Belle toujours de Manoel de Oliveira (2006).
"Michel, il pique au lit"
(humour sadien)
"J'ai passé dans les bars des heures délicieuses"
(Luis Buñuel)
"On ne s’ennuie jamais dans un bar. Ce n’est pas comme dans les églises où l’on est seul avec son âme". C’est par ce bon mot que Husson (Michel Piccoli) faisait son entrée dans Belle de jour. Assis à une table, en compagnie de son amie Renée (qu’il aimait, lui avouait-il, parce qu’elle cicatrisait bien!), il était rejoint par Séverine (Catherine Deneuve) et son mari, avec lesquels il échangeait quelques propos futiles sur ses obsessions (les femmes — assimilées à des "châtiments perdus" dès l’instant qu’il ne pouvait se les approprier — et la chasse à courre), assortis de petits regards en coin sur Séverine, avant de s’éclipser et de laisser aux deux femmes le soin de finir le portrait: "Il est bizarre", concluait Séverine. "Pire que ça", surenchérissait Renée. En deux temps, trois mouvements, tout avait été dit. Quelques répliques avaient suffi pour définir la perversion du personnage. En quittant la scène, dont il avait provisoirement occupé le centre, Husson nous rappelait qu’il ne serait pas le héros de l’histoire. Et lorsqu’il revint, ce fut seulement en qualité d’observateur, même si de cette histoire il allait quand même être l’initiateur en indiquant à Deneuve l’adresse où elle pourrait se prostituer.
Belle toujours célèbre, quarante ans après, les "retrouvailles" entre Séverine — jouée ici par Bulle Ogier, Catherine Deneuve n’ayant pas souhaité reprendre le rôle (1) — et Husson. Le film est lui aussi construit en deux temps, trois mouvements. Le premier temps est celui du passé, un passé que cherche à fuir Séverine, puisque la renvoyant à l’époque où elle était "Belle de jour", alors que pour Husson, il s’agirait plutôt de le ressusciter, par le biais des conversations qu’il entretient avec un barman; le deuxième temps est celui de la rencontre entre Husson et Séverine, rencontre durant laquelle le premier est censé dire à la seconde si oui ou non il a jadis tout révélé au mari. Quant aux trois mouvements, ils signent les différentes formes de rencontre qui existent dans le film entre les deux personnages: d’abord la rencontre fortuite, lors d’un concert à l’Opéra; puis la rencontre manquée, à travers cette partie de cache-cache qui voit, dans un Paris de carte postale, Séverine essayer d’échapper aux griffes encore bien acérées de Husson, ces deux mouvements correspondant au premier temps du film; enfin la rencontre proprement dite, soit le second temps du film, à l’occasion d’un dîner aux chandelles, dans un petit salon privé dont le cadre dépouillé, assez morbide, associé au fait que rien finalement ne s’y dit, indique assez clairement que toute la première partie n’avait pour but que de mettre en place le dispositif qui permette à Husson de satisfaire ses pulsions (sadiques) et ainsi de retrouver la position centrale qui était la sienne au début de Belle de jour.
Si le film de Buñuel se déroulait, pour l’essentiel, l’après-midi, entre deux et cinq heures, soit les heures consacrées par Séverine à faire des passes chez Madame Anaïs — "des heures habituellement réservées aux leçons de piano et aux tâches domestiques", écrit Manny Farber —, le film d’Oliveira se passe, lui, davantage en fin de journée, et même une bonne partie de la nuit. C’est qu’entre-temps Husson, qui autrefois se couchait avec les poules (dixit Renée), est devenu insomniaque, pire: alcoolique. Oliveira s’est sûrement souvenu de la première réplique du personnage dans le film de Buñuel, et imaginé que pour vaincre son ennui, il avait dû en fréquenter des bars. C’est là, au bar d’un club, qu’on le retrouve le soir. L’occasion pour lui de raconter au barman, sous le regard malicieux de deux prostituées, l’histoire de "Belle de jour", lui confiant avec délectation que celle-ci était une "perverse masochiste" et le rôle de "provocateur" que lui-même avait joué dans cette histoire. Le film a la structure des œuvres qui, pour mieux s’affranchir de leur matériau d’origine, le réinscrivent, en le commentant, à l’intérieur même de leur récit. Et ce sont les scènes du bar qui jouent ici le rôle d’exégèse du film de Buñuel. Sauf que Husson ne se contente pas d’être le commentateur de l’histoire, après en avoir été l’observateur privilégié. A-t-on remarqué à quel point le plan du bar, cadré frontalement, Husson à droite, le barman à gauche, et leur reflet, au fond, dans un grand miroir, fait écho au célèbre tableau de Manet, Un bar aux Folies Bergère, celui-là même dont Foucault disait qu’en ne respectant pas les lois de la perspective il remettait en cause la place du spectateur et ouvrait ainsi la voie à la peinture non représentative? Pas d’aberration optique ici, mais l’idée, à travers la référence picturale, qu’il y aurait quand même une distorsion — d’un point de vue narratif, cette fois — entre ce que dit Husson de la "perversité" de "Belle de jour", éteinte depuis longtemps, expliquant que du personnage il ne reste plus aujourd’hui qu’une figure fantomatique, et ce qu’il en est de sa propre perversion, toujours vivace, même si en vieillissant elle semble l’avoir peu à peu condamné à la solitude. A ce titre, Husson est bien le seul et unique héros de Belle toujours.
(1) Avec Catherine Deneuve de nouveau dans le rôle de Séverine, le film aurait pris, évidemment, une toute autre dimension. Mais rien ne dit que l’orientation en aurait été différente tant l’idée de ce qu’il faut bien appeler la revanche d’un personnage sur un autre s’inscrit dans la thématique oliveirienne.
(1) Avec Catherine Deneuve de nouveau dans le rôle de Séverine, le film aurait pris, évidemment, une toute autre dimension. Mais rien ne dit que l’orientation en aurait été différente tant l’idée de ce qu’il faut bien appeler la revanche d’un personnage sur un autre s’inscrit dans la thématique oliveirienne.
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