vendredi 17 mars 2023

Esterno notte


Esterno notte de Marco Bellocchio (2022).

Mon sang retombera sur vous.

Il y a quatre ans, à propos du Traître de Marco Bellocchio, j'émettais l'idée que le film, qui traitait aussi du maxi-procès de Palerme, aurait eu plus d'impact s'il avait été une mini-série. C'est chose faite aujourd'hui avec Esterno notte, qui traite non plus de la mafia mais de l'affaire Moro, série qui prolonge Buongiorno, notte, réalisé il y a vingt ans et dont elle constitue le contrechamp — mais pas que (la série relève aussi du contrepoint, que renforce la partition de Fabio Massimo Capogrosso) — au huis clos qu'était ce premier film, centré sur le personnage de Chiara — aka Anna Laura Braghetti — la geôlière de Moro, justifiant pour le coup que Buongiorno n'ait pas été une mini-série. Ici c'est le cas, avec ce sentiment, à la vue du film, que la mini-série est aujourd'hui peut-être le format idéal pour bon nombre de films, qui permet de déployer le récit, sans le délayer inutilement (contrairement à toutes ces séries à rallonge), en même temps qu'il préserve l'unité stylistique de l'œuvre (ici magistrale)... Et c'est vrai que dans Esterno notte les six épisodes brillent par leur éclat aussi bien formel que narratif, en particulier les épisodes 4 et 5, sur le devenir d'Aldo Moro en tant qu'otage, du point de vue d'Adriana Faranda (la brigadiste) puis d'Eleonora (l'épouse), deux épisodes qui se font écho — via le catholicisme des deux femmes et leur impuissance à s'opposer, l'une à la stratégie des BR, l'autre à la raison d'Etat — et qui se révèlent absolument sublimes. Sachant que Moro en grand obsessionnel (son besoin, selon sa fille, de se laver régulièrement les mains annonce-t-il, symboliquement, l'opération "Mains propres" des années 90?), perpétuellement angoissé (il a besoin de son petit-fils pour s'endormir, tel un doudou coincé dans le lit entre lui et son épouse), est prodigieux lui aussi, de même que Cossiga, en cibiste halluciné, ou encore Paul VI, en pigiste improvisé.

Esterno notte est d'une richesse insoupçonnée qui dépasse la simple vision "christique" que donne Bellocchio de l'affaire Moro, du "compromis" (avec le PCI) recherché au départ par Moro et la DC pour sauver la démocratie (en ces années de plomb) à la condamnation à mort de Moro par les Brigades rouges, implicitement acceptée par toute la classe politique, la DC en tête et son trio de "Ponce Pilate" (Cossiga, Zaccagnini et surtout Andreotti qui, aux dires mêmes de Moro, a le plus œuvré pour le discréditer, une fois évacué — littéralement dégueulé — à l'annonce de l'enlèvement, le peu de morale et de compassion qu'il y avait en lui), et toujours pour sauver la démocratie, prétextant que le prisonnier Moro, à travers les innombrables lettres qu'il écrivait à ses "amis" politiques, les exhortant à négocier, arguments à l'appui (il était juriste), ainsi qu'à sa famille, les assurant de son infinie tendresse, n'avait plus sa tête, que le "vrai" Moro ne se serait jamais abaissé à vouloir (à tout prix) sauver sa vie plutôt que la démocratie. Alors que bien sûr, du fond de sa prison — "la prison du peuple" —, il témoignait, les lettres découvertes par la suite le prouveront, de sa parfaite lucidité quant à la position de la DC, bien décidée qu'elle était à ne pas transiger, tout en pleurnichant sur son sort (le sien plus encore que celui de Moro).

Tous ces éléments historiques (qui mêlent à la fiction de nombreux documents d'archives), éléments avérés pour la plupart, jusqu'au rôle, controversé mais que Bellocchio d'une certaine façon valide, joué par Piecznick, le psychiatre américain (également auteur de romans d'espionnage!) mandaté par les Etats-Unis pour faire échouer toute négociation avec les BR, ainsi que le paiement par le Vatican d'une éventuelle rançon ("les excréments du diable", dixit le pape)... créent un fond solide, dans lequel Bellocchio, fidèle à son habitude, va pouvoir creuser, pour faire résonner la tragédie Moro, "une histoire italienne", avec son histoire personnelle (davantage que dans Buongiorno), sans jamais céder à la lourdeur signifiante (ce qui n'a pas toujours été le cas chez lui), par la densité qu'il confère à chacun des quatre personnages qu'il a choisi de mettre en exergue (outre Aldo Moro), y exprimant le rapport nécessairement complexe qu'il entretient depuis sa jeunesse à la politique, à la religion, au terrorisme, à la famille, pris ici dans les mailles d'un récit implacable, quasi langien, et parfaitement fluide (intérêt là encore d'une mini-série qui fait que ça respire alors que le sort réservé à Moro, par son côté inexorable, confère au film une dimension funèbre et de fait étouffante). La "Passion" d'Aldo Moro, loin d'empêtrer le film dans une allégorie "plombante", se trouve au contraire épouser la forme élémentaire d'une simple croix, figure géométrique structurant Esterno notte, le croisement entre l'horizontalité de l'Histoire, les 55 jours qui séparent l'enlèvement de Moro de sa mort, au sens aussi où les traces laissées par cette affaire sont encore présentes aujourd'hui, quarante-cinq ans après, tel un fantôme dans la vie sociale et politique italienne, et la verticalité que représente la sentence prononcée d'une voix douce par Moro au début du film, dans une vision fantasmée — parce qu'il a cru à un moment donné à sa libération — sinon révisionniste du dénouement (mais Bellocchio n'est pas Tarantino). "Mon sang retombera sur vous", avait-il écrit dans une de ses lettres (1), lui le plus chrétien des démocrates chrétiens, empli de haine non pas contre ceux qui après l'avoir séquestré auraient donc fini par le libérer, mais contre la DC qui n'a pas voulu le sauver, jusqu'à même lui dénier le droit de vouloir vivre.

(1) C'est le titre du recueil des lettres inédites qu'a écrit Aldo Moro durant sa captivité. La phrase exacte est "Mon sang retombera sur eux", la lettre étant adressée à sa femme. En 2018, Fabrizio Gifuni (qui joue le rôle de Moro dans le film, un rôle qu'il avait déjà tenu dans Piazza Fontana de Marco Tullio Giordana) avait adapté pour le théâtre l'imposant Mémorial — "Con il vostro irridente silenzio": cf. — qui met en lumière, via toutes ces lettres, l'horrible trahison, shakespearienne à bien des égards, dont fut victime Aldo Moro.    

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