Debut, Björk, 1993.
Les ovnis pop (tels ceux que produisait Bowie) ça s'accorde aussi au féminin. Après Kate Bush au tournant des années 80, je me souviens de Björk dans les années 90 et de la déflagration que fut Debut, son (véritable) premier album. Quelque chose d'inouï, et même d"inuit" dans le cas de Björk, qui passe par la voix, cette façon de chanter qui — c'est elle qui l'a dit un jour — serait comme descendre une colline en glissant.
"Il y eut une époque où la musique des Sugarcubes faisait figure de remontant. Fraîche et tarabiscotée, portée par la voix sauvageonne de Björk, cette inédite solution pop associait menthol et grains de poivre, dégageait les bronches et arrachait la gorge, aérait l'esprit. Temps bénis et éphémères. C'était il y a cinq ans, autant dire une éternité pour les Sugarcubes, vite engagés dans l'impasse. Le bel éclat de Life's Too Good, le vilain bourbier de Here Today, Tomorrow Next Week, le clair-obscur de Sick Around for Joy: trois albums pour former la trilogie thèse-antithèse-synthèse d'un parcours aussi carré et implacable qu'une disserte à Sciences Po, avant la conclusion, sous forme d'implosion. Par découragée par le naufrage, Björk a remis vite fait son cœur à l'ouvrage. On la croyait petit brin de femme, on l'avait découverte meneuse de troupe, on la retrouve seule maîtresse à bord, pilotant un album complexe et décomplexée. Björk confirme qu'elle a du caractère et, de toute évidence, une sainte horreur des chemins trop bien tracés, comme ce registre jazzy mollasse où elle était annoncée, où on la voyait déjà s'engluer. Avec une détermination qui sent la frustration longtemps accumulée, elle a préféré mener de front deux combats. L'un, première surprise, l'entraîne sur les terrains surpeuplés de la dance où, bien épaulée par Nellee Hooper (Soul II Soul), Björk fait d'entrée le vide autour d'elle, se crée un espace, pose le ton. A partir d'une base posément techno, sa voix donne corps à d'étonnantes équations aux multiples inconnues. Pour preuve l'inquiétant One Day, ce There's More to Life Than This gai luron, ou encore ce sommet qu'est Come to Me, ballade enjôleuse et égarée, entre griseries d'altitude et rêves sous-marins. L'autre versant de cet album, deuxième surprise, l'amène à tourner encore davantage le dos aux coutumes et au confort rock, à coups d'arrangements singuliers, de broderies bizarrement ourlées. Like Someone in Love se fond ainsi dans les volutes d'une harpe volatile. The Anchor Song se réfugie dans les rondeurs à la fois chaleureuses et chagrines d'un chœur tempéré de cuivres. Que se forment ainsi des couples aussi imprévus qu'électronique/chair de poule ou saxophones/sobriété montre combien ce disque a des allures de petit miracle. Une manière de dompter l'impossible, d'apprivoiser l'improbable, qui explique pourquoi ce projet ambitieux, virage dangereux sur le parcours déjà accidenté de Björk, a pu la mener vers un disque aux courbes aussi charmeuses." (Richard Robert, 1993)
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