Notes sur les derniers Kiyoshi Kurosawa — sauf un —, soit du Kiyoshi pas entier... (hum)
La maison d'à côté.
Après l’épouvantable Secret de la chambre noire, réalisé en France, Kurosawa reprend des couleurs en même temps qu’il retrouve son chez-soi: Creepy est une indéniable réussite. La force du film tient en grande partie à la façon dont Kurosawa y investit l’espace, à travers notamment la question du hors-champ, avec tous ces personnages qui entrent et sortent du cadre (même le chien Max), quand ils ne le traversent pas dans tous les sens — cf. la scène de l'interrogatoire qui voit l'interrogée et ses interrogateurs se déplacer aux quatre coins de la pièce, comme s'ils cherchaient une "sortie", soit la vérité, située, elle, en dehors du champ —, le hors-champ ainsi évoqué faisant écho à la maison d’à côté. Un hors-champ de proximité, donc, mais perverti, le "proche" correspondant ici à une menace: ce qui entre dans le champ, le perturbe, etc. Ce qui fait de l'espace du film, champ et hors-champ confondus, un espace de promiscuité, comme tout ce qui a trait au voisinage, avec ce que cela suppose d'inquiétant, quand la promiscuité prend le pas sur la proximité, voire de terrifiant (creepy), quand le voisin en question se révèle être un dangereux psychopathe. On serait tenté de voir le film comme une forme de parabole, illustrant le problème, plus général, de l'espace japonais, de plus en plus restreint dans son intimité, poussant l'individu (essentiellement urbain) à vivre ailleurs, c'est-à-dire à côté (pour ce qui est du Japon), à côté de la grande ville, dans ces petites banlieues où chacun vit isolément (ce que Kurosawa rend admirablement), trop soucieux de préserver son intimité, la moindre irruption, intrusion, dans l'espace qui lui est propre étant vécue comme une agression. Peut-être. Mais Creepy c'est surtout l'histoire d'un couple, et comme souvent au cinéma, d'un couple en crise. L'espace du film, outre celui de ces quartiers extra-muros, configurés à l'identique (les scènes où les protagonistes repèrent les lieux sont assez extraordinaires), serait aussi l'espace dans lequel chacun des deux, qui forment le couple, se trouve replié, comme deux sous-espaces, bien séparés, à l'intérieur d'un même espace.
Et de voir finalement Creepy comme un processus de réunification, la réunion progressive de deux espaces disjoints, via la figure du psychopathe. L'emprise exercée par ce dernier sur la femme — dont la curiosité vis-à-vis de ses voisins, que d'aucuns jugeront féminine, lui sert avant tout à tromper l'ennui — serait alors, en détournant la femme du foyer, le moyen de la refaire exister aux yeux de son mari, un homme tout aussi déprimé. Soit deux êtres potentiellement suicidaires que l'étranger permettrait, non sans violence, de rapprocher de nouveau. L'étranger psychopathe ne serait-il pas dès lors une figure fantasmée par le couple, non plus la figure du voisin intrusif, mais celle du mal qui ronge avec le temps l'unité d'un couple, ce mal insidieux, symbolisé par la "maison d'à côté", où l'on met les corps à la fois sous plastique et sous vide (image de l'amour qui s'étiole), et qu'il faut éliminer pour surmonter la crise? J'en veux pour preuve le finale. Qu'est-ce qui sauve le couple? Le chien, que ni l'homme ni la femme, bien que chimiquement conditionnés, n'arrive à tuer. Pourquoi? Peut-être parce que le chien, substitut de l'enfant qu'ils n'ont pas, à l'instar de nombreux couples japonais, se trouve être le dernier lien qui existe non seulement entre l'homme et la femme, mais aussi, au niveau social, avec les gens du quartier, soit l'antithèse du psychopathe. En demandant de tuer le chien, le psychopathe, qui fait agir les autres à sa place, ne peut que libérer le couple. Non pas que tuer un chien est impossible, mais parce que le chien ici est la figure inversée du psychopathe, le noyau dur, indestructible, du lien. En exigeant de le détruire, le psychopathe en vient à se détruire lui-même, retournant pour ainsi dire l'arme contre lui. Pas très réaliste, me direz-vous. Evidemment. Mais cohérent avec l'idée que le film figurerait ainsi le cheminement intérieur, violent, terrible, d'un couple vers sa résurrection.
Le bon gros concept.
Avant que nous disparaissions... c’est très long, trop, ça n’en finit pas de ne pas finir, Kiyoshi Kurosawa multipliant les fausses fins, pas pressé, lui, que son film disparaisse... impression d’autant plus désagréable que les "concepts" (famille, propriété, moi, travail, liberté, etc.), volés par les aliens, s'accumulent comme des mots-clés, permettant d'identifier un discours, de plus en plus explicite, à mesure que le film avance, à son rythme — très mollasson, malgré quelques éclairs —, pour finir (bah oui, quand même) dans le BGC (le bon gros concept), celui de l’amour, l’amour en général, j’allais dire évangélique, seul moyen d’interrompre l’invasion (et le film avec), genre "aimez-vous les uns les autres et tout finira par s'arranger", finale pour le moins gnangnan... Parce que dans le fond, l’amour au cinéma, c’est bien quand ça reste à deux — ou trois, à la rigueur —, c’est pour cela que Creepy, qui traitait à la base du même sujet (un couple en crise), était beaucoup plus réussi. Là, si ça peut paraître ingénieux, c'est surtout laborieux, le message du film, délivré à grands coups de concepts, conférant à l'ensemble un côté poussif, à la limite du pensum. La sci-fi lo-fi c'est pas de la philosophie.
Pas vu Invasion qui semble être un mixte de Creepy et de Avant que nous disparaissions.
Un film qui s'tend.
Au bout du monde... au bout de l'ennui, oui. Le bout du monde c'est l'Ouzbékistan, un pays d'Asie centrale, situé entre le Kazakhstan, le Turkménistan, le Tadjikistan et le Kirghizistan. C'est là que Kiyoshi Kurosawa, en vacances, a décidé de tourner son nouveau film, un film de vacances donc, touristique et sans scénario, tant les séquences semblent avoir été écrites au fur et à mesure, en fonction des endroits visités. Oui, parce qu'il faut vous dire, "Au bout du monde" c'est aussi le nom du circuit organisé par on ne sait quel tour-opérateur et dont Kurosawa a décidé, faute d'inspiration (c'est ça les vacances), de suivre le programme à la lettre:
J1: pêche au bramul sur le lac Aydar (le poisson existe, c'est le silure).
J2: dégustation du plov, un plat traditionnel (ici préparé par l'habitant, c'est très bon quand c'est cuit), puis temps libre à Samarcande (on conseille le parc d'attractions et le bazar de Siyob).
J3: visite de Samarcande, ses mosquées et ses médersas.
J4: séjour à Tachkent, puis promenade dans l'arrière-pays (en compagnie d'un bouc).
J5: visite du grand marché de Tachkent (le bazar de Chorsu).
J6: randonnée dans la montagne, à la recherche du markhor (qui n'a rien de mythique, c'est une sorte de chèvre sauvage avec de grosses cornes toutes tordues).
Fin du voyage. Pas de Khiva ni de Boukhara, le budget était serré.
On précisera que Kurosawa s'est quand même fendu d'un minimum de fiction (son film est celui que tourne un réalisateur, aussi peu inspiré que lui, pour une émission de télé japonaise, il y a aussi une course-poursuite bidon avec la police ouzbèke et un suspense à la noix autour d'un incendie à... Tokyo). Tout ça est assorti d'un message bien cucul sur l'Ouzbékistan (le pays est beau et les gens sont gentils, même les policiers, aucune raison d'en avoir peur). C'est tellement creux (tout y est fléché, jusqu'à la réapparition du bouc, bêêê...) qu'on se demande si finalement, outre la découverte du pays, le seul but du film n'était pas d'offrir à l'héroïne, Atsuko Maeda, une star au Japon (ex-chanteuse du groupe de J-pop AKB48), l'occasion de pousser la chansonnette ("L'hymne à l'amour" en japonais, avec orchestration symphonique!) dans un joli décor de carte postale. Le paradoxe, c'est que cette légèreté, proche de l'insignifiance, n'est pas sans un certain charme.
La femme d'un espion.
Oubliez le titre français à la Mizoguchi — les Amants sacrifiés fait écho aux Amants crucifiés —, ça n'a rien à voir... le dernier Kiyoshi Kurosawa (スパイの妻 = La femme d'un espion) évoque davantage, via l'itinéraire de son héroïne, le Rohmer de Triple Agent. On ne poussera pas trop loin le parallèle (même si on pourrait: l'époque, les images d'archives, la petite histoire dans la grande, ici les atrocités commises par l'armée impériale du Guandong, plus particulièrement l'Unité 731 durant la guerre sino-japonaise, qui se terminera sur une autre atrocité, américaine celle-là...), c'était juste une entrée en matière pour signifier que le personnage principal des Amants sacrifiés, c'est bien Satoko, statut qu'elle ne possède pas d'emblée (comme c'est le cas justement chez Mizoguchi), mais qu'elle acquiert de haute lutte, du point de vue de la fiction, comme dans Triple Agent. Après, c'est un film écrit par Hamaguchi et mis en scène par Kiyoshi Kurosawa, et c'est aussi dans ce curieux attelage que réside toute la force du film, qui mêle les méandres du récit hamaguchien à l'impact du concept chez Kurosawa, comme celui de la "disparition", à l'image de ses derniers films (Creepy, Avant que nous disparaissions, Invasion), la disparition étant également le thème principal du film de Hamaguchi, Asako I & II. Or, qu'est-ce qui disparaît dans les Amants sacrifiés si ce n'est — outre les documents originaux prouvant les exactions (comparables à celles de Mengele à Auschwitz) de l'armée japonaise en Mandchourie — le héros masculin (Yusaku), s'effaçant progressivement au profit de Satoko, sans que son rival (Taiji) ne prenne le relais... Du triangle amoureux classique, qui d'ordinaire voit un second couple se substituer au premier, il ne reste dans la deuxième partie du film, la plus belle, que la solitude bouleversante d'une femme. Alors oui, par ce biais-là, on pourra trouver au film des accents mizoguchiens, mais le parcours de Satoko emprunte aussi à la veine hitchcocko-langienne (elle-même nourrissant Triple Agent), de Marnie (le petit film réalisé par Yusaku, séquence prémonitoire de ce qui va se passer) à Notorious (l'espionnage, l'amour, la Seconde Guerre mondiale... je n'insiste pas), en passant par le Secret derrière la porte (les agissements mystérieux d'un mari). C'est que les Amants sacrifiés est un film "cosmopolite", comme l'est Kobe où se déroule l'action, qui est aussi la ville de Kiyoshi Kurosawa, et comme se définit lui-même Yusaku lorsqu'il doit répondre aux soupçons de Satoko. De sorte que la "disparition" se situe elle aussi à différents niveaux. C'est non seulement celle, physique, de l'homme, nous saluant de loin, déjà au large, comme un pied de nez à l'histoire (quid de son cosmopolitisme?), ou simplement le fait que de toute façon son héroïsme n'aurait servi à rien (les Américains ont négocié après la guerre avec les criminels de l'Unité 731: l'impunité en échange des résultats de leurs expérimentations, bafouant le devoir de mémoire); pied de nez à sa femme dont le ralliement dans un second temps n'était pas, semble-t-il, de nature à modifier le désir qu'il avait, initialement, de partir sans elle... c'est surtout — la disparition — celle de la femme, la disparition comme motif du féminin, qui voit la femme, suppléant la défaillance de l'homme, renverser l'échiquier sur lequel elle n'était qu'un pauvre pion, et ainsi s'emparer de la fiction, à bras-le-corps, par amour, par passion, jusqu'à se perdre elle-même... Soit la folie, mais pas n'importe laquelle, celle qui consiste à se considérer comme fou, le paraître fou, parce que c'est de ce côté-là qu'il faut être. Expliquant — le finale est prodigieux — que cette folie, grandiose, féminine, n'empêche pas d'être sensible, hypersensible même, à l'autre folie, celle terrifiante du monde et des hommes.
"du Kiyoshi pas entier..." Alors là franchement je vous félicite pas, c'est même scandaleux !
RépondreSupprimerVous avez raison, j'ai honte
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