vendredi 28 avril 2023

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Chien de la casse de Jean-Baptiste Durand (2023).

De l'amitié.

"Parce que c'était lui, parce que c'était moi."
(Montaigne)

Le décor est planté d'entrée. On se croirait dans un film de Guiraudie, première manière. Un village occitan à la morte-saison, autant dire vide, où semblent ne vivre que l'idiot, adepte du jeu de grattage, quelques vieux (en l'occurrence des vieilles) et les jeunes, forcément désœuvrés, dont l'occupation est justement de trouver à s'occuper, et qui, le soir venu, se réunissent sur un muret ou près d'une fontaine pour tailler le bout de gras. Parmi eux, il y a Mirales, grande tige en doudoune et bas de survêt, tchatcheur impénitent, de surcroît érudit (il cite volontiers Montaigne), dont l'activité principale, outre de dealer des barrettes de shit et faire la cuisine à sa maman dépressive (il a un CAP de cuisinier), est de se distraire — via une partie de foot ou de PlayStation — avec son "frère", c.-à-d. son meilleur ami (ils se connaissent depuis la sixième), surnommé Dog, ramier de première donc bon pour l'armée, qu'en attendant, Mirales n'arrête pas de vanner, ou de sermonner, et d'autant plus facilement, jusqu'à l'humilier par moments, que l'animal est bonne pâte, à l'image de l'autre toutou du film, un vrai celui-là, un "red nose" nommé Malabar, fidèle compagnon lui aussi de Mirales, que ce dernier aime promener dans la campagne environnante (et son horizon à perte de vue, toujours Guiraudie) pour jouer à la baballe... Bref le train-train sans entrain de la vie, là-bas, du jeune sans thune et sans meuf, jusqu'au jour où en débarque une, de meuf, dont Dog s'éprend, ce qui va mettre à mal l'amitié entre les deux garçons, mais aussi permettre à chacun... (j'arrête pour ne pas divulgâcher).

Raconté comme ça, on pourrait craindre un énième avatar du film de "djeunes", la banlieue simplement transposée en milieu rural, et toutes les péripéties qui vont avec... Eh bien pas du tout, parce que ce film, contrairement aux autres du même genre, aux motifs souvent plaqués, au style souvent forcé, est d'une justesse incroyable, fruit déjà de la belle complicité qu'on devine entre les deux acteurs, Raphaël Quenard (la révélation du film) et Anthony Bajon, fruit surtout du long travail effectué par Jean-Baptiste Durand en amont de son film, non seulement dans sa préparation, mais aussi à travers les nombreux courts réalisés jusque-là (dont un préquel de Chien de la casse), qui font de ce premier long un concentré de vie, la synthèse, sans gras narratif ni stylistique, de ce que fut la jeunesse du réalisateur, livrée ainsi à l'état d'os, de nonosse, pour parler "chien", de sorte que s'il y a crainte ce serait plutôt par rapport à son prochain film (réussira-t-il à retrouver la même grâce?). Le naturalisme auquel le film s'expose est régulièrement battu en brèche par le jeu très poétique que Durand y introduit, en termes de résonance (au niveau notamment des dialogues, cf. aussi la musique qui associe rap et "classique": un violoncelle, seulement soutenu par un chœur), bel exemple de ce que René Allio pointait quant à la différence qui existe entre le naturalisme, qui ne fait que reproduire la réalité, et le réalisme, qui, lui, rend compte de l'effort que l'on fait pour la comprendre... Chien de la casse relève indubitablement du réalisme, dans ce qu'il a de plus beau, quand il déplace par petites touches, qu'on qualifiera donc de poétiques, le regard porté par l'auteur sur cette réalité qu'il cherche à saisir, et à nous transmettre. Le regard est d'ailleurs central dans ce film, il y est question dès la première scène. Si la parole en est le vecteur, via Mirales, si l'écoute en est son corollaire, via Dog et Malabar, c'est bien le regard que le film stimule tout du long, regard des plus empathique, celui que pose le réalisateur sur ses personnages, de vrais personnages pour le coup (jusqu'à l'idiot bien qu'il n'ait droit qu'à trois ou quatre plans), ce ton "juste" dont je parlais plus haut, que Jean-Baptiste Durand arrive, sans faillir, à tenir jusqu'au bout — le miracle est là —, qui fait de Chien de la casse, à la fois âpre et doux, un beau film de l'amitié, de la philia aurait pu dire Mirales (qu'on suppose avoir lu aussi Aristote), celle durable, souvent conflictuelle, parfois violente, mais insécable: l'amour sans Eros qui lie deux êtres pour toujours, quoi qu'il arrive.

7 commentaires:

  1. votre texte est très proche de celui des Cahiers

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    1. A cause de Guiraudie? Pure coïncidence, je n'ai découvert le texte de Samocki que tout récemment, bien après avoir écrit le mien... je suppose que d'autres critiques ont fait le rapprochement avec Guiraudie.

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    2. Non il n'y a que Samocki et vous apparemment. sinon vous connaissez bien Guiraudie ?

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    3. Ses films oui, lui pas vraiment. J'ai quand même une anecdote qui le concerne. Je l'ai rencontré il y a une quinzaine d'années pour un entretien alors qu'il préparait le Roi de l'évasion. Sympa, c'était dans un café, c'était mon premier entretien avec un cinéaste. Au bout de 15mn, il s'absente pour aller pisser, je coupe l'enregistrement et quand il revient, évidemment, j'oublie de réenclencher l'appareil. 3/4 d'heure d'entretien non enregistré que j'ai dû reconstituer de mémoire. La honte... j'ai pas osé le dire à l'équipe qui dirigeait la revue.

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    4. Ah ah merci pour l'anecdote C'était quelle revue ?

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  2. Je ne connaissais (évidemment) pas cette "définition" par Allio, et ça met bien les mots sur ce que j'ai ressenti. Heureux d'avoir pu voir ce film. Et... savoureuse anecdote, Buster :)

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