Sport de filles de Patricia Mazuy (2012).
La fille au foulard.
Sport de filles de Patricia Mazuy est dédié "à Lee Marvin et Budd Boetticher pour leur foulard...", référence à Sept Hommes à abattre dans lequel Marvin arbore un superbe foulard vert. De Boetticher, Mazuy emprunte, outre le foulard, l'entêtement du héros, s'obstinant à atteindre quoi qu'il arrive le but qu'il s'est fixé. A propos de Boetticher, Michel Delahaye écrivait: "C'est un primitif qui donne tête baissée dans l'aventureuse nature des choses." De fait, Gracieuse (un nom de jument), la jeune fille butée et revêche que campe Marina Hands dans le film, tient à la fois du héros boettichérien et de Boetticher lui-même. Voilà pour le côté western du film (ah oui, il y a aussi les chevaux). Mais ce n'est pas ça qui m'intéresse. Le western chez Mazuy on connaît, pensons à Peaux de vaches. Et les chevaux aussi, pensons à Basse Normandie. Les coulisses du monde équestre, surtout celui, très aristocratique, du dressage, très bien (la représentation qu'en donne Mazuy est plutôt réussie), mais ça c'est le décor, le fonds naturaliste du film, le plus dur c'est d'y inscrire des personnages, de les faire exister, les faire se rencontrer, etc. Et là ça devient magnifique. Sport de filles est une comédie (westernienne si l'on veut), une vraie, avec ce que cela suppose de drôlerie et d'émotions, mais aussi de force politique: guerre sociale (l'ouvrière dans un monde d'aristos) et guerre des sexes (un homme entre trois femmes, voire quatre). Simon Reggiani, qui a écrit le scénario, parle du film comme d'une version "équestre, épique et sociale" (hippique, épique et colégram...) de la Règle du jeu et c'est vrai qu'il y a ici du Renoir dans les rapports entre les personnages, le film relevant ainsi de deux traditions qui a priori s'opposent: le cinéma français classique, dominé par les rapports sociaux et de sexe (la jeune fille et l'homme d'âge mûr, la femme castratrice qui tient les rênes ou celle qui soumet l'homme à son désir...) et le cinéma américain caractérisé par son efficacité narrative (c'est le cas du film de série B qui va droit à l'essentiel, mais aussi de la comédie hollywoodienne: Skorecki a raison de citer Hawks, via son film Man's Favorite Sport, non seulement à cause du titre, l'équitation étant "le sport favori de la femme", qui préfère de loin le manège à la pêche, mais surtout parce que c'est le seul sport dans lequel elle rivalise avec l'homme, le dominant même très souvent — et puis on sait l'importance de la question du genre chez Hawks). Sport de filles concilie les deux avec une aisance stupéfiante, par le rythme que Mazuy impose au film (aidée en cela par la partition de John Cale), un rythme qu'on pourrait comparer — c'est trop tentant — aux différentes allures et figures qu'un cavalier impose à son cheval: trot sur place, au départ, au risque de faire "piaffer" d'impatience le spectateur, quelques demi-voltes dans la forêt et puis la belle diagonale que constitue l'échappée allemande, avant la pirouette finale, le retour chez le père... et un dernier plan au galop. D'où la question (plus sérieuse): quel est le moteur du film? Je dirais: le caprice, celui qui touche au vouloir féminin (la Règle du jeu était à l'origine une adaptation des Caprices de Marianne), représenté ici par toutes les femmes du film, pliant Ganz, l'ancienne gloire du dressage, à leur propre caprice: le business (Balasko la concubine, propriétaire du haras), la compétition (la belle-fille cavalière), le sexe (l'amante américaine qui en fait est anglaise), jusqu'à ce qu'il envoie tout promener pour céder à un autre caprice, encore plus terrible, celui de Gracieuse — elle aurait dû s'appeler Capricieuse — la rebelle un peu mélenchoniste sur les bords (elle traite tout le monde de larbin ou de planche pourrie), surtout "le caprice incarné" (ainsi le voyage à Francfort), celle qui n'en fait qu'à sa tête, sachant qu'elle n'a qu'une idée en tête: avoir son propre cheval, un cheval qu'elle puisse dresser. C'est que le caprice, comme les meilleures comédies, est imprévisible, invraisemblable, insaisissable...
Le loup, le renard et la tortue.
Paul Sanchez est revenu! (2018). Ça commence par une histoire de Porsche et de pipe avec Johnny Depp et ça finit par... bah non, je ne le dirai pas. Le dernier Mazuy vaut le détour comme on dit dans les guides de voyage, et le détour ici c'est le Rocher de Roquebrune et ses grottes troglodytes (un ermite y vit je crois) qui donnent au film une coloration western, sauf qu'il n'y a pas de chevaux, pas de vaches non plus, bien qu'on soit chez Mazuy, juste des cowboys (les gars du GIGN) et une petite tortue des Maures (je suppose, je n'en ai jamais vue), une habituée du coin, dont s'occupe Marion (Zita Hanrot), la gendarmette, qui avec son gilet pare-balles ressemble, elle, à une tortue Ninja. Mais bon, je m'égare, la tortue ne joue aucun rôle, même si Marion est du genre "longue à la détente", comme lui rappelle son chef, personnage mockyien, qui se voudrait, lui en revanche, rusé comme un renard. Cela dit, le renard ne joue aucun rôle non plus. L'animal ici est une sorte de loup blessé, le dénommé Paul Sanchez (Laurent Lafitte), un homme en cavale qui serait revenu dans la région, dix ans après avoir massacré sa famille (on pense à quelques faits divers récents), un meurtrier qui fascine tout le monde, à commencer par notre gendarmette, bien décidée à l'arrêter.
Au départ, le retour de Sanchez, ce n'est qu'une rumeur, de celles qui alimentent les journaux (en l'occurrence Var-Matin) et les chaînes d'information (BFM évidemment), sauf qu'elle finit par prendre corps. Le film part moyen, la voix off est un peu pénible, elle reviendra à la fin, pas plus heureuse, comme pour mettre les points sur les i, d'un récit qui n'en a pas besoin, tout cet aspect "médiatique" est un peu trop convenu... Mettre les points sur les i, c'est aussi ce qu'on peut reprocher au jeu de Lafitte dont le regard halluciné au début du film, pour signifier qu'il y a quelque chose qui cloche dans le personnage, rend l'ouverture poussive (il faut en plus se dégager de l'image parasitante que constitue le personnage de violeur incarné par l'acteur dans le film de Verhoeven)... Mais peu importe, ce ne sont que des détails, d'autant qu'un autre "détail" (la femme venue déclarer en pleurs la disparition de son mari au commissariat) se révèle autrement plus génial, par la façon dont il est introduit dans le récit. C'est d'ailleurs la force du film, la façon dont Mazuy construit son film, sa manière de le rythmer, à nulle autre pareille, à coups de tambour et de trompette (c'est encore John Cale — après Saint-Cyr et Sport de filles — qui a composé la musique, ici aux accents morriconiens), toujours le western, mais un western à la Stévenin, par sa géographie, son rapport à la France d'aujourd'hui, ses ruptures de ton, ce côté fracassant qui voit les scènes s'entrechoquer... à la seule différence qu'il y a ce regard, acéré et doux, qui n'appartient qu'à Mazuy et fait de son Paul Sanchez une œuvre aussi détonante qu'étonnante, à la fois tendre et cruelle, comique et tragique, comme peut l'être une tortue retournée sur le dos. Car la tortue, finalement, avait bien un rôle à jouer.
A venir: Bowling Saturne (2022).
Rappel: Peaux de vaches (par Marc Chevrie) et Travolta et moi.
[07-11-22]
Bowling, ça tourne.
Après l'escapade en PACA (Paul Sanchez est revenu!), retour en Normandie pour Patricia Mazuy, avec son dernier film, Bowling Saturne, sauf que cette fois, pas de campagne, c'est dans un cadre urbain et nocturne, celui du "film noir", que la cinéaste a planté son décor: un bowling aux lumières rouge sang (auquel on accède par un tunnel comme on descend aux enfers), écho lointain au Party Girl de Nicholas Ray, évoqué par Mazuy elle-même en tant que "motif" de départ — pattern cinéphile), mais une fois le film achevé, plus proche de Lynch (Lost Highway) et de Laurent Achard (Dernière Séance), pour ce qui est de l'édifice à deux étages que constitue le lieu du film: l'antre de la bête au-dessus du bowling (chez Achard, l'antre se situait en dessous). Reste que Bowling Saturne, c'est surtout du pur (et dur) Mazuy. Si le film fait écho à d'autres films, c'est d'abord aux propres films de Mazuy et tout particulièrement aux deux premiers, Peaux de vaches (la tragédie, les deux frères qui s'opposent, etc.) et Travolta et moi (les deux niveaux de la boulangerie, la patinoire que remplace ici le bowling...). Comme si ce monde primordial auquel renvoie Bowling Saturne (le prédateur sexuel, la société des chasseurs, "animal je suis mal/mâle"...) s'accordait avec le désir (plus ou moins conscient) de Mazuy de renouer avec l'esprit de ses premiers films.
Le titre reflète la double nature de Bowling Saturne — Bowling/Saturne —, entre l'espace collectif, convivial, que représente la salle de bowling et le mythe qui s'y trouve convoqué via l'appartement du dessus, là où habitait "Saturne" (le repaire du père), devenu le lieu de l'horreur, justifiant que celle-ci y soit figurée, au moins une fois, non par complaisance et/ou fascination (comme le dénoncent nombre de critiques surtout féminines) mais bien par nécessité. Laquelle? Faire de l'unique scène de meurtre (filmée), en l'occurrence la première, le lieu de l'insoutenable, que Mazuy ne filme d'ailleurs pas de manière frontale, déplaçant les axes de façon à découper le plus possible la scène, ce qui fait que l'horreur vient autant de ce que la scène nous montre que de ce qui s'en dégage via la vision volontairement dés-humanisée (comme vu à travers le regard du chien, l'ombre du père mort) que livre Mazuy de la bestialité, dans ce qu'elle peut avoir d'incommensurable chez l'homme, en comparaison des scènes de chasse en Afrique qu'on découvrira par la suite, qui, elles, relèvent d'un monde, certes écœurant par le taux élevé de testostérone qu'il y règne, mais néanmoins "civilisé".
Bowling et Saturne, soit la forme et le fond, sachant que chez Mazuy, "le fond crée la forme qui, à son tour, l'informe", ainsi que l'écrivait Michel Delahaye. De sorte que le "Saturne" du titre renvoie aussi bien au mythe du père tout puissant (la jouissance du père, chasseur lui aussi, le chef de la meute, comme il est dit dans le film, voire de "la horde primitive", pour parler freudien), aux allures parfois de "satyre" (le banquet des chasseurs, séquence à la fois hénaurme et grotesque, hénaurme parce que grotesque, peut-être aussi parce que sous le regard de la militante pro-animal — 1), rappelant les Caprichos de Goya... renvoyant aussi bien au mythe, donc, qu'à sa figuration, particulièrement sombre (saturnienne?), qui apparente le film à une peinture noire, évoquant cette fois le Goya tardif, si on pense toujours à Saturne dévorant sa progéniture. De sorte encore que cet aller-retour entre fond et forme préserve le film de toute psychologisation excessive, maintenant la tragédie en surface (telle la piste de bowling, sur laquelle court la boule avant d'entrechoquer les quilles), tragédie à la Eschyle, centrée avant tout sur la malédiction, celle qui pèse sur les épaules du héros: le fils illégitime, longtemps humilié, continuellement frustré, que la rencontre avec "l'image du père" — auquel il s'identifie, le faisant revivre à travers cette veste en peau de serpent qu'il endosse — transforme en serial killer (le personnage, sans véritable biographie, naît littéralement avec le film), les tensions qui en résultent, l'intensité des situations, qui voit la douceur du regard d'Achille Reggiani (le fils de Patricia Mazuy) se muer subitement en sourire féroce...
Un Eschyle d'aujourd'hui, donc, qui ferait de Bowling Saturne la version moderne d'une tragédie grecque, comme le souligne Mazuy, menant ici au fratricide (point ultime, cathartique, du conflit qui existe entre les deux fils, entre d'un côté: le flic obsessionnel, en deuil du père, envahi par un fort sentiment de culpabilité — d'où l'inhibition —, et de l'autre: le monstre qui, sous l'effet de son chaos intérieur et des pulsions meurtrières qu'un tel chaos libère, massacre des femmes). Une lutte qui, à mesure que le film avance, tend, de par sa dimension mythologique (on pense aux fils d'Œdipe, le bowling à la place de Thèbes), à dominer de plus en plus le récit, rendant la question du féminicide non pas accessoire mais moins centrale, expliquant que la critique "féministe" y trouve à redire. Le malentendu est là. En transposant ainsi les puissances du mythe (et l'archaïsme des pulsions dont il est l'expression) dans un cadre contemporain, le cinéma de Patricia Mazuy se veut intemporel, c'est un cinéma incarné, abrupt, sans concessions, qui ne cherche pas à arrondir les angles, mais au contraire à les rendre plus saillants... Avec pour effet de décentrer les grandes questions de société (la toxicité masculine, le féminicide) qui aujourd'hui alimentent le débat, leur assignant une autre place, forcément périphérique par rapport au projet artistique, loin de la surdétermination qui caractérise tous ces films (surtout français) qui, eux, traitent platement de ces questions. Bowling Saturne se situe beaucoup plus en amont, pour ce qui est des pulsions mâles que le film met en scène, ce qui lui confère cette dimension "phallique" (pour le coup gênante et donc polémique), à la fois de surpuissance (dans le tableau de Goya, Saturne, en même temps qu'il dévore son enfant, dévoile un sexe turgescent) et de vitalité dionysiaque (structurellement parlant, si on assimile le film à une tragédie antique, la scène du banquet — inspirée des "chansons paillardes" d'Oshima, précise Mazuy dans l'interview qu'elle a accordée à Olivier Père — correspondrait à l'intervention du Chœur). D'où le paradoxe, qui voit certains/certaines reprocher au film sa misogynie (la représentation du meurtre), alors que d'autres lui reprochent au contraire sa vision outrancière, sinon ridicule, de la masculinité (l'image des chasseurs), une contradiction qui témoigne bien de la position atypique du cinéma de Mazuy, cinéma hors-norme et à ce titre indispensable.
(1) Personnage n'offrant au demeurant que peu d'intérêt. La relation amoureuse, à laquelle on a du mal à croire, entre la jeune femme et le flic est, bien plus que la figuration de l'horreur ou le portrait farcesque de la masculinité, le point faible du film. Faiblesse somme toute compréhensible tant cette relation — imaginée avant tout pour que le flic, à l'opposé du frère, ne soit pas sans attache sentimentale — n'intéresse visiblement pas Mazuy.
"c'est un cinéma incarné, abrupt, sans concessions". J'aurais tendance à écrire le contraire : je trouve le film peu incarné et mal joué (aucun naturel), très écrit et sursignifiant (trop de scènes qui "veulent dire"), plombé par son sérieux (sa prétention) et les références qu'il convoque. Et c'est peu de dire que le personnage de l'écolo offre peu d'intérêt ! En même temps, ce personnage et son traitement sont assez symptomatiques des manquements : Mazuy ne la filme pas, l'écolo militante, c'est un personnage "écrit", elle s'en sert essentiellement comme d'un rouage scénaristique, une jointure dans un film où les béances, les accidents, ne relèvent pas de la mise en scène. J'ai d'ailleurs pas souvenir d'un cas similaire dans sa filmographie.
RépondreSupprimerHum... pour moi le personnage (très faiblard) de l'écolo n'est pas représentatif du film qui vaut au contraire par cette espèce de brutalité que Mazuy confère à sa mise en scène, ce côté très "scénique" en phase avec ce que raconte le film
Supprimer