dimanche 25 décembre 2022

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Stumpwork, Dry Cleaning, 2022.

C'est Noël, l'heure de mon Top albums 2022: (par ordre alphabétique)
              
— A Bit of Previous, Belle and Sebastian, Matador
Hiding in Plain SightDrugdealer, Mexican Summer
Maida Vale Sessions (BBC Sessions: 1996-2003), Broadcast, Warp Records
— La mélodie, le fleuve & la nuit, Jérôme Minière, Objet Disque
Nickel Chrome, François Club, Disque Hyper Souple
Once Twice Melody [le vidéoclip: ], Beach House, Bella Union
— Small WorldMetronomy, Because Music
StumpworkDry Cleaning, 4AD
— YTI⅃AƎЯBill Callahan, Drag City

+ un 10e que je dévoilerai quand je l'aurai trouvé.

dimanche 4 décembre 2022

22 v'là les films !

Notes sur les films qui composent mon Top 2022 (cf. le post précédent) mais dont je n'avais pas encore parlé.

Rappel en ce qui concerne les autres:

Licorice Pizza de Paul T. Anderson: Du réglisse dans la vallée
Don Juan de Serge Bozon: Bien porter le cocard
Juste sous vos yeux de Hong Sang-soo: Un cinéma rossellinien
Bowling Saturne de Patricia Mazuy: Bowling, ça tourne
Pacifiction d'Albert Serra: Pas si fiction

Et pour commencer: Aucun ours de Jafar Panahi.


Aucun ours de Jafar Panahi (2022).

L'homme qui a vu l'ours.

On sait le contexte: la situation de Jafar Panahi au moment du film, toujours assigné à résidence et interdit de tournage (aujourd'hui il est en prison); Panahi qui aurait pu s'exiler depuis longtemps mais qui préfère résister de l'intérieur, dans son pays, l'Iran, ainsi qu'il apparaît dans Aucun ours, lorsque le personnage qu'il incarne (lui-même, comme d'habitude, dans son propre rôle) se retrouve en pleine nuit à la frontière (de l'autre côté, c'est la Turquie où son équipe tourne le film qu'il dirige à distance, via Internet), et que, effrayé à l'idée non pas de transgresser l'interdit mais de contrevenir à sa règle de conduite, il fait marche arrière et retourne dans le village (Jaban, tout au nord de l'Iran) où il s'est installé le temps du tournage. Et comme toujours chez Panahi, cette intelligence du dispositif qui dit l'essentiel avec le minimum de moyens. A un premier niveau, c'est l'Iran traditionnel, loin de Téhéran, avec ses rituels ancestraux (le lavage des pieds des futurs fiancés, mais aussi l'obligation pour une femme d'épouser celui qu'on lui a destiné à la naissance, exemple parmi d'autres — ils sont nombreux — de cette soumission à laquelle est contrainte la femme iranienne, l'empêchant d'épouser celui qu'elle aime — en ce sens, Aucun ours prolonge Trois Visages, le précédent film de Panahi, avec lequel il forme un fabuleux diptyque); à un second niveau, l'Iran d'aujourd'hui, privé de libertés et sans avenir, où règne la torture (qu'elle soit blanche ou physique), pays que dès lors beaucoup cherchent à fuir, par tous les moyens — deux voies sont possibles, dit à Panahi son assistant: la contrebande, avec le risque de se faire escroquer, ou les passeurs, avec le risque d'être tué.
Ces deux niveaux, Jafar Panahi les imbrique à travers deux histoires: 1) l'histoire du film que son personnage est donc en train de réaliser, qui est celle d'un couple en quête de vrais-faux passeports pour rejoindre la France (l'homme a un faux air de John Cazale), une sorte de docu-fiction puisque c'est la vraie vie du couple qui est filmée, sauf que ça ne se passe pas comme prévu et que la sincérité de Panahi est même mise en doute par la femme, autant d'éléments qui vont conduire au drame; 2) l'histoire d'une photo que Panahi aurait prise dans le village (ce qui est probable mais le film ne le montre pas), celle d'un autre couple d'amoureux, mais "illégitime" celui-là, photo que réclament les hommes du village pour confondre le garçon, mais que Panahi ne peut/ne veut leur donner, affirmant ne pas avoir fait de photo du couple, allant même, pour le prouver, jusqu'à remettre au maire la carte mémoire de son appareil, ce qui en fait ne prouve rien (la photo, il l'a probablement supprimée — c'est mon avis — mais le film, là non plus, ne le montre pas), expliquant qu'à la fin on lui demande de prêter serment (une tradition dans le village pour mettre fin à un conflit — il est même toléré de mentir si c'est pour la bonne cause), autant d'éléments qui, là aussi, vont conduire au drame... Au cœur de ces deux histoires, le pouvoir ambigu des images, entre vérités et mensonges, qui fait de Panahi le digne héritier de Kiarostami (avec les clins d'œil habituels, ici, par exemple, l'obligation pour le cinéaste d'aller sur la colline avec son ordinateur portable pour avoir du réseau, ce qui rappelle le documentariste dans Le vent nous emportera), à la différence toutefois que l'humanisme de Panahi est plus chaleureux que celui de Kiarostami dont l'œuvre avec le temps tendait de plus en plus à l'abstraction. Cela tient d'abord à la présence de Panahi devant la caméra, et à sa bonhomie, mais aussi à ce besoin chez lui de proximité, d'être près des gens, ce dont témoigne ici le désir exprimé par son personnage d'être le plus proche possible du lieu de tournage, des décors, certes de l'autre côté de la frontière mais tout à côté, désir irraisonné puisque compliquant la supervision du tournage, en plus que de se révéler dangereux...
Le titre fait référence à un passage du film où l'un des personnages, après avoir mis en garde Panahi du danger qu'il y a à s'aventurer seul la nuit à cause des ours, lui avoue qu'en fait il n'y a pas d'ours, que les ours c'est juste pour faire peur. La réalité, c'est qu'il y a bien des ours dans cette région de l'Iran (qu'ils soient de Syrie ou du Caucase, peu importe), mais surtout que ces "ours" qui font peur, ce sont les "yeux" du pouvoir iranien, qu'on ne voit pas mais qui sont bien là, vous observant en permanence, où que vous soyez, au courant de tout, comme le sont également les villageois (la poussière sur le 4x4 de Panahi n'est pas celle qui recouvre habituellement le tracteur du village, elle signe la virée nocturne du cinéaste du côté de la frontière par le même chemin que celui, poussiéreux, qu'empruntent les passeurs)... des villageois craignant qu'on les épie à leur tour, parce que dans une dictature, la suspicion finit par gagner tout le monde. Jafar Panahi rend compte admirablement de ce sentiment d'oppression qui, à des degrés divers et selon les modes de vie, imprègne toute la société iranienne, sentiment que le cinéaste traduit, au niveau narratif, par ces deux histoires qui s'emboîtent, et sur le plan formel par tout un jeu avec le cadre (ici plutôt de traviole), tous ces "cadres-dans-le-cadre", comme il y a le "film-dans-le-film", telles les grilles d'une prison. Il en ressort un film réellement stupéfiant. On y devine l'urgence (à filmer) d'un cinéaste empêché (de tourner) et c'est prodigieux. A la toute fin du film, "invité" à quitter les lieux, Jafar Panahi passe en voiture près de la rivière où la cérémonie du lavage des pieds avait été filmée au début, n'importe comment (c'était mal filmé, sans technique, mais c'était du cinéma "vrai", sans mise en scène) par celui qui l'hébergeait... à la place: un drame (mis en scène cette fois), après celui qui vient de conclure la première histoire. On l'incite de nouveau à partir. Il s'exécute... Mais au bout de quelques secondes, alors que résonne une alarme (il n'avait pas attaché sa ceinture de sécurité), il stoppe brusquement sa voiture. Pour attacher sa ceinture? Non. Plutôt pour nous rappeler que — quoi qu'il arrive — son pays c'est l'Iran et qu'il ne partira pas...

Prochainement, pour finir encore (sans autres foirades):

Fumer fait tousser: Dupieux, fumeur à vannes.
— Dédoublements: Vortex de Gaspar Noé, Suis-moi je te fuis / Fuis-moi je te suis de Kōji Fukada et Days de Tsai Ming-liang.
— L'encrier de Richard Linklater: sur Apollo 10½: les fusées de mon enfance.

[ajout du 13-12-22]

Fumer fait tousser de Quentin Dupieux (2022).

Tabac Farce.

On pourrait croire que dans "fumer fait tousser" se cache une contrepèterie... mais non, j'ai bien cherché, je n'ai rien trouvé... tant pis pour la contrepèterie, tout ça n'empêche pas le film d'être, question poilade, un des meilleurs Dupieux, la référence en la matière étant le Daim. Les pisse-froid trouveront encore à redire, laissons-les dire... Fumer fait tousser est un film hilarant, au point que j'ai failli m'étouffer quand j'ai découvert la première fois Chef Didier, le rat pas très ragoûtant (euphémisme), à la gueule dégoulinante de bave (bien verte et bien gluante), qui, par écran interposé, dirige une équipe de justiciers, les Tabac Force: "cinq fantastiques" à la sauce dupieussienne, c'est-à-dire "bas de gamme", à qui le chef a ordonné une pause-retraite pour qu'ils retrouvent leur cohésion.
Fumer fait tousser, c'est de la "sci-fi lo-fi", agrémentée de gore et de bave, ce qui fait que ça relève aussi du genre "sale sci-fi", dont on sait — le salsifis — les bienfaits pour la santé... comme le rire d'ailleurs, au contraire du tabac que nos super-zéros non-fumeurs utilisent comme arme de combat, tout en rappelant aux enfants que la cigarette c'est nul et que ça fait tousser. Soit cinq faux copains de la clope: Benzène, Méthanol, Nicotine, Mercure et Ammoniaque... en mode pause, dans un joli cadre provençal, où, faute d'activité, ils s'occupent à raconter, chacun, l'histoire la plus horrible qu'ils aient jamais entendue... la plus horrible, comme il y avait la plus incroyable (mais vraie) dans le précédent Dupieux. Tous ne la racontent pas (leur histoire), à commencer par le Noir de l'équipe, régulièrement empêché, étant entendu aussi que la pire de toutes, racontée par une petite fille passée là par hasard, le spectateur, lui, ne la connaîtra pas, pas plus que la fin de celle que raconte le "barracuda" en train de cuire sur son grill... hélas, trop vite grillé.
Reste deux histoires, que je ne raconterai pas, rassurez-vous, mais qui vont structurer le film et lui donner du sens, le sens caché du nonsense, sens qui, évidemment, n'est pas unique. Les rabat-joie trouveront encore à redire, laissons-les dire... Le premier degré, c'est le thème même du film: l'apocalypse, la fin de la planète Terre, que menace de déclencher Lézardin, un super-vilain; le deuxième degré, ce pourrait être la même chose mais à l'échelle de l'humain, la fin du monde ramenée à la propre fin de chacun, ici à cause du tabac, l'apocalypse que serait alors, disons, le cancer du poumon, ce qui fait que la pause observée par les Tabac Force équivaudrait à une cure de désintoxication (sevrage en douceur au bord d'un lac, jusqu'au finale où...); et puis, il y a le troisième degré, qui touche aux deux histoires qui nous sont racontées et que j'ai promis de ne pas raconter... Sauf à dire que dans la première il est question d'un "casque à penser" et dans la seconde d'un corps réduit progressivement à l'état de bouche, juste une bouche, les deux histoires étant à relier, puisque s'y exprime à chaque fois une forme (trompeuse) de bien-être, aussi bien chez celle qui s'isole du monde, via son casque, que chez celui qui, malgré ce qui lui arrive, reste insensible à la douleur, donc au monde.
Impossible de ne pas penser à Beckett, quelque part entre L'innommable (la conscience) et Pas moi (la bouche), pour ce qui est de l'absurde, au sens premier du mot, ainsi que je l'évoquais à propos de Wrong: du latin ab-surdus, "complètement sourd", sourd au monde; et de la sensation de "vide" que cela sous-entend, comme chez Beckett, comme chez Dupieux: parler pour ne rien dire, pour dire qu'on a "rien" à dire (certes dans un tout autre registre, plus potache, mais bon...), ce vide existentiel que l'art, sous une forme toujours minimaliste, sinon rudimentaire, cherche à traduire — dans Fumer fait tousser, à travers cette conscience qui se parle à elle-même et cette bouche qui demeure conscience — pour nous rappeler que ce qui se dit là, de manière dé-raisonnée, non intelligente, c'est l'angoisse, présente dans tous les films de Dupieux — Réalité tournait entièrement autour de ça —, mais le plus souvent masquée (derrière l'aspect déconnant du récit) et d'autant plus masquée que l'idiotie, dans sa forme la plus crasse, est comme un rempart à l'angoisse (cf. le tandem de Mandibules).
L'angoisse, ici, on l'aura deviné, est celle qui renvoie l'homme à sa finitude. Dans la première histoire, ce n'est pas l'angoisse mais la peur que Dupieux met en scène (la séquence dans la piscine). L'angoisse, elle, perçue tout au long du film, ne se matérialise réellement qu'à la fin, à la nuit tombée (c'est le dernier plan), lorsque les Tabac Force, informés que la fin du monde est pour maintenant, sont là en train d'attendre fébrilement que Norbert 1200, le nouveau robot aussi peu fonctionnel que l'ancien (suicidé), exécute le programme qui doit les faire changer d'époque. Peu importe que la catastrophe n'ait pas lieu, le programme pour y échapper reste désespérément en attente, tel un présent qui, à la manière des boucles répétitives de l'électro, se répéterait indéfiniment... Pour nos cinq héros, il n'y a plus qu'à angoisser un max, grillant cigarette sur cigarette. Fin de partie.

[17-12-22]

Dédoublements.

VortexSuis-moi je te fuis/Fuis-moi je te suisDays, chacun des ces films relève de l'expérience: diviser l'écran en deux, inverser le rôle des personnages, dédoubler la "performance", les films, ici, étant déjà à la base une expérience: sur le vieillissement, la rencontre amoureuse, le corps de Lee Kang-sheng, avec comme trait commun, la maladie: de la maladie d'Alzheimer, et du cœur, dans Vortex, à la maladie mystérieuse de Lee dans Days — celle qui lui a bloqué le cou il y a quelques années, cf. The River —, en passant par ce qui s'apparente à la schizophrénie dans Suis-moi/Fuis-moi... Dispositif pour le moins aride, sinon morbide, d'autant qu'il s'accompagne d'un phénomène d'aplatissement qui "étale" littéralement ce que l'auteur nous donne à voir (Noé), nous raconte (Fukada), nous fait ressentir (Tsai), expliquant que les films durent respectivement deux heures trente, deux fois deux heures et deux heures... Expérience avant tout temporelle, sur la cruauté du temps comme de son pouvoir créatif, ce qui, pour le spectateur, s'apparente à une épreuve, l'enjeu étant alors d'éprouver le film davantage qu'il vous éprouve. Chacun des films est ainsi confronté, et dans des proportions variables, au danger que l'auteur s'est lui-même imposé, par la "violence" de son parti pris (esthétique et/ou narratif), qui ne peut que bousculer le confort du spectateur. Cette donnée est à prendre en compte lorsqu'on regarde ce genre de film, non pour justifier qu'on puisse s'y ennuyer, mais pour justement se détacher, le temps du film, des habitudes que le cinéma, disons courant — pas nécessairement formaté mais celui auquel on est habitué —, vous a inculqué. Il ne s'agit pas de juger le bien-fondé du dispositif (si on le refuse, à quoi bon voir le film), mais d'en apprécier la cohérence. Qu'apporte de plus, dans Vortex, le fait de juxtaposer deux plans qu'on a filmés simultanément? Qu'apporte de plus, dans Suis-moi/Fuis-moi..., le fait de contrarier en permanence le principe de la rencontre? Qu'apporte de plus, dans Days, le fait d'ajouter, aux longs plans-séquences consacrés à Lee, et son corps douloureux, le quotidien d'un autre personnage en train de préparer son repas? Réponse: un surcroît d'intensité. Mieux: de densité.

Dédoublements I.

Vortex de Gaspar Noé (2022).

Dans Vortex, on suit parallèlement Françoise Lebrun, improvisant une psychiatre à la retraite atteinte d'Alzheimer, et Dario Argento improvisant, lui, un vieux critique de cinéma, fragile du cœur, qui écrit un livre sur le cinéma et les rêves... L'usage du split screen a pour fonction, cela a été dit et redit (par Noé lui-même), de signifier au sein du couple la solitude de chacun. D'un côté, le cerveau, de l'autre, le cœur — le film est dédié "à tous ceux dont le cerveau se décomposera avant le cœur" —, plus précisément, si on se met à la place du spectateur (effet miroir): le cerveau malade de la femme, mais qui, située à gauche de l'écran, correspond au "cerveau droit", siège des émotions et de l'imagination (ce qui renvoie aussi aux propos d'Argento sur son livre, encore à l'état d'ébauche); le cœur malade de l'homme, situé lui à droite de l'écran, donc du bon côté (gauche), celui des sentiments et de l'affectivité (ce qui fait également écho au personnage de Françoise Lebrun, absolument bouleversant). L'intensité dont je parle commence là, par ces premières brèches qui font communiquer secrètement les deux plans, s'opposant ainsi à la rigidité du dispositif, cette incommunicabilité, via la division de l'écran, que la durée du film tend à souligner de manière insistante (donc rasoir), écueil bien perçu par Noé, ce qui le pousse, aux deux tiers du film, à introduire un tiers dans le dispositif, en la personne du fils (Alex Lutz) et de son petit garçon. Pour autant, ce n'est pas à ce niveau que se situe le gain d'intensité. Ce qui permet de faire tenir le film sur la durée, en créant une forme de porosité entre les deux plans, et non de jouer sur le registre détestable de la "tension hanekienne", qui verrait, comme dans Amour, l'homme étouffer à la fin sa femme, c'est qu'il est traversé par un profond sentiment de mélancolie. Qui débute dès l'ouverture, par la chanson qu'interprète in extenso Françoise Hardy (Mon amie la rose), et va aller crescendo, jusqu'à l'épilogue, post mortem, par le biais de... Qu'est-ce qui donne au film cette intensité mélancolique qui le rend si captivant? C'est bien sûr, outre le "jeu" des acteurs, l'appartement que le film investit de fond en comble, cet appartement-rhizome, encombré de bouquins et d'affiches (l'anti-psychiatrie post soixante-huitarde, Metropolis de Fritz Lang, Une femme est une femme de Godard, etc.), dans lequel erre, de plus en plus perdue, Françoise Lebrun; où se réfugie, de plus en plus angoissé, Dario Argento, lui-même cinéaste de l'angoisse. C'est à l'appartement, autant qu'à cette espèce de gouffre mental dans lequel s'enfonce le couple, que renvoie le titre "vortex", le lieu du tourbillon, tourbillon qui n'est autre que celui de la vie, comme le chantait Jeanne Moreau, mais ici saisi dans sa phase terminale... Et surtout: l'appartement en tant que mémoire, non plus celle qui flanche, comme le chantait, là aussi, Jeanne Moreau, mais celle qui, via Françoise Lebrun, "associe" mélancoliquement (ou cinéphiliquement, c'est pareil), le film de Noé à celui emblématique d'Eustache, la Maman et la Putain. Qui fait de l'appartement dans Vortex un territoire "hanté", traversé de fantômes en tous genres, les fantômes du cinéma — c'est Vampyr de Dreyer que regarde Argento pour les besoins de son livre, la séquence finale où le héros se dédouble et, assistant à son propre enterrement, épouse le point de vue du mort dans son cercueil —, mais aussi, plus généralement, tous ces fantômes qui font le lien entre la vie et la mort, prolongeant la vie par-delà la mort, même quand les lieux ont été vidés, et, par leur seule "présence" — la croyance est nécessaire dans ce genre de film —, rétablissent la connexion qui existait entre deux êtres, mais que le temps et la maladie avaient fini par rompre, à l'image du dispositif.

Dédoublements II.


Suis-moi je te fuis/Fuis-moi je te suis
de Kōji Fukada (2020).

Suis-moi je te fuis/Fuis-moi je te suis. Disons d'abord que des trois films que j'ai regroupés, le "double film" de Fukada est le moins radical, celui qui risque le moins de bousculer les habitudes du spectateur, puisque le risque ici touche uniquement au récit, à sa construction, qui plus est, sans la dimension improvisée du film de Noé ni "performative" de celui de Tsai. En fait, si l'ensemble dure presque quatre heures, le défi pour Fukada était moins d'étirer que de concentrer un récit à la base beaucoup plus long — il est tiré d'un manga —, que le cinéaste avait au préalable adapté sous la forme d'une série télé, dix épisodes d'une vingtaine de minutes chacun. Soit un scénario réduit de moitié dont on pourrait qualifier le mouvement de bressonien: le "drôle" de chemin que doivent prendre deux êtres pour aller l'un vers l'autre, ce à quoi renvoie le double titre français. Car si on connaît le côté Rohmer de Fukada — cf. Au revoir l'été —, ce dont témoigne dans Suis-moi/Fuis-moi... le passage où, se promenant dans un parc avec sa petite fille, Ukiyo, l'héroïne, au moment de prendre une photo de l'enfant, croit voir au fond du plan Tsuji, celui qu'elle aime et dont elle a perdu la trace, écho manifeste à la Femme de l'aviateur, ou encore le personnage même de Tsuji, indécis et lâche dans ses relations sentimentales, à l'image du Gaspard de Conte d'été... il y a aussi un côté Bresson chez Fukada — cf. Harmonium — auquel renvoie d'ailleurs le titre original du film: Le signe du sérieux, deux mots: "signe" et "sérieux", qui bien sûr résonnent japonais mais, dans le cas présent, évoquent peut-être plus encore l'art de Bresson.
Suis-moi/Fuis-moi... est ainsi jalonné d'ellipses, qui, loin de perdre le spectateur, se contentent de le désarçonner, juste un temps, puisque ce qui, au détour d'une séquence, apparaît peu compréhensible, se trouve logiquement expliqué à la séquence suivante, Fukada découpant son film en petits blocs, ce qui n'est pas sans rappeler les cases d'une BD. Un procédé qu'on pourrait juger archaïque vu que la BD moderne, et tout particulièrement le manga, vise au contraire, par le mouvement imprimé, à décloisonner l'histoire qu'il raconte et par là même à libérer le récit. C'est qu'il y a autre chose dans le film qui tient à ce qui dans le récit ne fait pas justement "jonction". Quoi exactement? Difficile à dire. En tous les cas, quelque chose qui témoignerait du lien que Ukiyo et Tsuji n'arrivent pas à nouer, parce que refusant plus ou moins consciemment, chacun de leur côté, l'aliénation qu'un tel lien implique, ce que symbolise le suicide à deux, poignets ligotés, auquel Ukiyo fut "contrainte" dans le passé avec son amant de l'époque. Aliénation qui est celle de la femme, soumise à son mari comme aux hommes dans leur ensemble, et dans le cas d'Ukiyo, incapable de se défendre, de dire non, toujours à s'excuser — "sumimasen" est répété tout au long du film par l'héroïne —, mais aussi de l'individu japonais en général, dans son rapport au père, au travail (ici l'entreprise de jouets et de feux d'artifice où travaille Tsuji), quand ce n'est pas, en plus, au yakuza du coin.
D'un côté, donc, Ukiyo, coincée entre deux barrières (comme au passage à niveau), la barrière sociale et celle de son désir, continuellement réfréné, l'obligeant à fuir à chaque fois qu'un semblant de lien prend forme, sous prétexte de devoir aider celui qu'elle abandonne, devenu, par la force des choses, le plus fragile... naviguant ainsi dans une sorte de présent instable — elle ne se prénomme pas Ukiyo, c'est-à-dire "monde flottant", pour rien. De l'autre côté, Tsuji, inexorablement attiré par Ukiyo, parce que radicalement différente des deux autres femmes, l'une immature l'autre trop sérieuse, qui lui tournent autour; Ukiyo qui incarne par son "histoire" une vie autrement plus trépidante, permettant à Tsuji de sortir de cet effroyable quotidien dans lequel il vit, à l'instar de Marlowe, l'écrevisse au fond de son aquarium, qu'il nourrit mécaniquement le soir, une fois rentré chez lui, dans son appartement-cellule.
Dit comme ça, on pourrait trouver le film très théorique, très froid dans son expression, et pour le coup, vu la durée du film, aussi ennuyeux et répétitif, ennuyeux parce que répétitif, que le monde qu'il décrit... En même temps, il demeure un fil, tenu, qui court à l'intérieur du récit, offrant une lecture différente de celle, très convenue (sur la société japonaise et la place de la femme dans cette société), qu'une vision disons paresseuse du film ne permettrait pas de dépasser. Voir Suis-moi/Fuis-moi... c'est un peu comme lire des idéogrammes et, en fonction de la lecture et du sens qu'il faut leur donner, percevoir autrement le film. Ce fil, qui dans le film maintient l'édifice, a à voir avec l'idée d'endettement. C'est l'endettement qui, d'un côté, soumet corps et biens Ukiyo à son prêteur, et de l'autre, permet à Tsuji, par le jeu du remboursement, de ne jamais rompre complètement avec celle à qui il a prêté. C'est ce qui fait lien durant les trois-quarts du film, et même au-delà, quand, lors de la dernière partie, la disparition ne concerne plus Ukiyo mais Tsuji. A ce propos, le thème de la disparition n'est pas ce qui structure équitablement les deux films. Suis-moi et Fuis-moi, pris dans leur ensemble, sont en fait divisés en... trois parties: la première, jusqu'à la disparition effective, au bout d'une heure, de Ukiyo (jusque-là elle ne disparaissait jamais très longtemps); la dernière, quand c'est Tsuji qui a disparu, durant la dernière heure; entre les deux, une longue partie, qui correspond à la seconde moitié de Suis-moi et à la première de Fuis-moi — ça va, vous suivez? — dans laquelle Tsuji, découvrant "l'enfer" qu'on lui a promis s'il restait avec Ukiyo, finit par "oublier" la jeune femme pour mieux... la retrouver. De sorte que les deux films ne sont pas à proprement parler symétriques, au sens où le thème de la disparition n'en constitue pas le centre. D'abord parce que, au pays des signes, le récit, comme l'espace décrit par Barthes, se trouve "incentré", réversible, à l'image du "corridor de Shikidai", et que l'inverser ne changerait rien. Mais surtout, parce que le lien que j'essaie de définir se situe hors du cadre narratif, du moins se trouve-t-il à sa marge, incarné par le personnage de Wakita, le yakuza, qui est celui grâce à qui la rencontre peut finalement avoir lieu, hors de toute vraisemblance, entre Ukiyo et Tsuji. A la fois comme médiateur du récit, via la question de la dette, sans cesse reconduite, et comme spectateur assidu, de ce que vivent les deux personnages principaux, cherchant notamment à comprendre cet attachement, insensé à ses yeux, que Tsuji, comme d'autres avant lui, éprouve pour Ukiyo. "The real thing" (titre international du film) se situerait là, assurant l'impossible jonction, ce "réel de la chose" qu'est la rencontre amoureuse.

[21-12-22]

Il y a 30 ans, Sylvie Gisèle Armelle...