourquoi s'obstinent-ils à ne pas reconnaître que, dans un film bien réalisé, une porte qui s'ouvre ou une main - grand monstre - qui saisit un objet, peuvent contenir une beauté authentique et inédite? Le "scénario" [en français dans le texte] toujours identique que les Américains nous proposent, semble neuf à chaque fois. Admirable miracle des pains et des poissons! Toute la valeur photogénique réside dans les procédés, dans la forme, et à l'heure actuelle, ceci peut être une valeur fondamentale, qui bien entendu, n'est pas le privilège exclusif du cinéma. (Luis Buñuel, "Variations sur la moustache de Menjou", Cinématographe n°92, septembre-octobre 1983, traduction par Antonio Rodrig d'un texte de 1928 paru dans La Gaceta Literaria)

jeudi 28 mai 2020

Great Lost Kinks Album




The Great Lost Kinks Album (1973).

Side 1/
1. Til Death Do Us Part (1968)
Chanson écrite pour un sitcom de la BBC (au titre éponyme) réalisé par Norman Cohen. Elle y est interprétée par Chas Mills. La version des Kinks se trouve sur la compilation "The Anthology - 1964-1971" publiée en 2014.
2. There Is No Life Without Love (1968)
Face B de "Lincoln County" de Dave Davies. Figure sur sa compilation "The Album That Never Was" (1987) et sur les rééditions de Something Else.
3. Lavender Hill (1967)
Chute de Something Else. Figure sur la réédition Deluxe (2004) de The Village Green Preservation Society.
4. Groovy Movies (1969)
Chute d'un projet solo de Dave Davies. Figure sur la réédition Deluxe de The Village Green.
5. Rosemary Rose (1967)
Chute de Something Else. Figure sur la réédition Deluxe de The Village Green.
6. Misty Water (1968)
Chute de The Village Green. Figure sur la réédition Deluxe de l'album.
7. Mr. Songbird (1967)
Chanson présente sur l'édition française de The Village GreenFigure sur la réédition 1998 de l'album.

Side 2/
1. When I Turn Off the Living Room Light (1969)
Chanson enregistrée le 4 février 1969 aux studios Riverside de la BBC. Figure sur la compilation "BBC Sessions 1964-1977" publiée en 2001.
2. The Way Love Used to Be (1970)
Chanson extraite de la BO composée pour le film Percy de Ralph Thomas (1971). Face B de "God's Children". 
3. I'm Not Like Everybody Else (1966)
Face B de "Sunny Afternoon".
4. Plastic Man (1969)
Single avec "King Kong" sur la face B.
5. This Man He Weeps Tonight (1969)
Chanson écrite par Dave Davies. Face B de "Shangri-la".
6. Pictures in the Sand (1968)
Figure sur la compilation "The Anthology - 1964-1971".
7. Where Did My Spring Go (1969)
Figure sur la réédition Deluxe de The Village Green. 

mercredi 27 mai 2020

Gymnopédie


Les Sièges de l'Alcazar de Luc Moullet (1989).

[...] Je crois que l'archi-terrien Moullet a été content quand je lui ai dit que Debussy n'avait pas écrit [La Mer] au bord de la mer, mais pour la plus grande part en Bourgogne. Je lui ai rappelé aussi la remarque d'Erik Satie au compositeur quand il a découvert l'œuvre, dont le premier mouvement s'intitule "De l'aube à midi sur la mer": "J'aime beaucoup le passage entre onze heures et demie et midi moins le quart." Commentaire aigre-doux à un musicien très ami, et bien dans la manière de perversité sournoise de Moullet, dont la parenté avec Satie — le personnage et l'artiste — m'a depuis longtemps frappé. Rapprochement que je crois peut-être mieux fondé que celui avec certains noms avancés à son propos en de brillantes formules: Courteline, Brecht, Queneau, Tati, Jarry... Chez l'un et l'autre, une excentricité, une "originalité" tranquilles et comme naturelles, un même goût de la raillerie contre les conformismes, les absurdités, les travers grotesques, la grandiloquence, les illogismes, l'esprit de sérieux et les injustices sociales; un même alliage de rusticité voire de plouquerie, et de dandysme; un même art de la provocation méchante; un même goût pour l'exercice physique et une harmonie idéale du corps et de l'esprit (Satie faisait deux heures de marche pour rentrer chez lui à Arcueil); un même tempérament de solitaire adoré de ses pairs (la liste des artistes amis du musicien serait trop longue, et peu de cinéastes auraient pu, comme Moullet, mobiliser autant d'admirateurs pressés de présenter ses films à Beaubourg); un même orgueil quant à sa propre valeur, parfois coquettement déniée par l'outrance dans l'autodénigrement; une même incertitude quant à la boussole politique (Satie a écrit dans L'Humanité, mais il disait que "les camarades bolchéviques ne valaient pas mieux que les bourgeois"). Et pour ce qui est du geste de création (et sans trop forcer la comparaison), on relèvera une manière commune d'inventer en se tenant aussi bien à l'écart de l'académisme de son temps que des avant-gardes homologuées, la création de formes neuves, simples, frontales et émotionnellement efficaces, sans artifices rhétoriques mais complexes, un goût pour le dépouillement et la raréfaction expressifs, un même génie des titres enfin (j'ai un faible, entre mille exemples, pour le moullétien Sport et divertissement, et Vexations, bref motif mélodique devant être répété 840 fois et composé après une déconvenue amoureuse, faute peut-être que Satie ait connue Anatomie d'un rapport). La gymnopédie, nom rendu universellement célèbre par le musicien, était une danse autrefois pratiquée à Sparte par des acteurs dénudés. Le terme musical, mais aussi les valeurs paradoxales prônées dans cette cité [de l'audace des vêtements féminins qui dévoilaient de larges parties du corps au droit de voler mais à condition de ne pas se faire prendre (1)] s'accordent bien avec l'exhibitionnisme contrôlé de Moullet, sa frugalité, son économie politique, son écologisme hédoniste, mais aussi son courage. Moullet serait-il le seul exemplaire à ce jour de cinéaste encyclogymnopédiste? (Jean Narboni, "Le gai savoir de Luc Moullet", Trafic n°71, automne 2009)

(1) Moullet s'enorgueillit d'avoir triché avec l'ANPE et d'avoir pu ainsi "acheter des maisons (?). De même, il dit avoir pu réaliser un film grâce à l'argent d'un chèque destiné à une entreprise homonyme qu'il avait reçu par erreur.

vendredi 22 mai 2020

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I Put a Spell On You

La chanson de Screamin' Jay Hawkins (une des idoles de Jim Jarmusch), publiée en 1956 et reprise par Creedence Clearwater Revival lors du Festival de Woodstock, le 16 août 1969. Sauf que non... la version qu'on entend n'est pas celle du festival (bidouillage habituel) mais celle qui se trouve sur leur premier album, Creedence Clearwater Revival, sorti en 1968. La version live, elle est .
D'autres classiques ont été repris par John Fogerty qui à chaque fois en a fait de vrais petits chefs-d'œuvre. Citons Suzie Q. ("Susie Q" de Dale Hawkins, 1957) et Ninety-Nine and a Half (Won't Do) (Wilson Pickett, 1966), présents sur Creedence Clearwater Revival, Night Time Is the Right Time (Nappy Brown, 1957), sur Green River (1969), et bien sûr l'extraordinaire I Heard It Through a Grapevine (déjà interprété par Smokey Robinson et Marvin Gaye en 1968), sur Cosmo's Factory (1970), le plus célèbre des covers de CCR, dans sa version longue, de onze minutes.

jeudi 21 mai 2020

Beau toujours

Belle toujours de Manoel de Oliveira (2006).

"Michel, il pique au lit"
(humour sadien)

"J'ai passé dans les bars des heures délicieuses"
(Luis Buñuel)

"On ne s’ennuie jamais dans un bar. Ce n’est pas comme dans les églises où l’on est seul avec son âme". C’est par ce bon mot que Husson (Michel Piccoli) faisait son entrée dans Belle de jour. Assis à une table, en compagnie de son amie Renée (qu’il aimait, lui avouait-il, parce qu’elle cicatrisait bien!), il était rejoint par Séverine (Catherine Deneuve) et son mari, avec lesquels il échangeait quelques propos futiles sur ses obsessions (les femmes — assimilées à des "châtiments perdus" dès l’instant qu’il ne pouvait se les approprier — et la chasse à courre), assortis de petits regards en coin sur Séverine, avant de s’éclipser et de laisser aux deux femmes le soin de finir le portrait: "Il est bizarre", concluait Séverine. "Pire que ça", surenchérissait Renée. En deux temps, trois mouvements, tout avait été dit. Quelques répliques avaient suffi pour définir la perversion du personnage. En quittant la scène, dont il avait provisoirement occupé le centre, Husson nous rappelait qu’il ne serait pas le héros de l’histoire. Et lorsqu’il revint, ce fut seulement en qualité d’observateur, même si de cette histoire il allait quand même être l’initiateur en indiquant à Deneuve l’adresse où elle pourrait se prostituer.
Belle toujours célèbre, quarante ans après, les "retrouvailles" entre Séverine — jouée ici par Bulle Ogier, Catherine Deneuve n’ayant pas souhaité reprendre le rôle (1) — et Husson. Le film est lui aussi construit en deux temps, trois mouvements. Le premier temps est celui du passé, un passé que cherche à fuir Séverine, puisque la renvoyant à l’époque où elle était "Belle de jour", alors que pour Husson, il s’agirait plutôt de le ressusciter, par le biais des conversations qu’il entretient avec un barman; le deuxième temps est celui de la rencontre entre Husson et Séverine, rencontre durant laquelle le premier est censé dire à la seconde si oui ou non il a jadis tout révélé au mari. Quant aux trois mouvements, ils signent les différentes formes de rencontre qui existent dans le film entre les deux personnages: d’abord la rencontre fortuite, lors d’un concert à l’Opéra; puis la rencontre manquée, à travers cette partie de cache-cache qui voit, dans un Paris de carte postale, Séverine essayer d’échapper aux griffes encore bien acérées de Husson, ces deux mouvements correspondant au premier temps du film; enfin la rencontre proprement dite, soit le second temps du film, à l’occasion d’un dîner aux chandelles, dans un petit salon privé dont le cadre dépouillé, assez morbide, associé au fait que rien finalement ne s’y dit, indique assez clairement que toute la première partie n’avait pour but que de mettre en place le dispositif qui permette à Husson de satisfaire ses pulsions (sadiques) et ainsi de retrouver la position centrale qui était la sienne au début de Belle de jour.
Si le film de Buñuel se déroulait, pour l’essentiel, l’après-midi, entre deux et cinq heures, soit les heures consacrées par Séverine à faire des passes chez Madame Anaïs — "des heures habituellement réservées aux leçons de piano et aux tâches domestiques", écrit Manny Farber —, le film d’Oliveira se passe, lui, davantage en fin de journée, et même une bonne partie de la nuit. C’est qu’entre-temps Husson, qui autrefois se couchait avec les poules (dixit Renée), est devenu insomniaque, pire: alcoolique. Oliveira s’est sûrement souvenu de la première réplique du personnage dans le film de Buñuel, et imaginé que pour vaincre son ennui, il avait dû en fréquenter des bars. C’est là, au bar d’un club, qu’on le retrouve le soir. L’occasion pour lui de raconter au barman, sous le regard malicieux de deux prostituées, l’histoire de "Belle de jour", lui confiant avec délectation que celle-ci était une "perverse masochiste" et le rôle de "provocateur" que lui-même avait joué dans cette histoire. Le film a la structure des œuvres qui, pour mieux s’affranchir de leur matériau d’origine, le réinscrivent, en le commentant, à l’intérieur même de leur récit. Et ce sont les scènes du bar qui jouent ici le rôle d’exégèse du film de Buñuel. Sauf que Husson ne se contente pas d’être le commentateur de l’histoire, après en avoir été l’observateur privilégié. A-t-on remarqué à quel point le plan du bar, cadré frontalement, Husson à droite, le barman à gauche, et leur reflet, au fond, dans un grand miroir, fait écho au célèbre tableau de Manet, Un bar aux Folies Bergère, celui-là même dont Foucault disait qu’en ne respectant pas les lois de la perspective il remettait en cause la place du spectateur et ouvrait ainsi la voie à la peinture non représentative? Pas d’aberration optique ici, mais l’idée, à travers la référence picturale, qu’il y aurait quand même une distorsion — d’un point de vue narratif, cette fois — entre ce que dit Husson de la "perversité" de "Belle de jour", éteinte depuis longtemps, expliquant que du personnage il ne reste plus aujourd’hui qu’une figure fantomatique, et ce qu’il en est de sa propre perversion, toujours vivace, même si en vieillissant elle semble l’avoir peu à peu condamné à la solitude. A ce titre, Husson est bien le seul et unique héros de Belle toujours.

(1) Avec Catherine Deneuve de nouveau dans le rôle de Séverine, le film aurait pris, évidemment, une toute autre dimension. Mais rien ne dit que l’orientation en aurait été différente tant l’idée de ce qu’il faut bien appeler la revanche d’un personnage sur un autre s’inscrit dans la thématique oliveirienne.

dimanche 17 mai 2020

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The Long and Winding Road

Version originale enregistrée en janvier 1969 dans les studios Apple des Beatles, avec Paul McCartney (auteur de la chanson) au piano, George Harrison à la guitare électrique, John Lennon à la basse (visiblement pas à l'aise, il n'en jouait que très rarement) et Billy Preston aux claviers. "The Long and Winding Road" faisait partie du "projet Get Back" qui ne verra jamais le jour, les Beatles, mécontents du résultat, préférant l'abandonner et s'atteler à un autre album, Abbey Road, qui sera aussi le dernier (il sortira en septembre 1969). A la fin de l'année, Allen Klein, le nouveau manager du groupe, confie les bandes inexploitées de Get Back à Phil Spector pour qu'il les remixe, autant dire les réarrange à sa manière (le fameux "wall of sound", les overdubs à gogo...). Ce sera Let It Be. Le 1er avril 1970, Spector met un point final à la post-production avec "The Long and Winding Road", une sorte d'apothéose (le single doit sortir aux Etats-Unis quelques jours après l'album). Il y ajoute un orchestre (des cordes et des cuivres, en veux-tu en voilà) ainsi qu'un chœur féminin, provoquant la colère (à retardement) de McCartney qui n'avait pas été consulté et qui, par la suite, œuvrera pour que soit publiée une version "déspectorisée" de l'album: Let It Be... Naked, paru en 2003.

A lire:
La notice Wikipedia sur "The Long and Winding Road".

Bonus:
- Le fameux concert des Beatles, improvisé le 30 janvier 1969 sur le toit des studios Apple.
- The Long and Winding Road: version 1970 (Let It Be) et version 2003 (Let It Be... Naked).

samedi 16 mai 2020

Ouverture


Le Champignon des Carpathes de Jean-Claude Biette (1990). 

Enfin vu, grâce à Henri, le Champignon des Carpathes... Carpathes avec un "h", comme chez Jules Verne, Le Château des Carpathes, le "h" qui fend la mer gelée en nous, pour paraphraser Kafka, en le détournant, cette mer sur laquelle s'ouvre le film, rappel d'un autre film, et de son générique, en tout point identique, je veux parler bien sûr du Vaudou de Tourneur, au titre original, I Walked with a Zombie, autrement plus explicite puisque directement en rapport avec l'ouverture. Verne, Tourneur, Biette, la filiation est manifeste. On y retrouve ce même intérêt pour la science et la technologie, confrontées à ce qui nous échappe, le monde et ses secrets. "L’ouverture du Champignon des Carpathes, écrivait Jean-Claude Guiguet, est un moment de cinéma comme on en voit peu. Avec un respect absolu de la réalité tangible du monde, un sens trop rare de la simplicité la plus élémentaire, une bande-son sans effets et une image privée de tout prestige inutile, Jean-Claude Biette atteint le cœur du drame qui vient de se jouer avant que l’écran ne s’allume. Mieux, il fait sentir quelque chose d’indicible qui touche au mystère du monde et de l’espèce humaine, et qui dépasse l’individu, l’identité sociale, l’être privé." (in le bien nommé Lueur secrète).

Tout, dans cette ouverture, est sous le signe de Tourneur (qui, rappelons-le, a tourné un court métrage sur la radioactivité, Romance of radium), et plus particulièrement de Vaudou (dont une photo orne la couverture de Poétique des auteurs, le livre de Biette publié à la même époque que le Champignon). Le rivage, donc, vu sous le même angle (il était une fois... après Tchernobyl), mais aussi l'ombre des fenêtres sur le sol éclairé des couloirs, et la jeune femme, inconsciente, que l'homme porte dans ses bras... L'écho à Vaudou va jusqu'à la bande sonore, avec le bruit des pas de l'homme équipé contre les radiations et dont les surchaussures, quand il se déplace, produisent le même son, écrasé, que celui des tiges de canne à sucre lorsqu'on marche dessus... et puis encore, le bruit du vent, soufflant dans les branches, semblable à celui qui accompagne les personnages, la nuit, sur le chemin du houmfort. Un climat tourneurien que le film va conserver tout du long ("renforcé" par les voix chuchotées, étouffées, des comédiens), ce qui fait dire à Guiguet, en conclusion de son texte, que "Biette, en filmant la radioactivité, a mis en scène le plus cinématographique des sujets: l’invisible". Voilà pour l'esprit, disons nocturne, du film.

On y ajoutera la part purement biettienne, cet art buissonnier de la digression, qui privilégie les bifurcations, et surtout l'humour, si cher à Biette, proche du Witz freudien, voire du joke shakespearien ("La fortune d’une plaisanterie se trouve dans l’oreille de celui qui l’entend, jamais sur la langue de celui qui la fait", Peines d'amour perdues), tel qu'il se manifeste ici à travers certaines répliques, comme, au hasard, "ton pot de bruyère est infesté de becquerels", et, plus encore, les jeux de mots, bons mots chichement répartis, ce qui les rend d'autant plus riches, dont celui-là que n'aurait pas renier Queneau: "Aujourd'hui tout le monde ment, les gouvernements, les aliments, les bâtiments, les vêtements, les compliments, les armements, tout est boniment constamment, même mon amant me ment... maman!"

Le Champignon des Carpathes, c'est ça. Le "hasch" des Carpathes, qui envoûte, à la manière d'une séance vaudoue, et par moments fait délirer les mots, tel un champignon magique, en accord avec cette douce folie, shakespearienne, qui traverse le film. L'Hamlet aux champignons.

vendredi 15 mai 2020

Begin




1968, c'est l'année des Beatles (le "double blanc") et des Stones (Beggars Banquet), des Zombies (Odessey and Oracle) et des Kinks (The Village Green Preservation Society), des Pretty Things (S.F. Sorrow) et de Van Morisson (Astral Weeks)... C'est aussi, côté américain, l'année du Jimi Hendrix Experience et de Soft Machine (dont le premier album a été enregistré à New York), de Dr. John et de Blood, Sweat & Tears, du Band (sans Bob Dylan) et des Byrds (avec Gram Parsons), ainsi que de Frank Zappa (et ses Mothers of Invention), Jefferson Airplane, Grateful Dead et bien sûr les Beach Boys, nos surfeurs bien-aimés pourtant au creux de la vague...
Et puis, pour rester sur la côte Ouest, quelques formations obscures, absentes des dictionnaires du rock, telle Fifty Foot Hose (et son extraordinaire Cauldron) ou encore J.K. & Co. (Suddenly One Summer), projet unique d'un gamin de 15 ans... Et d'autres encore, déjà plus connues, comme The United States of America (The United States of America), le groupe formé par Joseph Byrd et Dorothy Moskowicz... et, last but not least, The Millennium (Begin), l'ensemble musical, dit de sunshine pop, réuni par Curt Boettcher. 

The Millennium

Back to California. Voici Curt Boettcher, en chapeau claque et col roulé, son visage passe-partout éclairé d'un air rêveur. Sans doute songe-t-il à l'une de ses prochaines productions. Mais laquelle? Ce garçon stable et doux d'apparence ne tient pas en place. Est-ce d'avoir suivi les pérégrinations d'un père officier de marine? Le quartet folk The Goldebriars l'a mené à Los Angeles. Là il a produit The Association, monté l'éphémère The Ballroom avec le chanteur Sandy Salisbury, rencontré Gary Usher et Brian Wilson. On est en 1966 et l'ordre du jour ici est de renverser l'ordre imposé par l'invasion britannique: non plus le groupe avant la musique mais la musique avant le groupe… quitte à ce que celui-ci n'ait d'existence que virtuelle. C'est en fait rétablir une certaine orthodoxie pop et des pratiques anciennes, au risque de "projets" sans visage, aussitôt évaporés que sortis du studio. The Millennium n'a duré ainsi qu'un album. Autour de Curt Boettcher on trouve Keith Olsen, Doug Rhodes et Ron Edgar, trois transfuges de Music Machine; Lee Mallory et Sandy Salisbury, deux habitués de la bande; plus Mike Fennelly et Joey Stec. Tout ce petit monde assemblé pour peaufiner treize titres en prenant son temps - Begin est réputé comme une des productions les plus coûteuses de 1968. Pop typique de l'époque, sophistiquée, sans aspérités, presque sans nerf. Pourtant sous l'apparence impersonnelle se jouaient parfois de petites histoires. Ça pouvait être une ode bénigne de Boettcher à sa douce Claudia ("To Claudia on Thursday"), gentiment psyché: "sing me a song without a sound / and I will hear it through the ground..." Ou le plus consistant et mystérieux "Karmic Dream Sequence #1", inspiré à Sandy Salisbury par la dernière visite faite à sa grand-mère - lui avait-elle préparé une omelette aux champignons? "In lovely walled stone city streets you are in everyone I meet..." Un voile coloré jeté d'une main légère sur tous les drames. (François Gorin, "The Millennium, rêverie californienne", sur le blog "Les disques rayés", 27 juillet 2017)

Begin: I Just Want to Be Your Friend - 5 A.M. - The Island - The Know It All - Karmic Dream Sequence  #1

Christophe



Christophe 1945-2020

"Chaque vers, chaque mot court à l'événement" disait Boileau (Bevilacqua en italien)

Aimer ce que nous sommes (2008), peut-être le plus bel album de Christophe:

mardi 12 mai 2020

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Wichita de Jacques Tourneur (1955).

"La beauté d'un tel film est celle qu'on peut trouver à une partie d'échecs ou un match de football. Elle est mathématique. Avant de dénoncer ses postulats, apprenez à vous mouvoir à l'aise dans cet espace euclidien. Vous aurez fait vos classes, et vous pourrez parler." (Eric Rohmer)

dimanche 10 mai 2020

Love songs



The Young Rascals

Qui dit "L'oreille est hardie" dit Hal Roach, le producteur de la majorité des Laurel et Hardy, mais aussi des Petites canailles (The Little Rascals, suite de Our Gang). Et qui dit The Little Rascals, dit The Young Rascals, le meilleur groupe (avec les Righteous Brothers) de ce qu'on appelle la blue-eyed soul, le temps d'une olympiade (1964-1968), avant de se renommer The Rascals (exit le Young), d'abandonner leur "jeunesse" (et leurs tenues ridicules: chasubles à cols ronds, petites cravates et culottes de golf), de s'éveiller politiquement (dans l'esprit des mouvements contestataires de l'époque) et, il faut bien l'avouer, s'égarer musicalement, à travers une soul plus impersonnelle, loin de ce qui faisait le charme des débuts.

The Young Rascals: Felix Cavaliere (1942 - chant, claviers) — Eddie Brigati (1946 - chant, percussions) — Gene Cornish (1945 - guitare) — Dino Danelli (1944 - batterie).

"Astucieusement, les Young Rascals sauront coller aux bouleversements musicaux de ces années folles; en l'espace de quelques mois, pour mieux se démarquer du rhythm'n'blues délayé des groupes de la British invasion, la musique populaire noire a opéré une subtile mutation: d'un genre encore marqué par la gestuelle du doo-woop, on est passé à une proto-soul dont la capitale est Detroit (Michigan) et le modèle les productions de Holland-Dozier-Holland et de Smokey Robinson pour Tamla Motown.
Cette évolution est faite sur mesure pour les Young Rascals, qui disposent, en Eddie Brigati et Felix Cavaliere, d'interprètes idéaux pour durcir leurs chansons. Cavaliere en particulier chante avec un timbre rauque, parfois plaintif, mais aussi bourré d'énergie. (...) Le somptueux "Groovin'" (avril 1967) va devenir l'un des titres les plus inoubliables du Summer of love, l'été 1967. "Groovin'" est une symphonie soul d'autant plus efficace que son artillerie est soigneusement camouflée par les arrangements faussement simples d'Arif Mardin: on y entend des oiseaux qui chantent (dans Central Park, sans doute), un harmonica rêveur, une batterie d'accords de piano doo-wop (mais dont les harmonies de septième et de onzième évoquent les Four Tops et Stevie Wonder) et une rythmique chaloupée merveilleusement paresseuse, qui sent l'été, chaude comme un baiser. Sur ce fond musical d'une incroyable tendresse, Cavaliere peut se laisser porter et chanter le bonheur de faire l'amour un dimanche après-midi. Cette pop-là est faite pour des adultes qui savent ne pas rougir." (Philippe Auclair)

A lire:

— Philippe Auclair (aka Louis Philippe), Dictionnaire du rock, M-Z (dir. Michka Assayas), Robert Laffont, 2000, pp. 1529-1531.
— Didier Delinotte, New York Sixties, Camion Blanc, 2019, The Young Rascals.

TOP 10 (+1):
— I Ain't Gonna Eat Out My Heart Anymore (Pam Sawyer - Lori Burton, 1965)
— You Better Run (Felix Cavaliere - Eddie Brigati, 1966)
— (I've Been) Lonely Too Long (Felix Cavaliere - Eddie Brigati, 1967)
— Groovin' (Felix Cavaliere - Eddie Brigati, 1967)
— A Girl Like You (Felix Cavaliere - Eddie Brigati, 1967)
— It's Love (Felix Cavaliere - Eddie Brigati, 1967)
— How Can I Be Sure (Felix Cavaliere - Eddie Brigati, 1967)
— Find Somebody (Felix Cavaliere - Eddie Brigati, 1967)
— I Don't Love Anymore (Gene Cornish, 1967)
— It's Wonderful (Felix Cavaliere - Eddie Brigati, 1967)
— A Beautiful Morning (Felix Cavaliere - Eddie Brigati, 1968)