dimanche 9 octobre 2022

Sauve qui peut (la vie)


Sauve qui peut (la vie) de Jean-Luc Godard (1980).

Aussi génial que ses films des années 60, Sauve qui peut (la vie), qui marque le retour de Godard aux "affaires", constitue avec le suivant, Passion, génial lui aussi, une sorte de diptyque à la fois cosmique (les deux films s'ouvrent sur un ciel plein champ) et esthétique, touchant l'un à la musique (Sauve qui peut... est "un film composé par Jean-Luc Godard", avec ses quatre mouvements), l'autre à la peinture (les tableaux vivants de Passion).
Ce qui caractérise Sauve qui peut (la vie), c'est aussi, outre la dimension cosmique et l'expérience de la vidéo acquise par Godard dans les années 70, l'influence de Marguerite Duras (l'image transgressive de la femme) et notamment de son film le Camion. Cf. les Dialogues entre Duras et Godard, le premier enregistré en 1979 durant le tournage de Sauve qui peut... (suite au refus de Duras d'apparaître dans le film) et dont il ne reste ici que quelques phrases, le second, enregistré un an après, sur le thème de l'inceste — un projet de travail commun qui ne verra pas le jour, mais que Godard évoque déjà, en filigrane, à travers certaines répliques. L'influence de Duras et du Camion apparaît plus nettement encore dans Scénario de "Sauve qui peut (la vie)".

Sinon, le très beau texte de Freddy Buache sur le film:

(...) Il faut considérer que Sauve qui peut (la vie), ce nouveau premier film, est un film "premier", dans l'acceptation alchimique du terme: à partir d'une matière, terre et rosée confondues, boue, se constitue le filtre augural qui donne au poète, comme à son lecteur, le pouvoir de capter l'émergence des signes, de saisir leur affleurement à la surface des choses où parmi des turbulences confuses qui filigranent les psychologies et les cérémonies sociales, s'annonce l'unité sous les sens apparemment les plus contradictoires.
Chaque fragment de l'œuvre comme l'ensemble qui doit en résulter se nourrit d'une dialectique subtile, cohérente, qui sollicite le spectateur afin qu'il se redéfinisse en face de l'écran: il est sommé de regarder et d'écouter autrement que selon de mystifiantes habitudes, de discerner l'ailleurs, le halo des êtres, d'inédites relations entre les figures mises en jeu, leurs mouvements dans le décor ou leur arrachement, les liens entre ceux qui ne sont qu'entrevus et ceux rencontrés deux fois, les coureurs cyclistes ou la belle villageoise aux fourrures: Godard, ici, dépasse l'Univers de la simple représentation; il profile ses personnages dans la source claire ou trouble de leurs gestes, de leurs mots.
A cette fin, jamais il ne dissimule que son film, objet magique, miroir et vitre sans tain, piège à fantasmes, résulte au même titre que n'importe quelle œuvre d'art digne de ce nom, d'un travail où se conjuguent technique, matériaux et inspiration. Il opère à la façon du peintre qui laisse par endroits apparaître la trame de la toile, son grain, qui tenterait de confondre des reliefs articulés sur le trompe-l'œil, qui prolongerait parfois le motif hors du cadre. (Les noms des personnages pourraient justifier une exégèse, de même que celui de Paul Godard que porte Jacques Dutronc.)
Au début, Denise (Nathalie Baye) demande à son interlocutrice étonnée d'où vient la musique de leur scène, que la jeune fille interrogée ne peut évidemment pas entendre puisqu'il s'agit de la musique d'accompagnement plaquée après coup sur le plan et ne surgissant donc pas de l'espace filmé. Pourtant, à cette question, elle ne répond pas: "Je n'entends pas!" Elle répond: "Je ne vois pas de quelle musique vous voulez parler!" Ce bref dialogue indique l'un des aspects du système jugé déconcertant de l'auteur et conférera la plus bouleversante émotion à l'inattendue irruption, dans le champ du récit, de l'orchestre jouant la mélodie du film à la séquence finale.
Cette précipitation d'éléments extérieurs vers le dedans, ou de l'intérieur du cadre vers le hors champ et même par dessus la ligne d'horizon, ces phrases à double face et ces retournements, ces délibérées substitutions de sentiments, par des mobiles calculés désarçonnent et rendent plus vulnérable une attention à l'écoute de ce cri déchirant qui rompt les routines admises: chacun y perçoit de menaçantes rumeurs et, à travers elles, ces deux visages de la mort, le cristal et la fumée, la branche morte et le feu, l'insaisissable absolu.
Simultanément, Godard explore, après le big bang, le centre d'une civilisation que les monstres, au téléphone, dans les chambres d'hôtel, au volant de leur bagnole, bafouent pour s'installer en nous-mêmes. Tous les échanges interhumains se dénaturent; le désespoir, seul, oblige au combat pour la survie (pour que sauve soit la vie) et qu'au fond des consciences anesthésiées, néanmoins, se devine encore l'idée que nous assistons à la fin du monde à chaque seconde, ainsi que le dit, ici, la voix de Marguerite Duras.
Mais, en contrepoint, la sérénité du ciel au couchant zébré de rouge et d'or, l'immensité paisible d'un lac, de la forêt, des labours, cette vue nostalgique d'une maison qui pourrait être un souvenir d'enfance (comme dans For Ever Mozart), confirment l'innocence d'un monde qui renaît à chaque seconde et qui laisse percevoir l'unité matricielle dans le temps (le big bang!): tout se dégrade, tout s'épanouit. Mais l'être social ignore les mystères de cette métamorphose et ne mise, pari fatalement perdu, que sur l'éphémère. D'où sa peur, qu'il conjure par des actes dont le prix n'est pas traduisible uniquement que par l'argent. On achète. On vend. Le plaisir se vide lugubrement de sa rayonnance fraternelle et s'identifie au plaisir commercial de l'humiliation. De la sorte, s'explique l'introduction de multiples situations qui fonctionnent en grossissements ou gênants enregistrements des mœurs (le responsable d'un club de football, au téléphone d'une prostituée qu'il traite sans égard... achète un joueur!). Ironisant à propos du cinéma pornographique, ne propose de ces obscènes situations qu'une esquisse lacunaire, verbale plutôt que visuelle, et chaque spectateur qui, sollicité de compléter l'ébauche, se dégoûte ou se révolte en constatant qu'il vient lui-même de concevoir une répugnante ou fascinante ignominie. Il serait navrant que que ces exhibitions démonstratives occultent la violence du film, l'étrange harmonie de son chant douloureux (...). Par conséquent, il faut répéter la phrase d'Isabelle/Huppert (tirée d'un écrivain, comme toujours, à partir de là, chez Godard) au terme d'un dispositif compliqué inventé par le client dans son bureau, tandis qu'un bouquet de fleurs compense l'absence d'érotisme grâce à la présence fraîche des corolles: "Je regardais cette face d'ivoire et j'y discernais l'expression d'un sombre orgueil, d'une farouche puissance, d'une terreur abjecte, et aussi d'un désespoir immense et sans remède".
Car les séquences ne participent aucunement de complaisantes audaces, mais éclatent en pleine méditation d'une intelligence à vif. Le thème sous-jacent renvoie au temps qui fuit, à l'impossibilité d'en retenir la moindre gouttelette, alors même que ces fugitives parcelles contiennent des moments privilégiés, une plénitude affective avant de s'évanouir, ce qui pousse Godard à les isoler parfois du contexte par des freinages, par une décomposition de la durée permettant de créer des sortes de gros plans du temps. Il indique, par ce biais, des éclairs d'amour au ralenti, radiographies où se mêlent cruautés et caresses, regrets et désirs, où l'effusion résulte d'un choc et tombe de la flamme à la cendre.
De son épouse, de sa fille, de la rétive Denise qui rêve d'air montagnard ou de l'infrangible Isabelle qui s'arrange aussi bien de l'ordre des patrons que du désordre des mœurs (elle relève de la "migration du merle" décrite par Kundera), Paul tire un souriant désarroi proche de celui de la plupart de ses contemporains. Il s'inscrit logiquement dans les perspectives ouvertes par les héros godardiens, mais l'arrogance d'autrefois se perd dans une inquiétude qui renverse la conception de l'existence que se fait l'auteur, transformation sensible par la liberté qu'il rend aux femmes; il s'affranchit ainsi du joug des idéologies: "La beauté, répète-t-il avec Rilke, est le commencement de la terreur que nous pouvons supporter"... (Freddy Buache, Le cinéma suisse, 1898-1998, L'Age d'homme, 1998)


PS. La scène de la "chaîne sexuelle" dans Sauve qui peut (la vie) est vraiment incroyable. C'est plus qu'une chaîne d'ailleurs, c'est tout un circuit, celui de la pulsion, mais aussi du commerce, que Godard met en place entre Amstutz (le client) et Huppert (la prostituée). Pour que ça fonctionne, il faut qu'Amstutz appuie sur le "bouton" (aïe!), qui met en branle un système de "pompe" (ho!), lequel va actionner le service "lubrifiant" qui, appliqué sur Huppert (hé!), permet à celle-ci de refermer la boucle: mettre un peu de rouge sur les lèvres d'Amstutz (avec pour ultime consigne, de l'embrasser si jamais il lui fait un sourire). Et Huppert de conclure: "Je regardais cette face d'ivoire et j'y discernais l'expression d'un sombre orgueil, etc." (cf. supra)

1 commentaire:

  1. Et le dernier numéro des Cahiers consacré à Godard vous en pensez quoi ?

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