vendredi 28 août 2020

Rouge Ozu




Herbes flottantes de Yasujiro Ozu (1959).

Les couleurs Agfa d'Ozu.

"Il y a différentes variétés de couleurs, mais je ne mets pas de couleur que je n'aime pas. Ce n'est pas parce que le film est en couleurs que je vais introduire diverses couleurs, c'est parce que le film est en couleurs que je compte en enlever. C'est l'esprit de soustraction, je taille les couleurs, je les amenuise. C'est comme si l'image était à la fois colorée et sans couleur. L'image a l'air de ne pas porter de couleur, et pourtant les couleurs sont présentes quelque part." (dialogue entre Yasujiro Ozu, Akira Iwasaki et Shinbi Iida, in "Plus le saké est âgé, meilleur est son goût — visite des décors du film Fleurs d'équinoxe, à la découverte de l'art d'Ozu", Kinema Junpo n°212, 1958, p. 48)

Tel est le discours que tenait Ozu devant les critiques venus le voir dans les studios alors qu'il était en plein tournage de son premier film en couleurs, Fleurs d'équinoxe (1958). Ozu y racontait ce qui avait motivé son choix de la pellicule couleur de la société allemande Agfa, alors que, depuis sept ans, dès le premier long-métrage japonais véritablement en couleurs (Carmen revient au pays de Keisuke Kinoshita, 1951), l'industrie du cinéma tendait vers l'utilisation de pellicules japonaises ou de l'Eastmancolor Kodak. Cependant, on saisit mal l'intention d'Ozu quand il parle "de soustraire les couleurs". S'il utilisait les pellicules Agfacolor au moment de la sortie de ses films, leur mauvais état de conservation ne permet plus d'en apprécier les spécificités. En fait, lorsque nous regardons sur grand écran les copies survivantes des six films d'Ozu en couleurs, chaque plan minutieusement composé présente non seulement des tableaux de peintres de style japonais nihonga, mais aussi des actrices en kimono aux motifs multicolores et chatoyants, et des accessoires aux couleurs pop parsemées çà et là. Plus encore, le rouge spécifique apprécié d'Ozu - qui aimait à dire qu'"Agfa donne un rouge magnifique" - est utilisé avec l'intention évidente de "tourner une scène avec sa présence quelque part dans le plan"; et il est en effet difficile de trouver une scène où le rouge n'apparaît pas. Loin d'être effacées, les couleurs sont présentes jusqu'à envahir tout l'écran. Ainsi, quand le National Film Archive of Japan (anciennement le National Film Center affilié au National Museum of Modern Art, Tokyo) participa comme conseiller technique à la restauration numérique d'Herbes flottantes (1959; projet codirigé par Kadokawa Corporation et la Fondation du Japon), il récupéra l'analyse et les données du rendu des couleurs des films de l'époque, présentés dans l'article "Le rendu des couleurs d'Agfacolor" d'Eiga Gijutu (ingénierie cinématographique) publié avant la sortie du film, afin de réussir à reproduire les intensités et les teintes qu'Ozu avait imaginées à l'époque. Bien sûr, il est possible que la marque de pellicule d'Herbes flottantes soit différente de celle mentionnée dans l'article. Mais, comme il s'agissait d'Agfacolor, nous avons eu recours à ces données et les mêmes formules pour obtenir une gamme de couleurs spécifique uniquement reproductible par celles-ci. Nous l'avons utilisée lors de l'étalonnage, avec le résultat suivant: pour le vert et le bleu, l'intensité de la coloration baisse, ils sont moins saturés et paraissent plus ternes, pour le rouge, la teinte change. Nous avons pu retrouver les couleurs Agfacolor d'Ozu. En conséquence, nous avons reproduit précisément la soustraction des couleurs qu'avait imaginée Ozu, en rendant "la couleur du ciel blanchâtre comme un film en noir et blanc". De même, en baissant l'intensité des couleurs de l'ensemble, le rouge témoigne de sa présence: ainsi nous avons des scènes de dispute entre Komajuro (Ganjiro Nakamura) et Kayo (Ayako Wakao) qui deviennent d'autant plus attrayantes qu'elles se déroulent plusieurs fois devant une affiche à l'encre rouge: "Attention au feu"; tandis qu'à la dernière scène, celle des retrouvailles dans la gare, le lien entre Komajuro et Sumiko (Machiko Kyo) se consolide par l'incandescence de leurs cigarettes. Ainsi, nous nous sommes rendu compte que le rouge et l'univers du film sont beaucoup plus étroitement liés que nous l'aurions pensé. J'espère que cela pourra vous donner un nouvel aperçu sur les œuvres d'Ozu, qui continuent à être l'objet de multiples interprétations. (Masaki Daibo, traduit par Yura Tomoshige, in 100 ans de cinéma japonais, 2018)

PS. Concernant la scène des retrouvailles entre Komajuro et Sumiko, il ne s'agit pas du bout incandescent de leurs cigarettes mais de la petite flamme de l'allumette que tend Sumiko à Komajuro pour allumer sa cigarette. [c'est moi qui précise]

lundi 24 août 2020

L'oeil vivant

La critique complète n’est peut-être ni celle qui vise à la totalité (comme fait le regard surplombant), ni celle qui vise à l’intimité (comme fait l’intuition identifiante); c’est un regard qui sait exiger tour à tour le surplomb et l’intimité, sachant par avance que la vérité n’est ni dans l’une ni dans l’autre tentative, mais dans le mouvement qui va inlassablement de l’une à l’autre. Il ne faut refuser ni le vertige de la distance, ni celui de la proximité: il faut désirer ce double excès où le regard est chaque fois près de perdre tout pouvoir.
Mais peut-être aussi la critique a-t-elle tort de vouloir à ce point régler l’exercice de son propre regard. Mieux vaut, en mainte circonstance, s’oublier soi-même et se laisser surprendre. En récompense, je sentirai, dans l’œuvre, naître un regard qui se dirige vers moi: ce regard n’est pas un reflet de mon interrogation. C’est une conscience étrangère, radicalement autre, qui me cherche, qui me fixe, et qui me somme de répondre. Je me sens exposé à cette question qui vient ainsi à ma rencontre. L’œuvre m’interroge. Avant de parler pour mon compte, je dois prêter ma propre voix à cette étrange puissance qui m’interpelle; or, si docile que je sois, je risque toujours de lui préférer les musiques rassurantes que j’invente. Il n’est pas facile de garder les yeux ouverts pour accueillir le regard qui nous cherche. Sans doute n’est-ce pas seulement pour la critique, mais pour toute entreprise de connaissance qu’il faut affirmer: "Regarde, afin que tu sois regardé."
(Jean Starobinski, L'œil vivant, 1961)


A lire et relire avant chaque exercice de critique, non pas comme simple mise en garde mais bien comme rappel à l’ordre, tant s’adonner à la critique ne va pas de soi, qu’elle suppose une discipline. Ces "musiques rassurantes" dont parle Starobinski, on ne les connaît que trop bien, ce sont tous ces arguments qu’on avance, les pensant implacables, pour justifier notre réception d’une œuvre, au nom du "bon goût" (le nôtre), d’une "certaine morale" (la nôtre)... empressé que l’on est d’imposer ce qui n’est à ce stade qu’un avis, quand ce n’est pas un jugement, loin de ce que devrait être une critique: un vrai travail du regard, le temps - pas nécessairement long - que le film que j’ai vu, j’ai su le regarder, afin que la réception devienne recueil et que, fort de toutes ces choses que le film m’a soumis, je puisse y répondre, de manière plus ou moins complète - parfois c’est raté, on n’y arrive pas -, en tous les cas, de façon la plus objective, mais une objectivité subjective (la vérité est là), qui maintienne l’équilibre entre le "point de vue" (trop haut) et les "impressions" (trop proches). Une sorte d’entre-deux... sachant que l'exercice critique relève aussi du fantastique.

jeudi 20 août 2020

The Kinks, une odyssée




6 Denmark Terrace.

La maison d'enfance de Ray et Dave Davies dans la quartier de Muswell Hill au nord de Londres.

L'histoire (connue) des Kinks et de Ray Davies, l'ultime Englishman, racontée par Neil Spencer dans Rock & Folk, à l'occasion de la sortie fin 2008 du coffret six-CD Picture Book qui rassemblait, outre une sélection des meilleurs titres du groupe, de nombreuses démos et autres outtakes, couvrant 40 ans de carrière, dont par exemple Don't Ever Let Me Go (1964), l'ébauche de "You Really Got Me", I Go to Sleep (1965), qui restera au stade de maquette jusqu'à ce que Chrissie Hynde et les Pretenders le reprennent et en fassent un tube, Time Will Tell (1965), outtake de The Kink Kontroversy, Lavender Hill (1967), outtake de Something Else, Berkeley Mews (1970), la face B de "Lola"...

L’histoire collective du quatuor commence dans les quartiers miteux du Nord de Londres au début des années 60. Ray et Dave, adolescents exclus du système scolaire britannique, sont frappés par le virus de la musique touchant leur génération. Le groupe qui balance du blues et du rock’n’roll dans les pubs, caves et salles des fêtes poussiéreuses a plusieurs noms (les Ramrods, les Bo Weevils, les Ravens) et divers membres dont Rod Stewart pour deux concerts. Bientôt, le copain de classe de Ray, Pete Quaife, s’installe à la basse, puis Mick Avory, un batteur de jazz, arrive grâce à une petite annonce dans un magazine musical. Au début de 1964, ils deviennent les Kinks. Le nom est l’idée de leurs managers, Robert Wace et Grenville Collins, deux hommes d’affaires de la bonne société en quête d’excitation. Les vêtements fétichistes (kinky) - cuir et harnachements truffés de sous-entendus sexuels - sont à la mode et le groupe posera même pour des photos avec capes et fouets. Les Kinks foirent leur audition pour Philips Records, mais une bande se retrouve entre les mains du producteur Shel Talmy qui leur décroche un contrat avec Pye Records, petit label qui se démène pour suivre l’explosion du Merseybeat. Les managers des Kinks s’associent avec Larry Page, personnage influent du show-business qui, à l’inverse de Wace et Collins, connaît les rouages du métier. Il leur obtient un contrat d’édition musicale sur lequel il prend sa part et alimente les médias. Même si leurs deux premiers singles sont des flops - une reprise de "Long Tall Sally" de Little Richard et "You Still Want Me" sous influence Merseybeat - ils se font remarquer dans les magazines pour adolescentes et passent dans l’émission télé la plus branchée du pays, Ready Steady Go! Leurs managers s’assurent qu’ils n’ont pas que leur musique à proposer. Le groupe arbore des costumes de chasse version pop: vestes écarlates, chemises blanches à jabots, le tout couronné par les cheveux les plus longs de la ville. C’est le "gang hirsute" comme l’annonce un présentateur à la radio sur le premier titre de Picture Book.
Lorsque "You Really Got Me" sort au printemps 1964, ce troisième single embrase tout et file vers la première place où il reste. Les Kinks font irruption dans la psyché nationale comme un quatuor de chevelus lascifs et Ray, avec ses dents du bonheur, est tout sauf le gendre idéal. Derrière lui, Dave, 17 ans, balance des riffs tueurs, sa guitare hurlant comme aucune autre. Car si "You Really Got Me" n’est rien qu’une version dopée de "Louie Louie", il en a personnalisé le son, découpant les cônes de haut-parleur de son petit ampli Elpico (connu ensuite sous le nom de petit ampli vert) pour créer une attaque électrique primaire qu’on qualifiera au fil du temps de proto-metal ou de proto-grunge. C’est aussi le riff qui a inspiré Eddie Van Halen d’empoigner une guitare électrique.
Le groupe enchaîne avec "All Day and All of the Night", autre cri d’amour frénétique, puis travaille "de façon herculéenne" selon Ray. En quinze mois, les Kinks ont enregistré trois albums, deux EP et six singles qui montrent leur évolution rapide. Si "I Go to Sleep" ne dépasse pas le stade de la maquette, il y a le traînant "Tired of Waiting for You", le sarcastique "I Need You", la tendresse étonnante de "Stop Your Sobbing"... Sur Picture Book, on découvre également de brillantes démos de "There’s a New World Opening for Me" et "All Night Stand" où l’on peut voir Ray Davies affûter son écriture sur le R&B rudimentaire qui lui sert d’ordinaire.

Par-dessus tout, en juillet 1965, il y a "See My Friends", avec ses drones de sitar étranges et ses paroles hermétiques qui, quelques mois avant "Norvegian Woods", marque l’introduction de la musique indienne dans la pop. L’atmosphère orientale planante coïncide avec les premières vapeurs de patchouli sur Londres, mais Ray n’a rien d’un pionnier hippie. Lors d’une escale à Bombay au cours d’une tournée australienne, il a entendu un pêcheur indien chanter à Chowparti Beach, et ce souvenir, gravé dans sa mémoire, sert de base à "See My Friends".

Mais de quels "amis" parle-t-il? Ray a toujours exsudé quelque chose d’efféminé, un certain dandysme à la mode de Carnaby Street qui a encouragé les jeunes hommes à porter du velours, des couleurs vives et des cheveux longs. "La chanson parle, dit Ray, à un journaliste, d’homosexualité... d’un mec normal, mais qui devient plus ou moins gay à causes des mauvaises expériences qu’il a eues avec les filles."
La qualité de l’écriture de Ray et l’envie du groupe d’expérimenter musicalement permettent aux Kinks de se distinguer sur la scène pop anglaise. Parmi les autres chevelus en boots et costumes cintrés, les Kinks sont plus brutaux, plus grands, mieux habillés. Ils ne font pas partie du chic Swinging London - stars de cinéma et artistes que fréquentent de plus en plus les Beatles - ni de l’aristocratie décadente que les Stones se sont appropriée. Ils demeurent quatre types d’un quartier démodé du Nord de Londres, ce dont Ray est parfaitement conscient. L’adolescente qu’il a récemment épousée est enceinte et le couple habite dans un petit pavillon respectable, une situation à laquelle tentent d’échapper la plupart des groupes et leurs fans. Au sein des Kinks, on redoute que cette vie rangée assèche le flot ininterrompu de hits de Ray Davies.
Par contraste, les Kinks ont la réputation d’être des fauteurs de trouble sur scène et dans le civil. A 18 ans, Dave est le plus déchaîné et sa relation avec son frère est basée sur les conflits constants et la rivalité. C’est encore pire entre Avory et lui, allant jusqu’à une bagarre sur scène à Cardiff où Dave finit à l’hôpital à cause d’un coup de pédale de batterie. A Copenhague, le groupe est au centre d’une émeute. Il y a des concerts annulés à la dernière minute et des accès de mauvais humeur sur scène: le public français a droit à un show où le groupe ne joue que "You Really Got Me".
Le refus de Ray de suivre la règle du jeu culmine lors de la première tournée des Kinks en Amérique à l’été 1965. A l’époque, il conteste déjà le contrat d’édition qu’il a signé avec Page car, même s’il a composé une série de singles vendus à millions, il subsiste toujours avec les 40 livres hebdomadaires allouées par le management. Devant partager une affiche avec les Beach Boys au Hollywood Bowl, Ray refuse de jouer tant que Wace et Collins n’auront pas viré Page. Pire encore, Ray et le groupe ont une conversation agitée avec un membre du syndicat des musiciens américains qui les accuse d’être des communistes détestant les USA. Cet incident et leur attitude sur scène leur valent une exclusion par le syndicat qui nuira à leur carrière outre-Atlantique durant des années.
Il leur reste cependant des endroits où tourner (Europe, Australie et Royaume-Uni) et les Kinks passent la fin de l’année et le début de 1966 sur la route. Ils n’en sont pas moins prolifiques. Un nouveau single, "Till the End of the Day", précède leur troisième album, The Kink Kontroversy, un progrès flagrant par rapport aux standards de R&B dominant leur deux premiers albums, Kinks et Kinda Kinks.
Malgré les pressions de la vie en tournée et de sa famille à la maison, Ray continue de chercher un son plus profond, plus riche en émotions et fait tourner à plein régime ses talents de compositeur. Au début de 1966 arrive un nouveau genre de chanson des Kinks: "A Well Respected Man" raille un gentleman de la haute société - modelé sur Robert Wace - et des désirs sexuels camouflés sous une façade raffinée. "Dedicated Follower of Fashion", portrait d’un dandy du Swinging London, dont la phrase "lorsqu’il remonte ses sous-vêtements de nylon froufroutants" fait allusion à l’homosexualité, est encore meilleure.
Auprès d’un public anglais imprégné de satire - l’ironie est un passe-temps national - cette nouvelle tendance marche aussitôt et les Kinks redeviennent ceux qui donnent le ton.
Cependant, Ray paye cher son succès et en mars 1966, il s’effondre physiquement et mentalement. Débarquant à Denmark Street, le Tin Pan Alley londonien, il agresse son attaché de presse qui appelle la police. Après une course-poursuite digne d’un dessin animé, Ray est embarqué en taxi par un médecin et alité de force. En 1977, Ray a raconté au NME: "J’étais un zombie. Je n’avais pas arrêté depuis nos débuts et je devenais complètement fou. Je suis allé me coucher et me suis réveillé cinq jours plus tard avec barbe et moustache. Le groupe, lui, était parti en tournée."
Effectivement, avec un guitariste embauché d’urgence et Dave savourant son rôle de leader. Aïe.
La dépression de Ray ouvre le deuxième et meilleur chapitre de l’histoire des Kinks. Il a effrayé tout le monde, y compris lui-même. Sans les tournées, il peut se reposer et même s’il "essaie de ne pas écrire", les chansons déboulent sans prévenir. Parmi celles-ci, "I’m Not Like Everybody Else", "End of the Season" et "Sunny Afternoon" dont l’atmosphère mélancolique va définir le long été brûlant de 1966, pratiquement en même temps que Aftermath des Stones et quelques semaines avant Revolver des Beatles.
Le Royaume-Uni est à ce moment-là en pleine euphorie collective. Un nouveau gouvernement socialiste vient d’être élu, grâce aux votes des baby boomers devenus majeurs. Bientôt l’équipe anglaise de football aura la coupe du monde entre les mains. A Buckingham Palace, les Beatles ont reçu leur décoration de Membres de l’Empire Britannique, geste symbolisant bien le pacte entre l’ordre établi et la jeune génération qu’il ne comprend pas et commence à redouter.
"Sunny Afternoon" fait partie de la révolution sociale avec son aristocrate ruiné, accablé d’impôts socialistes, qui somnole sur la pelouse d’un manoir qu’il va bientôt perdre. Tendre moquerie sur fond de musique de music-hall fin de siècle, avec une touche de jazz... On est loin du sarcasme stonien de "Play with Fire". Dix ans plus tard, Greil Marcus décrira la chanson comme "une ode à l’ennui de la haute société dans laquelle le chasseur a été capturé par le gibier".
Ray est désormais capable d’habiter n’importe quelle vie qu’il décrit. Il a trouvé son sujet, celui qui va l'occuper pour le restant de la carrière du groupe et au-delà: le mode de vie anglais. Sur l’album suivant des Kinks, Face to Face, ses chansons adoptent le rôle d’une mère suppliant sa fille ("Rosie won’t You Please Come Home"), d’une fashion victim ("Dandy") et le single, "Dead End Street", celui d’un couple pris au piège de la pauvreté. Au printemps 1967, son "Waterloo Sunset", sans doute le summum du groupe, morceau célébrant la vie ordinaire et les plaisirs du foyer. Inspiré en partie par les souvenirs d’enfance de Ray - il était à l’hôpital, avec vue sur la "dirty old river" dont il parle - "Waterloo Sunset" réussit à faire s’émerveiller sur des banalités.

1967, l’année de Sgt Pepper... ne réussit pas aux Kinks. Pour commencer, ils sont en procès avec leur ancien manager, Page. Et ils ne font pas bon ménage avec la culture hippie. Bien sûr, ils portent des chemises à fleurs et Ray se laisse pousser la moustache. Lorsque Dave décroche un hit inattendu au cours de l’été 1967 avec "Death of a Clown", il arbore une tenue aussi flamboyante que le kaftan de tout bon hippie. Cependant, l’acide et le mysticisme ne sont pas pour Ray: au lieu de lire Hermann Hesse et Le Livre des morts tibétain, il écrit "Autumn Almanac", célébration sentimentale de la classe ouvrière anglaise. Les Kinks ne répondent pas non plus à l’appel des volutes d’orgues et des solos de guitares prog - ils préfèrent utiliser des cuivres et des refrains à reprendre en chœur au pub – et à l’âge de l’album, ils restent un groupe à singles avant tout. En conséquence, ils sont de plus en plus souvent considérés comme des poids légers au lieu de l’avant-garde d’une nouvelle ère de rock sérieux venue des USA, où ils sont toujours bannis. Leur album suivant, Something Else, n’a pas grand impact, même si y figure "David Watts", repris une décennie plus tard par The Jam, et le superbe "Two Sisters" et sa ligne de clavecin. Comme la face B perdue "Big Black Smoke" (absente de Picture Book), c’est une peinture touchante de la vie de famille.
Coupés d’une scène musicale en pleine évolution, mal conseillés, incapables d’obtenir des concerts en raison de leur côté imprévisible et sans Pete Quaife, victime d’un accident de voiture, les Kinks réagissent en enregistrant l’album jugé à présent comme leur apogée, The Kinks Are the Village Green Preservation Society, mais qui, à sa sortie à l’automne 1968, se vend mal et n’entre pas dans les charts. C’est un exercice de nostalgie et une apologie de la tradition, ode à l’Angleterre rurale et banlieusarde et à ses excentricités.
Bien qu’anti-psychédélique dans la structure de ses chansons, il n’est pas si décalé par rapport à l’air du temps. Après tout, c’est un tournant dans le développement du concept album, bien plus abouti que ses rivaux, et puis les hippies anglais ont toujours éprouvé une nostalgie pour le monde bucolique de l’enfance.
Ray Davies craint également que Village Green... signe la fin des Kinks. "Days", le single sorti en 1968 et à l’origine destiné à l’album (anglais), est accueilli comme une chanson d’amour, mais il s’agit de son adieu au groupe: "Et bien que tu sois parti, tu resteras avec moi chaque jour de ma vie, crois-moi."
Au sein des Kinks, les vieilles jalousies font à nouveau rage. Le départ de Pete Quaife marque effectivement la fin de la première phase de leur histoire.
Au moment où les Kinks sont sur le point d’exploser à l’automne 1969, Ray réagit et recrute un nouveau bassiste, John Dalton, alors que l’interdiction du groupe de jouer aux USA est levée. "On a promis d’être sages", dira plus tard Ray.

L’Amérique où les Kinks retournent est très différente de celle qu’ils ont connue cinq ans plutôt. Comme le prouvera Woodstock, les groupes sont désormais jugés sur leur capacité à jouer fort et de façon théâtrale, à l’instar des Who, des Stones ou de Jimi Hendrix. Les Kinks, se débattant avec leur nouveau matos, se retrouvent dans des dancings minables, derrière des groupes hippies du genre Spirit ou, pire encore, des Who qu’ils considèrent comme des copieurs et dont l’opéra-rock Tommy est préféré à leur nouveau concept-album, Arthur (Or the Decline and Fall of the British Empire). Ehontément personnel et nostalgique, Arthur... est un épisode de plus dans la quête de Ray du portrait parfait de l’Angleterre d’après-guerre. Il donne lieu à un hit mineur, "Victoria", mais demeure strictement un disque culte.
Ray a cependant un atout dans sa manche. En juin 1970, un nouveau single, "Lola", atterrit dans les bacs, histoire brillante d’un hétéro dupé par un travesti et un moment clé dans le traitement de l’ambiguïté sexuelle dans la pop. Hit énorme des deux côtés de l’Atlantique, il réintroduit les Kinks dans la course et l’album qui suit, Lola versus Powerman and the Moneygoround, marche bien malgré ses commentaires acerbes sur le milieu de la musique. Il en est extrait un autre succès, le facétieux "Apeman".
A cette période, les ambitions de Ray sont réaffirmées de façon spectaculaire. Il renvoie ses managers et négocie un nouveau contrat avec RCA avec, à la clé, une avance d’un million de dollars qui permet à Dave et lui de construire leur propre studio du Nord de Londres, Konk (toujours en activité aujourd’hui).
Le concept-album que Ray soumet à RCA, Muswell Hillbillies, parle de l’exil de la classe ouvrière vers les banlieues. Avec cuivres et une forte influence country, il explore la relation entre l’Angleterre et les Etats-Unis et sera, dans les années à venir, considéré comme un chef-d’œuvre, même si en 1971, c’est un échec.
Les Kinks ne s’en émeuvent pas. Tout va bien pour eux aux USA où ils reprennent beaucoup de leurs succès des sixties. Au début des années 70, ils mènent des existences parallèles entre les concerts et l’obsession de Ray pour l’Angleterre, une division évidente sur le double disque de 1972, Everybody’s in Showbusiness, avec une moitié live et une moitié studio qui médite sur une préoccupation grandissante, les errances de la célébrité. Les Kinks sont à présent une sorte de troupe de théâtre, Ray Davies et ses musiciens, comprenant choristes, section de cuivres et un joueur de claviers, John Gosling. Ray s’habille comme ses personnages ou arbore d’énormes lavallières de l’époque du music-hall. Il va mal, est toujours sous le choc du départ de sa femme, Rasa, en 1973, qui l’a conduit à une tentative de suicide lors d’un concert à Londres en première partie de Sly Stone. Ironiquement, alors qu’il avale des pilules et annonce qu’il quitte le show-business pour toujours, son micro est coupé. Plus gravement, sur le plan créatif, Ray semble tourner en rond. En 1973, Preservation Act 1 et ... 2, censés former un double album mais sortis séparément, développent jusqu’à l’ennui les thèmes abordés sur The Village Green... et pourtant, deux hits mineurs en sont tirés, "Sitting in the Midday Sun" et "Sweet Lady Genevieve". Evidemment, c’est un flop. Pourtant, Ray n’est pas à court d’idées. Il écrit une pièce pour la télé, Starmaker, qui ne marche pas, puis un autre concept-album, Soap Opera, et lance son label Konk sur lequel il fait signer quelques groupes dont les débutants Café Society.
Alors que les dissensions font rage au sein des Kinks, Ray - qui compte les transformer en groupe de rock pour stades - réussit un gros coup en négociant un nouveau contrat avec Arista en 1976. Schoolboys in Disgrace, autre disque autobiographique, marque un retour en forme. Il y a plus de rock avec "The Hard Way" et "No More Looking Back", et des histoires (portant surtout sur l’enfance londonienne) bien présentées sur scène.

Les Kinks prennent la sage décision de se consacrer à l’Amérique. Tandis que leur réputation se dégrade dans leur pays, aux USA un jeune public les voit comme un groupe de rock fun plutôt que des vestiges des années 60. Epaulés par des tournées incessantes, leurs disques de fin des seventies - Misfits (et son petit hit "Rock’n’Roll Fantasy"), Sleepwalker en 1978 et Low Budget en 1979 - grimpent dans les charts américains. Commercialement, ils sont à leur apogée et se produisent enfin au Madison Square Garden.
Créativement, aussi, l’heure est à la réflexion pour eux. Des groupes comme The Jam ou les Pretenders reprennent leurs vieilles chansons et Van Halen s’est approprié "You Really Got Me". Dans la guerre du punk, les Kinks ne sont pas vraiment ennemis. La position de Ray est compliquée par ses relations avec Tom Robinson de Café Society qui quitte Konk pour une carrière solo. Mais Ray sera assez malin pour conserver les droits des tubes de Robinson, "2-4-6-8 Motorway" et "Glad to be Gay". Ce qui ne l’empêche pas d’écrire le satirique "Prince of the Punks" (qui ne figure pas sur Picture Book) à propos de Robinson.
En fait, Ray n’apprécie pas vraiment le côté brut de décoffrage du punk et sur Low Budget, il compose des chansons efficaces et commerciales comme "Gallon of Gas" et "Catch Me Now I’m Falling" qu’il met en boîte à New York pour couper le groupe de sa zone de confort du Nord londonien. Leur succès encourage finalement Dave à enregistrer ses propres albums solo.
Les Kinks ont conquis l’Amérique et surfent sur leur succès durant quelques années encore, sortant en 1981 The People What They Want, vision intraitable de la façon dont fonctionnent les médias, même si son morceau central, "Yo Yo", parle des luttes de pouvoir au cours d’un mariage. State of Confusion en 1983 est disque d’or aux USA et ne laisse aucune trace dans les classements anglais, à l’exception du hit mineur "Come Dancing", regard nostalgique sur l’époque des bals, présent sur Picture Book sous forme d’une (peu satisfaisante) démo.
Mais le succès commercial dissimule d’énormes troubles. Ray est à présent marié en troisièmes noces avec Chrissie Hynde, leader des Pretenders, qui a mis au monde une fille. Leur histoire orageuse va bientôt s’achever. Ray est très occupé par un projet télévisuel, Return to Waterloo, sur un banlieusard qui s’imagine être un tueur en série. Au sein du groupe, les relations entre Dave Davies et Mick Avory n’ont jamais été aussi houleuses et Ray doit finalement choisir entre son frère et son batteur. Ce dernier s’en va.
Ce n’est pas étonnant si Word of Mouth en 1984 est un album décousu et décevant: plusieurs chansons figurent déjà sur Return to Waterloo, une boîte à rythmes remplace Avory par endroits et le meilleur morceau, "Living on a Thin Line", est signé Dave. Le single "Do It Again" sera le dernier des Kinks à pénétrer les classements américains.
S’ils vont survivre nominalement pendant une décennie, avec divers changements de personnel derrière Ray et Dave, les Kinks sont devenus un groupe fantôme. Ils tournent, sortent des disques, mais ne survivent que par la volonté de Ray et son refus de se retirer avec grâce. Picture Book compile le meilleur de leur long déclin et pioche dans Think Visual (1986), UK Jive (1989) et Phobia (1993), même si "Hatred", où Ray et Dave se moquent de leur relation agitée, manque à l’appel. Tout comme "Working in the Factory" et "Did Ya", de meilleures chansons que l’horrible "Phobia"... Désormais incapables de décrocher un contrat, les frères se tournent vers leur label Konk pour leur dernier acte, To the Bone, live issu des tournées de 1993-1994 où ils interprètent leurs premiers succès en versions acoustiques. Les Kinks ont déjà été intronisés au Rock and Roll Hall of Fame en 1990 en même temps que les Who et les Four Tops. Ray reçoit la récompense avec son sarcasme habituel. "En voyant tout ce monde, je me rends compte que le rock est devenu respectable. Quelle horreur!"

On note un decrescendo sur les deux derniers CD de Picture Book alors que les Kinks tentent de vieillir avec grâce, vrai dilemme du rock’n’roll, sachant qu’ils ne pourront jamais surpasser l’impact de leurs premières chansons. Même les louanges d’une nouvelle génération de groupes (Blur, Oasis, Pulp) ne peuvent pas les sauver de leur redondance affichée.

Cependant, Ray est un personnage trop mercurial pour simplement disparaître et ses trois albums solo subséquents (Storyteller en 1996, Other People’s Lives en 2006 et Working Man Café en 2007) sont bien plus plaisants que la production des Kinks de l’époque, chéris du college rock américain. Ray a également écrit sa propre biographie non autorisée, X-Ray (1994), et un recueil de nouvelles, Waterloo Sunset, décrit comme "un concept-album sur papier". L’année dernière, Ray a réalisé un vieux rêve: monter une comédie musicale. Come Dancing est, comme la chanson éponyme, un regard sur l’époque des bals dans les années 50 et, après une belle saison dans le West End londonien, semble promis à un succès grand public. Il y a quelques années, Ray remarquait: "Si je pouvais refaire ma vie, je ferais tout différemment." Peut-être mais, à présent, il semble un peu plus satisfait. Inutile d’attendre un retour des Kinks - Dave se remet ces jours-ci d’une crise cardiaque - mais un album de vieilles chansons enregistrées avec des "amis" et sir Ray Davies reste une possibilité. Il est, après tout, le plus grand Anglais vivant. Sérieusement. (Neil Spencer, Rock & Folk n°498, février 2009)

Mon Top Kinks 1964-71:

- You Really Got Me, single, 1964

- All Day and All of the Night, single, 1964
- Tired of Waiting for You, single, 1965
- Set Me Free, single, 1965
- See My Friends, single, 1965
- Till the End of the Day, single, 1965
- What Have All the Good Times Gone, face B de "Till the End of the Day", 1965
- Sunny Afternoon, single, 1966
- Rosie Won’t You Please Come Home, Face to Face, 1966
- You’re Lookin’ Fine, Face to Face, 1966
- Dead End Street, Face to Face, 1966
- Waterloo Sunset, single, 1967
- Love Me Till the Sun Shines, single, face B de "Death of a Clown", 1967 (Dave Davies)
- Two Sisters, Something Else by the Kinks, 1967
- No Return, Something Else by the Kinks, 1967
- Lazy Old Sun, Something Else by the Kinks, 1967
- End of Season, Something Else by the Kinks, 1967
- Days, single, 1968
- The Village Green Preservation Society, The Kinks Are The Village Green Preservation Society, 1968
- Do You Remember Walter The Kinks Are The Village Green..., 1968
- Picture Book, The Kinks Are The Village Green..., 1968
- Village Green, The Kinks Are The Village Green..., 1968
- Mr. Churchill SaysArthur (Or the Decline and Fall of the British Empire), 1969
- This Time Tomorrow, Lola versus Powerman and the Moneygoround, Part One, 1970
- Powerman, Lola versus Powerman..., 1970
- The Way Love Used to Be, Percy, 1971.
- Just Friends, Percy, 1971
- Kentucky Moon, Muswell Hillbillies, 1971

lundi 17 août 2020

Le charme discret de Whit Stillman (2)

L'Anglaise et le "Duck": Notes sur Love & Friendship (2016).

[duck. Contraction de dumb fuck. Se dit, entre autres, d'une personne complètement stupide. Exemple: le personnage de Sir James Martin dans Lady Susan de Jane Austen]

Whit Stillman et Jane Austen, ça ne date pas d'hier. Mansfield Park irriguait tout Metropolitan, le premier film de Stillman, au point d'ailleurs que le personnage d'Audrey, l'héroïne du film, grande lectrice d'Austen, pouvait être vue comme une version contemporaine de Fanny Price, l'héroïne timide et vertueuse de Mansfield Park. Avec Love & Friendship, Stillman revient à Austen, fort des trois autres films qu'il a réalisés par la suite (où l'on retrouvait l'idée de déclin présente depuis le début, quant aux classes supérieures, à l'Amérique, au disco et... à la décadence), mais cette fois directement, et dans un autre contexte, qu'on pourrait qualifier d'originel, celui de l'Angleterre à la fin du XVIIIe, l'Angleterre géorgienne dans toute sa splendeur (la décadence, c'est pour plus tard), véritable terreau du cinéma de Stillman. Et Jane Austen, fine observatrice de la gentry de l'époque, son modèle romanesque, de Metropolitan à "The Cosmopolitans".

Ce qui ferait de Love & Friendship une sorte de préquel de l'œuvre stillmanienne, le film d'avant Metropolitan...

Mais pourquoi Lady Susan, œuvre de jeunesse méconnue de Jane Austen, jamais publiée de son vivant, vraisemblablement parce qu'elle n'en était pas satisfaite, peut-être aussi à cause de la forme, celle du roman épistolaire, genre encore en vogue à la fin du XVIIIe (l'héroïne rappelle la Merteuil des Liaisons dangereuses), mais un peu frustrant quand on a le talent d'Austen, même si elle s'y était déjà essayée, dès l'âge de 15 ans, et brillamment, avec Amour et Amitié (Love & Freindship, qu'on pourrait traduire par Amour et amytié - histoire de respecter la faute d’orthographe -, soit le titre repris par Stillman pour son nouveau film [sans la faute d'orthographe], à la fois parce qu'il n'aimait pas le titre Lady Susan et pour faire écho aux grands romans d'Austen que sont Sense & Sensibility - écrit d'ailleurs, initialement, sous forme épistolaire avant d'être réécrit à la troisième personne, le fameux discours indirect libre cher à Austen - et Pride & Prejudice)? Oui donc, pourquoi Lady Susan? Stillman dit aimer beaucoup le roman, mais ce n'est pas suffisant, il y a forcément autre chose qui explique ce choix...

Avant d'aller plus loin, un petit détour par Chesterton, grand admirateur du génie comique de Jane Austen, avec un extrait de sa préface à l'édition originale d'Amour et Amitié (qui date de 1922):

"Chacun sait que la romancière a laissé un fragment inachevé, publié depuis sous le titre Les Watson, et un récit épistolaire complet, Lady Susan, qu'apparemment elle avait elle-même décidé de ne point publier. Toute préférence en ce domaine n'est que préjugé, puisque ce sont des affaires de goût auxquelles on ne peut rien; mais j'avoue que je vois un étrange accident de l'histoire dans le fait que des choses aussi ennuyeuses en comparaison que Lady Susan soient déjà imprimées, tandis qu'un texte aussi alacre qu'Amour et Amitié ne l'a jamais été jusqu'à présent. C'est, à tout le moins, une curiosité de la littérature que de pareilles curiosités littéraires soient restées cachées ainsi, presque par accident. On a certainement senti, fort justement, qu'il est possible d'aller beaucoup trop loin une fois qu'on a commencé à vider la corbeille à papier d'un écrivain de génie sur la tête du public, et qu'en un sens cette corbeille à papier est aussi sacrée que la tombe elle-même. Néanmoins, et sans m'arroger plus de droits en l'affaire que n'en a quiconque à son goût personnel, j'espère pouvoir dire que, pour mon compte, j'aurais volontiers laissé Lady Susan dans la corbeille si j'avais pu reconstituer Amour et Amitié pour mon album intime, afin d'en rire encore et encore tout comme on rit des grands burlesques de Peacock ou de Max Beerbohm..."

Donc, pourquoi Lady Susan? Et, pourquoi choisir comme titre celui d'un autre roman de Jane Austen, Love & Friendship, roman réputé meilleur, car plus enjoué, plus léger, plus moderne aussi, bien que plus précoce, peut-être parce que justement plus enjoué et plus précoce, presque enfantin? Pour donner à Lady Susan, œuvre par trop sérieuse et plutôt sombre, ce qui fait le sel de Love & Friendship?... Oui mais alors, pourquoi ne pas adapter directement Love & Friendship? Peut-être parce que dans Lady Susan se trouve néanmoins, sous sa forme la plus brute, l'essentiel du cinéma de Stillman: où l'on parle des choses de l'amour et du mariage, de la position des femmes et des hommes dans la société, de l'éducation des jeunes filles et de leur entrée dans le monde... Où les femmes font preuve, quel que soit leur degré de moralité, d'une finesse d'esprit qui les "affranchit" - spirituellement à défaut de l'être socialement - de l'autorité des hommes, quand bien même ceux-ci se croiraient aussi les maîtres du jeu, dans le domaine de l'amour, faisant preuve, au contraire, en la circonstance, d'une naïveté confondante, quand ce n'est pas tout simplement de sottise (Sir James, découvrant les petits pois, est cousin en idiotie des gros "débiles" qui peuplent Damsels in Distress, tel celui qui, lui, découvre les couleurs de l'arc-en-ciel, personnages ridicules, dont on se moque aisément, mais que Stillman, à l'instar de Jane Austen, sait rendre toujours attachants). Cela dit, les femmes aussi peuvent être naïves, voire même un peu sottes... Et "wit" Stillman, comme Jane Austen, en bons moralistes qu'ils sont (même à dix-huit ans, concernant Austen), avec le sens de l'humour qui les caractérise, l'ironie mordante dont ils sont capables, ne se privent pas de le rappeler. C'est bien de cela qu'il s'agit... Tout Stillman est là dans Lady Susan, ses personnages, ses répliques, même ses petits morceaux dansés (le chesnut en lieu et place du cha-cha-cha, du disco, des claquettes et de la sambola)... Pourtant, j'en suis convaincu, il y a autre chose pour expliquer le choix de Lady Susan...

Et avant d'aller plus loin, encore un détour, par Rohmer cette fois:

Love & Friendship se déroule en 1793 (ou à peu près), soit la même période que L'Anglaise et le Duc de Rohmer. Il existe des similitudes entre les deux films. Dans les deux cas, il s'agit du regard que porte une Anglaise: l'une, chez Rohmer, sur la Révolution française au moment de la Terreur; l'autre, chez Stillman, sur ses congénères, la petite gentry, sous le règne de George III. Dans l'Anglaise et le Duc, c'est le regard d'une belle étrangère (au cou de cygne), témoin privilégié (elle se trouve à Paris) des grands événements qui marquèrent la Révolution, tout en s'y montrant hostile (elle est décrite comme une "incorrigible royaliste"). Dans Love & Friendship, c'est le regard non pas d'une étrangère, mais d'une femme sans scrupules, étrangère, elle, aux bonnes mœurs de la société géorgienne, usant de tous les stratagèmes (à commencer par la séduction) pour arriver à ses fins (un beau mariage, comme dirait Rohmer). En un sens, c'est elle la "révolutionnaire", suscitant la haine (le plus souvent), mais aussi la fascination (chez le jeune Reginald), voire l'admiration (ainsi de son amie Alicia, devenue américaine dans le film, ce qui en fait le véritable regard extérieur du film, en même temps que l'alter ego de Stillman: elle n'est pas qu'une simple confidente, elle est aussi la conseillère de Lady Susan, la guidant - tel un metteur en scène - dans son jeu avec les autres, au grand dam de son époux, image même de la "respectabilité", qui la menace, si elle continue de fréquenter Lady Susan, de la renvoyer dans le Connecticut).

Evoquant la Révolution française, dont on dit volontiers qu'elle n'intéressa jamais Jane Austen, je pense une fois encore à Chesterton qui, en conclusion de sa préface, écrivait à propos d'Austen que "nulle part il n'y a l'ombre d'un indice pour suggérer que cet esprit indépendant, cette intelligence rieuse, ait jamais cessé de se contenter de l'étroite routine domestique où elle écrivait, entre le soufflé et le pudding, une histoire aussi domestique qu'un journal intime, sans même regarder par sa fenêtre pour remarquer la Révolution française."

Ainsi donc, selon Chesterton, et en extrapolant un peu, Lady Susan serait à la fois une œuvre mineure de Jane Austen, un brin ennuyeuse (en comparaison de Love & Freindship, autre œuvre de jeunesse), et, puisque le texte a été écrit vers 1793-94 et que Austen ne saurait être si détachée que ça de la tourmente révolutionnaire, le portrait d'une femme qui, dans le milieu très fermé de la gentry anglaise, ferait sa propre révolution, à la campagne, non pour faire tomber des têtes ou mettre fin aux privilèges (on est en Angleterre tout de même), mais, plus égoïstement, retrouver les siens, de privilèges, en se jouant de tous ces riches nobliaux (à commencer par le plus sot), sous le regard bienveillant, autant que malicieux, de sa meilleure amie Alicia (alias Jane Austen? qui entre les mains de Whit Stillman devient américaine, autant dire Stillman lui-même, via Chloë Sevigny qui d'ailleurs vécut dans le Connecticut, comme Alicia).

Et pour retrouver la fraîcheur et la vivacité contestataire de Love & Freindship (que Jane Austen écrivit, je le rappelle, à l'âge de 15 ans), non seulement lui emprunter son titre, mais surtout adjoindre à Lady Susan, devenu Love & Friendship, des rires et de la vitesse, qui voit les scènes se succéder sans temps mort, parfois abruptement, comme si des pages du script avaient été arrachées. Soit la recette de la screwball comedy, que les romans de Jane Austen préfigurent et dans laquelle l'idiot a évidemment toute sa place, pour mieux faire passer, outre une certaine préciosité inhérente à ce genre de film froufroutant, la profusion des dialogues, le péché mignon de Stillman, son côté sturgessien (Preston) - le film n'est d'ailleurs pas sans évoquer The Lady Eve.

Le rythme, c'est un des grands atouts du cinéma de Stillman. Et qui ne repose pas que sur la musique (comme ici la musique baroque composée par Mark Suozzo), ni quelques pas de danse (là, le chesnut, typiquement austénien), mais aussi, et surtout, sur la parole (cf. par exemple la lecture des lettres, avec ou sans ponctuation, ou encore le phrasé de Sir James Martin), ainsi que le rappelait Chris Eigeman dans Barcelona, expliquant que chaque conversation a son propre rythme, que ce qu'on y raconte est pris dans une sorte d'élan, qui vous pousse parfois à dire des choses que vous ne devriez pas. La parole et son corollaire, les accents, là aussi toujours très travaillés chez Stillman, et peut-être jamais autant que dans ce film. Ainsi de la belle diction, so british, de la non moins belle Kate Beckinsale, entourée d'acteurs aux accents distingués et qui se distinguent, subtilement, les uns des autres - à certains moments, on croirait écouter une pièce radiophonique de la BBC -, ce qui confère au film une saveur d'autant plus exquise que les voix se trouvent comme colorées par les jeux de lumière que Stillman y associe.

Dans Metropolitan, Tom, le socialiste, objectait à Audrey, qui lui confiait que Mansfield Park était un de ses livres préférés, que les romans de Jane Austen (qu'il n'avait jamais lus) étaient très mauvais sous prétexte - orgueil et préjugés - que ce qui y était écrit était ridicule pour le lecteur d'aujourd'hui. Objection absurde et contredite par les faits - il en fera l'expérience. Les romans de Jane Austen, sous leurs dehors forcément datés, énoncent des vérités qui, elles, au contraire, sont hors du temps et des modes, donc parfaitement d'actualité. C'est comme ça et c'est tout, dirait Chesterton. C'est ce à quoi s'attache à nous montrer Whit Stillman. Avec cette douce ironie, elle-même austénienne, qui sied à son écriture.

Le charme discret de Whit Stillman




"Or un beau style n'est tel en effet que par
le nombre infini des vérités qu'il présente."
(Buffon)

Whit Stillman est l’auteur de quatre films en l’espace de vingt-deux ans [texte écrit en 2013, depuis Stillman a réalisé un autre film, Love & Friendship], en fait "trois plus un", tant le dernier, Damsels in Distress (2011), sur la vie universitaire et l’esprit altruiste d’un petit groupe de filles très BCBG, est chronologiquement éloigné des trois autres, lesquels constituaient une sorte de trilogie "dépressive" des années 1970 et 1980 - en même temps qu’une série autobiographique (1) -, via les réunions de jeunes et riches bourgeois de Manhattan pendant la période de Noël et des "deb parties" (Metropolitan, 1990), la question des valeurs américaines et de l’idéologie capitaliste à l’ère du post-franquisme et de la fin de la guerre froide (Barcelona, 1994), enfin le rôle social joué par le disco chez les yuppies (The Last Days of Disco, 1998). "Trois plus un" dans la mesure où, si Damsels in Distress a connu en France un relatif succès critique, on ne peut pas en dire autant des trois premiers films, Whit Stillman ayant longtemps été considéré, et l’étant encore par une bonne partie de la critique, comme un cinéaste superficiel, au style affecté et aux dialogues interminables. Il est vrai que ces films ne répondent pas aux canons de la bonne forme, qu’ils ont un côté un peu heurté, voire décousu, mais cette dysharmonie, loin de traduire une quelconque maladresse, témoigne au contraire d’une écriture très personnelle, mieux: participe à l’étrange séduction de l’ensemble, faisant de l’œuvre de Stillman une œuvre totalement à part dont il serait temps de reconnaître l’importance, à l’instar de celle d’un James L. Brooks.

Eloge de la comédie.

Portraits ironiques, davantage que satiriques, d’une certaine société, à travers des dialogues aussi brillants qu’abondants, les films de Stillman relèvent manifestement de la comédie de mœurs et son avatar hollywoodien, la comédie sophistiquée. Reste que, à l’image de la plupart des comédies américaines, ils empruntent aussi à d’autres types, tels la comédie romantique (la relation amoureuse qui se noue entre deux personnages que tout oppose initialement) et - par petites touches - la comédie loufoque ou screwball comedy (particulièrement Damsels in Distress, même si le film renvoie aussi à la comédie US contemporaine, de John Hughes à Judd Apatow, en passant par les frères Farrelly), selon un cocktail qui chez Whit Stillman n’a rien d’explosif, se dégustant plutôt avec délectation, comme la vodka tonic de Chloë Sevigny dans The Last Days of Disco. A ce titre, le style de Stillman révèle un auteur moins soucieux de bien respecter les règles de la syntaxe cinématographique que de faire advenir, au-delà des clichés que véhicule chacun des personnages, des vérités plus profondes, en combinant plus ou moins adroitement différents registres de comédies, certes toujours axées sur la parole mais suffisamment éloquentes pour faire de ce chantre de la jeunesse fortunée un digne héritier des grands maîtres de la comédie américaine. Si la profusion des dialogues évoque Preston Sturges, expliquant peut-être que le cinéma de Stillman soit si peu prisé en France, comme en son temps celui de Sturges, il y a aussi quelque chose de maccareyien dans la manière qu’a le réalisateur d’entretenir un certain malaise entre ses personnages. Ainsi, dans Metropolitan, entre la débutante Audrey (Carolyn Farina) et, d’un côté, Tom (Edward Clements), le nouveau venu qu’elle choisit comme escorte, et de l’autre, Charlie (Taylor Nichols), l’intellectuel du groupe, qui n’ose pas lui déclarer sa flamme, jusqu’à ce qu’il se décide... au plus mauvais moment; dans Barcelona, entre les deux cousins Ted (Taylor Nichols) et Fred (Chris Eigeman), la tension reposant sur un vieux conflit datant de l’enfance (lorsqu’ils avaient dix ans et qu’un jour ils s’amusaient sur le lac, le premier a prêté au second son kayak et ne l’a plus jamais revu); dans The Last Days of Disco, entre Alice (Chloë Sevigny) et Charlotte (Kate Beckinsale), qu’elle agace par son côté old school; enfin dans Damsels in Distress, entre Violet (Greta Gerwig), la chef du groupe, et Lily (Analeigh Tipton), la nouvelle recrue, celle-ci s’accommodant difficilement du caractère excentrique de celle-là.
Au cocktail stillmanien, il convient d’ajouter une dose de comédie musicale, présente dans chacun des films, sous forme d’interludes dansés (le cha-cha-cha dans Metropolitan, le disco dans Barcelona et The Last Days), mais aussi d’éléments plus structurants, comme dans Damsels in Distress où Whit Stillman manifeste finalement, à travers le musical, celui surtout de la RKO, sa dette envers la comédie américaine. D’abord en initiant ses personnages aux claquettes, puis en réinterprétant la fameuse scène du film de George Stevens, le bien nommé A Damsel in Distress (1937), dans laquelle Fred Astaire chante "Things Are Looking Up!" tout en effectuant quelques pas de danse avec Joan Fontaine. Cette chanson de George et Ira Gershwin sert ici de support à une nouvelle chorégraphie, certes moins gracieuse mais non sans charme, exécutée par Fred (Adam Brody) et Violet, pour qui la danse a une vertu antidépressive (un peu comme la comédie musicale des années 30). Un hommage, donc, mais que Stillman fait suivre d’une autre chorégraphie, plus originale celle-ci, puisqu’il s’agit de la danse créée par Violet elle-même, la sambola, toujours dans un but thérapeutique, on peut même dire eudémoniste, qui ferait d’elle l’égale de ses trois idoles: Richard Strauss, Roderick Charleston et Chubbard (sic) Checker, lesquels auraient rendu populaires, respectivement, la valse, le charleston et le twist (2). Or la sambola ne fait que combiner d’autres types de danses: tango, cha-cha-cha, salsa... Autrement dit, Stillman adjoint à son film - et provisoirement à l’ensemble de son œuvre - une sorte de postface (car la vraie fin, c’était bien la chorégraphie précédente, à l’instar du finale dans le métro de The Last Days of Disco) dans laquelle il s’adresse directement au spectateur (regard caméra de Violet) pour, semble-t-il, lui rappeler que recourir à des formes anciennes, déjà connues, et les agencer avec simplicité et élégance, c’est aussi une manière d’innover. Une définition possible de l’art de Whit Stillman.

A touch of class.

Ce goût de la juxtaposition, on le retrouve dans la façon qu’a Stillman de faire cohabiter des champs aussi différents que le romanesque, la religion (protestante), la morale, la politique, la sociologie ou encore l’économie. Dans ses films, on côtoie aussi bien Jane Austen, Léon Tolstoï, Samuel Johnson, J. D. Salinger et les grands satiristes anglais que Thorstein Veblen, la Bible, Benjamin Franklin ou Dale Carnegie. La modernité de Whit Stillman réside en premier lieu dans cette hétérogénéité du discours, source de tensions entre les personnages, que le récit se chargera de résoudre, lors de finales, aussi abrupts qu’inattendus, convoquant le road movie (la virée à Southampton dans Metropolitan), la comédie optimiste (les noces américano-espagnoles - autour d’un vrai hamburger! - dans Barcelona), le polar (la fermeture de la discothèque dans The Last Days) ou le musical (la célébration du bonheur dans Damsels in Distress). Une diversité qui témoigne de la volonté de Stillman de ne pas enfermer ses personnages dans les stéréotypes auxquels ils semblent d’abord renvoyer, de les faire au contraire évoluer, en les rendant plus complexes, voire insaisissables, en jouant avec les codes et les clichés. Dans Damsels, Violet fait justement l’apologie des clichés lorsqu’elle présente à Lily le centre de prévention du suicide, lui lançant, avec le sérieux qui accompagne généralement ce genre de formule, que si la prévention représente 90% du traitement, pour le suicide, c’est 100%: "J’aime les clichés et les lieux communs parce qu’ils sont souvent vrais. Les centaines, voire les milliers de clichés et de lieux communs que notre langue nous a légués sont un fabuleux trésor de sagesse humaine." Pour Stillman, il ne s’agit pas de s’opposer aux clichés ou aux stéréotypes - peine perdue - mais de les travailler, par le biais de l’ironie et de toute cette masse rhétorique, abondante, qui prolifère à l’intérieur de ses films.
"Connaissez-vous le film français Le Charme discret de la bourgeoisie? Quand j'ai entendu ce titre, je pensais que quelqu'un allait dire la vérité à propos de la bourgeoisie. Quelle déception! Il est difficile d'imaginer portrait plus inexact." (Charlie, le théoricien compulsif de Metropolitan) La bourgeoisie telle qu’on croit la connaître et pas comme elle s’imagine être: c’est un peu la devise que Stillman cherche à corriger. Non pas en l’inversant mais en la modulant constamment. Comme si la multiplicité des discours réajustait en permanence le point de vue, donnant de la bourgeoisie une image à la fois railleuse et sérieuse, tendre et cruelle. Encore faut-il s’entendre sur le mot "bourgeoisie". Chez Stillman, la bourgeoisie n’est ni petite ni moyenne. Elle correspond aux classes supérieures les plus aisées, avec d’un côté les preppies, très centrés sur eux-mêmes (exemplairement dans Metropolitan, mais aussi Damsels in Distress), et de l’autre, les yuppies, davantage obsédés par la réussite professionnelle (exemplairement dans The Last Days of Disco, mais aussi Barcelona) (3). Le concept de preppy se voit même nuancé, via les propos de Charlie: "Je ne pense pas que preppy est un terme très adapté. Il le serait peut-être pour quelqu'un qui va encore à l'école ou au collège, mais il est ridicule de qualifier de preppy un homme des années 70 comme Averill Harriman. Et aucun des autres termes que les gens utilisent, WASP, PLU, etc., ne convient. C'est pourquoi je préfère le terme UHB… Un acronyme pour Urban Haute Bourgeoisie." Au-delà du clin d’œil autobiographique (4), au-delà du plaisir de créer des termes nouveaux, il y a là, chez Stillman, l’envie d’associer à la haute bourgeoisie une gravité que le mot preppy, trop frivole, ne saurait rendre, mot qui s’accorde beaucoup mieux à l’univers de Damsels in Distress. Un sérieux qui tient essentiellement à la conscience qu’a cette classe ultra-privilégiée de son propre déclin, à l’image de Charlie et de Nick (Chris Eigeman), un personnage arrogant, snob et cynique, mais finalement attachant dans sa défense des valeurs aristocratiques. C’est que la gravité de la "Haute Bourgeoisie Urbaine" est aussi celle que l’expérience lui confère. Pour le coup, le terme UHB s’oppose plus facilement à celui de yuppie (Young Urban Professionnal), même si, prononcé phonétiquement [hub] comme le fait Nick, cela sonne tout aussi ridicule. On peut voir ainsi l’itinéraire d’Audrey, l’héroïne de Metropolitan, grande lectrice de Jane Austen, comme un rituel qui la prépare à quitter en douceur l’univers preppy, symboliquement représenté par sa chambre rose - une vraie bonbonnière qui évoque les dessins de C.E. Brock - pour intégrer le monde réel et ses impératifs, soit le passage également d’une tradition, fortement imprégnée de culture anglaise, à une autre, plus conforme à l’esprit réaliste américain.

Puissance de la fiction.

A la fin de Metropolitan, lors de l’escapade à Southampton, on découvre Audrey, tout habillée pendant que les autres se font bronzer sous des lampes à UV, en train de lire Le Recteur de Justin de Louis Auchincloss. Une référence de plus, parmi toutes celles, nombreuses, que Stillman parsème dans ses films, mais importante car elle marque l’évolution du personnage en même temps que son enracinement social. Le roman d’Auchincloss est un bon reflet de l’œuvre de Stillman. On y retrouve le même environnement, transposé au début du XXe siècle: upper class, college, religion, mondanités et finance. Pour Audrey, il prolonge ses livres de chevet, Persuasion et Mansfield Park de Jane Austen, tout en les réactualisant dans le contexte du college américain. On peut d’ailleurs se demander jusqu’à quel point les romans qu’elle lit ne participent pas davantage à son émancipation que les discours fastidieux de Charlie, censés éduquer socialement les jeunes filles.
La culture du texte est telle chez Stillman qu’elle ne sert pas seulement à caractériser ses personnages, elle permet aussi d’accompagner leur progression. Dans Metropolitan, le personnage principal, Tom, un westsider, étudiant à Princeton mais dont les ressources sont limitées (il n’a pas de manteau d’hiver et doit louer ses smokings), se présente comme un socialiste engagé, fidèle aux thèses de Fourier et de Thorstein Veblen, donc hostile aux conventions de la haute société (celle qui habite l’Upper East Side), à commencer par les bals de débutantes, même s’il y assiste pour, dit-il, mieux connaître ce à quoi il s’oppose. Des principes qui semblent le démarquer du groupe de jeunes mondains (le Sally Fowler Pat Rack, du nom d’une des filles chez qui se passent la plupart des soirées) qu’il a intégré par hasard. Mais avoir des principes n’empêche pas d’avoir des préjugés. A Audrey, la plus sensible et la plus timide du groupe, qui lui confie que Mansfield Park est un de ses romans préférés (5), il objecte que le livre est très mauvais, sous prétexte que ce qui y est écrit est totalement ridicule pour le lecteur d’aujourd’hui. Un jugement lui-même ridicule, d’autant qu’il n’a pas lu le roman (ni aucun autre de Jane Austen), se justifiant par le fait qu’on peut avoir une opinion sur un livre sans l’avoir lu - c’est comme pour la Bible - et que d’ailleurs il ne lit jamais de roman, préférant une bonne critique littéraire parce qu’elle vous offre les idées du romancier en même temps que la pensée du critique. Or, évidemment, ce qui ressemble à une posture ne peut que se désagréger à mesure que le film avance. L’évolution de Tom se produit à deux niveaux: sociologique et romanesque. 1) Si le personnage s’oppose à cette "classe de loisir" telle que l’a définie Veblen, il n’en est pas moins attiré par elle, de sorte que, lorsqu’à la fin, les vacances de Noël se terminant, le groupe se trouve dissocié, c’est bien lui, le socialiste, qui se montre le plus affecté. 2) Ce qu’il découvre aussi, progressivement, c’est la valeur de la fiction. Non seulement il finit par lire - et aimer - Persuasion de Jane Austen, mais, plus encore, il croit tellement à l’histoire inventée par Nick sur Rick Von Sloneker (au point d’en faire des cauchemars), personnage décrit comme ignoble, capable des pires horreurs avec les filles, que lorsqu’il apprend, toujours à la fin, qu’Audrey est partie passer le week-end chez ce dernier, il décide avec Charlie d’aller la "délivrer", quitte à user pour cela d’un revolver en plastique! La fiction à son comble...
Dans Barcelona, c’est le roman de Tolstoï, Guerre et Paix, qui, dans une certaine mesure, assure la transformation de Ted. En proie à une crise religieuse, suite à une rupture sentimentale, qui fait qu’il ne croit plus à la beauté physique, celui-ci supporte difficilement la présence de son cousin Fred, débarqué à l’improviste, qui se mêle de tout et raconte n’importe quoi à son sujet (à commencer par de prétendus penchants sadomasochistes). Sa vie semble partagée entre une culture, celle de la vente (depuis qu’il a compris que cela n’avait rien à voir avec ce que montre Death of a Salesman d’Arthur Miller) - expliquant qu’il dévore tous les livres célèbres traitant de la question -, et la religion, à travers ses lectures de l’Ancien Testament, notamment ce qui concerne les dangers de la séduction féminine (des passages qu’il lit en secret, la Bible cachée dans un numéro de The Economist, tout en dansant sur "Pennsylvania 6-5000" de Glenn Miller). Mais l’attentat dont est victime Fred (lequel y perd un œil) va changer la donne. Une bonne partie du film montre Ted au chevet de Fred, alors dans le coma, passer de longues heures à lui faire la lecture de Guerre et Paix, à prier pour lui, à culpabiliser aussi, précipitant le réveil du blessé, en même temps qu’il découvre l’amour en la personne de Greta, une des filles de l’exposition, venue le relayer dans sa lecture de Tolstoï - signe, là encore, du pouvoir de la fiction (6).
Avec The Last Days of Disco, on passe de l’état de preppy à celui de yuppie, à travers les personnages de Charlotte et surtout d’Alice, qui, lorsqu’elle était à l'université, se montrait si prêchi-prêcha avec les garçons qu'elle finissait par se faire détester. C’est ce que lui rappelle sa partenaire avec qui elle travaille, dans la même maison d’édition, partage le même appartement et va danser la nuit au Club, une discothèque de Manhattan (inspirée du Studio 54, temple de la scène disco à la fin des années 70, réputé pour ses fastes, ses excès et l’effervescence qui régnait chaque soir devant l’entrée, due au système de filtrage). Quand on lui demande quel livre elle rêverait de publier, Alice répond: "Un recueil de nouvelles inédites de J.D. Salinger, dans le genre de L'Homme hilare ou de Dressez haut la poutre maîtresse, charpentiers plutôt que de Seymour: une introduction." En cela, elle s’oppose aux garçons qui ne lisent que de la bande dessinée, tel Spiderman, et vouent un culte à Carl Barks, le créateur d’Uncle Scrooge (Oncle Picsou), le canard le plus riche du monde. Walt Disney est d’ailleurs la principale référence du film. Outre Picsou, on y parle du film Bambi - dont la ressortie à la fin des années 50 aurait favorisé le mouvement écologiste, les baby-boomers ayant été traumatisés par la mort de la mère de Bambi, tuée par des chasseurs - et surtout de Lady and the Tramp, lors d’une scène clef qui voit s’affronter les deux prétendants d’Alice, Josh (l’adjoint cyclothymique du procureur) et Des (le cogérant cocaïnomane du Club), chacun s’identifiant sans l’avouer à l’un des personnages du dessin animé: Josh au fidèle Scotty, Des au fanfaron Tramp, et Alice à la "blonde" Lady (7). Créer des personnages sympathiques avec lesquels le lecteur s’identifie, et leur faire affronter des tas de problèmes, c’est la recette du best-seller selon Scott Meredith (célèbre agent littéraire), ainsi qu’il est rappelé au début du film, une recette qui s’applique idéalement à Walt Disney. A défaut de succès, cela permet au moins de démultiplier la fiction. Comme chez Salinger - pensons aux aventures extraordinaires de "L'Homme hilare"; comme chez Whit Stillman, à travers non pas ce que vivent les personnages, mais bien ce qu’ils disent. L’aventure est là: dans les dialogues, où s’exprime toute la vitalité du cinéma de Stillman. Dans Barcelona, Chris Eigeman, acteur stillmanien s’il en est, explique que chaque conversation a son propre rythme, que ce qu’on y raconte est pris dans une sorte d’élan, qui vous pousse parfois à dire des choses que vous ne devriez pas. Ce dépassement dans la parole est typique des dialogues de Stillman, quelle que soit la parole émise (de la formule bateau à la critique la plus acerbe), au point souvent d’excéder l’autre ("oh, give me a break!" est une des expressions préférées de Stillman).
Une langue pour le coup aventureuse, pleine de trouvailles et de rebondissements, signe d’une pensée toujours en alerte, et qui trouve dans Damsels in Distress sa forme la plus accomplie. A Seven Oaks, un college de la côte est, Violet et ses amies Rose et Heather (petit groupe "botanique" très sensible aux odeurs, auquel vient s’ajouter Lily), animent un centre de prévention du suicide où l’on vous accueille avec du café et des donuts, prélude, si le cas l’exige, à une thérapie par les claquettes. Violet rêve d’embellir la vie des gens (en créant une nouvelle danse); elle aspire aussi à faire progresser les "débiles" des fraternités romaines, ces garçons immatures et malodorants, incapables de s’adresser à une fille sans l’aide d’une bière, que leurs ennemis - les étudiants cool, hautains et prétentieux - veulent à tout prix faire expulser du college. On notera que, à la différence des précédents héros de Stillman, Violet n’oppose à ses détracteurs aucune véritable référence littéraire, ni même culturelle. Son seul credo, ce sont les clichés et les lieux communs. En apprendre le plus grand nombre, c’est la meilleure façon, pour elle, de respecter la règle de conduite qu’elle s’est fixée: faire preuve d’humilité, se garder de toute arrogance et ne pas juger, même pas Frank, le petit ami des "lettres romaines" qui l’a trompée - ce qui la fait passer malgré tout par une phase dépressive -, bref, être "a good person" (autre expression favorite de Stillman), au sens judéo-chrétien. Reste qu’il est difficile de stimuler la fiction par de simples clichés. Dans Damsels, c’est par le biais du mensonge, ou plutôt de l’invention (comme le rappelle Fred/Charlie), que la fiction opère le mieux. Violet ne s’appelle pas Violet mais Emily Tweeter ("like a bird"), un nom pas facile à porter. Petite, elle a souffert d’un TOC qui lui faisait inventer différentes tâches répétitives, à visée conjuratoire, convaincue que si elle ne les exécutait pas parfaitement ses parents mourraient (le fait que ceux-ci étaient écrivains et qu’ils soient morts finalement explique peut-être son désintérêt pour les Lettres). De cette période il ne reste rien - ni le nom, ni les troubles compulsifs -, excepté l’obsession du parfum qui lui permettra de découvrir le "savon magique". Sa rencontre avec Fred est décisive. Comme elle, celui-ci s’est inventé une identité (Charlie Walker) lui permettant de changer de personnage, de passer "en toute transparence" de l’étudiant sérieux (il est en huitième année de pédagogie) au play-boy qui travaille dans les stratégies de développement et offre à boire aux jolies filles. Comme elle, il avait une "étrange vision du monde" quand il était enfant; comme elle, interpréter des numéros de Fred Astaire à l’école l’a aidé à surmonter les tourments de l’adolescence. Leur excentricité, qui s’oppose à la normalité revendiquée de Lily, ne peut que les réunir. Quant à la sambola, elle vient concrétiser la folie inventive de Violet, en même temps qu’elle lui offre la possibilité, via cette combinaison de danses, de recoller les morceaux, d’être enfin raccord avec elle-même.

Amour et décadence.

Chez Stillman, l’aspiration au bonheur est d’autant plus forte qu’elle s’inscrit toujours dans un contexte de déclin: celui des classes supérieures dans Metropolitan, de l’Amérique dans Barcelona, du disco dans The Last Days of Disco ou de la "décadence" dans Damsels in Distress. C’est tout le cinéma de Stillman qui est placé sous le signe du déclin. Et en premier lieu, le déclin de cette "UHB" dont Charlie et Nick se révèlent être, dans Metropolitan, les véritables porte-parole. Au début du film, Nick, le dandy, vante à Tom les mérites du col amovible, "une petite chose symboliquement importante" qu’on ne porte plus aujourd’hui supposément pour des questions de commodité. Pour lui, la génération actuelle est bien pire que celle des parents, elle est même probablement la pire depuis la Réforme protestante. Il en parle comme d’un barbarisme. Non pas pour son côté simplement démodé, mais parce que tout y est "recouvert de pharisaïsme et de supériorité morale". Plus loin, c’est Charlie qui dresse un tableau déprimant de la classe preppy, persuadé qu’elle est condamnée au déclin et que celui-ci risque même d’être très rapide. A Tom, le fouriériste, qui pense que cela n’aurait rien de tragique si certains perdaient leurs privilèges, Audrey répond que ce n’est pas une question de privilèges, dans la mesure où ce qui est remis en cause, à travers cette idée de déclin, c’est la trajectoire de toute une vie, vécue alors comme un échec. Vers la fin du film, Charlie et Tom rencontrent dans un bar un ancien yuppie pour qui l’essentiel, passé un certain âge, est de savoir si vous prenez encore plaisir à répondre à la question: "Qu’est-ce que vous faites dans la vie?" En ce qui le concerne la réponse est négative, même s'il ne croit pas que les gens issus du milieu UHB soient voués à l’échec. Au-delà des grandes théories sur les classes supérieures et leur déclin, c’est donc sur un sentiment de désillusion que se termine le film, un sentiment qui semble surtout masculin. Car dans Metropolitan, ce sont les filles qui, d’une certaine façon, sifflent la fin de la récréation que constituaient les after parties, en rappelant qu’on ne peut pas se retrouver avec les mêmes personnes tous les soirs pour le reste de nos vies. Et de conclure, par la voix de Sally, prête à passer la soirée avec un homme visiblement plus âgé: "Vous les garçons, vous êtes si ennuyeux (8)." L’épilogue à Southampton vient confirmer cette impression: une fois dégagés du rôle purement conventionnel qu’ils doivent tenir auprès des filles, les garçons de la haute bourgeoisie apparaissent comme démunis, leur hantise du déclin se confondant finalement avec leur angoisse de l’avenir.
Dans Barcelona, le déclin porte davantage sur l’image de l’Américain, à travers la politique étrangère de son pays, que sur une classe sociale en particulier. Il y est question d’attentats et de slogans antiaméricains, qui assimilent États-Unis et fascisme, des manifestations auxquelles Fred, l’officier de marine, n’a rien d’autre à opposer que son arrogance, l’arrogance du yankee vis-à-vis de l’étranger, même d’un pays allié comme l’Espagne (9). Lors de la scène du pique-nique, Ted (le vendeur), pour qui l’antiaméricanisme ne repose que sur des préjugés, tente d’expliquer à quelques Espagnols la politique extérieure des États-Unis en prenant comme image celle des fourmis rouges: "Du point de vue américain, un petit groupe de féroces fourmis rouges a pris le pouvoir et opprime la majorité fourmis noires. La politique des États-Unis est de venir en aide à ces fourmis noires en s’opposant aux fourmis rouges dans l’espoir de rétablir la démocratie et d’empêcher les fourmis rouges de prêter main forte à leurs camarades rouges des fourmilières voisines". Pour Ramón, le rival espagnol de Ted, cette description de la politique américaine, où l’on réduit le tiers-monde à un tas de fourmis, est la plus dégoûtante qu’il ait jamais entendue. Dialogue de sourds, que Fred, jusque-là en retrait, interrompt brutalement en écrasant les fourmis rouges avec une pierre. Si cette intervention, pour le moins radicale, "ramboesque", ne peut que conforter les Espagnols dans leurs convictions, la naïveté dont faisait preuve Ted dans sa démonstration souligne à quel point l’image des États-Unis comme "sauveurs du monde", relève ici d’une vision non seulement archaïque mais aussi parfaitement grotesque. Pour y remédier, il n’y aurait que l’amour, mieux: le mariage, celui de Ted, auquel même Fred finit par se rallier (après avoir vainement tenté de dissuader son cousin en lui rappelant la fin de The Graduate). A cette différence que, si le bonheur de se marier, conjugué à la fierté d’être américain, laisse à penser que c’est l’American way of life qui triomphe, les derniers mots échangés entre Fred, Ted et son collègue, trois Américains types - devant un barbecue, une bière à la main! - de retour chez eux (chacun accompagné d’une belle Espagnole), témoignent plutôt d’un pacte. Ted pointe, parmi les avantages qu’il y a à vivre avec une femme étrangère, le fait que lorsqu’on se comporte de façon stupide ou qu’on se montre terriblement ennuyeux, cela puisse être interprété comme une caractéristique nationale. L’image déclinante du yankee se réduirait ainsi à une sorte d’idiotisme, ce qui échappe à l’autre et que Fred résume évidemment par une formule: "cosa de gringos".
Pour ce qui est du disco, les choses sont plus simples en apparence, le déclin étant suggéré dès le titre, The Last Days of Disco. Le film est censé se passer en 1979, l’année des premières grandes manifestations anti-disco ("Disco sucks!"). Sauf que Stillman ne s’intéresse pas à l’opposition entre pro- et anti-disco, mais plutôt à celle qui existe entre clubbers. Et d’abord entre les yuppies et les autres. La frontière, c’est l’entrée du Club. Impossible à franchir quand on est un yuppie - un physionomiste, véritable cerbère, veille -, surtout si on travaille dans la pub, à moins de se déguiser ou de passer par la porte de derrière. Mais le plus important, c’est bien sûr le rapport des yuppies entre eux, à travers le regard qu’ils portent sur le disco. Alice et Charlotte, n’imaginant pas sortir avec quelqu’un qui travaillerait dans la même boîte qu’elles, investissent le Club comme le lieu social par excellence, le seul endroit où l’on peut se divertir tout en espérant y faire de vraies rencontres. Des rencontres plutôt sexuelles pour Charlotte, prolongeant son plaisir à danser - "avant le disco, on ne savait pas danser", claironne-t-elle -, au risque d’attraper quelques MST (encore un acronyme), ce qui a aussi son intérêt car cela permet de recontacter ses anciens partenaires. Des rencontres davantage amoureuses pour Alice, qui après un premier échec à cause d’un comportement trop sexy, connaîtra l’amour grâce à Josh, l’assistant du procureur, dont la maladie mentale est à l’image du disco. Josh est maniaco-dépressif. Il découvre le Club, là où "on peut boire, danser, bavarder, échanger des opinions et des idées", en pleine phase euphorique, ce qui correspond aux dernières heures, encore glorieuses, du disco. Participant lui-même à l’enquête judiciaire qui aboutira à la fermeture du Club, il précipite sans le vouloir la fin du mouvement. Et possiblement, pour lui, une phase dépressive… L’épilogue se situe quelques mois plus tard. Le disco est mort, tout le monde pointe au chômage (sauf Alice qui, comme Audrey, a réussi dans l’édition (10). Mais pour Josh, à l’instar de sa cyclothymie, le disco ne sera jamais fini: "Il vivra toujours dans nos cœurs et dans nos âmes. Une chose qui a été aussi ample et aussi importante ne meurt jamais. Pendant quelques années, il sera démodé, ridicule, dénaturé, caricaturé, moqué, ou pire: complètement ignoré. On rira de John Travolta, d’Olivia Newton-John, des costards blancs en polyester et de cette pose… [il mime Travolta dans Saturday Night Fever]. Mais ça n’avait rien à voir. Qui ne l’a pas compris ne saura jamais que c’était plus et mieux que ça. Le disco était trop génial pour disparaître à jamais. Il reviendra, un jour. J’espère qu’on sera encore en vie". Le finale dans le métro, où Josh, Alice et tous les passagers se mettent à danser, rappelle Fame, mais aussi, via la chanson qu’on y entend - "Love Train" par The O’Jays -, que le R’n’B est à la base du disco, lequel n’était pas qu’une "musique à fric". Sa mort ne saurait être définitive. A défaut de revenir, il survivra à travers d’autres musiques. "L’espoir fait vivre", telle pourrait être la conclusion de The Last Days of Disco, "mais comme sur une corde raide", faudrait-il ajouter, paraphrasant Paul Valéry. Vivre dans l’espoir de la réussite en étant susceptible de chuter à tout moment, c’est aussi, quelque part, le destin du yuppie.
Avec Damsels in Distress, Stillman parachève l’idée de déclin en l’appliquant à la décadence elle-même. Le Déclin de la décadence est le titre du mémoire qu’écrit Fred. Pour lui, la décadence a complètement dégringolé. Ainsi de l’homosexualité: "Avant, l’homosexualité était raffinée, cachée, sublimée, visant des sommets de créativité et les atteignant souvent. Maintenant, c’est des crétins musclés qui courent en t-shirt." Et à Violet qui lui demande s’il est gay, il répond qu’à une autre époque, cela aurait pu avoir son charme. En fait, la décadence dans Damsels se décline sous deux formes: 1) littéraire, à travers le cours sur le mouvement dandy que suit Fred/Charlie (cette seconde identité dont il se sert pour fréquenter les bars et aborder les jolies filles correspondant à sa propre part de décadence), un cours où il est question, entre autres, d’auteurs anglais aussi raffinés qu’Oscar Wilde, Ronald Firbank et Evelyn Waugh; 2) éducative, via la fraternité D.U. à laquelle appartient Frank, symbolisée par les "fêtes romaines", une sorte de grosse mêlée potache entre les différentes fraternités romaines du college, manifestations appelées à disparaître, au même titre que lesdites fraternités, car trop… décadentes - même les filles finissent par l’admettre: "Voilà ce qui arrive quand on n’enseigne plus le latin à l’école". Deux formes de décadence, l’une dont on déplore le déclin, l’autre qu’on ne regrettera pas, sauf que Stillman, comme toujours, s’amuse à brouiller les pistes. Si la décadence de Fred, l’érudit, n’a aucun mal à supplanter celle de Frank, l’idiot, c’est différent pour les deux autres personnages masculins, Xavier et Thor, qui apparaissent comme les doubles inversés, respectivement de Fred et de Frank. Xavier, avec un X et non un Z même si, pour certains, ça se prononce "Zavier", incarne la version snob de l’instruction. Il s’est composé une image d’étudiant gallomane (il aime le cinéma français, notamment la Nouvelle vague), adepte de la "religion cathare", ce qui fait qu’il est non seulement végétarien, mais aussi sodomite, au grand dam de Lily, découvrant, après les artichauts, la "beauté" de l’amour par l’autre côté, une religion dont le culte est bizarrement fixé le mardi et qu’il finira par abandonner. A l’inverse, Thor incarne la version sensible de l’ignorance. Il ne connaît rien, pas même les couleurs, faute de les avoir apprises à la maternelle (il a sauté une classe). Mais il a envie d’apprendre, c’est pour cela qu’il est au college. Personnage secondaire mais à qui Stillman offre les deux scènes les plus émouvantes du film. Au début, lorsqu’on lui demande s’il n’a pas honte d’être au college et de ne pas connaître les couleurs, il répond qu’on ne doit pas avoir honte de ne pas savoir. Et son désir d’instruction passe justement par la connaissance des couleurs. A la fin, à l’occasion d’un nouvel arc-en-ciel, il se précipite dehors et, fort de l’aide que lui a apportée Heather, peut enfin nommer les couleurs: "Rouge, orange, jaune, vert, bleu, indigo." Avant, pour lui, l’arc-en-ciel c’était du chinois. Plus maintenant. "Avec l’instruction, on peut tout maîtriser", dit-il en serrant Heather dans ses bras. Et de poursuivre, en pleurs, son énumération: "Magenta, rose, mauve…" Ainsi, à la pédagogie et l’idéalisation du passé, figurées par Fred, répondent la soif d’apprendre et l’attachement au présent, symbolisés par Thor. Comme si Stillman ne retenait finalement que ce qu’il y a de plus beau en chacun. Cela touche à la connaissance, mais dans ce qu’elle a d’illimité. Si pour les garçons, c’est un remède possible à la décadence, pour Violet, ce pourrait être, à travers sa rencontre avec Fred, une alternative aux clichés et aux lieux communs. Sur le chemin - encore long - de la sagesse.

Le cinéma de Whit Stillman, véritable traité des clichés, est un cinéma typiquement américain - au sens où, en plus des thèmes abordés, il délimite des territoires, avec ses frontières à franchir, pour accéder au beau monde ou simplement entrer dans une boîte de nuit, ses barrières à lever, comme celles de la langue ou de l’instruction, ses espaces à traverser, plus intimes les uns que les autres, à l’image de l’appartement-wagon dans The Last Days of Disco - et en même temps très atypique. Au générique de fin de Damsels in Distress, on peut lire: "The spelling of 'doufi' is non-standard, but preferred", écho à la scène où Lily demande à Violet quel est le pluriel de "doofus" (stupide) et que celle-ci lui répond: "'Doufi', parce que ça respecte la racine latine et que 'doofuses', bien que correct, n’est pas très élégant." La différence ne porte pas que sur l’orthographe, elle touche aussi à l’accent (il y a tout un travail sur les accents chez Stillman, le film est d’ailleurs dédié à Sam Chwat, célèbre dialect coach récemment disparu). L’art de Stillman est à l’image du mot "doufi": non-conventionnel. Mais peut-être moins par son écriture, qui finalement "respecte" les règles de la comédie (jusqu’aux happy ends), que par l’accent si particulier que Whit Stillman y ajoute, et qui confère à l’œuvre, outre son originalité, une douceur toute mélancolique. (Trafic n°86, été 2013)

(1) Whit Stillman, diplômé d’Harvard, a connu les bals de débutantes, a fréquenté le Studio 54 et a rencontré son épouse en Espagne où il travaillait comme agent de vente. Sur la part autobiographique de ses trois premiers films, lire l’article de Chip Brown, "Whit Stillman and the Song of the Preppy", sur le site internet du New York Times:<http://www.nytimes.com/2012/03/18/magazine/whit-stillman-and-the-wasps.html>.

(2) Trois noms qui soulignent le caractère composite et facétieux du cinéma de Stillman. Violet les cite à son professeur, interprété par Taylor Nichols (lequel fait ici un cameo, comme dans The Last Days of Disco, tout en incarnant le même personnage que dans Metropolitan). Mais de ces trois noms un seul, celui de Chubby Checker qui en effet popularisa le twist, est à sa place. Pour le reste, Violet confond Richard Strauss et Johan Strauss, et affabule quant à l’origine du mot charleston, ignorant visiblement le nom de James P. Johnson. Méprise et affabulation: deux ressorts de la comédie auxquels Stillman recourt régulièrement.

(3) Dans Barcelona, c’est Ted le yuppie, un excellent vendeur mais plutôt coincé, originaire de Chicago, qui lit How I Raised Myself From Failure to Success in Selling de Frank Bettger et vit dans l’angoisse qu’on lui prenne un jour sa place, alors que son cousin Fred, un officier de l’US Navy dont le patriotisme borné est incompatible avec la mission qu’on lui a confiée (préparer le terrain avant l’arrivée de la sixième flotte afin que ne se reproduise pas le fiasco de la visite précédente), représente une sorte de preppy bas de gamme, décomplexé mais sans culture.

(4) Le terme UHB est une invention de Whit Stillman, en référence à celui de WASP (White Anglo-Saxon Protestant), popularisé dans les années 60 par E. Digby Baltzell, un professeur de sociologie qui était aussi un grand ami de la famille Stillman. Quant à l’acronyme PLU, il signifie People Like Us.

(5) Il est évident qu’Audrey s’identifie complètement à Fanny Price, l’héroïne de Mansfield Park, personnage timide et excessivement vertueux. Et Stillman ne se prive pas d’établir quelques correspondances entre le roman et son film. Ainsi le refus d’Audrey de participer au "jeu de la vérité" n’est pas sans rappeler celui de Fanny de jouer dans la pièce de théâtre Lovers’ Vows. De même, la relation amoureuse qu’entretiennent Tom et Serena Slocum, au grand désespoir d’Audrey, évoque celle, entre Edmund et Mary Crawford, qui fait tant souffrir Fanny. Coïncidence amusante: dans le roman de Jane Austen, le personnage d’Edmund envisage de devenir clergyman, or Edward Clements, l’acteur qui joue Tom dans Metropolitan (son seul rôle au cinéma), est aujourd’hui pasteur à Toronto.

(6) Au-delà d’une possible équivalence entre la France napoléonienne et les États-Unis d’aujourd’hui, qui ferait correspondre le sentiment antifrançais des Russes à celui, antiaméricain, des Espagnols, c’est surtout le motif du chassé-croisé amoureux qui rapproche le film de Stillman du roman de Tolstoï. On peut voir ainsi l’attirance qu’éprouvent successivement Ted et Fred pour Montserrat (Tushka Bergen) comme un écho lointain à l’amour qui, dans Guerre et Paix, unit le prince André puis Anatole Kouraguine à Natacha Rostov.

(7) Pour Josh, le film n’est qu’un manuel sur l’amour et le mariage pour apprendre aux enfants que les voyous beaux parleurs (style Tramp) sont de bons partis pour les gentilles filles des beaux quartiers (style Lady), alors que pour Des, ce qui compte c’est que Tramp change en découvrant l’amour, qu’il devienne même un père de famille modèle. Alice, qui trouve le film déprimant, ne peut être que séduite par les paroles de Josh, au point de conclure: "Scotty est le plus beau personnage, le film aurait été beaucoup mieux si Lady était partie avec lui", formule qui évidemment anticipe les derniers plans de The Last Days of Disco.

(8) Dans Metropolitan, ce sont les garçons, Nick et Charlie, qui mènent le jeu, mais il apparaît assez vite que toutes ces soirées de discussions sont pour les filles d’un ennui mortel. La partie de strip-poker est le seul moment où, excepté Audrey, elles semblent vraiment s’amuser, à l’image de Sally prenant plaisir à se déshabiller, ce qui fait dire à Nick que "jouer au strip-poker avec une exhibitionniste perd beaucoup de son intérêt".

(9) Le sentiment antiaméricain a toujours été très présent dans la population espagnole, notamment dans les années 1950-70, suite au plan Marshall et à l’installation de bases militaires américaines en Espagne, l’opposition voyant alors dans les États-Unis un soutien au régime franquiste.

(10) Audrey, le personnage de Metropolitan, réapparaît dans The Last Days of Disco sous les traits d’une jeune directrice de maison d'édition.


A suivre: Love & Friendship (2016)