Love & Friendship de Whit Stillman (2016).
L'Anglaise et le Duck.
[duck. Contraction de dumb fuck. Se dit, entre autres, d'une personne complètement stupide. Exemple: le personnage de Sir James Martin dans Lady Susan de Jane Austen]
Whit Stillman et Jane Austen, ça ne date pas d'hier. Mansfield Park irriguait tout Metropolitan, le premier film de Stillman, au point d'ailleurs que le personnage d'Audrey, l'héroïne du film, grande lectrice d'Austen, pouvait être vue comme une version contemporaine de Fanny Price, l'héroïne timide et vertueuse de Mansfield Park. C'était il y a 25 ans. Aujourd'hui Stillman revient à Austen, fort des trois autres films qu'il a réalisés par la suite (où l'on retrouvait l'idée de déclin présente depuis le début, quant aux classes supérieures, à l'Amérique, au disco et... à la décadence), mais cette fois dans un autre contexte, qu'on pourrait qualifier d'originel, celui de l'Angleterre à la fin du XVIIIe, l'Angleterre géorgienne dans toute sa splendeur (la décadence ce sera pour plus tard), véritable terreau du cinéma de Stillman. Et de Jane Austen, fine observatrice de la gentry de l'époque, son modèle romanesque, de Metropolitan à "The Cosmopolitans".
Ce qui ferait de Love & Friendship une sorte de préquel de l'œuvre stillmanienne, le film d'avant Metropolitan.
Mais pourquoi Lady Susan, œuvre de jeunesse méconnue de Jane Austen, jamais publiée de son vivant, vraisemblablement parce qu'elle n'en était pas satisfaite, peut-être aussi à cause de la forme, celle du roman par lettres, genre encore en vogue à la fin du XVIIIe (l'héroïne rappelle la Merteuil des Liaisons dangereuses), mais un peu frustrant quand on a le talent d'Austen, même si elle s'y était déjà essayée, dès l'âge de 15 ans, et brillamment, avec Amour et Amitié (Love & Freindship, avec la faute d'orthographe, qu'on pourrait traduire par "Amour et Amytié", titre repris donc par Stillman pour son nouveau film, mais sans la faute d'orthographe, à la fois parce qu'il n'aimait pas le titre "Lady Susan" — que personnellement je préfère — et pour faire écho aux grands romans d'Austen que sont Sense & Sensibility — écrit d'ailleurs, initialement, sous forme épistolaire avant d'être réécrit à la troisième personne, le fameux discours indirect libre cher à Austen — et Pride & Prejudice)? Oui donc, pourquoi Lady Susan? Stillman dit aimer beaucoup le roman, mais ce n'est pas suffisant, il y a forcément autre chose qui explique ce choix...
Avant d'aller plus loin, un petit détour par Chesterton, grand admirateur du génie comique de Jane Austen, avec un extrait de sa préface à l'édition originale d'Amour et Amitié (qui date de 1922!):
"Chacun sait que la romancière a laissé un fragment inachevé, publié depuis sous le titre Les Watson, et un récit épistolaire complet, Lady Susan, qu'apparemment elle avait elle-même décidé de ne point publier. Toute préférence en ce domaine n'est que préjugé, puisque ce sont des affaires de goût auxquelles on ne peut rien; mais j'avoue que je vois un étrange accident de l'histoire dans le fait que des choses aussi ennuyeuses en comparaison que Lady Susan soient déjà imprimées, tandis qu'un texte aussi alacre qu'Amour et Amitié ne l'a jamais été jusqu'à présent. C'est, à tout le moins, une curiosité de la littérature que de pareilles curiosités littéraires soient restées cachées ainsi, presque par accident. On a certainement senti, fort justement, qu'il est possible d'aller beaucoup trop loin une fois qu'on a commencé à vider la corbeille à papier d'un écrivain de génie sur la tête du public, et qu'en un sens cette corbeille à papier est aussi sacrée que la tombe elle-même. Néanmoins, et sans m'arroger plus de droits en l'affaire que n'en a quiconque à son goût personnel, j'espère pouvoir dire que, pour mon compte, j'aurais volontiers laissé Lady Susan dans la corbeille si j'avais pu reconstituer Amour et Amitié pour mon album intime, afin d'en rire encore et encore tout comme on rit des grands burlesques de Peacock ou de Max Beerbohm..."
Les petits pois.
Donc, pourquoi Lady Susan? Et, pourquoi choisir comme titre celui d'un autre roman de Jane Austen, Love & Friendship, roman réputé meilleur, car plus enjoué, plus léger, plus moderne aussi, bien que plus précoce, peut-être parce que justement plus enjoué et plus précoce, presque enfantin? Pour donner à Lady Susan, œuvre par trop sérieuse et plutôt sombre, ce qui fait le sel de Love & Friendship?... Oui mais alors, pourquoi ne pas adapter directement Love & Friendship? Peut-être parce que dans Lady Susan se trouve néanmoins, sous sa forme la plus brute, l'essentiel du cinéma de Stillman: où l'on parle des choses de l'amour et du mariage, de la position des femmes et des hommes dans la société, de l'éducation des jeunes filles et de leur entrée dans le monde... Où les femmes font preuve, quel que soit leur degré de moralité, d'une finesse d'esprit qui les “affranchit” — spirituellement à défaut de l'être socialement — de l'autorité des hommes, quand bien même ceux-ci se croiraient aussi les maîtres du jeu, dans le domaine de l'amour, faisant preuve, au contraire, en la circonstance, d'une naïveté confondante, quand ce n'est pas tout simplement de la sottise (Sir James, découvrant les petits pois, est cousin en idiotie des gros "débiles" qui peuplent Damsels in Distress, tel celui qui, lui, découvre les couleurs de l'arc-en-ciel, personnages ridicules, dont on se moque aisément, mais que Stillman, à l'instar de Jane Austen, sait rendre toujours attachants). Cela dit, les femmes aussi peuvent être naïves, voire même un peu sottes... Et “wit” Stillman, comme Jane Austen, en bons moralistes qu'ils sont (même à dix-huit ans, concernant Austen), avec le sens de l'humour qui les caractérise, l'ironie mordante dont ils sont capables, ne se privent pas de le rappeler. C'est bien de cela qu'il s'agit... Tout Stillman est là dans Lady Susan, ses personnages, ses répliques, même ses petits morceaux dansés (le chesnut en lieu et place du cha-cha-cha, du disco, des claquettes et de la sambola)... Pourtant, j'en suis convaincu, il y a autre chose pour expliquer le choix de Lady Susan.
Mais avant d'aller plus loin, un petit détour par Rohmer...
Love & Friendship se déroule en 1793 (ou à peu près), soit la même période que L'Anglaise et le Duc de Rohmer. Il existe des similitudes entre les deux films. Dans les deux cas, il s'agit du regard que porte une Anglaise: l'une, chez Rohmer, sur la Révolution française, au moment de la Terreur; l'autre, chez Stillman, sur ses congénères, la petite gentry, sous le règne de George III. Dans l'Anglaise et le Duc, c'est le regard d'une belle étrangère (au cou de cygne), témoin privilégié (elle se trouve à Paris) des grands événements qui marquèrent la Révolution, tout en s'y montrant hostile (elle est décrite comme une “incorrigible royaliste”). Dans Love & Friendship, c'est le regard non pas d'une étrangère, mais d'une femme sans scrupules, étrangère, elle, aux bonnes mœurs de la société géorgienne, usant de tous les stratagèmes (à commencer par la séduction) pour arriver à ses fins (“un beau mariage”, comme aurait dit Rohmer). En un sens c'est elle la révolutionnaire, suscitant la haine (le plus souvent), mais aussi la fascination (chez le jeune Reginald), voire l'admiration (ainsi de son amie Alicia, devenue américaine dans le film, ce qui en fait le véritable regard extérieur du film, en même temps que l'alter ego de Stillman: elle n'est pas qu'une simple confidente, elle est aussi la conseillère de Lady Susan, la guidant — tel un metteur en scène — dans son jeu avec les autres, au grand dam de son époux, image même de la "respectabilité", qui la menace, si elle continue de fréquenter Lady Susan, de la renvoyer dans le Connecticut).
Evoquant la Révolution française, dont on dit volontiers qu'elle n'intéressa jamais Jane Austen, je pense une fois encore à Chesterton qui, en conclusion de sa préface, écrivait à propos d'Austen que “nulle part il n'y a l'ombre d'un indice pour suggérer que cet esprit indépendant, cette intelligence rieuse, ait jamais cessé de se contenter de l'étroite routine domestique où elle écrivait, entre le soufflé et le pudding, une histoire aussi domestique qu'un journal intime, sans même regarder par sa fenêtre pour remarquer la Révolution française.” Et qu'on ne m'objecte pas qu'il n'y a pas non plus l'ombre d'un indice pour suggérer le contraire...
Des rires et de la vitesse.
Ainsi donc, selon Chesterton, et en extrapolant un peu, Lady Susan serait à la fois une œuvre mineure de Jane Austen, un brin ennuyeuse (en comparaison de Love & Freindship, autre œuvre de jeunesse), et, puisque le texte a été écrit vers 1793-1794 et que Austen ne saurait être si détachée que ça de la tourmente révolutionnaire, le portrait d'une femme qui, dans le milieu très fermé de la gentry anglaise, ferait sa propre révolution, à la campagne, non pour faire tomber des têtes ou mettre fin aux privilèges (faut pas exagérer, on est en Angleterre), mais, plus égoïstement, retrouver les siens, de privilèges, en se jouant de tous ces riches nobliaux (à commencer par le plus sot), sous le regard bienveillant, autant que malicieux, de sa meilleure amie Alicia (qui entre les mains de Whit Stillman devient américaine, autant dire Stillman lui-même).
Et pour retrouver la fraîcheur et la vivacité contestataire de Love & Freindship (que Jane Austen écrivit, je le rappelle, à l'âge de 15 ans), non seulement lui emprunter son titre, mais surtout adjoindre à Lady Susan, devenu Love & Friendship, des rires et de la vitesse, qui voit les scènes se succéder sans temps mort, parfois abruptement, comme si des pages du script avaient été arrachées. Soit la recette de la screwball comedy, dans laquelle l'idiot a évidemment toute sa place, pour mieux faire passer, outre une certaine préciosité inhérente à ce genre de film froufroutant, la profusion des dialogues, le péché mignon de Stillman, son côté sturgessien (Preston) — le film n'est d'ailleurs pas sans évoquer The Lady Eve.
Le rythme, c'est un des grands atouts du cinéma de Stillman. Et qui ne repose pas que sur la musique (comme ici la musique baroque dirigée par Mark Suozzo, et le joli morceau d’ouverture de Benjamin Esdraffo), ni quelques pas de danse (là, le chesnut, typiquement austénien), mais aussi, et surtout, sur la parole (cf. par exemple la lecture des lettres, avec ou sans ponctuation, ou encore le phrasé de Sir James Martin), ainsi que le rappelait Chris Eigeman dans Barcelona, expliquant que chaque conversation a son propre rythme, que ce qu'on y raconte est pris dans une sorte d'élan, qui vous pousse parfois à dire des choses que vous ne devriez pas. La parole et son corollaire, les accents, là aussi toujours très travaillés chez Stillman, et peut-être jamais autant que dans ce film. Cf. la belle diction, so british, de la non moins belle Kate Beckinsale (actrice d'origine anglaise qui, avec Chloë Sevigny, formaient un irrésistible duo dans The Last Days of Disco), entourée d'acteurs aux accents distingués et qui se distinguent, subtilement, les uns des autres — à certains moments, on croirait écouter une pièce radiophonique de la BBC —, ce qui confère au film une saveur d'autant plus exquise que les voix se trouvent comme colorées par les jeux de lumière que Stillman y associe.
Dans Metropolitan, Tom, le socialiste, objectait à Audrey, qui lui confiait que Mansfield Park était un de ses livres préférés, que les romans de Jane Austen (qu'il n'avait jamais lus) étaient très mauvais sous prétexte — orgueil et préjugés — que ce qui y était écrit était ridicule pour le lecteur d'aujourd'hui. Objection absurde et contredite par les faits — il en fera l'expérience. Les romans de Jane Austen, sous leurs dehors forcément datés, énoncent des vérités qui, elles, au contraire, sont hors du temps, hors des modes, hors des révolutions, donc forcément d'actualité. C'est comme ça et c'est tout, dirait Chesterton. C'est ce à quoi s'attache à nous montrer Whit Stillman. Avec cette douce ironie, elle-même austénienne, qui sied à son cinéma.
Non mais ce titre! Poilante référence à Rohmer. Mn Rohmer préféré en plus. Un sommet de raffinement.
RépondreSupprimerBel article sur le travail de W. Stillman, dont le prochain film se fait désirer.
Il prépare une série télé... le pitch: "The Splendid Affinities" se déroule de nos jours, trente ans après la fin de l'ère soviétique, où la république balte fictive de Vronyia est à nouveau menacée - tout comme la vie de son bien-aimé Prince Michael, ancien homme d'Etat de ce pays de retour à la démocratie. Les tentacules de la violence s'étendent jusqu'à Londres, Paris et Madrid avec nos héros pour sauver la nation, ses dirigeants déchus et le monde, de la manière la plus élégante - la moins sanglante - possible, tout en rêvant de trouver l'amour.
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