lundi 24 octobre 2022

Hé ho


EO de Jerzy Skolimowski (2022).

Les mystères de l'âne.

"C'est un chef-d'œuvre... Un film à la fois terrible sur le monde et le mal dans le monde et, en même temps, on ressent tout ça avec une espèce de douceur évangélique qui, pour moi, est extraordinaire." (Jean-Luc Godard, à propos d'Au hasard Balthazar de Robert Bresson)

Okay donkey... ça c'était pour le Bresson, ce Balthazar dont on sait que pour Skolimowski il a un peu la valeur d'un Bambi — "le-film-qui-m'a-fait-le-plus-pleurer" —, sauf que le Bresson n'est pas un souvenir d'enfance, puisque Skolimowski l'a vu lorsqu'il avait la trentaine, qu'il faisait déjà des films et que le dernier venait d'être interdit par la censure polonaise (ou n'allait pas tarder à l'être), l'obligeant à quitter son pays. Souvenir triste, à l'image du regard de l'âne, période grise, comme l'est sa robe... que n'a jamais oubliés Skolimowski mais qu'il était temps de réactiver. D'autant que si le cinéaste est bressonien, c'est aussi (et surtout) via sa dimension dostoïevskienne, qui traverse toute son œuvre et tout particulièrement ses dernières productions, qui font du Léon "observateur" de Quatre Nuits avec Anna (inspiré des Nuits blanches), l'équivalent à la fois du prince Mychkine ("l'idiot") et de l'âne de Bresson, aux dires mêmes de Skolimowski, alors que, dans Essential Killing, le périple du taliban interprété par Vincent Gallo, personnage en fuite, mutique, assimilable, lui, à une "bête traquée", préfigure le cheminement chaotique d'Eo. Dostoïevski donc, que Skolimowski convoque ici à travers le personnage (tardif) du jeune prêtre italien, qui mêle foi chrétienne et addiction au jeu, épisode signifiant qu'on pourra trouver pour le coup inutile, au même titre que l'apport, peu convaincant c'est le moins qu'on puisse dire, d'Isabelle Huppert dont le rôle ultracourt (a-t-il était raccourci au montage?) — celui d'une comtesse casseuse d'assiettes! — laisse pantois (1). C'est que Eo n'est pas exempt de défauts, disons plutôt d'excès, qui, sans véritablement gâcher le film, en limite quelque peu la réussite. L'esthétisme exacerbé du cinéma de Skolimowski, notamment de ses derniers films, ce côté très stylisé, qui le voit ici multiplier les effets numériques, du filtre rouge (et sa valeur symbolique) aux mouvements stroboscopiques, en passant par toutes ces distorsions auxquelles se livre l'auteur, probable prolongement de son activité de peintre (une peinture qui rappelle l'abstraction gestuelle), s'il tend ainsi à opposer, à la bonté d'âme de l'âne, la vision hallucinée et terrifiante que celui-ci a du monde, il tend aussi, en surinvestissant ce que perçoit l'animal (c'est le projet formel du film), par rompre l'équilibre qui existait au départ (et faisait la force du film de Bresson autant que sa grâce) entre cette violence du monde et la "douceur évangélique" dont parlait Godard. De sorte que l'âne de Skolimowski apparaît finalement davantage comme motif esthétique, sinon spirituel, que comme objet de compassion. La cause animale a beau rester l'argument premier du film (c'est ce qui entraîne le départ d'Eo du cirque), elle passe progressivement à l'arrière-plan, supplantée par le caractère à la fois christianique — dostoïevskien, on l'a vu — que prend le voyage d'Eo (l'âne et sa croix), de Wroclaw à Rome, et surtout poétique, qui fait de l'âne autant un réceptacle du mal qui, à l'image des hooligans, existe en ce bas monde (à l'exception de quelques figures, telles sa jeune maîtresse — l'écuyère — et les enfants trisomiques) que le récepteur, au sens audiovisuel du terme, de ce qu'est réellement le monde, et cela à travers non seulement le regard mélancolique de l'âne mais aussi l'écoute amplifiée (ses longues oreilles, hé hé... — on sait l'importance du son chez Skolimowski) que réclame la nature, du moins cette nature-là, celle que découvre Eo, véritable trip expérimental en ce qui le concerne, qu'il s'agisse de la traversée en pleine nuit d'une forêt transfigurée ou de celle d'un torrent dont les remous évoquent la formation du monde. Un projet formel qui finit par envahir le film, à l'image de la musique, et fait que Eo souffre d'une certaine discordance entre ce qu'est censé voir l'âne, comment il voit le monde autour de lui, et ce que nous montre subjectivement Skolimowski, sa propre vision du monde, aux allures par instants cosmogoniques, à d'autres plus fantasmagoriques, qui associe, dans une sorte d'alliage improbable, beauté de la nature (incarnée par le cheval dont l'élégance racée s'opposerait au physique ridicule de l'âne?), technologie futuriste (l'équidé dans sa version robotisée, l'onguloïde comme il y a l'androïde) et maelström mégalo-mystique... plus proche, au bout du compte, de l'imaginaire immersif, à la fois kitsch et arty, d'un Lars von Trier que du "modèle" bressonien. Pourquoi pas... Mais là encore, cette prétention à l'immersion que revendique Skolimowski par le biais du numérique, ce territoire que l'œil humain, et celui de l'âne pas davantage, ne peut connaître puisque hors d'atteinte de son champ de vision, va trop à l'encontre de ce que le film, dans une relecture contemporaine du Balthazar de Bresson, promettait à l'origine: révéler, via le regard innocent d'un âne, ce qu'il en est du monde et de sa "bassesse", vérité qui ne peut surgir que d'une expérience sensible du monde, soit le contraire même de l'immersion. Il y a là comme un contresens.

(1) Si "vu à travers les yeux d'un animal, le monde est un lieu mystérieux", ainsi qu'il est écrit dans le synopsis, le plus grand mystère du film n'en demeure pas moins la présence d'Isabelle Huppert au casting. M'amuse la façon dont Libé en rend compte: un film... "avec Hola, Tako, Marietta, Ettore, Rocco, Mela, Isabelle Huppert... le nom de celle-ci à la suite de ceux des ânes, des six ânes utilisés par Skolimowski pour "jouer" Eo, comme si elle faisait elle-même partie du troupeau.

Post-scriptum.

D'un innocent à l'autre, j'ai vu aussi l'Innocent de Louis Garrel, probablement son meilleur film, comédie romantico-policière au rythme alerte, bien huilé (on pense aux films de Pierre Salvadori, notamment En liberté!), mais sur lequel je ne m'étendrai pas, vu que la critique, très enthousiaste, s'en est largement chargée (pas de surprise à ce niveau)... ce qui n'a pas été le cas, en revanche, pour le dernier Civeyrac, Une femme de notre temps, sorti il y a seulement deux semaines et déjà quasiment disparu (à Paris il n'est plus projeté que dans une seule salle), un "film d'un autre temps" à en croire la critique qui, au pire, l'a consciencieusement démoli, passant à côté du film comme il arrive trop souvent (la palme à l'inénarrable Sauvion), au mieux, ne l'a pas suffisamment défendu, alors que c'est un film, peut-être imparfait mais réellement stupéfiant (et je ne dis pas ça parce qu'il a été tourné juste à côté de chez moi), qui s'aventure sur des chemins très peu fréquentés par le cinéma français, hormis quelques francs-tireurs, ceux qui n'ont pas peur de pousser l'aventure jusqu'au bout, au risque de la démesure ou du grotesque, qui voit comme ici un polar plutôt classique dans son traitement, avec un côté chabrolien, agrémenté de ce romantisme noir qui sied au cinéma de Civeyrac, virer tout d'un coup au pur délire de film de sous-genre, lors d'un finale hallucinant qui convoque à la fois le mythe de "Diane chasseresse" et, sous une forme inversée, les Chasses du comte Zaroff.

Sinon, vu également le Jardin qui bascule de Guy Gilles (1975) dans une version hélas épouvantable (la copie avait viré au magenta), ce qui m'a conduit à revoir le film ailleurs... sur le site Internet Archive: .

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