samedi 16 mai 2020

Ouverture


Le Champignon des Carpathes de Jean-Claude Biette (1990). 

Enfin vu, grâce à Henri, le Champignon des Carpathes... Carpathes avec un "h", comme chez Jules Verne, Le Château des Carpathes, le "h" qui fend la mer gelée en nous, pour paraphraser Kafka, en le détournant, cette mer sur laquelle s'ouvre le film, rappel d'un autre film, et de son générique, en tout point identique, je veux parler bien sûr du Vaudou de Tourneur, au titre original, I Walked with a Zombie, autrement plus explicite puisque directement en rapport avec l'ouverture. Verne, Tourneur, Biette, la filiation est manifeste. On y retrouve ce même intérêt pour la science et la technologie, confrontées à ce qui nous échappe, le monde et ses secrets. "L’ouverture du Champignon des Carpathes, écrivait Jean-Claude Guiguet, est un moment de cinéma comme on en voit peu. Avec un respect absolu de la réalité tangible du monde, un sens trop rare de la simplicité la plus élémentaire, une bande-son sans effets et une image privée de tout prestige inutile, Jean-Claude Biette atteint le cœur du drame qui vient de se jouer avant que l’écran ne s’allume. Mieux, il fait sentir quelque chose d’indicible qui touche au mystère du monde et de l’espèce humaine, et qui dépasse l’individu, l’identité sociale, l’être privé." (in le bien nommé Lueur secrète).

Tout, dans cette ouverture, est sous le signe de Tourneur (qui, rappelons-le, a tourné un court métrage sur la radioactivité, Romance of radium), et plus particulièrement de Vaudou (dont une photo orne la couverture de Poétique des auteurs, le livre de Biette publié à la même époque que le Champignon). Le rivage, donc, vu sous le même angle (il était une fois... après Tchernobyl), mais aussi l'ombre des fenêtres sur le sol éclairé des couloirs, et la jeune femme, inconsciente, que l'homme porte dans ses bras... L'écho à Vaudou va jusqu'à la bande sonore, avec le bruit des pas de l'homme équipé contre les radiations et dont les surchaussures, quand il se déplace, produisent le même son, écrasé, que celui des tiges de canne à sucre lorsqu'on marche dessus... et puis encore, le bruit du vent, soufflant dans les branches, semblable à celui qui accompagne les personnages, la nuit, sur le chemin du houmfort. Un climat tourneurien que le film va conserver tout du long ("renforcé" par les voix chuchotées, étouffées, des comédiens), ce qui fait dire à Guiguet, en conclusion de son texte, que "Biette, en filmant la radioactivité, a mis en scène le plus cinématographique des sujets: l’invisible". Voilà pour l'esprit, disons nocturne, du film.

On y ajoutera la part purement biettienne, cet art buissonnier de la digression, qui privilégie les bifurcations, et surtout l'humour, si cher à Biette, proche du Witz freudien, voire du joke shakespearien ("La fortune d’une plaisanterie se trouve dans l’oreille de celui qui l’entend, jamais sur la langue de celui qui la fait", Peines d'amour perdues), tel qu'il se manifeste ici à travers certaines répliques, comme, au hasard, "ton pot de bruyère est infesté de becquerels", et, plus encore, les jeux de mots, bons mots chichement répartis, ce qui les rend d'autant plus riches, dont celui-là que n'aurait pas renier Queneau: "Aujourd'hui tout le monde ment, les gouvernements, les aliments, les bâtiments, les vêtements, les compliments, les armements, tout est boniment constamment, même mon amant me ment... maman!"

Le Champignon des Carpathes, c'est ça. Le "hasch" des Carpathes, qui envoûte, à la manière d'une séance vaudoue, et par moments fait délirer les mots, tel un champignon magique, en accord avec cette douce folie, shakespearienne, qui traverse le film. L'Hamlet aux champignons.

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