samedi 4 mars 2023

Lumière d'E.T. (2)


The Fabelmans de Steven Spielberg (2022).

Une aventure.

L'intérêt du texte de Narboni (cf. ) tient à plusieurs choses dont la principale est que l'auteur n'élude pas les défauts d'un film comme E.T., qui sont en fait ceux du cinéma de Spielberg en général, tels qu'ils se confirmeront par la suite, mais que, en dépit de tout ce qu'on peut reprocher à ce type de cinéma, le bon gros cinéma hollywoodien (Narboni l'évoque dans son préambule)... E.T. est un "beau film, intelligent, inventif, émouvant et cocasse"... ce qu'on pourra dire de nombreux autres films de Spielberg, jusqu'au tout dernier, The Fabelmans. En dépit de... c'est bien souvent ainsi que se résume l'appréciation de ces films, quand le plaisir — je laisse la jouissance à d'autres — que l'on prend à un Spielberg l'emporte sur ce qui peut agacer par ailleurs, et fait que le film est finalement plus intelligent que bébête, plus inventif que maladroit, plus émouvant que larmoyant, plus cocasse que lourdingue... et même si, je le répète, de ces défauts (présents en proportions variables selon les films) on est parfaitement conscient.
Si donc The Fabelmans n'échappe pas à certains travers qu'on dira spielbergiens, il faudrait être animé d'un anti-spielbergisme viscéral — sinon primaire — pour ne pas voir (ou vouloir voir) tout ce que le film a malgré tout de magnifique. Je lisais le texte de la revue belge Le Rayon vert (vert hein, pas bleu) dans lequel l'auteur s'en donne à cœur joie pour démolir le film, y trahissant, outre sa détestation de Spielberg (pour ce qu'il représente avant tout), une satisfaction évidente à "psychanalyser" le film, pour mieux critiquer la méthode, dans l'esprit de Deleuze et Guattari — une vraie jouissance là pour le coup —, d'autant que le cinéma de Spielberg s'y prête, à la psychanalyse, et que c'est un peu le danger d'être ainsi tenté — pour descendre (comme pour défendre) un film qui, véritable livre ouvert, s'offre si facilement à l'interprétation — d'en abuser. Reste qu'il est intéressant ce texte (dont je n'ai pas réussi à savoir qui est l'auteur), déjà parce que ça nous change du concert de louanges qui a accompagné la sortie de The Fabelmans, et ils ne sont pas nombreux les textes négatifs sur le film, mais surtout parce que ça permet de rebondir en prenant en compte les excès dont peuvent faire preuve certains détracteurs, qui sont aussi les plus radicaux (comme en témoigne ce passage où l'auteur égratigne les Cahiers pour être passés sans coup férir, au niveau couverture, des Straub à Spielberg, comme s'il fallait choisir, qu'on ne pouvait pas aimer les deux tant ils s'opposent).
Donc la psychanalyse, mais pas de celle, lourdement freudienne, utilisée par l'anti-Spielberg de service, grisé qu'il est à sauter sur tout ce que le cinéaste livre naïvement dans son film, en plus d'y trouver matière pour ridiculiser ladite psychanalyse (ce qu'elle mérite, soit dit en passant, lorsqu'on l'applique abusivement aux œuvres). Je partirai de E.T. et de cette fameuse réplique lancée à Elliott, le petit héros du film, par un garçon plus âgé que lui, au sujet de la créature: "Where's from? Uranus? Get it, Your Anus? Ce qui renvoie non seulement aux origines d'E.T. mais aussi à son aspect physique. Narboni qui en fait le point central de sa critique ne le dit pas expressément, peut-être n'a-t-il pas osé, mais il y a forcément pensé: si la question de l'origine anale d'E.T. se pose à travers cette réplique pour le moins scabreuse du garçon, c'est que l'aspect de la créature (quand bien même le garçon ne l'aurait jamais vu, car il représente d'une certaine façon les anti-Spielberg, ceux qui dénonçaient déjà chez le réalisateur, depuis Jaws et Close Encounters, à la fois sa roublardise et sa puérilité)... c'est que l'aspect d'E.T., disais-je, évoque à bien des égards un... étron. Les anti-Spielberg ont d'ailleurs repris ad nauseam le parallèle, pointant par là le côté éminemment "anal" de Spielberg... mais les pro-Spielberg ne s'en sont pas privés non plus tant l'image fait tilt pour peu qu'on envisage différemment l'analogie (si je puis dire). Car s'il y a chez Spielberg, et tout particulièrement dans E.T., une forme évidente d'infantilisme, celui-ci n'en est pas moins grandiose et transforme le film en bien autre chose que ce que l'on y voit de prime abord (un film pour enfants qui ravira les adultes), et qui passe par cet aspect franchement ignoble d'E.T., lequel pourtant finit par émouvoir. Il ne s'agit pas d'une supplique à la Gainsbourg, sur la beauté caché des laids (qui se voit sans délai), mais de ce qui est à l'œuvre véritablement dans la création d'un film...
De même que la lumière, partout chez Spielberg, sert autant à éclairer qu'à obturer, par l'éblouissement qu'elle produit, la vision de choses plus sombres, de même ici, on peut dire que la laideur absolue d'E.T. ne vise pas à provoquer le dégoût mais à le dépasser, et ainsi révéler ce qu'il en est du travail créateur. Tout ça est du domaine de l'inconscient bien sûr, mais c'est aussi par ce biais-là, il y en a d'autres, que le film se trouve fascinant. E.T. matérialise la part noire, fécale, qui préside à l'engendrement d'une œuvre. De façon incroyablement matiériste, et pas allégorique comme chez Carax avec son M. Merde, Spielberg donne à voir, glorieusement, et du coup tel un petit enfant brandissant fièrement son caca — là-dessus on est d'accord, mais il faut aller plus loin au lieu d'en rire avec dédain —, non pas le produit de sa création (comme le pensent les contempteurs de Spielberg, ce qui les conduit à faire de Carlo Rambaldi le véritable auteur du film, de la même manière qu'ils considéraient Douglas Trumbull comme le principal auteur de Close Encounters), mais la métaphore de ce qu'est l'acte même de créer, qui faisait dire à Didier Anzieu que dans cet acte opère "un fantasme très angoissant d'auto-engendrement par l'anus, qu'il faut aller chercher très loin en soi par consentement à une régression profonde avant de s'extirper avec lui".
Si l'enfant Elliott c'est Spielberg à 10 ans, E.T. c'est bien Spielberg à 35, créateur cinéaste qui ne fait qu'un avec ce qu'il crée, qui ne se contente pas de satisfaire narcissiquement ses désirs, mais renaît littéralement avec sa création, et ce par la seule voie possible, celle des tripes, la voie excrémentielle. J'entends déjà les cris d'orfraie des fans de Spielberg de même que les ricanements hautains de ses opposants. Pourtant, c'est exactement ça E.T: un étron merveilleux (ce qui a tout de l'oxymore, j'en conviens), mais qui évidemment ne s'affiche pas comme tel. Parce que le mot "étron" peut s'entendre aussi comme une condensation, dans la foulée de ce qu'écrit Narboni à la fin de son texte (les initiales E.T. qui condensent le mot Elliott): il s'agirait alors de lire "étron" comme la contraction du mot "électronique", ce qu'est E.T. sur le plan technologique, permettant d'inscrire l'extra-terrestre à un niveau supérieur, plus facilement repérable par le spectateur que l'image de l'étron et ce à quoi elle renvoie: l'analité de Spielberg, son côté obsessionnel (comme chez beaucoup d'artistes, d'Hitchcock à Kubrick) et tout ce que cela suppose en termes d'angoisse.
Qu'en est-il quarante ans plus tard avec The Fabelmans? Il n'est plus question d'Uranus... de l'eau a coulé sous les ponts, parfois de l'eau de rose, mais aussi des eaux plus troubles (les années 2000-2005), on ne va pas répertorier la trentaine de films qui jalonnent les quarante années séparant E.T. de The Fabelmans. Spielberg a vieilli et si l'obsessionalité est toujours là, elle ne se limite plus à l'étron. L'analité demeure certes, mais sous forme de résidus — du caca de singe, des fientes de mouettes —, des résidus qui n'ont rien à voir avec le travail créateur mais aident plutôt Spielberg à régler quelques comptes, là avec l'amant de sa mère, là avec les cathos antisémites de la côte Ouest... C'est par d'autres voies que l'art s'exprime dans The Fabelmans. Exit la régression et le côté sale d'E.T., Spielberg travaille à même ses souvenirs et des émotions qu'ils produisent. D'aucuns y verront une forme d'aseptisation, là où il s'agit surtout de reflets lumineux, multidirectionnels, depuis la révélation initiale jusqu'à la "confirmation" de ce que peut le cinéma, autant d'éléments qui témoignent d'une véritable passion chez Spielberg, qui passe aujourd'hui par d'autres objets, plus attrayants il va sans dire que l'étron, au premier desquels on citera évidemment le regard. Car c'est de ça en définitive dont parle The Fabelmans. A travers non plus ce qui est en jeu, intérieurement, dans l'acte même de créer, mais sa traduction, objective pourrait-on dire, qui voit Spielberg découper, coller et monter toutes ces petites bandes de films: une histoire de l'œil, l'apprentissage d'un regard. Une aventure.

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