vendredi 28 avril 2023

[...]


Chien de la casse de Jean-Baptiste Durand (2023).

De l'amitié.

"Parce que c'était lui, parce que c'était moi."
(Montaigne)

Le décor est planté d'entrée. On se croirait dans un film de Guiraudie, première manière. Un village occitan à la morte-saison, autant dire vide, où semblent ne vivre que l'idiot, adepte du jeu de grattage, quelques vieux (en l'occurrence des vieilles) et les jeunes, forcément désœuvrés, dont l'occupation est justement de trouver à s'occuper, et qui, le soir venu, se réunissent sur un muret ou près d'une fontaine pour tailler le bout de gras. Parmi eux, il y a Mirales, grande tige en doudoune et bas de survêt, tchatcheur impénitent, de surcroît érudit (il cite volontiers Montaigne), dont l'activité principale, outre de dealer des barrettes de shit et faire la cuisine à sa maman dépressive (il a un CAP de cuisinier), est de se distraire — via une partie de foot ou de PlayStation — avec son "frère", c.-à-d. son meilleur ami (ils se connaissent depuis la sixième), surnommé Dog, ramier de première donc bon pour l'armée, qu'en attendant, Mirales n'arrête pas de vanner, ou de sermonner, et d'autant plus facilement, jusqu'à l'humilier par moments, que l'animal est bonne pâte, à l'image de l'autre toutou du film, un vrai celui-là, un "red nose" nommé Malabar, fidèle compagnon lui aussi de Mirales, que ce dernier aime promener dans la campagne environnante (et son horizon à perte de vue, toujours Guiraudie) pour jouer à la baballe... Bref le train-train sans entrain de la vie, là-bas, du jeune sans thune et sans meuf, jusqu'au jour où en débarque une, de meuf, dont Dog s'éprend, ce qui va mettre à mal l'amitié entre les deux garçons, mais aussi permettre à chacun... (j'arrête pour ne pas divulgâcher).

Raconté comme ça, on pourrait craindre un énième avatar du film de "djeunes", la banlieue simplement transposée en milieu rural, et toutes les péripéties qui vont avec... Eh bien pas du tout, parce que ce film, contrairement aux autres du même genre, aux motifs souvent plaqués, au style souvent forcé, est d'une justesse incroyable, fruit déjà de la belle complicité qu'on devine entre les deux acteurs, Raphaël Quenard (la révélation du film) et Anthony Bajon, fruit surtout du long travail effectué par Jean-Baptiste Durand en amont de son film, non seulement dans sa préparation, mais aussi à travers les nombreux courts réalisés jusque-là (dont un préquel de Chien de la casse), qui font de ce premier long un concentré de vie, la synthèse, sans gras narratif ni stylistique, de ce que fut la jeunesse du réalisateur, livrée ainsi à l'état d'os, de nonosse, pour parler "chien", de sorte que s'il y a crainte ce serait plutôt par rapport à son prochain film (réussira-t-il à retrouver la même grâce?). Le naturalisme auquel le film s'expose est régulièrement battu en brèche par le jeu très poétique que Durand y introduit, en termes de résonance (au niveau notamment des dialogues, cf. aussi la musique qui associe rap et "classique": un violoncelle, seulement soutenu par un chœur), bel exemple de ce que René Allio pointait quant à la différence qui existe entre le naturalisme, qui ne fait que reproduire la réalité, et le réalisme, qui, lui, rend compte de l'effort que l'on fait pour la comprendre... Chien de la casse relève indubitablement du réalisme, dans ce qu'il a de plus beau, quand il déplace par petites touches, qu'on qualifiera donc de poétiques, le regard porté par l'auteur sur cette réalité qu'il cherche à saisir, et à nous transmettre. Le regard est d'ailleurs central dans ce film, il y est question dès la première scène. Si la parole en est le vecteur, via Mirales, si l'écoute en est son corollaire, via Dog et Malabar, c'est bien le regard que le film stimule tout du long, regard des plus empathique, celui que pose le réalisateur sur ses personnages, de vrais personnages pour le coup (jusqu'à l'idiot bien qu'il n'ait droit qu'à trois ou quatre plans), ce ton "juste" dont je parlais plus haut, que Jean-Baptiste Durand arrive, sans faillir, à tenir jusqu'au bout — le miracle est là —, qui fait de Chien de la casse, à la fois âpre et doux, un beau film de l'amitié, de la philia aurait pu dire Mirales (qu'on suppose avoir lu aussi Aristote), celle durable, souvent conflictuelle, parfois violente, mais insécable: l'amour sans Eros qui lie deux êtres pour toujours, quoi qu'il arrive.

jeudi 27 avril 2023

La beauté du geste


L'Argent de Robert Bresson (1983).

Un texte d'Alain Bergala:

Bresson, l'Argent et son spectateur.

L’Argent s’ouvre sur une scène de refus de négociation. Le père, qui vient de donner à son fils la somme convenue pour son argent de poche mensuel, coupe court à la tentative de négociation de ce dernier pour obtenir un supplément. Avec une petite phrase sèche qui ne laisse à l’autre aucun recours: laisse moi, je t’en prie. Ce refus de négociation va être la cause initiale — pas si futile ni dérisoire qu’elle n’en a l’air — de cette chaîne d’événements qui va relier la futilité et le cynisme des bourgeois du début du film à la sauvagerie et à la nécessité du meurtre final. Cette chaîne est rien moins qu’édifiante, elle serait plutôt ironique devant l’ordre monstrueux de la création, en même temps qu’elle se propose comme l’expression la plus crue d’une vision cruellement raccourcie du champ social où ceux du bas — les gens du peuple — sont condamnés à payer en actes trop réels les faux et les fautes que ceux du haut se contentent de faire circuler avec élégance.
Le refus de négociation n’est pas qu’une cause dans la chaîne des événements. C’est un trait constitutif de tous les personnages du film. Quand ils parlent c’est pour affirmer avec la plus grande parcimonie leurs exigences ou leurs convictions, jamais pour négocier ou transiger. Les phrases qui sortent de leur bouche sont comme des blocs dont l’autre doit savoir immédiatement qu’ils n’offrent prise à aucune négociation. Aussi incorruptible qu’un billet de 100 F qui sort d’un distributeur automatique. Lucien se laisse chasser par son patron sans discuter. Yvon refuse sèchement la proposition de sa femme d’aller s’expliquer avec le sien pour garder son travail: c’est par des actes qu’ils répondront — au sens d’un répons, d’une répétition — à l’injustice qui leur est faite. Dans la morale bressonienne (dont ressortissent tous les personnages de l’Argent, que Bresson visiblement respecte à égalité: les futiles, les cyniques, les traîtres aussi bien que l’homme blessé ou la femme généreuse) mieux vaut trahir l’autre, le voler, le tuer même, plutôt que de manquer un tant soit peu à soi-même dans un marchandage ou une négociation où il faudrait inévitablement céder un peu de terrain à la demande de l’autre au nom du lien social. Si Bresson est à ce point fasciné par la circulation hasardeuse de l’argent, c’est qu’elle représente pour lui la forme la plus pure, dans son abstraction incorruptible, de la circulation d’un désir qui n’aurait pas le temps de poisser dans une demande. C’est sans doute la raison pour laquelle il filme de moins en moins l’échange des regards entre deux personnages et de plus en plus les gestes et les objets qui sont entre eux. C’est l’imprévisible des vraies rencontres et l’indicible du pur désir (celui qui ne saurait s’inscrire dans aucune demande et qui voue le personnage à la répétition et à l’œuvre de mort) qui brillent dans l'Argent, là où tant d’autres scénarios se contentent de tisser le vieux fil usé des conduites et des demandes.
Bresson cinéaste se refuse également à toutes ces négociations avec le spectateur qui constituent l’essentiel du savoir-faire des fabricants de cinéma. Il a depuis toujours une horreur instinctive de tous les donnant-donnant qui constituent le pacte habituel entre le cinéaste et son spectateur: je te donne un peu de psychologie, quelques indices, tu acceptes mes petits coups de force et mon petit vouloir-dire. Chez Bresson chaque plan, chaque phrase du dialogue, chaque intonation est littéralement à prendre ou à laisser. L’Argent est un film qui ne négocie jamais rien, ni ses rencontres, ni ses abandons, ni ses bifurcations. On est déjà dans le virage avant même d’avoir eu le temps de le négocier, comme ce passant qui se retrouve sur la scène d’un hold-up alors qu’il se croyait dans la rue en train de lire paisiblement son journal du matin. Je pense à la rencontre sublime, vers la fin du film, entre Yvon et la femme qui va l’héberger, dont il va massacrer toute la famille. Bresson sait bien qu’il est impossible de scénariser ce pacte indicible qui va précipiter la rencontre hautement improbable de cette campagnarde vieillissante et de ce jeune assassin de la ville: tu me fais le don généreux et absolu de ta confiance, je réalise ce désir de toi dont tu ne veux rien savoir, je te délivre de cette vie morte. Aussi bien choisit-il, comme toujours, la solution la moins négociée, celle qui mise sur une confiance inébranlable dans le pouvoir d’évidence d’une chose montrée le plus simplement et le plus platement: la femme regarde Yvon, et il la suit. Je pense aussi, toujours entre les deux mêmes personnages, à l’irruption de ces plans, d’une folle liberté, où le simple geste de cueillir et d’offrir des noisettes devient le tout d’une relation muette dont le plus habile scénariste n’aurait pu monnayer la crudité et la violence. Il n’y a de vrais désirs, dans le cinéma de Bresson, que muets de toute demande, enclos dans un billet de 500 F ou dans un geste totalement improbable.
Il n’y a évidemment nulle trace de mépris — c’est tout le contraire — dans ce refus de négocier avec le spectateur. L’intégrité de Bresson consiste précisément à être prêt à tout donner, à condition que ce soit sans jamais rien devoir céder à cette demande du spectateur dont il ne cesse d’affirmer l’horreur que lui inspire le lieu d’où elle vient (le faux du cinéma) et dont il ne veut rien savoir pour son salut de cinéaste. Bresson est prêt à donner jusqu’à sa part de monstruosité et de bêtise obstinée — que les autres cinéastes s’efforcent plus ou moins de dissimuler — mais il refuse en bloc toute négociation qui l’obligerait à aller s’encanailler sur le terrain de l’autre. Dans la sauvagerie et la monstruosité de l’Argent il n’y a pas la moindre trace de cette canaillerie que l’on trouve dans les autres films qui prétendent tenir compte de leurs spectateurs. Si le cinéma de Bresson va droit à chacun, c’est que Bresson n’est attentif et fidèle qu’à lui-même.
L’Argent confirme que Bresson est de moins en moins le cinéaste du hors-champ et du plan serré — encore moins de l’abstraction — dont on a pu parler dans le passé. Il y a peu de vrais hors-champs dans ce film. On y rencontre très souvent, par contre, un raccord étrange. Plan bressonien classique: le personnage pénètre dans une pièce, la porte se ferme au nez de la caméra, condamnant a priori le spectateur au hors-champ. Plan suivant: on se retrouve de l’autre côté de la porte, avec le personnage qui vient d’entrer. Même figure de montage, à plusieurs reprises, dans les plans de prison. On est avec les prisonniers, à l’intérieur de la cellule, on ne perçoit de l’extérieur, du couloir, que ce qui filtre sous la porte: une ombre, un bruit de moteur, une voix. Plan suivant: la caméra est à l’extérieur, dans le couloir, et nous voyons tranquillement l’aspirateur d’où venait ce bruit et l’homme d’où venait cette voix. N’est-ce pas une façon, pour Bresson, de nous dire ceci: qu’entrer dans un film, ou dans un plan, ne saurait être un droit que le spectateur achète en même temps que son billet. Qu’il ne refuse pas que le spectateur entre dans son film, mais qu’il lui faut d’abord accepter l’idée de ne pas entrer pour pouvoir entrer. Qu’en tout cas lui, cinéaste, ne nous doit rien sinon le respect de lui-même comme forme la plus sûre du respect de l’autre. Ou encore ceci: qu’on ne peut regarder vraiment que si l’on a accepté de ne pas voir, de fermer les yeux à tout ce qui se donne à voir, partout et toujours. On ne peut manquer d’être frappé, devant l’écran de l’Argent, par tous ces objets et ces gestes que l’on a l’impression de n’avoir jamais "vus" auparavant au cinéma: une mobylette, un distributeur de billets, le geste d’enlever une étiquette sur un appareil photo ou de tendre un billet. Si on ne les a jamais vus, c’est parce qu’ils sont partout, dans la publicité, dans tous les films, à la télévision et qu’ils sont toujours filmés comme des éléments du décor ou pour leur transitivité, parce que le cinéaste en a besoin pour faire avancer son film. Quand arrive sur l’écran un plan de camion-citerne, on se dit que Bresson est le seul qui sache fermer les yeux avant de les rouvrir sur un camion-citerne comme si c’était la chose la plus importante du monde et qu’il ne dispose que d’une seule image, vitale, pour en rendre compte.
L’Argent a coûté 12,7 millions de francs. A voir le film — pas d’acteurs professionnels, peu de décors, le minimum de machinerie — on pourrait le prendre un peu vite pour un film pauvre et se demander où est passé ce milliard et quelques. On sait que l’honnêteté, en matière de dépenses de production, veut que, selon une formule indigène, "l’argent soit sur l’écran". J’imagine l’horreur que doit inspirer cette formule à Bresson si on l’entend au sens vulgaire d’afficher à l’écran les choses et le prix des choses. Pourtant, d’une certaine façon, l’argent est sur l’écran dans ce film aussi, mais sous la forme paradoxale de tout ce qui n’y est pas. L’argent sert à Bresson à éliminer de chacune de ses images et de chacun de ses sons tout ce qui encombre les autres films: la cacophonie des couleurs (il réussit à éliminer dans tous les plans de son film sauf un — la robe des juges — la couleur rouge), le faux-naturel des acteurs (c’est sans doute au prix d’un nombre impressionnant de prises qu’il parvient à décaper à ce point ses acteurs du tout-vouloir exprimer), les approximations de mise en scène (j’imagine le temps qu’il doit lui falloir, dans un lieu donné, pour trouver l’angle d’attaque juste — d’une justesse infaillible — et d’organiser avec une telle précision le déplacement des corps, le rythme des gestes et la direction des regards). J’imagine aussi le temps qu’il doit lui falloir pour obtenir la sécheresse de ces mouvements de caméra, nombreux, mais d’une telle précision que les spectateurs à la sortie de la salle ont l’impression qu’ils viennent de voir un film en plans fixes.
La logique de l’industrie cinématographique consiste à dépenser beaucoup d’argent quand on veut en mettre plein la vue aux spectateurs. Bresson, inversement, s’en sert pour décaper ses images et ses sons de tout ce qui encombre, sature, parasite le regard et l’écoute. Il ne peut commencer à filmer l’objet le plus humble ou le plus trivial — un bol de café, une mobylette — qu’au terme de ce long travail de raréfaction et de précision. Mais regardez bien comment Bresson filme les gestes d’un ouvrier qui livre du mazout pendant que d’autres dépensent leur argent pour filmer approximativement des maquettes de navette spatiale, vous verrez que c’est Bresson qui est du côté des extra-terrestres et vous admettrez sans peine que l’Argent, qui de surcroît sauve le cinéma, n’est pas un film cher. (Alain Bergala, Cahiers du cinéma n°348/349, juin-juillet 1983)

mardi 25 avril 2023

Unrueh


Unrueh de Cyril Schäublin (2022).

Sortir de l'image.

Unrueh Désordres en français, qui se prive ainsi du double sens (en suisse allemand) du mot "Unrueh": le "balancier" de la montre, le cœur du mécanisme qui permet de régler le mouvement, et la "désorganisation", au niveau de l'usine, que prônent les horlogères anarchistes, le chœur du film, en ralentissant leur cadence de production — Unrueh, donc, est un drôle de film, comme on dit un drôle de zèbre, déjà par la hardiesse de sa mise en scène — les rayures du zèbre. Le film allie à la rigueur de sa construction, marquée par la précision, toute suisse, avec laquelle les plans s'articulent, une forme de folie, par l'extravagance dont fait preuve Schäublin dans leur composition, avec ces cadrages régulièrement décentrés, jusqu'à rejeter l'élément central (généralement un groupe de personnages) dans le coin inférieur du cadre, ou encore, le "sujet" du plan se trouvant volontairement éloigné, parfois le plus loin possible, faire traverser le champ par des figurants, lesquels en se déplaçant juste devant la caméra créent un écart tel, entre le premier plan et l'arrière-plan, que ça donne une impression de volume, comme si le film était en trois dimensions.

Résistance.

Car avant de signifier, en l'occurrence la distance, irréductible et toujours plus grande, qui existe entre le monde bourgeois et celui de l'ouvrier, le dispositif témoigne d'un geste esthétique, qui apparente Unrueh à une installation, avec ce que cela suppose de conceptuel, mais dans lequel Schäublin a l'intelligence, contrairement à beaucoup de cinéastes expérimentaux, de ne pas s'enfermer. Ainsi le film n'est-il pas réductible, lui non plus, à l'opposition attendue, conflictuelle, entre capitalisme et anarchisme. Déjà parce qu'on en est qu'au début, de l'un comme de l'autre — les années 1870 dans le Jura suisse, grand foyer de l'industrie horlogère (avec celle du chocolat bien sûr, dont il n'est pas question ici) —, qui voit l'anarchisme, encore jeune, se développer en réaction à l'essor du capitalisme, et de sa course au rendement, laquelle, du fait de la concurrence, impose, outre le recours à la publicité, toute une réorganisation du travail et, pour les horlogères, de raccourcir davantage, sous la surveillance d'un contremaître qui les chronomètre, le temps qu'il leur faut pour exécuter leur tâche: là fixer le spiral dans le piton, là bien le poser sur le balancier... ce dont rend compte admirablement le film. C'est qu'à ce stade, du côté des anarchistes, il s'agit moins de faire la révolution que de faire acte de résistance, vis-à-vis de ce qui apparaît comme la préfiguration du productivisme, en même temps que d'affirmer, textes lus à l'appui, les grands principes (bakouniniens) de l'anarcho-syndicalisme, plus précisément de "l'internationale antiautoritaire", et par-là sa solidarité (en collectant des fonds) envers ceux qui font la grève aux quatre coins de l'Europe et des Etats-Unis, s'opposant ainsi non seulement aux capitalistes, mais aussi aux marxistes, accusés d'autoritarisme, et aux nationalistes qui, parallèlement, célèbrent le quatre centième anniversaire de la bataille de Morat (l'écrasement des Bourguignons par les Suisses).

Une géographie reclusienne.

Ces différents niveaux dessinent une topologie paradoxale, et à ce titre jubilatoire, puisque renvoyant à un espace dépourvu de centre (soit un espace libre, si l'on considère le centre comme point directeur, qui organise autoritairement le plan), en écho à la cartographie établie par Kropotkine, personnage lui aussi ex-centré dans le film, lequel film, du fait de cette position, vient épouser le point de vue; non pas la cartographie que Kropotkine envisageait quand il est arrivé dans la région (le vallon de Saint-Imier), mais celle qu'il finira par réaliser, après sa découverte de l'anarchisme, dans l'esprit des autres grands géographes libertaires que furent Reclus [ceux qui fréquentent ce blog connaissent ma passion pour l'œuvre d'Élisée Reclus] et Metchnikoff, sachant que c'est justement dans le Jura suisse en 1877, l'année où se déroule l'essentiel du film, que les trois hommes se sont rencontrés. Cyril Schäublin ne l'évoque pas, mais il est clair que la géographie de son film, si elle est vue à travers le regard de Kropotkine, n'en demeure pas moins reclusienne. Pensons simplement à ces plans où les personnages apparaissent tout petits sous une végétation immense, comme noyés dans la nature, renvoi manifeste à l'idée d'harmonie entre l'homme et la nature que défendaient Reclus et Kropotkine. On pourrait même voir le thème du "balancier", qui caractérise le mouvement du film, son "tic-tac", comme un écho à la théorie reclusienne de l'équilibre qui, dans une approche non téléologique de l'Histoire, fait se succéder alternativement progrès et regrès. De sorte que le temps se trouverait lui aussi libéré (du diktat finaliste), impossible du coup à mettre au point avec précision, à l'image du gendarme obligé de régler régulièrement les horloges dans une ville qui affiche quatre heures différentes selon que l'on se trouve à la mairie, à l'usine, à la gare ou à l'église. Il y a là quelque chose de gentiment absurde, presque lewiscarollien, qui fait du gendarme une sorte de Lapin blanc toujours en retard (de quelques minutes). C'est que le film de Schäublin est aussi très drôle, dans ce qu'il montre de la Suisse, via déjà cette présence, pour le moins cocasse, d'un anarchisme au pays des banques (en fait ceci expliquant cela), de même que la politesse proverbiale des Suisses (allemands), incarnée ici par une maréchaussée qui n'oublie jamais de souhaiter bonne journée à celles et ceux qu'elle envoie passer quelques jours en prison, ou qui interdit de voter celui qui n'a pas payé ses impôts locaux, même si cet autoritarisme faussement bon enfant (qu'incarne également le patron de l'usine) est probablement ce qu'il y a de plus difficile à déboulonner.

Le cartographe et la régleuse.

Qui dit cartographie dit "graphie", et c'est de ça aussi qu'il s'agit dans Unrueh, qui marque le temps des "graphes": cartographe, photographe, télégraphe, chronographe... en attendant le cinématographe qui n'existe pas encore — le film ne supporte pas l'anachronisme — mais qu'on pressent comme le prolongement sinon la synthèse de tous ces graphes que Schäublin fait interagir. Il n'est pas jusqu'au "graphe du désir", pour parler lacanien (ce qui est anachronique, je le concède), à travers les deux personnages "principaux" du film, Kropotkine et Joséphine, le cartographe et la régleuse, "entrés" en même temps dans le film, et qui en sortiront également ensemble, sans obéir à l'ordre (poli) qu'on leur donne de "ne pas rentrer dans l'image" — on y fait des photos, à des fins publicitaires, de l'usine et de son dirigeant, et à l'époque, faire une photo c'est long —, réponse libertaire s'il en est, que renforce le fait qu'on ne les voit pas traverser l'image en question, une image idéologiquement corrompue, corrompue parce qu'idéologique, laissant le champ, l'espace, la géographie à l'imaginaire, qui en favorise ainsi l'expansion (à l'image du mouvement anarchiste — le couple part dans une autre vallée d'horlogers). Et si le chronomètre que l'on voit à la fin suspendu à une branche suggère que le temps se trouve également suspendu, ce qui inscrit le plan dans le cadre, maintenu "hors champ" — toujours l'imaginaire —, de la relation amoureuse, c'est surtout que ce temps qu'on décide d'arrêter est lui aussi corrompu, que c'est le temps du capitalisme, et de ses cadences effrénées (pour l'ouvrier), dont le chronomètre est le symbole, un temps qu'il n'est plus question de ralentir mais bien d'abolir.

vendredi 21 avril 2023

So deska


Le Goût du saké de Yasujirō Ozu (1962).

Je vous reparlerai de ma "petite somme" sur le dernier film d'Ozu, L'ultimo di Ozu, le film ultime par excellence, imprégné d'une insondable tristesse (à l'image du titre original: La saveur du sanma, le "poisson-couteau d'automne"), que l'on noie dans le saké (au "goût amer comme un insecte", dixit Ozu dans une note, en référence au deuil qui le frappe — la mort de la mère — au moment où avec Noda il écrit son film)... mais une tristesse dans laquelle il s'agit aussi de ne pas sombrer, et ce grâce aux touches d'humour qu'Ozu y injecte, sous les traits notamment du totémique Chishū Ryū... en même temps que toutes ces réminiscences de l'enfance (les temps heureux avec la mère) qu'évoquent pour moi certains plans du film, tel celui où, allongé sur son tatami, le fils aîné fait des ronds de fumée, comme on fait, quand on est enfant, des bulles de savon... des ronds qui, plus encore, me rappellent les bulles (phylactères) des BD que je lisais quand j'étais gamin.


Pourquoi cette image — comme plein d'autres chez Ozu — provoque-t-elle chez moi une telle jubilation? Parce qu'elle m'évoque non pas la ligne épurée de l'art japonais, comme je l'ai cru pendant des années, mais, plus naïvement (c'est ce qui en fait le prix), la ligne claire de Jacobs et Hergé. Si l'œuvre d'Ozu m'émerveille à ce point, c'est aussi parce qu'elle vient réactiver en moi tout un univers secret, issu directement de l'enfance, celui de mes premières bandes dessinées (2004).

Enfin bref, de tout ça je reparlerai...

En attendant, je republie quelques extraits — le must — du livre Les dix meilleurs films de tous les temps de Luc Chomarat, qui n'est ni critique de cinéma ni historien, livre absolument génial, un des meilleurs jamais écrits sur Ozu, dans lequel Chomarat, sous les dehors trompeurs de l'amateur qui ne se prend pas au sérieux [coucou Moullet... on pense également à Berthet], révèle, outre l'extrême drôlerie qui parcourt le livre du début à la fin, une approche très pertinente du cinéma d'Ozu: un "petit chef-d'œuvre de littérature", pour paraphraser le titre du livre (génial lui aussi) que Chomarat a publié juste après.  

Sur Ozu donc, le plus grand cinéaste de tous les temps, par tous les temps, surtout quand il fait beau:

Eté précoce. Parfois je pense sincèrement que c'est mon Ozu préféré. Setsuko Hara joue une jeune fille en âge de se marier, mais cela tarde bien, et sa famille se fait du souci. Chishu Ryu joue son grand-frère. Elle finit par épouser un voisin. Génial, non?
Fin d'automne. Celui-là est différent. La fille de Setsuko Hara doit se marier, mais elle ne veut pas quitter sa mère. De vieux amis décident de remarier Setsuko, qui joue la mère donc, pour que la fille puisse se marier. Une jeune copine engueule les vieux amis. Finalement la mère ne se marie pas, mais la fille, si. Merveilleux plan final de Setsuko.
Printemps tardif. Un classique. Chishu Ryu a une fille, Setsuko Hara, qui est en âge de se marier, mais elle ne veut pas le quitter. Chishu Ryu fait semblant de vouloir se remarier. Alors Setsuko Hara se marie, mais pas son père. Merveilleux plan final de Chishu Ryu.
Le Goût du saké. Pour son dernier film, Ozu décide brusquement de filmer l'histoire d'un père dont la fille est en âge de se marier. Finalement, elle se marie et il se retrouve tout seul. Très étonnant.
Fleurs d'équinoxe. Pour ce film, Ozu filme à nouveau des gens qui discutent assis par terre, avec des plans de coupe sur des façades d'immeuble, au son d'une petite musique de supermarché. Nouveau chef-d'œuvre: une fille se marie contre la volonté de son père.
Le Goût du riz au thé vert. Celui-là est incroyable. Le film commence dans un taxi. Les personnages, assis à l'arrière du taxi, causent de choses et d'autres. Un léger brinquebalement indique qu'ils ne sont pas assis par terre, chez eux, mais bien à l'arrière d'une voiture. Quand on n'est pas prévenu, ça surprend.

Tous les films d'Ozu commencent sur fond de toile de jute, au son d'une petite musique de supermarché. Alors on se cale dans son fauteuil, et dès les premiers plans fixes sur des façades d'immeubles, dès les premières banalités échangées par les personnages sur le temps qu'il a fait aujourd'hui, on jubile.

Voyage à Tokyo. Setsuko Hara est, curieusement, la belle-fille de Chishu Ryu dans ce film, ce qui, finalement, change pas mal de choses. C'est le plus connu des films d'Ozu. Sûrement l'un des dix meilleurs films de tous les temps. Comme tout le monde, je suis tombé amoureux de Setsuko Hara dès ma première vision de Voyage à Tokyo. Je me souviens encore des foules à la sortie du Max Linder, bloquant la circulation sur les Grands Boulevards. Deux loubards discutaient du film sous un réverbère:
— Tu as vu Setsuko Hara?
— Et cette bonne vieille toile de jute!

Les acteurs dans les films d'Ozu se déplacent très peu. Bougent très peu. Ils sont assis la plupart du temps. Toutes leurs conversations sont stéréotypées et répétitives. Chishu Ryu disait qu'Ozu l'avait utilisé si souvent parce qu'il le trouvait très mauvais acteur. On imagine assez bien Ozu déclarant sereinement: "Le premier qui exprime quelque chose, je le tue". Par contraste, les plans fixes sur des façades d'immeuble en béton, assez nombreux, paraissent singulièrement animés. On a l'impression qu'il va se passer quelque chose. En fait non. C'est la musique de supermarché qui accompagne ces plans qui crée cette illusion. Leur durée est très particulière: ils ne sont ni longs ni courts. Leur signification est profonde, mais inconnue. Leur mystère est total.

Les films d'Ozu sont puissamment érotiques. Personne ne se touche jamais. Les personnages ne bougent pas et ne disent que des banalités. Tous sont d'une élégance parfaite (j'ai été frappé par la qualité des tissus dans Fleurs d'équinoxe). Il n'est question que de marier une jeune fille à quelqu'un qu'on ne voit jamais. Comment cela va-t-il se passer? Setsuko Hara traverse l'écran en petit chemisier blanc et jupe serrée aux genoux, ses bas impeccablement tirés sur ses jolies jambes. Une amie en kimono du dimanche s'agenouille dans la pièce principale, retire sa coiffe avec des gestes précis. Au bureau, une assistante en talons hauts, soumise et silencieuse, apporte une carte de visite. Ça rend fou.

Les films d'Ozu sont d'une violence insoutenable, même si cette violence n'est pas pyrotechnique. D'ailleurs, il y a longtemps que la violence pyrotechnique est soutenable. Par contre, le regard caméra chez Ozu est d'une crudité souvent difficile à supporter. Quand Setsuko Hara regarde droit dans l'objectif en répétant "Ié, ié" avec son sourire poli, il est difficile de ne pas hurler, détourner les yeux ou faire des bonds dans son fauteuil. D'ailleurs en général je hurle, je détourne les yeux et je fais des bonds dans mon fauteuil.

— Ah, c'est donc ça?
— Oui, oui, je crois bien.
— Ah oui, c'est ça.
— Oui, c'est bien ça.
— Oui.
Dialogue typique d'Ozu, que Chishu Ryu prononce d'une façon inimitable. L'absence totale d'interprétation sublime mystérieusement l'hallucinante pauvreté des dialogues. C'est harmonieux, élégant, exquis.

Souvent, terrifié probablement à l'idée que ses acteurs expriment quelque chose, Ozu les fait jouer de dos. Nous avons donc droit à des plans innombrables de gens qui se parlent dos à la caméra. J'aime aussi beaucoup les plans de trois quarts dos où ils s'extasient sur le paysage, que nous ne voyons évidemment jamais. Un de mes plans préféré est le plan de la ruelle, avec l'enseigne du bar et l'amorce de l'auto au fond. Une composition remarquable qui vaut n'importe quelle façade d'immeuble.

Les Sœurs Munakata. Un Ozu très agréable. Hideko Takamine, l'égérie de Naruse, se démène dans l'univers fallacieusement paisible d'Ozu, avec son caractère bouillonnant et son gros cul, en apaisant finalement la tension excessive. Il faut l'avoir vue imiter le conteur kabuki et, curieusement, étaler sur la table tous les non-dits qui font le cinéma d'Ozu. Parler de cul, ou presque. Comme si Naruse l'envoyait en éclaireuse, persifler ce hiératisme étouffant.

L'humour d'Ozu est parfois terrifiant. Je pense à la séquence du Goût du saké où Chishu Ryu et son pote demandent à leur pote s'il prend des stimulants pour satisfaire sa très jeune femme (ils sont tous quinquagénaires bien entamés). A peine s'ils ne lui souhaitent pas bonne bourre lorsque celle-ci vient le chercher. C'est consternant. Les enfants font des concours de pets, etc. Le cadre est toujours d'une rigueur à couper le souffle, l'harmonie des couleurs et des matières d'une mathématique beauté.

L'œuvre d'Ozu est donc très mystérieuse. Les gens qui ont écrit sur Ozu ont beaucoup parlé de ses qualités statiques, de l'aspect répétitif, monocorde, de ses films, de ses intrigues, de ses séquences, de ses dialogues, de ses cadres, de ses thèmes, invariablement joués par les mêmes acteurs. A quoi j'ajouterais volontiers le caractère prévisible qui en découle. Quand on en a vu un, on les a tous vus. Surtout que, quand on les a vus, on les revoit.

Pourtant, et c'est une partie du mystère, on peut difficile reprocher à Ozu de se répéter. La répétition fait partie de son art. Ses films sont des katas, des formes immuables magistralement exécutées. Son art est impersonnel, au sens où est impersonnel le comportement d'un sage. Ozu: "Ils disent que c'est zen parce qu'ils n'y comprennent rien, voilà pourquoi." Ozu, trésor national vivant, travaille comme ses collègues potiers: aucune poterie n'est identique à l'autre, toutes sont des chefs-d'œuvre exécutés exactement de la même manière. Ikebana!

Dès lors, même si je ne comprends rien aux notes sarcastiques de Shigehiko Hasumi, et si je n'agrée pas à toutes ses remarques (forcément, puisque je n'y comprends rien) je suis d'accord avec sa lutte pour cesser de parler d'Ozu en termes négatifs, privatifs. Ozu pratique l'hypnose. Mais derrière ce balancement paisible des plans fixes que nous connaissons déjà, et qui nous endort, un gouffre nous guette. Attention!

Voilà, dis-je à mon fils. Ce sont des gens assis qui mangent, qui parlent. La jeune fille de la maison est arrivée en âge de se marier. Il faudrait qu'elle se marie. La caméra ne bouge pas. Après, tu vois un immeuble, ou même une cheminée d'usine. Après, tu vois le père au bureau. Il écrit des trucs sur du papier. Après...
— Il a fait d'autres films?
— Oui. Le même.
— Et pourquoi c'est bien?
— Mais je viens de te l'expliquer!

On ne peut expliquer la tonalité tragique (et le temps pourri) de Crépuscule à Tokyo que si l'on adhère au concept de variation. Le concept de variation explique pourquoi Chishu Ryu est soit père, soit frère, soit beau-père de Setsuko Hara. Dans chaque plan, nous nous reconnaissons comme dans un miroir, ce qui est renforcé par le regard caméra, absolument hérétique dans sa systématisation. En même temps, nous n'avons jamais vu ça. D'où ce trouble particulier, que Freud appelle inquiétante étrangeté, et qu'on pourrait aussi bien appeler inquiétante familiarité. Dès lors, l'apparente répétition chez Ozu d'un même motif est en fait une constante invention, là où pas mal de bizarreries scénaristiques et retournements de situation nous procurent un terrible effet de déjà-vu. De même, le maintien rigoureux de son cadre ressemble à une trajectoire pure, un mouvement invisible car trop rapide, le geste d'un expert en sabre, où nous parviennent une multitude d'informations qui nous submergent et nous déroutent, tandis que le montage "moderne" dont l'avatar dégénéré est le clip MTV nous laisse de marbre, dans sa vitesse qui n'est qu'affolement à cacher la vacuité du plan.

Le Goût du saké est l'un des dix meilleurs films de tous les temps. C'est une variation sur Printemps tardif (aussi l'un des dix meilleurs films de tous les temps). A nouveau, Chishu Ryu joue un veuf dont la fille est en âge de se marier. C'est donc une nouvelle variation sur Fin d'automne, où Setsuko Hara, qui joue la fille de Chishu Ryu dans Printemps tardif, joue une veuve dont la fille est en âge de se marier. Chishu n'a qu'un petit rôle dans Fin d'automne. Je me souviens combien j'étais décontenancé par son absence. En fait je ne me sentais pas très en sécurité.

Il est difficile de choisir parmi les films d'Ozu, puisque c'est toujours le même film. Plus exactement, il s'agit d'un univers (donc d'une entité infinie) qu'aucun film ne parvient à épuiser, à "mettre en boîte" même si chacun d'eux, et c'est là le mystère, contient cet univers en totalité. Est-ce que je me fais bien comprendre?

Le Goût du saké contient quelques-uns des plus beaux plans d'extérieur de maître Ozu. Une façade d'immeuble en béton avec des linges de couleur aux fenêtres. Des bidons entassés protégés par du fil de fer barbelé. Une sphère qui tourne entre deux immeubles. L'auto au fond de la ruelle. Les cheminées d'usine bicolores vues de la fenêtre du bureau de Ryu. Me réveillant en sursaut malgré le caractère hypnotique des plans, je comprends enfin que le caractère paisible de cet univers tient à la musique de supermarché (ou disons, de musette japonais) qui accompagne ces plans épouvantables. Elle serait donc géniale, faussement de supermarché, capable de modifier nos sentiments naturels envers, par exemple, le béton. 

Dans le Goût du saké, Chishu Ryu déparle encore plus que d'habitude, alignant les "so ka" les "so da ne" les "so deska" et les "yaya" avec un entrain absurde proche du délire, comme s'il n'arrivait pas à se souvenir de son texte. Imperturbables, ses potes lui donnent la réplique, puis lassés de ce dialogue de sourds, se lancent à leur tour dans des "so ka" à répétition. Ce qui donne à peu près ceci:
— So deska?
— Ah... So ka.
— Yaya...
— So deska.
— Ah.
— So da ne.
L'action progresse lentement, il faut bien le dire. Il semble aussi que Ryu, puisqu'il ne connaît pas son texte, ne sache pas comment l'interpréter, ce qui est logique. Aussi lui arrive-t-il de sourire quand il devrait faire la gueule et inversement, mais pas toujours. Nous sommes totalement décontenancés. Cet homme est un génie.

Dans le Goût du saké, le film qui donne envie de jouer au golf, il y a l'intrigue secondaire, mais inoubliable des MacGregor. Et bien sûr, l'amour déçu de la fille de Ryu (Chishu). En fait, c'est une fausse digression. C'est encore plus rigoureux que rigoureux. J'étouffe. Encore un tour d'écrou et je ne pourrai plus supporter la géométrie exquise du cadre. Dégât secondaire: maintenant il me faut des MacGregor à tout prix.

Dans le Goût du saké, Chishu "tout seul dans la vie" est totalement isolé dans le récit. Il ne vit pas seul avec sa fille, mais seul avec lui-même, absent, dépassé par le scénario, progressivement isolé dans l'histoire et dans le cadre (c'est finalement lui qui sera gravement charrié par ses potes, avec une cruauté inimaginable, et non son pote remarié avec une très jeune femme). L'absence totale d'événement dans ce récit linéaire nous prend à la gorge. Il comprend qu'il doit marier sa fille, il va marier sa fille, il marie sa fille (comme d'habitude, nous ne savons pas avec qui) il est triste comme prévu, et cette tristesse est à ce point normale qu'elle nous prend par surprise et nous assomme. Ozu filme tranquillement ce chef-d'œuvre, et meurt.

Bonjour est un petit film qui me plaît bien. Rien que son titre. A-t-on jamais vu titre plus incroyable? Ozu est si épuisant. Il est épuisant de regarder ses films, épuisant d'en parler. Bonjour est simple comme son titre, simple comme les enfants, simple comme bonjour. Au passage: les enfants de Bonjour veulent une télé, c'est tout ce qui les intéresse dans la vie à part péter. C'est ça, la poésie de l'enfance: la télé et péter. Qui, à part Ozu, peut raconter une chose pareille?

On a souvent rapproché Ozu et Naruse. J'ai vu le chef-d'œuvre de Naruse, l'Eclair. Ce n'est pas du Ozu. Ozu, c'est de l'art abstrait, quelque chose comme du Mondrian (voir les bouchons des bouteilles en bas du cadre, des bouchons bleus et rouges). Naruse est un cinéaste très naturel. Ses films, c'est le bordel. Par exemple, il les arrête n'importe où. Au bout d'une heure trente, peu importe où on en est, hop, the end. Une grande leçon. Quelqu'un de concret, dans le mouvement de la vie. Donc il aime filmer le gros cul de Takamine, alors qu'Ozu nous fait fantasmer sur Setsuko, la vierge éternelle (également une abstraction). Même en cherchant bien, il est difficile de trouver deux cinéastes aussi opposés que Naruse et Ozu. C'est pourquoi la présence de Hideko dans les Sœurs Munakata fait l'effet d'une bombe à neutrons. Que l'univers d'Ozu ait résisté à ça est tout simplement sidérant.

Je ne voudrais pas donner l'impression que les dix meilleurs films de tous les temps sont tous des films d'Ozu. Ce n'est pas ce que je pense (quoique).

[24-04-23]

Supplément Chomarat:

"Sans trop savoir comment ni pourquoi, il fit partie d'un groupe mondial.
Le groupe mondial était une très vaste personne morale, aux contours flous, qui achetait des personnes morales plus petites. Ces personnes morales plus petites achetaient des personnes morales minuscules, les empêchaient de vivre, ou les anéantissaient lentement. Ce fut le cas pour la petite maison d'édition qui avait signé, un peu à reculons il est vrai, Un petit chef-d'œuvre de littérature.
L'histoire se déroula ainsi: les ventes explosèrent, pour des raisons qu'à l'heure qu'il est, personne n'a encore été fichu de comprendre.
Les critiques littéraires avaient commencé par en dire du mal: c'était trop facile, tout ce bric-à-brac méta, ce point de vue délibérément fractal, et ces attaques infantiles contre les critiques, contre tout et tout le monde, sournoises en plus, impossible de savoir si c'était vraiment des attaques. Après tout, s'il n'aimait pas le monde de l'édition, il n'avait qu'à rester dans sa province. Il y eut aussi un blogger influent pour l'assassiner: c'est très male écris, notait-il sur son blog. Ce n'est m'aime pas originale.
Le public retint essentiellement que c'était un petit chef-d'œuvre de littérature." (Luc Chomarat, Un petit chef-d'œuvre de littérature, 2018)

samedi 15 avril 2023

[...]


Voilà qui ferait une belle pancarte pour la manif. Avec cette petite réserve que les paroles écrites par Ray Davies — la chanson est sur l'album éponyme sorti en 1981 — ne cadrent pas exactement avec les revendications de ceux, nombreux, qui tous les jeudis manifestent contre la réforme des retraites (un projet devenu loi depuis sa validation par le con-con), tant Davies, fidèle à lui-même, se montre très satirique — on pense au poète Juvénal — vis-à-vis du peuple comme de ses gouvernants; ainsi le refrain de la chanson où le peuple en question, assimilé à celui de Rome, n'est jamais rassasié, se gavant toujours plus de spectacles (les jeux du cirque): "Give the people what they want / You gotta give the people what they want / The more they get, the more they need / And every time they get harder and harder to please"... Pour rester dans l'esprit du moment, je vous propose un autre "Give the People What They Want", la chanson des O'Jays, écrite, elle, en 1975, dans une veine r'n'b qui épouse mieux la rhétorique contestataire — on y réclame plus d'argent, plus d'égalité, une meilleure éducation, de meilleurs logements, etc.


Loin de la foule déchaînée...

Je laisse à chacun le soin d'imaginer qui pourrait être ce chien fou qui pousse des moutons à se jeter du haut d'une falaise, alors qu'une vie paisible les attendait sur la lande, vie qui consistait à se faire tondre, régulièrement, docilement, jusqu'à la retraite, considérée dès lors comme bien méritée. Sauf qu'une toison — laquelle, on est d'accord, n'est jamais d'or — ça finit aussi par s'user, et ne plus repousser, du moins pas assez pour couvrir ses "arrières". Bref, tout ça pour dire que le bas de laine, quand on est à la retraite, il est souvent troué, et ce depuis longtemps.

En vrac.

La guerre des étoiles.

La cotation des films sous forme d'étoiles, je ne sais pas qui l'a inventée, probablement les Cahiers et leur fameux "Conseil des dix" dans les années 50 — c'est d'ailleurs pour ça que Positif n'y a jamais recouru (ha ha), au contraire d'autres revues, telles Cinéma... vous savez cette petite revue de la FFCC au format 18x13 facile à empiler —, en tout cas, cela fut pendant très longtemps une sorte de boussole qui permettait au lecteur (des Cahiers donc) de se faire une idée, moins sur les films ainsi "étoilés", puisque la critique du film, et plus généralement l'importance accordée au film par la revue, suffisaient pour savoir ce qu'il en était (tout au plus anticipaient-elles, ces étoiles, les futures critiques qui à l'époque étaient publiées quand les films étaient sortis, soit un mois après, de sorte qu'on pouvait les lire dès leur parution)... donc, se faire une idée moins sur les films que sur la ligne éditoriale, éminemment auteuriste, de la revue par rapport au reste de la critique. Ce plaisir aux Cahiers à coter les films, qui avait disparu (forcément) lors de leur période Mao, n'est revenu que tardivement, fin 2000, en même temps qu'une nouvelle maquette (et la rubrique "Evénement", conférant à la revue un aspect marketing — c'était Le Monde à l'époque le propriétaire — qui perdure encore aujourd'hui); avec dans l'édito cette précision joviale de Nouchi et Tesson concernant le nouveau Conseil des dix: "non pas un jugement critique mais un conseil (avisé) en direction du lecteur", en espérant que celui-ci "aura la possibilité de faire alliance avec l'ami-critique qui lui veut du bien. Cela existe..." (lol). Le problème, c'est que ce "conseil avisé", non seulement s'est généralisé, un peu partout et à toute occasion, mais surtout tend de plus en plus à supplanter le "jugement critique", au sens où beaucoup de spectateurs, qui sont de moins en moins lecteurs, se fient dorénavant et quasi uniquement aux étoiles décernées par la presse pour orienter leurs choix, quant aux films à voir. Pire, ledit Conseil, celui des Cahiers, se trouve lui-même supplanté par toute une flopée de conseils, tout aussi avisés sauf qu'il s'agit d'avis essentiellement journalistiques, et non "critiques" (au sens propre, voire noble, du terme), tels ceux qu'on trouve sur le site d'Allociné (80% des avis retenus ne viennent pas de la presse spécialisée et se révèlent souvent moins pertinents que ceux des spectateurs!), tendance qui cache mal le caractère promotionnel d'un tel site, multipliant les avis favorables sur les films, les moins appréciés étant au minimum crédités d'une étoile, ce qui me faisait écrire ironiquement il y a quelques mois que le système de cotation à Allociné consistait à attribuer deux étoiles quand le journaliste n'aimait pas vraiment un film, trois quand il ne savait pas, quatre quand il pensait l'avoir aimé, et cinq, bah, dans tous les autres cas de figure, que le journaliste ait aimé un peu, beaucoup ou passionnément le film... Il y a là une dérive qui justifierait, à mon humble avis (qui n'intéresse personne), qu'on en finisse avec les étoiles, du moins chez les critiques, pour inciter le spectateur, qui sait, à lire davantage leurs articles...

Paul et Mickey.

Paul: Moi je trouve ça bien les étoiles, ça évite de se taper les critiques.
Mickey: Oui si la critique est nulle, mais sinon, il y a quand même plus de plaisir à lire un texte qu'à regarder des étoiles.
Paul: Ou des bulles, c'est d'ailleurs ce que je préfère, les bulles...
Mickey: Oui enfin, bulles ou étoiles, c'est un peu court comme discours.
Paul: Pour moi ça dit autant, surtout que dans un texte le critique ne fait le plus souvent que se justifier, quant à son accueil du film, ça reste un avis qu'il enrobe en décrivant les scènes ou en racontant l'histoire.
Mickey: Peut-être mais ça te parle quand même plus que des étoiles.
Paul: Bah non, c'est pareil... c'est même mieux les étoiles, ça résume ce que le critique a tenté laborieusement de faire passer dans son texte.
Mickey: Tu exagères, c'est pas une synthèse, et si ça l'était, il manquerait les deux premières parties.
Paul: Je n'ai pas parlé de synthèse, mais de résumé... le critique résume, ou condense si tu préfères, son avis sur le film, il n'en dit pas plus, ni moins, il t'apporte son point de vue, à travers une ou plusieurs étoiles, ou aucune, et moi ça me suffit.
Mickey: Oui mais non, quand bien même il ne ferait que se justifier, c'est forcément plus intéressant que de simples étoiles, parce que dans sa critique il argumente.
Paul: Argumente? Non. Il a son avis, bien tranché, sur tel ou tel film, et ce que tu appelles argumenter consiste à asséner des sophismes et autres pseudo-vérités, que le critique répète en boucle, faute justement d'arguments.
Mickey: Non mais ce que tu décris là, ce sont les conversations qu'on a tous au café après un film, c'est pas ça la critique.
Paul: Bah si c'est ça, en tout cas c'est là où elle se fabrique... on échange entre éminents confrères, ce qui fait d'ailleurs que les textes se ressemblent souvent. Tu n'as jamais eu cette impression que ce que tu es en train de lire tu viens de le lire ailleurs, dans un autre texte?
Mickey: Euh non...
Paul: Et pourtant.
Mickey: Enfin, tu n'es pas sérieux... les textes ne sont pas les mêmes.
Paul: Hé hé... non je ne suis pas sérieux, et c'est pour ça que je préfère les étoiles, parce que les critiques justement, dans leurs textes, ils se prennent trop au sérieux... l'esprit de sérieux, c'est ce qui tue la critique, c'est pas moi qui le dit, c'est Moullet.
Mickey: Sauf que quand les critiques attribuent leurs étoiles, c'est avec le même esprit de sérieux que lorsqu'ils écrivent leurs textes, non?
Paul: C'est différent, avec les étoiles, c'est plus carré, plus direct, on sait vraiment ce que le critique pense du film, alors que dans un texte, l'esprit de sérieux fait que le critique s'enferme dans une sorte de rigueur disons... intellectuelle, je ne trouve pas le bon mot, qui peut le détourner de ce qu'il pense vraiment du film, jusqu'à même se mentir... Tu vois ce que je veux dire?
Mickey: Ouais... du genre, pas oser dire qu'on a ri à un film très con ou pleuré devant un truc bien larmoyant, qui joue sur la corde sensible.
Paul: Je ne pensais pas à ça... mais si tu veux.
Mickey: Cela dit, je ne vois pas en quoi il y aurait plus de sincérité dans l'attribution d'étoiles que dans la rédaction d'un texte.
Paul: C'est simplement qu'avec le sytème des étoiles le critique ne peut pas se cacher, il donne réellement son avis sur le film.
Mickey: Si c'est pour mettre une bulle ou quatre étoiles, évidemment, mais le texte n'aurait pas dit autre chose, le critique aurait été tout aussi sincère... 
Paul: C'est pour ça que les étoiles suffisent.
Mickey: Je saisis pas très bien... tu as des exemples?
Paul: Oui j'en ai un, il faut juste que je le retrouve.
Mickey: Un film récent?
Paul: Oui attends, ça va venir... (Paul réfléchit) Ah voilà. Tu as vu El agua?
Mickey: Oui, j'ai bien aimé d'ailleurs.
Paul: Moi aussi, les critiques moins, en tout cas c'est plus partagé... disons entre deux et trois étoiles.
Mickey: Et alors?
Paul: Alors il se trouve que Lalanne, lui, a collé quatre étoiles au film.
Mickey: Ah bon?  Et c'est lui qui a écrit la critique?
Paul: Non, aux Inrocks c'est Lefort qui a fait la critique, les étoiles c'est dans les Cahiers, mais Lefort aussi, je pense, aurait mis quatre étoiles.
Mickey: Bon et alors?
Paul: Eh bien, en mettant quatre étoiles à un film qui est un très bon film mais qui n'est quand même pas un chef-d'œuvre, ce à quoi correspondent normalement les quatre étoiles, et Lalanne le sait très bien, il exprime ce que le film représente pour lui, affectivement, et non ce que celui-ci vaut réellement... Et le texte écrit par Lefort est au diapason, c'est-à-dire que le film y est également présenté comme le chef-d'œuvre qu'il n'est pas, mais que Lalanne et Lefort, eux, aiment passionnément, je ne dis pas aveuglément, mais avec cette petite distorsion dans le jugement, car je les crois sincères, qui tient au fait que le film a été co-écrit par leur ami Azoury et qu'à ce titre ils ne peuvent avoir un regard... disons... parfaitement objectif, pour rester dans l'euphémisme.
Mickey: Et donc?
Paul: Et donc, il y a dans ce cas précis un même regard, biaisé et convergent, que les quatre étoiles de Lalanne révèlent sans détour, de façon autrement plus claire, sans emphigourisme, que toute la prose dithyrambique de Lefort, laquelle à ce niveau n'apporte rien de plus. Les quatre étoiles suffisent largement.
Mickey: Bon là d'accord, mais tu as choisi un exemple très particulier. Tu en as d'autres?
Paul: Tout de suite, non, mais il y en a... (rires)

PS. Sinon je plussoie ce que disent Paul et Mickey sur El agua d'Elena López Riera: c'est un très bon film.

[24-04-2023]

Une petite Garbo.

(débriefing)

On commence par le dernier Téchiné, les Ames sœurs, un film on dira très tendance, comme le sont en ce moment les thèmes de l'amnésie et de l'inceste, sans oublier l'identité de genre, ici le genre fluide, rappelant Nos années folles, via André Marcon — mixte improbable lorsqu'il est habillé en femme de Depardieu et Berroyer —, peut-être le personnage le plus attachant du film mais complètement bâclé... avec en première partie le réalisme des scènes d'hôpital, les "soins intensifs" comme si vous y étiez, ça aussi c'est très tendance... un film donc signé Téchiné, ç'aurait pu être Desplechin (en moins tordu) ou Assayas (en plus édifiant, cf. le personnage parfaitement inutile de la mairesse qui ne sert qu'à "recadrer" les choses)... surtout ç'aurait pu être signé par n'importe quel jeune cinéaste en mal d'auteur, et c'est triste de voir Téchiné, qui dans ce domaine de la transgression, soit le rapport entre la norme et l'interdit, le désir et la morale, faisait figure de précurseur (sans que ce soit pour autant ce qui nous retenait le plus chez lui), céder aujourd'hui au pire suivisme, celui qui grève la majorité des films français (dits d'auteur). Et qu'on ne vienne pas nous dire que l'interprétation de Merlant et Voisin, ainsi que de l'autre voisin (Marcon) est superbe, que ça sauve le film, etc., tous les films aujourd'hui sont au minimum bien joués, même les plus mauvais.
Bref vous êtes énervé et, pour vous "calmer", vous allez voir The Quiet Girl de Colm Bairéad, un premier long avec les défauts inhérents aux premiers longs: le joli petit format ("carré"), la lumière chiadée, les cadrages impeccables, c'est beau, bah oui, on pense aux premiers films de Jane Campion, c'est du cinéma enraciné, ça se passe dans le sud de l'Irlande, on y parle l'irlandais, du coup c'est aussi très rude, et au centre il y a cette "quiet girl", fillette taiseuse et au départ souillon mais qui déjà accroche la lumière, telle une petite Garbo, et qui, le temps d'un été, loin de ses parents mal aimants, va découvrir au contact d'un vieux couple au secret mal enfoui, ce que c'est qu'être aimée. Pas de drame, il a déjà eu lieu et il n'y en aura pas d'autre (juste un rhume), d'aucuns trouveront ça trop lisse et convenu, pourtant les aspérités sont là, simplement recouvertes par tous ces non-dits qui enlisent les sentiments. Le film ce n'est que ça: une suite d'annotations discrètes, à travers le regard d'une petite fille discrète, sur des sentiments aussi banals et démodés que la bienveillance, la pudeur et, totalement à contre-courant du suivisme actuel, cette bonne vieille tendresse qui sait encore faire des beaux films, où l'émotion longtemps retenue, comme bridée, finit par exploser lors d'un finale bouleversant.
Ainsi calmé, vous êtes prêt pour un troisième film, plus revigorant... vous décidez alors d'aller rendre visite au Capitaine Volkonogov (qui s'est échappé). Et c'est un fait que, dans le genre fortifiant, le film de Merkoulova et Tchoupov en impose: puissant, physique, musclé, à l'image dudit capitaine dans sa fuite éperdue pour échapper aux monstres staliniens dont il faisait partie et qu'incarne ici un commandant tubard aux allures de SS... nous sommes en 1938 en pleines purges (la Grande Terreur), les petits monstres sont exécutés par des plus gros, eux-mêmes menacés d'être exécutés par plus gros encore (il faut lire L'Affaire Toulaev de Victor Serge)... tout ça est boursouflé, enivré plus qu'enivrant, mais bon, vous êtes scotché à votre siège (terrible scène des exécutions par un bourreau stakhanoviste qui n'a besoin que d'une seule cartouche par exécution, d'où son surnom de Cartouche), on y chante "Plaine ma plaine" à travers un masque à gaz dont l'embout a été bouché, c'est étouffant... le rouge domine et un "aérostat" passe au-dessus de Leningrad... Pour autant, si Lenin-grad, le film lui se dégrade, les ruines s'accumulant, les victimes, amorphes, ressemblant de plus en plus à des morts-vivants... tout devient glauque, le film glissant de surcroît dans le "symbolchoï", comme disait un ami psy et russe, adepte comme Freud des mots-valises, le bon gros symbole bien lourdingue... on baigne dans le mystique, le superstitieux, le vaguement dostoïevskien, qui voit notre capitaine, en proie à des visions, parcourir la ville en quête de rédemption, à la recherche de celui ou celle qui, ayant eu un des membres de sa famille exécuté par le NKVD — Volko cavale avec un tas de documents à la main —, voudra bien le pardonner, parce que sinon, eh bien, il restera damné (adieu le paradis, si si c'est présenté comme ça)... pour le coup c'est pas gagné (son passif est quand même très lourd), de la femme médecin qui lui dit d'aller se faire enc... à la petite fille qui lui brûle ses documents, ne trouvant son "salut" qu'au dernier moment dans une scène au dolorisme tartignole avant le finale, une poursuite sur les toits que n'aurait pas renié Belmondo et son dernier plan christique.
On sort du film épuisé, on se demande ce qu'on pourrait bien voir maintenant, on passe devant l'Arlequin, où passe Désordres, un film suisse, on se dit que le rythme devrait être moins soutenu... on entre et on tombe sur un film absolument merveilleux (j'en reparle plus loin)...

[25-04-23]
Les rubans de Becker.

Comme on dépose des petits cailloux sur la tombe d'une personne pour signifier qu'on pense à elle, il m'arrive de revoir certains films de Jacques Becker (Antoine et AntoinetteRendez-vous de juilletEdouard et CarolineRue de l'estrapade...) comme des piqûres de rappel, qui — outre le plaisir de la revoyure — me rappellent que Becker, en matière de comédie, fut l'un des plus grands.

Sur Jacques Becker par Camille Taboulay (Cahiers du cinéma n°454, avril 1992):

"Dans un très bel et mémorable article, Bazin a pu écrire de la sensuelle mise en scène de Renoir qu'elle drapait la robe sans couture de la réalité. Becker, lui, filme les coutures (voire les couturiers), il bâtit la réalité à partir des coutures et des coupures. Si Renoir transcende le plan par la profondeur de champ et le fondant (l'invisible) du montage, Becker coud une multitude de plans ensemble, répare un espace haché menu et y réinscrit un rythme surveillé. Henri-Pierre Roché a écrit dans Les Deux Anglaises: "La vie est faite de morceaux qui ne se rejoignent pas", phrase qu'on retrouve dans le film de Truffaut mais, précise-t-il, insérée in extremis au montage. Cette même phrase, on peut la sentir palpiter derrière les rubans de Becker, rapiécés avec une précision affectueuse d'horloger. On ne s'étonnera pas alors de son admiration pour la comédie américaine, enlevée, tonique, pétillante dont il donna peut-être la seule vraie équivalence française avec Edouard et Caroline. Film d'énergie, de rythme, de jeu pur sur un prétexte infime, film en somme qui fait toute une comédie d'un rien. Profondément français, le cinéma de Becker n'est pas sans affinités avec le cinéma américain, notamment cette veine de spécialistes qui composent au millimètre les vertiges d'un genre (Hawks est probablement sa référence secrète)".

lundi 10 avril 2023

Born Björk


Debut, Björk, 1993.

Les ovnis pop (tels ceux que produisait Bowie) ça s'accorde aussi au féminin. Après Kate Bush au tournant des années 80, je me souviens de Björk dans les années 90 et de la déflagration que fut Debut, son (véritable) premier album. Quelque chose d'inouï, et même d"inuit" dans le cas de Björk, qui passe par la voix, cette façon de chanter qui — c'est elle qui l'a dit un jour — serait comme descendre une colline en glissant.

"Il y eut une époque où la musique des Sugarcubes faisait figure de remontant. Fraîche et tarabiscotée, portée par la voix sauvageonne de Björk, cette inédite solution pop associait menthol et grains de poivre, dégageait les bronches et arrachait la gorge, aérait l'esprit. Temps bénis et éphémères. C'était il y a cinq ans, autant dire une éternité pour les Sugarcubes, vite engagés dans l'impasse. Le bel éclat de Life's Too Good, le vilain bourbier de Here Today, Tomorrow Next Week, le clair-obscur de Sick Around for Joy: trois albums pour former la trilogie thèse-antithèse-synthèse d'un parcours aussi carré et implacable qu'une disserte à Sciences Po, avant la conclusion, sous forme d'implosion. Par découragée par le naufrage, Björk a remis vite fait son cœur à l'ouvrage. On la croyait petit brin de femme, on l'avait découverte meneuse de troupe, on la retrouve seule maîtresse à bord, pilotant un album complexe et décomplexée. Björk confirme qu'elle a du caractère et, de toute évidence, une sainte horreur des chemins trop bien tracés, comme ce registre jazzy mollasse où elle était annoncée, où on la voyait déjà s'engluer. Avec une détermination qui sent la frustration longtemps accumulée, elle a préféré mener de front deux combats. L'un, première surprise, l'entraîne sur les terrains surpeuplés de la dance où, bien épaulée par Nellee Hooper (Soul II Soul), Björk fait d'entrée le vide autour d'elle, se crée un espace, pose le ton. A partir d'une base posément techno, sa voix donne corps à d'étonnantes équations aux multiples inconnues. Pour preuve l'inquiétant One Day, ce There's More to Life Than This gai luron, ou encore ce sommet qu'est Come to Me, ballade enjôleuse et égarée, entre griseries d'altitude et rêves sous-marins. L'autre versant de cet album, deuxième surprise, l'amène à tourner encore davantage le dos aux coutumes et au confort rock, à coups d'arrangements singuliers, de broderies bizarrement ourlées. Like Someone in Love se fond ainsi dans les volutes d'une harpe volatile. The Anchor Song se réfugie dans les rondeurs à la fois chaleureuses et chagrines d'un chœur tempéré de cuivres. Que se forment ainsi des couples aussi imprévus qu'électronique/chair de poule ou saxophones/sobriété montre combien ce disque a des allures de petit miracle. Une manière de dompter l'impossible, d'apprivoiser l'improbable, qui explique pourquoi ce projet ambitieux, virage dangereux sur le parcours déjà accidenté de Björk, a pu la mener vers un disque aux courbes aussi charmeuses." (Richard Robert, 1993)

lundi 3 avril 2023

Voyages en Italie


Voyages en Italie de Sophie Letourneur (2023).

On est comme on est.

Ah Voyages en Italie... ce film est un délice, comme peut l'être une citronnade ou un sorbet à la mandarine, sachant que, à ce niveau, tout est dans le dosage et qu'il ne faut pas grand-chose pour que la chose soit ratée. Il en est de même du cinéma de Sophie Letourneur dont les films se situent toujours au point d'équilibre, avançant périlleusement sur la ligne, au risque de tomber dans ce qu'on appelle le "trou de l'insignifiance", se tenant sinon au bord, penchés en avant pour regarder dedans — dans le trou. C'était vraiment limite dans des films que je n'aime pas beaucoup, comme le Marin masqué et les Coquillettes, mais dans ses petits films sur l'adolescence (Manue bolonaise, Roc & Canyon) et ses longs, tels la Vie au ranch et Enorme (celui-ci dans un esprit certes différent, plus Comedy Channel — cf. ), Letourneur s'en sortait merveilleusement bien, témoignant d'un regard "sociologique" (et non sociologisant) ainsi que d'une vis comica qui, comme je l'écrivais à propos du précédent film, la rapprochent de Bretécher. Voyages en Italie marque un nouveau sommet. Je ne reviens pas sur le travail très en amont, empilant plusieurs moments dans l'écriture et le "maquettage" du film, ni sur les techniques de tournage qui donnent à la réalisation un côté spontané, faussement improvisé, la plupart des critiques s'en sont chargés. Je n'insiste pas non plus sur l'aspect volontairement trivial du film, avec ces petites touches d'impudeur (un couple dans sa plus stricte intimité: elle, Sophie, belle plante qui prend avis de tout; lui, Jean-Phi, pas sexy pour un sou, éternel inquiet et gros grincheux), ça aussi la critique l'a pointé. Que dire alors? Eh bien, ce qui fait justement la richesse de cette comédie mal peignée, voire ingrate par instants, et prétendument insignifiante.
Commençons par son titre, Voyages au pluriel, qui sous-entend peut-être qu'il y aura d'autres voyages par la suite — le film inaugure une trilogie italienne — mais surtout que dans ce film il y a trois voyages, le divisant en trois parties égales: 1) le futur voyage, celui dont on aspire pour "sortir de l'ordinaire" — c'est en tout cas le souhait de la femme —, voyage qu'il reste alors à déterminer, non sans hésitations (Italie ou Espagne?) et autres questions à résoudre (quant aux raisons du choix final — la Sicile — mais plus encore en ce qui concerne l'enfant que les parents du couple vont devoir garder, un enfant qu'on ne voit jamais mais qui, par ses cris, est toujours à réclamer, signe de ce que peut avoir de tyrannique un enfant — pas cool le Raoul — sur le quotidien d'un couple; 2) le voyage proprement dit, en Sicile donc, s'apparentant au plus banal des voyages touristiques (le tourisme de masse), Routard en poche pour oublier la routine... qui nous emmène d'Agrigente à Taormina en passant par Vulcano, ses bains de boue, les balades en vespa et l'ascension du Stromboli; 3) le voyage au passé, le vrai "présent" du film — qui passe alors de l'image "camescope" à celle, plus moelleuse, du 35mm — révélant que ce qui a été vu précédemment n'était que la remémoration, d'où l'aspect décousu, de tous ces petits événements qui ont rythmé le voyage, avec leurs détails incongrus, comme chez Hong Sang-soo (le matelas Sealy, le doseur à spaghetti, les cailloux noirs du volcan...), travail effectué du fond du lit (lieu privilégié du film, comme un écho à la Nouvelle vague), Sophie Letourneur y dévoilant par-là sa méthode (pas qu'elle a besoin de son lit pour écrire, de ça je n'en sais rien, mais qu'elle doit écrire et revivre ce qu'elle a vécu avant de le réécrire). Trois temps qu'on pourrait inscrire dans une démarche dialectique, ou, plus simplement, qui témoigneraient des trois grands moments qui "font" un film (écriture, tournage, montage), mais, par la façon dont c'est articulé, j'y verrais bien aussi les trois mouvements d'une petite pièce musicale, avec son ouverture au ton vif et impatient, la partie centrale au rythme plus nonchalant, disinvolto, et un dernier mouvement, le moins convaincant peut-être de ce point de vue, puisque ajoutant à l'effet de reprise (de ce qu'on a donc déjà vu mais sous un autre angle) une "extension" du récit, quant à la fin du voyage, étirant ainsi (trop) longuement la coda.
Reste la question qu'on est en droit de se poser, à travers là encore le titre et le fait que le sujet est lui-même évoqué dans le film, même si c'est pour rapidement l'évacuer: quid de Rossellini? Que Sophie Letourneur élude la question, via une petite moue, sous prétexte qu'elle n'a pas vu ni Voyage en Italie ni Stromboli, au grand étonnement de Philippe Katerine, n'implique nullement que tout ça est accessoire. Bien au contraire. Je crois même que Rossellini est la figure centrale bien qu'absente du film, pas au sens de l'hommage bien sûr (comme le fait Moretti dans Journal intime, qu'évoque d'ailleurs indirectement le film de Letourneur lors des séquences en scooter), mais à travers ce qu'il représente en termes de cinéphilie, monument forcément écrasant, qu'on ne vient pas affronter sur ses terres, il ne manquerait plus que ça, mais auquel il s'agit, quand même, d'opposer une sorte de contrechamp, non pas au cinéma de Rossellini en tant que tel, exemplaire à bien des égards, mais à la sacralisation auteuriste dont il a fait et fait toujours l'objet de la part notamment de ceux qui méprisent les petits films dits "sans hauteur" qui s'accommodent trop facilement des clichés, quant à notre façon de vivre, et de tous ces défauts qui pourtant nous caractérisent si bien. Voyages en Italie serait alors à voir comme un film anti-auteuriste, peut-être même le film anti-auteuriste par excellence. Et qu'il y a-t-il de mieux pour railler l'auteurisme, appliqué à Rossellini et ses Bergman-films — eux-mêmes élevés au rang d'œuvres d'art (digne du Bernin dans le cas de Stromboli) — que de se placer sur le même terrain, celui du sublime.
Le sublime, nous y voilà. C'est de cela qu'il s'agit aussi dans Voyages en Italie, avec un s, donc, comme pour les chroniques de Stendhal qui se posait également la question du sublime, mais sur son versant romantique, ce qui n'est le cas ni chez Letourneur ni chez Rossellini. Le sublime au sens premier du mot, formé de sub, marquant le mouvement de bas en haut, et de limis, "oblique" en parlant du regard, ainsi que l'entendait Lacan: "le point le plus élevé de ce qui est en bas". Et ce qui est en bas, c'est la "bêtise", pas la bêtise fondamentale (dont se délecte le cinéma de Dupieux), mais la bêtise qu'est notre vie ici-bas, et dont rend compte admirablement Sophie Letourneur, la bêtise qui s'exprime d'abord par le langage, le langage courant, fait de phrases souvent inachevées ou mal construites, genre "est-ce qu'on fait quoi?", qui évidemment ne visent pas au sublime, mais qui, dans une approche qu'on pourrait qualifier de burkienne, opposée à la beauté et à son modèle de perfection, se trouvent néanmoins élevées, par le travail d'écriture et de mise en scène de l'auteure (non auteuriste, on est d'accord), à un niveau supérieur, de moindre bêtise dirait Lacan: le sublime de la bêtise. C'est tout le sens de la scène de la Vallée des Temples à Agrigente — c'est l'affiche du film — où Sophie se fait photographier, comme la majorité des touristes, devant la statue en bronze d'Icare (couché après sa chute), une statue moderne qui a été ajoutée au site, reléguant au second plan, et probablement hors du cadre de la photo, le Temple en question. Sublime de la bêtise, que la réalisatrice pousse à son plus haut degré, via la connotation sexuelle que prend la scène, quand Sophie au contact du sexe de l'Icare, bouillant à cause du soleil, se brûle le bas du dos.
Ces clins d'œil sexuels courent tout le long du film (de "ZiziJet", ainsi que le prononce Philippe Katerine, et ses vols à "69" euros, à l'enseigne "Bibite", en passant par l'Eros Hotel à Vulcano et la découverte du Stromboli dont le cratère "n'est qu'un trou"... sans oublier le plan où Letourneur, en soulevant la couette, dévoile fugacement le sexe de Katerine — Philippe K. "Dick"), autant d'éléments qui sont là comme témoins d'une vie sexuelle appauvrie chez ce couple de quadras (un manque qui sera comblé à la fin, c'était le but non avoué du voyage, lors d'une jolie scène de sexe), mais qui sont là aussi comme marques de dérision — mieux: d'auto-dérision car Letourneur s'y inclut sans ménagement, c'est la part autofictionnel de ses films — vis-à-vis de ce type de couple au désir émoussé mais qui, par la forte complicité dont les deux font preuve, arrive à durer, pour le meilleur et pour... le moins bon; plus encore, si je suis le fil de ma démonstration, vis-à-vis du couple rossellinien, lui vraiment en crise dans Voyage en Italie, crise qu'il ne surmonte qu'à la faveur d'une révélation chez Ingrid Bergman: l'"apparition", lors de la visite de Pompéi, d'un couple enseveli depuis deux mille ans, soit deux corps unis pour l'éternité; alors que dans Stromboli, mariée sans amour, Bergman devait affronter seule son destin, s'en remettant à Dieu après avoir gravi, véritable chemin de croix, le Stromboli, celui-là même qui, rappelle Letourneur, "entre en éruption toutes les vingt minutes". Loin de la dimension mystique que prend chez Rossellini le volcan — que ce soit le Vésuve ou le Stromboli —, Sophie Letourneur propose soixante-dix ans après, avec l'humour qu'on lui connaît et le regard malicieux qui l'accompagne (je pense tout d'un coup au jeu avec les lunettes de soleil qu'elle n'arrête pas de retirer et de remettre, au volant de sa voiture, parce que la route n'est qu'une succession de tunnels)... bref elle propose une vision pour le moins béotienne de la vie de couple, de la Sicile et de ses splendeurs, dans la mesure où, comme Bretécher, ce qui l'intéresse avant tout n'est pas l'extraordinaire qui s'extrait de l'ordinaire, mais l'ordinaire — celui des gens même si, pour Katerine, lui et Sophie ne sont pas les gens — qui demeure en chacun de nous et n'a que faire de l'extraordinaire. A ce titre, Voyages en Italie n'était qu'une "mise au point", comme le chante Jakie Quartz dans le film, sur une étape de la vie, semblable à tant d'autres, dans un des plus beaux décors du monde, à l'image de Syracuse, comme le chante Henri Salvador (via Philippe Katerine), une chanson que Sophie ne connaissait pas non plus, ce qui finalement n'a pas d'importance. On est comme on est, surtout ne pas changer.