vendredi 31 mars 2023

[...]


"Je m'approchai des aquariums. Les poissons avaient des teintes aussi vives que celles des autos tamponneuses de mon enfance: rose, bleu turquoise, vert émeraude... Ils ne faisaient pas de bruit. Ils glissaient le long des parois de verre. Ils ouvraient la bouche sans émettre aucun son, mais de temps en temps des bulles montaient à la surface de l'eau..." (Patrick Modiano, Fleurs de ruine, 1991)

C'est le printemps, l'occasion de dévoiler mes 10 films de l'hiver: (par ordre alphabétique)

— Chili 1976 de Manuela Martelli
— Esterno notte de Marco Bellocchio
— Eternal Daughter de Joanna Hogg
— The Fabelmans de Steven Spielberg
— Knock at the Cabin de M. Night Shyamalan
— La Montagne de Thomas Salvador
— Nazar de Mani Kaul (1990)
— Nous étions jeunes de Binka Jeliazkova (1961)
— Venez voir de Jonás Trueba
— Voyages en Italie de Sophie Letourneur

Lumière de Jeanne Moreau (reprise, 1976)

Sinon quelques mots sur Eternal Daughter:

Elles.

L'ouverture reproduit celle de Night of the Demon de Tourneur... et la fin, eh bien, elle comporte un twist, mais qui n'en est pas vraiment un dans la mesure où le spectateur a tout deviné depuis longtemps (expliquant que l'enjeu du film ne se situait sûrement pas là), un peu comme dans "They" de Kipling, ce qui tombe bien car c'est justement ce que lit dans son lit Tilda Swinton, aka Rosalind, la mère que jouait déjà Swinton dans The Souvenir, à la différence qu'ici elle joue aussi la fille, Julie, rôle que tenait, dans le précédent film, sa fille Honor (ça va vous suivez?)... Tout ça pour dire que le cœur d'Eternal Daughter c'est bien sûr Tilda Swinton, l'actrice, dans son rapport à la mère, à la fois tendre et triste, et non plus à la fille comme dans la deuxième partie de The Souvenir où se révélait, déjà, cet aspect bienveillant qui caractérise le personnage (cf. le regard doux et inquiet que posait Tilda Swinton sur sa fille)... [On ajoutera, pour l'agrément que sa seule présence apporte aux scènes, Louis, l'épagneul so cute de Tilda, succédant aux trois autres, Dora, Rosie et Snowbear qui accompagnaient l'actrice dans The Souvenir].
Les ressorts fantastiques qui irriguent ainsi Eternal Daughter renvoient non seulement aux peurs de l'enfance, la peur du noir, comme chez Tourneur, mais aussi, dans un esprit typiquement anglais, ou plutôt écossais si on se place du côté de Swinton, à cette façon d'occuper la nuit, et son encombrant silence quand on n'arrive pas à dormir (si la mère prend des somnifères la fille s'y refuse), à l'affût du moindre bruit (on pense à "Nuits blanches" de Stevenson), où l'on peut croiser aussi quelque "veilleur" (de nuit), surgissant dans le couloir tel un fantôme, puisque les fantômes, là-bas c'est bien connu, ça existe et qu'eux aussi sont généralement bienveillants, surtout dans ce genre de lieu — un manoir-hôtel — qu'on imagine hanté, convoquant toute une littérature, de James (Henry) à James (M.R.)..., évoquant aussi le Pemberley de Jane Austen (plus précisément Dyrham Park où fut tourné Orgueil et Préjugés pour la télé anglaise).
Si cet aspect "ghostique" peut apparaître très conventionnel — le jeu avec les références n'est peut-être pas le point fort de Hogg (rappelez-vous Powell et Pressburger dans The Souvenir) —, c'est aussi qu'il ne sert qu'à fournir un cadre au film, l'imprégnant d'une atmosphère vaguement mystérieuse, quant à la période à laquelle font écho tous ces instants qui façonnent un souvenir, ambiance surtout mélancolique, comme tout ce qui touche aux souvenirs, comme cela peut l'être aussi lors d'un deuil qui se fait mal, et ce désir plus ou moins conscient de faire "revenir" la mère, à la manière d'un revenant, dans un lieu qu'elle a jadis connu, pour mieux "communiquer" avec elle. A ce titre, Eternal Daughter peut être vu comme un film expérimental, sur Tilda Swinton donc, en même temps que nourri d'occultisme — le fantastique est là aussi, dans sa veine britannique, qui rappelle une fois encore Night of the Demon. L'occasion pour la fille, envahie par un profond sentiment de culpabilité, d'essayer de re-nouer ce qui s'était inexorablement dénoué avec le temps. Redevenir la petite fille, celle attentionnée qui veut rendre sa maman heureuse, rejouer ainsi d'une certaine façon le rôle que la mère, obsédante, a nécessairement joué pour elle, ce rôle-miroir entre mère et fille, qu'interprète Tilda Swinton, double non seulement de la mère et de la fille, mais aussi de Joanna Hogg qui la filme, elles-mêmes amies d'enfance, comme deux sœurs jumelles (elles ont exactement le même âge), eternal daughters, eternal sisters, créant ce climat proprement fantastique où tout semble naviguer dans l'entre-deux. Et fait d'Eternal Daughter un beau film d'auteur (d'auteures), sur le regard que deux femmes ont chacune de leur mère, et qu'elles condensent en un seul... Un beau film-daughter.

[05-04-23]

Dans la série "c'est qui celle-là?", un petit mot sur un film que même les Cahiers n'ont pas vu:

Comment magnifier une histoire? Vous prenez une actrice, Aline Küppenheim, incroyable de présence, que Yarará Rodríguez, la cheffe op, va éclairer avec délicatesse, dans des décors à dominantes vieux rose et mauve conçus par Francisca Correa, le tout baignant dans une ambiance sonore aussi inquiétante que mystérieuse, rehaussée par la musique expérimentale de Mariá Portugal... c'est Chili 1976, un film écrit et réalisé par Manuela Martelli (son premier long), duquel résonne une troublante sororité. Comme si se joignaient aux femmes qui ont fait le film toutes celles qui ont disparu, il y a cinquante ans, sous Pinochet.

[07-04-23]

L'Etrange Monsieur Grémillon.

"Jean Grémillon cinéaste de l'essentialité", un texte de Jean-Claude Guiguet, paru dans Cinéma 81, n°276, décembre 1981, et repris dans le recueil Lueur secrète (1992).

Il a été le cinéaste de la sollicitude, de la bonté, de la solidarité. Il a filmé la vitalité, le courage, l'ardeur de vivre avec une énergie que le malheur et les désillusions n'ont jamais entamée.
Il a décrit les préoccupations moyennes de l'homme avec le même enthousiasme que l'acharnement du vainqueur à conquérir la victoire.
Il a su parler des sentiments simples et regarder les humbles sans condescendance.
Il nous a appris que la souffrance peut n'être qu'un événement banal et que l'aspiration au bonheur reste chevillée au plus profond du cœur humain quels qu'en soient les revers, les déceptions, les trahisons.
Il a su dégager la part d'héroïsme que chacun porte en soi sans jamais moraliser cette découverte.
Il a regardé en face la grandeur et les désordres de la passion: vacillé au spectacle de ses extravagances, accepté de se perdre dans l'ombre de ses secrets, exalté sa lucidité dans l'éblouissement de ses vertiges.
Il a montré la beauté dans le visage du crime et la laideur dans celui de l'innocence avec un respect, une attention, une égale compréhension pour tout ce qui naît, vit et meurt.
Il a décrit le cours inexorable des jours, constaté la lente dégradation de la matière.
Il fut obsédé par le temps.
Tels sont, aujourd'hui encore, par-delà les années, quelques-uns des mérites de Jean Grémillon.
Pourtant, si complète soit-elle, aucune énumération de qualités rares n'est en mesure de rendre véritablement compte d'un tel univers.
Comment parler ici de réalisme quand sa description documentaire nous entraîne vers le lyrisme le plus éclatant?
Remorques est-il d'abord un film sur les travailleurs de la mer ou un oratorio sur la communication entre les vivants et les morts?
Une chose est certaine: le monde de Grémillon ne se transpose pas. Il semble bien que tous y ont échoué, se contentant de l'aborder par l'un de ses nombreux côtés, d'ailleurs toujours prudemment isolé de l'ensemble.
La réalité sensorielle, émotionnelle, lumineuse de cette œuvre, commence évidemment au-delà du répertoire des thèmes, du relevé des préoccupations et de la mise à jour des obsessions.
Ces quelques notes en forme d'hommage à la mémoire de l'un des plus grands cinéastes du monde ne constituent rien de plus qu'une pièce à conviction supplémentaire dans l'impossible instruction du cas Grémillon. Je le répète: cet art-là ne se décrit pas.
On peut raisonnablement voir dans cette impuissance l'une des causes de l'incompréhension et de la malédiction qui pesèrent tant sur la carrière d'un homme qui s'avance pourtant au-dessus de toute mesure pendant trente ans et qui fut le grand méconnu du cinéma français.
Le signe distinctif des cinéastes les plus considérables serait-il donc repérable dans l'impossibilité de dire leur grandeur? Une chose est certaine: Grémillon est un cinéaste maudit, c'est-à-dire absolu.
Si un auteur de l'envergure de Jean Renoir a toujours su encourager l'analyse, Grémillon la désespère. Tout dépend, ici et là, du degré de fusion des divers éléments, de leur nécessité et de leur plénitude.
C'est aussi une question de tempérament, une affaire de pesanteur. Certaines démarches laissent l'empreinte d'un pas lourd. D'autres, plus légères, n'en laissent aucune.
Sous le vernis secret du film, on repère toujours chez Renoir les traces visibles du coup de crayon initial. On ne remarque rien de semblable chez Grémillon, où le travail de l'artiste est invisible, rentré dans la matière vivante, installé au cœur du drame. Ni aspérités, ni coutures, aucune de ces armatures qu'oxyde l'air du temps et qui trahissent la marque de l'effort ou simplement la trace de son passage.
L'apparence formelle ne semble jamais faire en elle-même l'objet d'une préoccupation, comme si la question ne se posait pas en ces termes.
Il ne s'agit pas d'apprendre à modeler la forme ou de décider d'un choix. L'expression plastique n'est pas le fait ici d'un assemblage de mérites esthétiques pris comme des objets rapportés que certains utilisent volontiers à la manière d'un glacis de pâtissier. Grémillon s'installe au cœur des choses et des êtres pour que mûrisse la forme unique qui jaillira de leur conflit ou de leur accord le plus interne.
Devant Remorques, l'Etrange Monsieur Victor, Gueule d'amour ou Le ciel est à vous on est dans l'impossibilité de dire le miracle permanent qui anime l'écran sous nos yeux éblouis par la grâce du cadre, la singularité de la lumière, l'évidence de l'angle de vision et une direction d'acteurs si magistrale qu'on oublie jusqu'à l'identité de monstres sacrés aussi voyants que Raimu, Gabin ou Madeleine Renaud.
Tout semble obéir à une loi secrète, à un instinct supérieur faisant du cinéma un art magique prestigieux qui s'ouvre sur un monde plus profond, plus uni, plus vaste et d'où les obstacles et les cloisonnements semblent avoir été abolis.
On perçoit alors quelque chose d'indicible qui touche à la fois à la complexité infinie de la vie et au mystère permanent de la création. D'où cette impression inoubliable en face de chaque film de Grémillon: le moindre plan donne le sentiment d'avoir été arraché au fugitif, à l'instable et à la mort comme un fragment d'éternité.
Comment cerner alors l'origine de cette impression qui s'inscrit dans la matière vivante du film et donne à chaque seconde sa coloration particulière, sa densité unique et sa dimension universelle?
Un détail, perceptible d'un bout à l'autre de l'œuvre, apporte peut-être un embryon d'éclaircissement. La même importance non mesurable tient dans les petites et les grandes choses et fait l'objet d'une attention dont Grémillon ne s'est jamais écarté, aussi bien dans l'ordre matériel du monde, à travers tous les signes de sa réalité concrète, que dans sa nature spirituelle, transmise par les multiples comportements de ses personnages.
On peut dire à son propos que l'énergie spirituelle passe ici par le respect de la matière jusque dans l'expression de ses plus infimes représentations. Il y a peu d'œuvre où le réel est à ce point sacré. Il convient de prendre cette notion dans son sens le plus large, hors de toute réduction confessionnelle.
La plus petite cellule vivante participe d'un vaste mouvement unanime qui inclut dans son élan aussi bien la colère des éléments naturels que l'aspiration de l'homme vers un monde meilleur, le désir d'une harmonie partagée que le désordre cosmique.
Du berceau à la tombe, tout n'est que passage et circulation incessante. Au-delà des ruines du temps, la mémoire assure la permanence de ceux que nous aimons quand ils nous ont quittés.
Ici, le glas rapproche les amants (Le ciel est à vous, l'Amour d'une femme). Là, l'arpège de sol s'accommode de la promiscuité du ronflement des moteurs (Le ciel est à vous). Ailleurs, le bruit d'une lime minuscule sur l'ampoule qui va endormir la douleur du veilleur moribond impose son rythme dans le vacarme de la tempête, à l'assaut du phare perdu dans la tourmente (l'Amour d'une femme).
Dans Remorques, le capitaine Laurent (Jean Gabin) affronte l'océan déchaîné tandis que le vent, engouffré dans l'appartement, brise son diplôme de marin. Quand André Gauthier (Charles Vanel), possédé par la frénésie de l'aventure dans Le ciel est à vous, demande au barman du terrain d'aviation: "Ça ne vous tente pas, Marcel, de vous promener dans le ciel comme dans un jardin?", l'employé répond d'une voix égale: "Oh moi, j'ai la vaisselle à faire."
Jean Grémillon n'est pas, on le voit, le cinéaste des catégories. Il est celui de l'essentialité. C'est le frère de Mizoguchi et de John Ford. Comme eux, il n'a jamais redouté les conventions ni les contraintes, puisqu'elles sont la trame même de l'existence et le support de tous les sujets. Il n'a jamais cherché à montrer qu'il était plus malin que les histoires imposées par les producteurs ou les circonstances. C'est ailleurs qu'il puisait sa force pour donner la mesure exacte de son travail. Pour un tel homme, le cinéma n'était pas un instrument de pouvoir. C'était un métier. Il en fut la conscience et la noblesse.
Si le métier est la figure la plus souvent reprise par Grémillon, le leitmotiv qui visite tous ses films, alors je crois que le personnage de Germaine Leblanc (Gaby Morlay), l'inoubliable institutrice de l'Amour d'une femme, en incarne le portrait le plus sublime.
Quand Micheline Presle lui demande si elle ne regrette pas quelquefois de ne pas s'être mariée pour avoir des enfants, elle désigne les élèves qui jouent dans la cour avant de répondre: "Croyez-vous qu'un homme m'aurait donné une aussi grande famille?"

Sinon, en fouillant dans mes archives, j'ai trouvé ce petit texte, très émouvant, écrit par Grémillon:
"J'ai une certaine expérience de la vie et si je n'ai plus guère d'illusions, je n'ai perdu en rien la fraîcheur de l'enthousiasme et une foi que tant de coups durs et mauvais n'ont point abattue. Je crois bien que je ferai des projets jusqu'à mon dernier souffle... Ne crois pas que je m'apitoie trop sur mon sort et que c'est le tourment d'une carrière réussie matériellement qui me ronge... Je suis rempli de choses à dire, de choses à entreprendre, de projets qui me semblent grands, généreux. Bref, j'ai de l'activité plein mes poches, j'en ai pour dix ans de ma vie... mais je n'en ai pas les moyens. Cette lutte pour faire un tout petit bout de quelque chose est hors de proportions avec le résultat; elle m'épuise, me décourage et surtout me navre, car elle m'empêche d'avancer, d'apprendre aux autres ce que j'ai pu retenir moi-même." (Lettre à un ami, 1949)

Jean Grémillon est mort le 25 novembre 1959. [une mort éclipsée par celle de Gérard Philipe, survenue le même jour — maudit jusqu'au bout]

jeudi 30 mars 2023

Tout twee


The Field Mice:
Michael Hiscock, Annemari Davies, Mark Dobson,
Bobby Wratten et Harvey Williams (de g. à d.)

Ah! The Field Mice... le plus beau fleuron du label Sarah Records (1987-1995) qui fut en matière d'indie pop (on y trouve également St. Christopher, Another Sunny Day, Heavenly, East River Pipe...) l'équivalent anglais, en plus artisanal encore, du célèbre Postcard Records (1980-1981) d'Alan Horne, établi à Glasgow. Peu appréciés par la critique, qui leur reprochait une certaine fadeur, d'où le terme de twee ("cucul") pour désigner ce genre de musique — dans la réédition du Dictionnaire du rock de Michka Assayas, le groupe, initialement évoqué en quelques lignes dans la note consacrée à "Sarah (Disques)", n'existe même plus, la note en question ayant disparu —, The Field Mice: deux mulots (Bobby Wratten et Michael Hiscock), rapidement rejoints par trois autres qui, à l'image de leur maison de disques, ne juraient que par les singles, les maxis et les mini-albums (un seul LP, For Keeps, et une compilation: Coastal), faute de moyens mais aussi par esprit anticommercial... n'auront vécu que quatre ans, même si l'aventure continua avec Northern Picture Library puis Trembling Blue Stars, les deux autres projets de Bobby Wratten.

En 1991, Les Inrockuptibles (les vrais, le mensuel) rencontraient Michael Hiscock, c'était pour le numéro 32 (avec Leos Carax et son toutou en couverture). Pas si twee que ça...

En Angleterre, la tradition du blason est toujours vivace. C’est ainsi que The Field Mice est devenu emblème de la pop adolescente. Un mariage incongru de maladresse et de sens mélodique inné. Ces gamins, réputés discrets et timides, polémiquent pour défendre bec et ongles leur premier véritable album après trois années au service du single.

Une souris verte, qui courait dans l'herbe...

Nous avons commencé à jouer à deux il y a environ cinq ans. Bob et moi étions très fans de groupes comme Felt, New Order et Echo & The Bunnymen, ce genre de trucs new wave. Nous étions copains depuis l’âge de 15 ans, nous nous étions connus en nous échangeant des pirates de Joy Division pendant les récrés, au lycée (rires)... Nous étions les seuls à aimer ça, les autres types de notre école écoutaient tous Level 42. Ensuite, à 18 ou 19 ans, je me disais sans cesse: "Pourquoi pas Bob et moi?" Alors un jour, nous nous sommes jetés à l’eau en formant les Field Mice. C’est aussi simple que cela. Nous n’avions jamais joué auparavant, nous connaissions tout juste trois ou quatre accords à la guitare. Et puis, nous n’avions envie de rien d’autre, je ne voyais vraiment rien de valable à faire de ma vie. Rien, sauf les Field Mice.

Considériez-vous déjà la musique comme une activité sérieuse?

Nous la considérions comme un dérivatif intéressant à la vie que menaient nos anciens copains de classe, les plombiers, les assureurs... Mais c’est seulement lorsque Sarah Records nous a contactés que nous avons compris que les Field Mice allaient peut-être réussir à nous faire vivoter. Nous n’arrivions pas à le croire. Ensuite, tout est allé très vite. Nous avons sorti un deuxième 45t, puis un mini-album, puis un autre 45t. Et à chaque concert, nous étions émerveillés de voir venir toujours plus de gens. Nous avons gardé l’innocence de ceux qui s’étonnent qu’on s’intéresse à eux. Nous avons gardé notre enthousiasme, notre joie de vivre, notre naïveté. Chez nous, rien n’est calculé, ni la musique ni les fringues. Nous n’avons jamais eu d’ambition dévorante, notre seul but en démarrant était d’être aussi connus que Felt. Il nous reste encore du boulot (rires)... Si un jour nous enregistrons un disque aussi bon que le dernier Felt, nous serons tout à fait comblés. Nous aimerions faire des disques aussi réussis que ceux des groupes que nous chérissons, comme les Feelies, Miracle Legion ou American Music Club. Nous ne leur ressemblons pas musicalement, mais nous nous sentons proches d’eux, dans l’âme. Et nous souhaitons le rester. Mais notre ambition s’arrête là, nous ne sommes ni carriéristes ni anti-carriéristes. Nous avons conscience de nos limites, nous savons qu’avec un nom comme le nôtre, avec les fringues que nous portons, en étant sur un label comme le nôtre, notre avenir n’est pas celui de Blur. Mais nous nous amusons beaucoup, jouer dans les Field Mice n’est pas un job, ça reste une activité très amateur, même si nous aimerions parfois y consacrer davantage de temps. Ce serait génial de gagner suffisamment d’argent avec le groupe pour pouvoir répéter chaque jour et consacrer plus de temps à l’écriture. Les groupes "pros" ont d’énormes atouts, mais le plus dur, c’est d’accéder à leur statut. Le rêve suprême serait de vivre à la manière de Talk Talk, d’écrire des morceaux psychés sans avoir de comptes à rendre à personne. Ce Mark Hollis a beaucoup de chance. Andy Partridge, de XTC, est aussi un type cool.

Comment expliques-tu que les Field Mice n’aient pas encore accédé à ce statut professionnel dont vous parlez?

Notre label n’est pas assez gros pour supporter les coûts qu’une telle aventure entraînerait. Sarah Records ne peut pas nous salarier, ce n’est pas un label qui a été conçu pour cela. Le but de Matt et Clare a toujours été de découvrir de jeunes groupes et de leur faire enregistrer leurs premiers disques. Ils n’ont ni le temps ni l’argent nécessaire pour promouvoir un groupe comme nous. Concrètement, nous n’avons pas de manager parce que nous ne pouvons pas nous en payer un. Et puis, il y a certains sacrifices à faire si l’on veut faire carrière dans le rock. Il faut mettre sa photo sur les pochettes de disques, il faut porter certaines fringues, il faut renoncer à sa naïveté... Si tu n’entres pas dans le rang, tu es foutu. Je crois que ce manque de largeur d’esprit typiquement anglais vient du fait qu’on oblige les gamins à porter des uniformes à l’école. On t’apprend à être comme ton voisin. Même le mouvement punk, qui était pourtant censé engendrer une anarchie folle, a en fait abouti à un bien triste résultat: au bout de trois mois, tout le monde se ressemblait. Nous ne supportons pas ce genre d’idioties. Nous n’accordons aucune importance au look, à l’attitude. Pour nous, seule la musique compte.

Mais le public attend peut-être plus d’un groupe, les gens aiment connaître certains aspects de la vie des groupes dont ils achètent les disques.

Dans ce cas, nous ne leur donnerons rien de ce qu’ils attendent. Nous n’allons pas nous comporter comme Blur, à jouer les putes pour la presse, car dans un an, lorsque la mode aura tourné, ces quatre-là vont passer pour des idiots. OK, ils se seront acheté une voiture de sport rouge, ils se seront tapé plein de filles... Et après? Crois-moi, les gens les oublieront vite. Ces types se trouvent juste au bon endroit au bon moment, il n’y a pas de quoi être fier. Par contre, si un jour les Field Mice ont autant de succès que Blur, nous pourrons être fiers de nous, car nous aurons refusé toutes les compromissions. Nous faisons exactement ce que nous voulons, nous sommes libres. Pas Blur.

Le problème, c’est que Blur tient exactement le même discours que vous.

Je les ai rencontrés, ce sont des petits branleurs. Si j’avais le sentiment qu’ils étaient sincères, je le dirais. Mais je ne le crois vraiment pas. Nous ne sommes pas comme eux, nous ne sommes pas comme tous ces groupes tellement imbus d’eux-mêmes qu’ils ont le culot de dire à leur public: "Regardez-nous, habillez-vous comme nous, coupez-vous les cheveux comme nous..." Tous ces groupes, Slowdive, Chapterhouse, me donnent envie de vomir. Mais au fond, je m’en fiche pas mal, je me fous de connaître ce que les autres groupes sortent. La seule chose qui compte pour moi, c’est de savoir que les disques des Field Mice sont bons. Notre nouvel album a des défauts, mais je le trouve mille fois meilleur que n’importe quel disque de Chapterhouse. Notre but est d’enregistrer un album que les gens considéreront comme un classique dans quelques années, un disque que l’on pourra comparer au dernier Felt ou au deuxième album des Byrds. Ce sera peut-être notre prochain album, peut-être notre troisième, je ne sais pas. Mais nous y arriverons et nous en serons fiers.

Penses-tu que les Field Mice originaux, sous forme de duo, auraient pu produire cet album "classique"?

Je ne crois pas, car notre duo était très limité. Le format du groupe actuel devrait amener un niveau de maturité bien supérieur. A deux, nous ne nous sentions pas très forts. Nous nous sommes bien sûr améliorés au fur et à mesure, concert après concert, single après single, mais cette évolution s’est faite en public, ce qui n’était pas toujours facile. Nous nous sentons bien plus forts aujourd’hui, c’est évident, nous avons plus d’idées à cinq qu’à deux. Sur scène, nous sommes beaucoup plus confiants. Avant, nous étions assez misérables. Une basse, une guitare, une boîte à rythmes, quelle déprime! (rires)... Je n’arrive pas à croire que nous ayons pu le faire. Nous avions toujours envie de nous excuser entre les morceaux.

Vous avez tout de même écrit ce fameux 45t "Sensitive" à deux, pas à cinq.

C’est vrai et nous en sommes très fiers, mais ça s’arrête là. Le morceau a eu un certain succès en France comme en Angleterre. Nous aurions pu nous reposer sur nos lauriers, nous aurions pu écrire quinze autres "Sensitive". Mais nous avons gardé la tête froide. Nous ne voulions pas en rester à un bon morceau, nous voulions progresser en écrivant d’autres chansons, très différentes. Ça a donné Snowball.

En passant de deux à cinq, en partageant du coup votre création avec trois nouveaux membres, n’aviez-vous pas le sentiment de perdre quelque chose?

Peut-être, mais nous étions heureux de partager les Field Mice avec ces trois personnes-là. Je crois que nous avons effectué un choix judicieux au niveau du recrutement car même notre batteur est intelligent (rires)... Nous ne regrettons pas cette évolution, elle était tout à fait nécessaire pour le groupe.

Vous êtes-vous jamais considérés comme des membres de la famille Sarah?

En fait, nous n’avons pas exactement les mêmes racines que Matt et Clare, les fondateurs de Sarah. Eux sont issus de cette flopée de fanzines qui existaient en 84 et 85. Matt avait son propre fanzine, Are You Scared to Get Happy?, qui marchait bien à l’époque. Mais Bob et moi ne nous intéressions pas à cette presse, nous étions fans de musique, pas fans de fanzines. Cela explique peut-être ce fossé qui se creuse maintenant entre Sarah Records et nous. Les Field Mice ont évolué, pas le label. Bien sûr, lorsque nous avons commencé, nous nous sentions proches des autres groupes du label, les Sea Urchins, les Orchids. On pouvait peut-être parler d’un son Sarah. Mais avec le temps, nous avons pris nos distances... Le virage, pour nous, ce fut "Sensitive". Ensuite, le mini-album Snowball est sorti, nous éloignant encore davantage de ce son Sarah que nous réfutions de plus en plus.

N’est-ce pas un peu agaçant à la longue de constater que votre groupe est constamment associé à son label?

C’est très énervant, mais je suppose que c’est le prix à payer. Sans Sarah, nous ne serions pas là aujourd’hui, à répondre aux questions de journalistes français, nous en sommes bien conscients. Notre groupe doit beaucoup à son label. En cela, le label Sarah peut certainement être comparé à d’autres comme Factory ou Creation, qui ont autant de succès que leurs artistes. Nous partageons toujours les grands principes de Matt et Clare, comme l’importance de la qualité et le côté "good value for money" [bon rapport qualité prix]. Nous sommes tout à fait d’accord avec eux pour ce genre de trucs, mais nous voulons maintenant mener le groupe plus loin. Nous ne savons pas exactement où, mais plus loin. Or, Sarah ne peut pas et ne veut pas nous emmener plus loin. Nous sommes toujours très gênés de leur demander quelque chose, parce que nous savons qu’ils ne gagnent pas beaucoup d’argent avec le label, et qu’ils doivent s’occuper de nombreux groupes. Il faut toujours qu’on lutte pour obtenir quelque chose, c’est très embarrassant. C’est assez triste d’éprouver ce genre de gêne face à sa propre maison de disques. Etre sur Sarah est presque devenu un handicap pour nous.

On pourrait imaginer Sarah évoluant à la manière de Creation. Ne souhaitez-vous pas les pousser dans ce sens?

Ce serait peine perdue, il n’y a aucun espoir de les voir évoluer dans le bon sens. Il a fallu qu’on se batte pendant des heures pour obtenir que "Missing the moon" sorte en maxi. Nous n’avons même pas osé leur parler de CD single... C’est pourtant un droit fondamental pour un groupe que d’exiger un son optimum pour ses disques. Eux voulaient le sortir en 45t, alors que le morceau fait plus de six minutes. Tu imagines la qualité du résultat? Trois écoutes et le disque était bon à jeter.

On se dirige donc vers un divorce à l’amiable...

Malheureusement. Matt et Clare savent ce qu’ils veulent et nous aussi, soit exactement l’inverse. Je vois mal comment nous pourrions bosser ensemble très longtemps. Mais que cela soit clair: nous n’avons aucun contact avec qui que ce soit, aucune major ne nous a approchés, nous ne savons pas où nous allons. Nous savons juste que nous pouvons difficilement rester avec Sarah. Leur philosophie a toujours été de réaliser un profit minimum sur la vente des disques, afin que tout le monde y trouve son compte: l’acheteur d’une part, la maison de disques d’autre part. Au bout du compte, les seuls qui se fassent entuber sont les groupes. Nous ne pouvons plus accepter d’enregistrer des disques bouts de ficelle pour réduire les coûts de production. Notre nouvel album a coûté 30 000 F, celui de Slowdive en a coûté 700 000. Comment veux-tu comparer deux productions aux budgets si différents? Il ne te viendrait pas à l’idée de comparer une Ferrari et une Fiat Panda, en disant: "Eh, elle ne roule pas vite, ta Fiat!" Bien sûr que leur disque est mieux produit que le nôtre, eux ont eu l’opportunité de retoucher des détails qui ne leur plaisaient pas, nous pas. Je crois que Matt comprend tout ça, il sait que nous attendons davantage d’un label qu’une simple amitié. Vraiment, je serais très surpris si les Field Mice sortaient un disque de plus chez Sarah. C’est très triste, mais c’est une fatalité. Maintenant, j’espère que nous allons vite trouver un label indépendant un peu plus robuste. De toute façon, nous ne pourrons jamais signer sur une major, nous avons trop de principes sacrés pour faire ce genre de conneries. Les Wedding Present sont le seul groupe à avoir signé sur une major sans changer quoi que ce soit à leur attitude. David Gedge avait toujours dit qu’il refuserait les offres des majors, à moins que celles-ci n’acceptent six points fondamentaux, parmi lesquels une liberté artistique sans limite. Et RCA a accepté, donc Gedge a signé avec eux. Nous ne sommes pas terriblement optimistes. Tant de groupes se sont fait baiser par des majors: James, Microdisney, The Railway Children ou Hurrah, qui avaient tous enregistré d’excellents disques lorsqu’ils étaient sur des labels indépendants. Nous ne voulons pas finir comme eux, à enregistrer des disques sur mesure, selon la mode du jour.

Craignez-vous les attaques dont vous êtes l’objet?

Beaucoup, car nous sommes très susceptibles. Nous attaquer sur les Field Mice, c’est un peu comme attaquer quelqu’un sur sa religion, c’est toucher au sacré. Nous considérons ce groupe comme d’autres considèrent la politique ou le football, c’est une partie de notre vie. Mais nous sommes aussi très sensibles aux compliments (rires)... Un type vient de nous dire que notre musique était de l’electronic folk, je trouve ça assez bien senti. C’est probablement une des meilleures descriptions qui ait été faite de notre musique. On a aussi parlé d’un croisement entre New Order et les Byrds, ce que nous prenons pour un compliment.

Depuis peu, vous avez donné à votre musique une coloration "dance".

C’est vrai, mais là encore, il n’y a rien de réfléchi. Notre musique sort d’elle-même. On peut danser dessus? Tant mieux! Nous avons toujours été sensibles à la dance-music, nous en écoutons beaucoup chez nous. Il est tout à fait naturel que cela se reflète sur nos disques. Un album compte environ dix morceaux, tu ne trouves pas que ce serait un peu triste de faire dix ballades à la guitare sèche?

Best of: (par ordre alphabétique)

— Bleak, The Autumn Store Part Two (single), 1990
Canada, Skywriting, 1990
Clearer, Skywriting, 1990
Five Moments, For Keeps, 1991
Freezing Point, For Keeps, 1991
Indian Ocean, So Said Kay (EP), 1990
I Thought Wrong, 1990
It Isn't Forever, Skywriting, 1990
Let's Kiss and Make Up, Snowball, 1989
Letting Go, Snowball, 1989
Loveless Love (The Feelies cover), 1989
Other Galaxies, The Waaaaah! (Various), 1991
Quicksilver, So Said Kay (EP) 1990
— Sensitive, 1989
— Song Six, The Autumn Store Part Two (single), 1990
This Is Not Here, For Keeps, 1991
— Tilting at Windmills, For Keeps, 1991
The World to Me, The Autumn Store Part One (single), 1990

Bonus 1: John Peel session ("Anoint", "By Degrees", "Fresh Surroundings", "Sundial") diffusée à la BBC le 23 avril 1990.

Bonus 2: The Field Mice au Dome Tufnell Park (21 novembre 1991).

vendredi 24 mars 2023

Le cas Moullet


Les Naufragés de la D17 de Luc Moullet (2002).

Bande à part et contrebande.

Ex fan des sixties, où sont tes années folles?
Que sont devenues toutes tes idoles? 
Disparus Eustache, Truffaut, Demy
Pialat, Rohmer, Chabrol 
Idem Rivette, Mocky
Godard, Straub, Vecchiali

And then there were three... comme aurait dit Genesis: Rozier, Cavalier... et Moullet, l'homme des Roubines, pour le dire vite, en Courant, ou à vélo... moins maintenant. Retour sur son œuvre.

Donc le cas Moullet (à ne pas confondre avec le Kamoulox).

Et pour commencer: Un steak trop cuit (1960), le premier film de Moullet.

Jeunesse d'un repas. 

Un steak trop cuit est un film très cru (pour l'époque). Grossier mais pas vulgaire, comme on dit, où se devine en germes, comme on dit aussi, le futur cinéma de Moullet (le steak préfigure — à l’envers — l’itinéraire du thon et de la banane dans Genèse d’un repas, on y pratique déjà l’escalade, celle d’une porte, on y parle même du Parpaillon, qu’on monte sur le treize dents...). Jojo, le petit frère qui jure comme un charretier (un gros mot à la minute), bouffe comme un cochon, éructe, va aux chiottes (on lui refile les Cahiers en guise de papier toilette), crache (ah, le vol de la saucisse!), se fout de la pureté des jugements synthétiques et de Kant en général ("les noumènes c’est de la merde!"), tout ça pour embêter sa sœur qui a rendez-vous avec son amoureux, se révèle à l’arrivée un bon garçon (il restera faire la vaisselle).
La référence, précise Moullet, c'est le Michel Simon des années trente (On purge bébé et Boudu de Renoir, l’Atalante de Vigo...), plus qu’un mixte Léaud/Belmondo. Dans ce film "vomitif", défécatoire, expulsionnel, Moullet libère une énergie, à la fois potache (il n’a que 23 ans) — où fleurissent les jeux de mots foireux ("Comment Françoise va-t-elle?", "Tu es beaucoup trop moulée", etc.) — et vivifiante, parce que brute de décoffrage, comme si le "steak" en question, trop cuit, était la réponse ironique de Moullet, non seulement à la "bonne cuisine" du cinéma français de l’époque (la fameuse "qualité française"), mais aussi au "steak" plus tendre, plus raffiné, qu’avait cuisiné Rohmer, cinéaste kantien s’il en est, dans Charlotte et son steak, son premier film à lui aussi, un petit "conte moral" avant l'heure. Ici on ne mange pas avec délicatesse, la bouche en cul-de-poule (comme Godard dans le film de Rohmer), mais au contraire avec les mains, sans retenue, et peu importe les taches puisqu’on a pris soin dès le départ d’enlever son costume. Pour ce premier film, pas de savoir-faire, pas de savoir-vivre, Moullet fonce pieds nus, la braguette ouverte...

Le texte de Pascale Bodet et Emmanuel Levaufre, introduction à leur entretien avec Luc Moullet paru dans La lettre du cinéma:

Un tocard déchire son permis de conduire. Il était coureur automobile, il est tombé amoureux de sa copilote. Les amants sautent sur la voiture, la cabossent, y mettent le feu. La fin des Naufragés de la D17, un film de Luc Moullet. Que s’est-il passé? Dans le cinéma? Dans le film? Dans la tête du réalisateur? Pendant deux minutes, finis l’accumulation de détails sans hiérarchie, l’acharnement à ne jamais outrepasser les petits faits divers et variés, le dosage au gramme près des éléments distinctifs, le ricanement cynique, la maîtrise du souffle, le statu quo désespérément reconduit. Le ras-le-bol explose enfin dans la dépense improductive: l'amour. On appelle ça une révolution. Mais ce n'est pas à un vieux singe qu'on apprend à faire la grimace. Moullet, prudent, parle de renversement onirique ou de deus ex machina.
Né en 1937, critique, réalisateur, acteur, jamais dupe, toujours sur ses gardes, Luc Moullet ne se laisse pas embarquer dans l'emphase. Il fait un cinéma critique et réflexif. "Je suis de la même génération que Godard". Comme tous les cinéastes modernes, il doit se dépatouiller avec le lyrisme.
La fin des Naufragés est donc doublement étonnante: pour Moullet, et pour le cinéma moderne (dont Luc Moullet a poussé la tendance théorique jusqu'à l'anti-théorie). Et triplement invraisemblable: pour les personnages, pour le film pris dans sa continuité, et pour le système Moullet.
La logique de Luc Moullet est analytique: distinguer, trouver un principe pour chaque chose, faire des listes. "La fin des Naufragés, c'était le principe stonien". Au terme de l'analyse, on trouve un principe pour chaque choix, une multitude de principes pour chaque film, mais le principe organisateur reste introuvable. Les principes, les choses et les places ne s'entremêlent pas, et il n'y a ni transversale ni porosité dans les films et dans la langue de Moullet. Bonjour la contradiction. Moullet classe des petits cailloux les uns à côté des autres, il les dissémine les uns à côté des autres — le caillou couleur (et le principe pictural) et le caillou musique (le déclencheur du lyrisme), le caillou expérience personnelle (la fac) et le caillou référence savante (amore e vita), et puis le caillou ligne ("Le comique, c'est dans ma nature"), le caillou réalisateur ("Un réalisateur doit garder sa ligne"), le caillou grand réalisateur ("Un grand réalisateur fait de grands films dans tous les genres"), bref, tous les cailloux du cinéma, bien rangés, bien éparpillés. Au terme de ce concours de grimaces, la synthèse est impossible. En bon sceptique, Moullet a singé la logique.
Moullet dit "Je vais aux chiottes" de la même manière que Montaigne ne veut absolument rien taire. C'est par une stratégie de sceptique qu'il a pu proposer un cinéma du "je": essai de la bouteille de Coca sur soi (Essai d'ouverture), du MLF sur soi (Anatomie d'un rapport), de la nage sur soi (Ma première brasse), comme autant de spécimens d'"une vie basse et sans lustre" — spécimens exemplaires donc monstrueux, puisque "chaque homme porte en soi la forme entière, de l'humaine condition" (Montaigne, Essais III, 2, "Du repentir").
Toujours, on revient à la case départ (les Contrebandières, Anatomie d'un rapport). La table de travail: une table rase. Le scénario: écrit au poids — dès que Moullet a collecté ses idées, une par feuille, et que l'ensemble pèse cent grammes, c'est fini (les Minutes d'un faiseur de films). Le plan: pas plus d'une action ou d'une idée par plan.
On trouve dans le cinéma et dans la langue de Moullet les principes d'un cinéma et d'une langue minéraux, faits de ces petits cailloux, sans principe de développement organique, sans dialectique — le contraire d'un cinéma et d'une langue liquides où les choses, les places et les principes se fondent les uns dans les autres pour enfler en vagues, charrier d'autres choses, principes et places, et souffler. Moullet, on le sait, n'aime pas l'eau (Ma première brasse).
Cinéaste du "et puis", "et puis", "et puis", on l'imagine pourtant faire le rêve de l'alchimiste: "Et si j'arrivais à fondre tout ça, à transformer les petits cailloux en roche en fusion...". Il admirait et citait de Godard, dès avril 1960 (Cahiers n°106), ce principe idéal: "Du seul fait que je dis une phrase, il y a forcément un lien avec celle qui précède".
Luc Moullet a beaucoup écrit sur les films, au cas par cas, et défriché à droite et à gauche et par intuition (parfois aussi par provocation...) les films "intéressants". Dans ses films, la prolifération d'anecdotes est inépuisable et le jeu avec les petites choses du concret permanent. La ressent-on vraiment, cette effervescence du critique et du cinéaste devant les détails du monde?
Parfois, l'ambition du film-monde, l'accumulation des spécimens, exemples et monstres, ne prennent pas. Le collectionneur, plongé dans le cycle infernal de la mélancolie, reste dans son cabinet de curiosités, interrogeant le raccourci mondial qu'il a sous les yeux et enfermé sous clé (Genèse d'un repas).
Le monde est chaotique. Parfois, une goutte d'eau fait déborder le film, et l'accumulation vole en éclats (les Naufragés de la D17). Parfois, simplement, c'est la jouissance accomplie et le plaisir pris dans cette "vie basse et sans lustre", la provocation à faire vivre l'abstraction et à la rendre terre-à-terre (Brigitte et Brigitte), la joie destructrice de voir les valeurs s'effondrer les unes après les autres, sans révolte, entièrement cynique (la Comédie du travail). (Pascale Bodet et Emmanuel Levaufre, "Simiologie", La lettre du cinéma n°22, avril-mai-juin 2003)

Extrait d'un autre texte, celui de Jean Narboni paru dans Trafic.

[...] Je crois que l'archi-terrien Moullet a été content quand je lui ai dit que Debussy n'avait pas écrit [La Mer] au bord de la mer, mais pour la plus grande part en Bourgogne. Je lui ai rappelé aussi la remarque d'Erik Satie au compositeur quand il a découvert l'œuvre, dont le premier mouvement s'intitule "De l'aube à midi sur la mer": "J'aime beaucoup le passage entre onze heures et demie et midi moins le quart." Commentaire aigre-doux à un musicien très ami, et bien dans la manière de perversité sournoise de Moullet, dont la parenté avec Satie — le personnage et l'artiste — m'a depuis longtemps frappé. Rapprochement que je crois peut-être mieux fondé que celui avec certains noms avancés à son propos en de brillantes formules: Courteline, Brecht, Queneau, Tati, Jarry... Chez l'un et l'autre, une excentricité, une "originalité" tranquilles et comme naturelles, un même goût de la raillerie contre les conformismes, les absurdités, les travers grotesques, la grandiloquence, les illogismes, l'esprit de sérieux et les injustices sociales; un même alliage de rusticité voire de plouquerie, et de dandysme; un même art de la provocation méchante; un même goût pour l'exercice physique et une harmonie idéale du corps et de l'esprit (Satie faisait deux heures de marche pour rentrer chez lui à Arcueil); un même tempérament de solitaire adoré de ses pairs (la liste des artistes amis du musicien serait trop longue, et peu de cinéastes auraient pu, comme Moullet, mobiliser autant d'admirateurs pressés de présenter ses films à Beaubourg); un même orgueil quant à sa propre valeur, parfois coquettement déniée par l'outrance dans l'autodénigrement; une même incertitude quant à la boussole politique (Satie a écrit dans L'Humanité, mais il disait que "les camarades bolchéviques ne valaient pas mieux que les bourgeois"). Et pour ce qui est du geste de création (et sans trop forcer la comparaison), on relèvera une manière commune d'inventer en se tenant aussi bien à l'écart de l'académisme de son temps que des avant-gardes homologuées, la création de formes neuves, simples, frontales et émotionnellement efficaces, sans artifices rhétoriques mais complexes, un goût pour le dépouillement et la raréfaction expressifs, un même génie des titres enfin (j'ai un faible, entre mille exemples, pour le moullétien Sport et divertissement, et Vexations, bref motif mélodique devant être répété 840 fois et composé après une déconvenue amoureuse, faute peut-être que Satie ait connue Anatomie d'un rapport). La gymnopédie, nom rendu universellement célèbre par le musicien, était une danse autrefois pratiquée à Sparte par des acteurs dénudés. Le terme musical, mais aussi les valeurs paradoxales prônées dans cette cité [de l'audace des vêtements féminins qui dévoilaient de larges parties du corps au droit de voler mais à condition de ne pas se faire prendre (1)] s'accordent bien avec l'exhibitionnisme contrôlé de Moullet, sa frugalité, son économie politique, son écologisme hédoniste, mais aussi son courage. Moullet serait-il le seul exemplaire à ce jour de cinéaste encyclogymnopédiste? (Jean Narboni, "Le gai savoir de Luc Moullet", Trafic n°71, automne 2009)

(1) Moullet s'enorgueillit d'avoir triché avec l'ANPE et d'avoir pu ainsi "acheter des maisons (?). De même, il dit avoir pu réaliser un film grâce à l'argent d'un chèque destiné à une entreprise homonyme qu'il avait reçu par erreur.

Sinon quelques notes sur le Prestige de la mort, "le seul film de l'histoire du cinéma où l'on trouve à la fois des calanques, des roubines, des lapiaz, des sengles et des sphaignes" (dixit Moullet):

LM/LM ou Comment faire remonter sa côte auprès des gens du PAF en se faisant passer pour mort. (clin d'œil aux titres français des romans de Tom Sharpe, un des auteurs préférés de Moullet)

— C’est Truffaut qui avait décrété que la perfection au cinéma c’était abject, indécent, immoral et obscène. Et qu'à l'inverse le ratage c’était le talent. Vu comme ça, on peut dire que Moullet est le plus talentueux des cinéastes. Mais on aurait pu aussi citer Beckett et son fameux "rater mieux" (étant entendu que ce qui compte dans l’expression c’est surtout le terme "mieux"), car chez Moullet les meilleurs films ne sont pas réussis parce qu'ils sont ratés, ce qui n'aurait aucun sens, mais parce qu'ils sont génialement ratés. L'important est moins le ratage que la manière dont ça rate. Cf. Essai d'ouverture. Dans le Prestige de la mort, ça rate du début à la fin avec une belle réussite, ce qui fait tout le prix du film. D'autant que Moullet, qui tient aussi le rôle principal comme dans la plupart de ses films, ne s'attaque pas à une simple bouteille de Coca. C'est sa propre mort qu'il rate ici magnifiquement.
— La force émotionnelle des films de Moullet repose sur cette présence du cinéaste, présence qui ne relève pas de l’autobiographie (ce qui serait d’un ennui mortel), encore moins de l’autofiction (ce qui serait purement artificiel), mais de l’autoportrait, ce qui nous renvoie à nouveau à Beckett et tous ces artistes qui se risquent à montrer un peu d’eux-mêmes, ce "peu de soi" auquel semble les réduire leur acte de création. Il y a là comme un besoin, sans quoi le processus ne fonctionnerait pas (ou alors moins bien, c’est manifeste chez Moullet), qui évidemment n’a rien à voir avec l’égo de l’artiste. Et lorsque, en plus, l’autoportrait porte comme ici sur le vieillissement, ce que Moullet semble refuser admirablement, l’émotion ne peut aller que croissante, jusqu'au finale, réellement bouleversant, quand il décide de faire mourir, pour de bon cette fois, son personnage et qu'il l'abandonne sur le bord de la route.
— Quand je parle d’autoportrait, ce n’est pas par rapport au personnage du cinéaste que joue Moullet (et encore moins bien sûr à celui de l’énarque véreux auquel il prête ses traits), un "Luc Moullet" ringard, en quête de gloire et d’argent, et dont le plan — on pense au vieux réalisateur dans le Metteur en scène de mariages de Bellocchio —, très simple (un enfant de dix ans le comprendrait, même un fœtus, précise Moullet au flic borné) mais foireux, est au début perturbé par la "mort" impromptue de Godard (beaucoup y ont vu une sorte de "meurtre du père"), mais bien parce que l’écriture du film épouse les caractéristiques de l’homme Moullet, à savoir sa voix neutre, son élocution heurtée, ses gestes hésitants et un peu maladroits, son allure flegmatique. Parce que le vrai Moullet, finalement, c'est plutôt la mort du prestige.
— Bon, peut-être faudrait-il trouver un autre terme que ratage. Car le ratage chez Moullet n’est en fait qu’une impression, ressentie lorsqu’on découvre ses films la première fois, simplement parce qu’ils heurtent nos habitudes, celles qu’on prend à voir à longueur d’année des produits formatés. C’est d’autant plus vrai que ce qui semble raté, par exemple au niveau du rythme d’une scène ou du jeu de l’acteur, l’est déjà beaucoup moins au niveau du cadrage (toujours très classique, voire rudimentaire, avec de temps en temps ce fameux travelling latéral très rapide pour éviter le contrechamp) et de la construction générale du film (dans le Prestige de la mort, Moullet semble respecter sa règle des 2/5 qui veut que pour redonner de l'intérêt à un film, on le fasse partir, peu avant sa moitié, dans une autre direction; soit ici le passage où le personnage rêve des Remèdes désespérés de Thomas Hardy — c'est la séquence la plus longue, celle sur la lande, filmée de manière radicalement différente —, extrait du grand film romantique que Moullet devait réaliser au départ s'il en avait eu les moyens — un premier extrait montre ironiquement ce que ça aurait donné avec un petit budget: tournage dans les Alpes et non en Angleterre, pour supprimer les frais d'Eurostar, et avec des figurants à poil, pour réduire les frais de costumes!).
— Car bien sûr le Prestige de la mort est d'abord un film très drôle...

Un petit mot également sur la Terre de la folie (2019), le dernier long de Moullet, revu récemment. L'impression est toujours aussi forte. Et la phrase entendue au début du film: "l’arrière-petit-neveu du bisaïeul de ma trisaïeule avait tué un jour à coups de pioche le maire du village, sa femme et le garde-champêtre, coupable d’avoir déplacé sa chèvre de dix mètres", toujours aussi efficace. C'est que tout Moullet est dans cette phrase. Durée et surface... lignée, accumulation, éclatement... Pourtant quelque chose a changé, Moullet n’est pas au centre du film, il en est légèrement décalé, comme s'il avait fait un pas de côté (au risque de tomber dans le vide, comme à la fin du film, répétition d’un autre geste manqué, du haut d’un pont, celui-là...). L’autoportrait se trouve diffracté en plusieurs personnages qui, selon un dispositif emprunté au reportage télé, racontent (au journaliste Moullet) quelques faits divers sordides, ou les commentent, parfois à toute vitesse, comme celle qui parle aussi vite qu’elle pense, plus vite même, ce qui fait qu’elle doit répéter ce qu’elle dit. Tout le film est ainsi placé sous le signe de la répétition. Répétition d'actes, plus fous les uns que les autres, dans un territoire bien délimité des Basses-Alpes, "le pentagone de la folie", un pentagone élastique que Moullet réajuste à un moment donné pour lui donner une forme plus régulière, lui conférant alors une dimension symbolique, voire cosmologique: la terre (la roubine), l’eau (un sac-poubelle dans une rivière), le feu (une immolation), le vent (une des causes recensées par Moullet pour expliquer ce taux anormalement élevé de folie meurtrière, au même titre que l'isolement géographique, la consanguinité, les sectes, le manque d’iode, le nuage de Tchernobyl...) et le vide qui semble contaminer le film. Répétition à la manière d’un motif, comme dans le burlesque, mais aussi d'un rituel, comme s'il fallait conjurer la mort (Moullet se félicite au bout du compte de n'avoir jamais tué personne bien que lui non plus ne soit pas, dit-il, tout à fait normal). Répétition dans la fixité des plans, dans leur frontalité, mais pas dans le rythme (Moullet sait jouer du braquet), de sorte que ça ne reste pas sur place, que finalement ça se prolonge plus que ça ne se répète, à l’image du coup de feu initial, réentendu à la fin, ce qui inscrit le film dans l’espace sonore d’une double détente, mais si espacée qu'on n'est pas sûr de l'écho. Chez Moullet les films résonnent (raisonnent?) toujours, même à des kilomètres...

PS. La présentation par Luc Moullet de son livre sur le Rebelle de King Vidor:

"Le Rebelle (1948) de King Vidor est pour beaucoup de cinéastes le film de chevet. L’architecte qui dynamite des HLM conçues par lui, parce que les commanditaires ont défiguré son projet, évoque évidemment le cas de tous ces cinéastes qui n’ont pu bénéficier du fameux final cut.
Le dynamitage du Rebelle a profité d’un nouveau regain d’actualité avec les implosions récentes de HLM en banlieues. Ou: Gary Cooper à La Courneuve...
C’est un film malin, savant, glacé, hyperpro, mais aussi un film abrupt, brutal, cinglant, condensé, convulsif, déchiqueté, déjanté, délirant, discrépant, érotique, étourdissant, fascinant, frénétique, grossier, haché, hystérique, mal poli, romantique, surréel, torride, trépidant. Un objet barbare, un météorite.
S’il ne fallait conserver de toute la production hollywoodienne qu’un seul film, ce serait celui-ci. Je l’ai vu une bonne douzaine de fois, et j’ai peur de le regarder à nouveau, tant il m’émeut. En évoquant le comment, je dirai pourquoi le Rebelle demeure l’une des plus sublimes créations du génie humain."

PPS. Les trois dogmes du critique selon Moullet (c'est sur la quatrième de couverture de son recueil Piges choisies, paru chez Capricci):
"Mon dogme n°1, c'est de toujours faire rire le lecteur.
Dogme n°2: chaque film intéressant engendre une approche critique spécifique au film en question: pas de grille.
Dogme 3: le critique doit toujours partir d'un exemple précis, avant de généraliser, et non du Général (et encore moins s'y cantonner).
Pour moi, l'Austérité, la Grille et le Général sont les trois Cancers de la critique."

Bonus (parce qu'on ne s'en lasse pas): Les Sièges de l'Alcazar (1989).

lundi 20 mars 2023

Kiyoshi Kurosawa


Creepy de Kiyoshi Kurosawa (2016).

Notes sur les derniers Kiyoshi Kurosawa — sauf un —, soit du Kiyoshi pas entier... (hum)

La maison d'à côté.

Après l’épouvantable Secret de la chambre noire, réalisé en France, Kurosawa reprend des couleurs en même temps qu’il retrouve son chez-soi: Creepy est une indéniable réussite. La force du film tient en grande partie à la façon dont Kurosawa y investit l’espace, à travers notamment la question du hors-champ, avec tous ces personnages qui entrent et sortent du cadre (même le chien Max), quand ils ne le traversent pas dans tous les sens — cf. la scène de l'interrogatoire qui voit l'interrogée et ses interrogateurs se déplacer aux quatre coins de la pièce, comme s'ils cherchaient une "sortie", soit la vérité, située, elle, en dehors du champ —, le hors-champ ainsi évoqué faisant écho à la maison d’à côté. Un hors-champ de proximité, donc, mais perverti, le "proche" correspondant ici à une menace: ce qui entre dans le champ, le perturbe, etc. Ce qui fait de l'espace du film, champ et hors-champ confondus, un espace de promiscuité, comme tout ce qui a trait au voisinage, avec ce que cela suppose d'inquiétant, quand la promiscuité prend le pas sur la proximité, voire de terrifiant (creepy), quand le voisin en question se révèle être un dangereux psychopathe. On serait tenté de voir le film comme une forme de parabole, illustrant le problème, plus général, de l'espace japonais, de plus en plus restreint dans son intimité, poussant l'individu (essentiellement urbain) à vivre ailleurs, c'est-à-dire à côté (pour ce qui est du Japon), à côté de la grande ville, dans ces petites banlieues où chacun vit isolément (ce que Kurosawa rend admirablement), trop soucieux de préserver son intimité, la moindre irruption, intrusion, dans l'espace qui lui est propre étant vécue comme une agression. Peut-être. Mais Creepy c'est surtout l'histoire d'un couple, et comme souvent au cinéma, d'un couple en crise. L'espace du film, outre celui de ces quartiers extra-muros, configurés à l'identique (les scènes où les protagonistes repèrent les lieux sont assez extraordinaires), serait aussi l'espace dans lequel chacun des deux, qui forment le couple, se trouve replié, comme deux sous-espaces, bien séparés, à l'intérieur d'un même espace.
Et de voir finalement Creepy comme un processus de réunification, la réunion progressive de deux espaces disjoints, via la figure du psychopathe. L'emprise exercée par ce dernier sur la femme — dont la curiosité vis-à-vis de ses voisins, que d'aucuns jugeront féminine, lui sert avant tout à tromper son ennui — serait alors, en détournant la femme du foyer, le moyen de la refaire exister aux yeux de son mari, un homme tout aussi déprimé. Soit deux êtres potentiellement suicidaires que l'étranger permettrait, non sans violence, de rapprocher de nouveau. L'étranger psychopathe ne serait-il pas dès lors une figure fantasmée par le couple, non plus la figure du voisin intrusif, mais celle du mal qui ronge avec le temps l'unité d'un couple, ce mal insidieux, symbolisé par la "maison d'à côté", où l'on met les corps à la fois sous plastique et sous vide (image de l'amour qui s'étiole), et qu'il faut éliminer pour surmonter la crise? J'en veux pour preuve le finale. Qu'est-ce qui sauve le couple? Le chien, que ni l'homme ni la femme, bien que chimiquement conditionnés, n'arrive à tuer. Pourquoi? Peut-être parce que le chien, substitut de l'enfant qu'ils n'ont pas, à l'instar de nombreux couples japonais, se trouve être le dernier lien qui existe non seulement entre l'homme et la femme, mais aussi, au niveau social, avec les gens du quartier, soit l'antithèse du psychopathe. En demandant de tuer le chien, le psychopathe, qui fait agir les autres à sa place, ne peut que libérer le couple. Non pas que tuer un chien est impossible, mais parce que le chien ici est la figure inversée du psychopathe, le noyau dur, indestructible, du lien. En exigeant de le détruire, le psychopathe en vient à se détruire lui-même, retournant pour ainsi dire l'arme contre lui. Pas très réaliste, me direz-vous. Evidemment. Mais cohérent avec l'idée que le film figurerait ainsi le cheminement intérieur, violent, terrible, d'un couple vers sa résurrection.

Le bon gros concept.

Avant que nous disparaissions... c’est très long, trop, ça n’en finit pas de ne pas finir, Kiyoshi Kurosawa multipliant les fausses fins, pas pressé, lui, que son film disparaisse... impression d’autant plus désagréable que les "concepts" (famille, propriété, moi, travail, liberté, etc.), volés par les aliens, s'accumulent comme des mots-clés, permettant d'identifier un discours, de plus en plus explicite, à mesure que le film avance, à son rythme — très mollasson, malgré quelques éclairs —, pour finir (bah oui, quand même) dans le BGC (le bon gros concept), celui de l’amour, l’amour en général, j’allais dire évangélique, seul moyen d’interrompre l’invasion (et le film avec), genre "aimez-vous les uns les autres et tout finira par s'arranger", finale pour le moins gnangnan... Parce que dans le fond, l’amour au cinéma, c’est bien quand ça reste à deux — ou trois, à la rigueur —, c’est pour cela que Creepy, qui traitait à la base du même sujet (un couple en crise), était beaucoup plus réussi. Là, si ça peut paraître ingénieux, c'est surtout laborieux, le message du film, délivré à grands coups de concepts, conférant à l'ensemble un côté poussif, à la limite du pensum. La sci-fi lo-fi c'est pas de la philosophie.

Pas vu Invasion qui semble être un mixte de Creepy et de Avant que nous disparaissions.

Un film qui s'tend.

Au bout du monde... au bout de l'ennui, oui. Le bout du monde c'est l'Ouzbékistan, un pays d'Asie centrale, situé entre le Kazakhstan, le Turkménistan, le Tadjikistan et le Kirghizistan. C'est là que Kiyoshi Kurosawa, en vacances, a décidé de tourner son nouveau film, un film de vacances donc, touristique et sans scénario, tant les séquences semblent avoir été écrites au fur et à mesure, en fonction des endroits visités. Oui, parce qu'il faut vous dire, "Au bout du monde" c'est aussi le nom du circuit organisé par on ne sait quel tour-opérateur et dont Kurosawa a décidé, faute d'inspiration (c'est ça les vacances), de suivre le programme à la lettre:
J1: pêche au bramul sur le lac Aydar (le poisson existe, c'est le silure).
J2: dégustation du plov, un plat traditionnel (ici préparé par l'habitant, c'est très bon quand c'est cuit), puis temps libre à Samarcande (on conseille le parc d'attractions et le bazar de Siyob).
J3: visite de Samarcande, ses mosquées et ses médersa.
J4: séjour à Tachkent, puis promenade dans l'arrière-pays (en compagnie d'un bouc).
J5: visite du grand marché de Tachkent (le bazar de Chorsu).
J6: randonnée dans la montagne, à la recherche du markhor (qui n'a rien de mythique, c'est une sorte de chèvre sauvage avec d'énormes cornes).
Fin du voyage. Pas de Khiva ni de Boukhara, le budget était serré.
On précisera que Kurosawa s'est quand même fendu d'un minimum de fiction (son film est celui que tourne un réalisateur, aussi peu inspiré que lui, pour une émission de télé japonaise, il y a aussi une course-poursuite bidon avec la police ouzbèke et un suspense à la noix autour d'un incendie à... Tokyo). Tout ça est assorti d'un message bien cucul sur l'Ouzbékistan (le pays est beau et les gens sont gentils, même les policiers, aucune raison d'en avoir peur). C'est tellement creux (tout y est fléché, jusqu'à la réapparition du bouc, bêêê...) qu'on se demande si finalement, outre la découverte du pays, le seul but du film n'était pas d'offrir à l'héroïne, Atsuko Maeda, une star au Japon (ex-chanteuse du groupe de J-pop AKB48), l'occasion de pousser la chansonnette ("L'hymne à l'amour" en japonais, avec orchestration symphonique!) dans un joli décor de carte postale. Le paradoxe, c'est que cette légèreté, proche de l'insignifiance, n'est pas sans un certain charme.

La femme d'un espion.

Oubliez le titre français à la Mizoguchi — les Amants sacrifiés fait écho aux Amants crucifiés —, ça n'a rien à voir... le dernier Kiyoshi Kurosawa (スパイの妻 = La femme d'un espion) évoque davantage, via l'itinéraire de son héroïne, le Rohmer de Triple Agent. On ne poussera pas trop loin le parallèle (même si on pourrait: l'époque, les images d'archives, la petite histoire dans la grande, ici les atrocités commises par l'armée impériale du Guandong, plus particulièrement l'Unité 731 durant la guerre sino-japonaise, qui se terminera sur une autre atrocité, américaine celle-là...), c'était juste une entrée en matière pour signifier que le personnage principal des Amants sacrifiés, c'est bien Satoko, statut qu'elle ne possède pas d'emblée (comme c'est le cas justement chez Mizoguchi), mais qu'elle acquiert de haute lutte, du point de vue de la fiction, comme dans Triple Agent. Après, c'est un film écrit par Hamaguchi et mis en scène par Kiyoshi Kurosawa, et c'est aussi dans ce curieux attelage que réside toute la force du film, qui mêle les méandres du récit hamaguchien à l'impact du concept chez Kurosawa, comme celui de la "disparition", à l'image de ses derniers films (Creepy, Avant que nous disparaissions, Invasion), la disparition étant également le thème principal du film de Hamaguchi, Asako I & II. Or, qu'est-ce qui disparaît dans les Amants sacrifiés si ce n'est — outre les documents originaux prouvant les exactions (comparables à celles de Mengele à Auschwitz) de l'armée japonaise en Mandchourie — le héros masculin (Yusaku), s'effaçant progressivement au profit de Satoko, sans que son rival (Taiji) ne prenne le relais... Du triangle amoureux classique, qui d'ordinaire voit un second couple se substituer au premier, il ne reste dans la deuxième partie du film, la plus belle, que la solitude bouleversante d'une femme. Alors oui, par ce biais-là, on pourra trouver au film des accents mizoguchiens, mais le parcours de Satoko emprunte aussi à la veine hitchcocko-langienne (elle-même nourrissant Triple Agent), de Marnie (le petit film réalisé par Yusaku, séquence prémonitoire de ce qui va se passer) à Notorious (l'espionnage, l'amour, la Seconde Guerre mondiale... je n'insiste pas), en passant par le Secret derrière la porte (les agissements mystérieux d'un mari). C'est que les Amants sacrifiés est un film "cosmopolite", comme l'est Kobe où se déroule l'action, qui est aussi la ville de Kiyoshi Kurosawa, et comme se définit lui-même Yusaku lorsqu'il doit répondre aux soupçons de Satoko. De sorte que la "disparition" se situe elle aussi à différents niveaux. C'est non seulement celle, physique, de l'homme, nous saluant de loin, déjà au large, comme un pied de nez à l'histoire (quid de son cosmopolitisme?), ou simplement le fait que de toute façon son héroïsme n'aurait servi à rien (les Américains ont négocié après la guerre avec les criminels de l'Unité 731: l'impunité en échange des résultats de leurs expérimentations, bafouant le devoir de mémoire); pied de nez à sa femme dont le ralliement dans un second temps n'était pas, semble-t-il, de nature à modifier le désir qu'il avait, initialement, de partir sans elle... c'est surtout — la disparition — celle de la femme, la disparition comme motif du féminin, qui voit la femme, suppléant la défaillance de l'homme, renverser l'échiquier sur lequel elle n'était qu'un pauvre pion, et ainsi s'emparer de la fiction, à bras-le-corps, par amour, par passion, jusqu'à se perdre elle-même... Soit la folie, mais pas n'importe laquelle, celle qui consiste à se considérer comme fou, le paraître fou, parce que c'est de ce côté-là qu'il faut être. Expliquant — le finale est prodigieux — que cette folie, grandiose, féminine, n'empêche pas d'être sensible, hypersensible même, à l'autre folie, celle terrifiante du monde et des hommes.