Triangle of Sadness de Ruben Östlund (2022).
Quelques mots sur le dernier film (médiocre) d'Östlund, avant de retrouver Godard.
Avez-vous déjà vu un triangle sourire?
Oublions le titre français, Sans filtre, qui réduit le film à sa seule dimension satirique (on ne remerciera pas le distributeur d'avoir gardé un tel titre pour — une fois la Palme d'or en poche — accrocher davantage encore le spectateur). Alors qu'Östlund est d'abord un cinéaste de dispositifs qui, après le carré de The Square, et les questions de "cadre" qu'il soulevait (via l'art contemporain), a cette fois conçu un triangle. Triangle of Sadness donc, avec trois parties comme il y a trois côtés: un couple de mannequins, un yacht sur lequel ils sont invités (pour une croisière de luxe), une île sur laquelle ils échouent (après une tempête et un dîner transformé en purge: dégueulis et chiasse à gogo), eux et quelques autres spécimens, représentatifs du monde (capitaliste) d'aujourd'hui. Östlund lorgne du côté de Ferreri et de Buñuel, sauf qu'il est tout le contraire d'un moraliste; nulle ambiguïté chez lui, rien qui laisse le spectateur libre de choisir quel sens donner à ce qu'on lui raconte ou ce qu'on lui montre. Le cinéma d'Östlund est des plus démonstratif, écrit au marteau-piqueur, avec pour principale caractéristique d'asséner des vérités toutes faites, qui se veulent définitives — rien à voir avec l'ironie. Autant dire qu'on le voit venir de loin, Östlund, tout au long du film (et Dieu que c'est long), avec ses gros sabots (vous savez, les "träskor", ces gros sabots en bois made in Sweden). C'est lourd, c'est matraqué et en plus c'est même pas drôle. Citer Chomsky, OK, ça fait bien dans le tableau/bateau, mais le répéter en boucle, ça ne fait qu'épuiser la charge, qu'elle soit politique ou comique, la vider de toute substance, comme c'est le cas avec les passagers. Au point de se dire que chez Östlund, il y a autre chose, en effet, que la satire. Et de revenir au dispositif, au triangle et ses trois côtés, que seraient — je le rappelle pour les malcomprenants — 1) le superficiel (représenté par la mode), 2) la richesse (symbolisée par la merde), 3) les rapports sociaux (de classe comme de sexe), le troisième côté étant censé, puisque les rapports y sont inversés, refléter sous un autre aspect les deux premiers. Un triangle plutôt bien construit, mais sans l'ombre d'un mystère, ce n'est pas le triangle des Bermudes... sans l'ombre non plus d'une dialectique, la dialectique n'ayant rien de triangulaire. Ici la troisième partie ne vise pas à surmonter les oppositions mais à les reproduire dans un nouveau décor, le même en fait, seulement à l'état brut.
C'est que chez Östlund, le dispositif ne repose justement que sur ça, des oppositions: via nos deux jeunes mannequins, qui dans un premier temps apparaissent comme prisonniers de leur milieu, aveugles non seulement au reste du monde mais aussi à leur propre monde, ne vivant que de leur image, chacun de leur côté (ils se disent également "influenceurs"), puis qui se retrouvent confrontés à ce qu'est ce monde auquel ils appartiennent, aussi futile qu'inutile; opposition via encore le capitaine américain du navire et l'oligarque russe, futur propriétaire dudit navire, le marxisme de l'un vs. le capitalisme de l'autre. Sauf que ça s'arrête là... l'épisode sur l'île, qui voit l'exploitée exploiter à son tour, ne fait que renvoyer dos à dos les oppositions (marxisme et capitalisme, machisme et féminisme, civilisation et nature), se concluant, dans un geste peu amène, sur un gros point d'interrogation... Ce qui est en soi logique puisque c'est ça un dispositif. Quelque chose de théorique, qui décrit froidement les êtres et leurs relations, sans véritable affect. Avez-vous déjà vu un triangle sourire? Ce n'est pas pour rien que le triangle du titre fait écho à l'expression triste que donnent sur le visage les plis situés au-dessus du nez (à l'image des modèles qui posent pour Balenciaga, au contraire de ceux d'H&M, opposition annoncée celle-là d'entrée de jeu, entre la haute couture parisienne et le prêt-à-porter suédois, ha ha). Plus généralement, le triangle est là pour traduire cette vision pessimiste, sinon nihiliste, en tout cas négative, qu'a Östlund de l'humanité, à l'instar d'un Haneke ou d'un Lanthimos. Pourquoi pas? objecteront les défenseurs du film. Oui pourquoi pas, mais alors sous une autre forme, disons plus souple, qui module un tant soit peu le triangle (ce qui conférerait au film le côté moraliste qu'il n'a pas)... et non, cette figure grasse et pesante, aux angles (d'attaque) lourdement soulignés, qui ne fait que se nourrir de ce qu'elle dénonce. De tous les côtés (les trois) et complaisamment.
C'est effectivement un film peu aimable, et que je n'aime pas beaucoup. Et pourtant, Snow Therapy, c'était pas si mal...
RépondreSupprimerDepuis Play que ses admirateurs considèrent comme son meilleur film (mais que je ne connais pas) Ostlund descend plus bas à chaque nouveau film
SupprimerSi ça vous intéresse Buster, Play passe le 18 octobre à l'Arlequin, c'est moi qui animerai la séance.
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