dimanche 2 août 2020

Ozu et moi




L'image dans le tatami.

Je n'ai jamais cru à cette image un peu sclérosante du cinéphile fétichiste, irrémédiablement fixé à ses passions. On peut aimer toute sa vie les mêmes cinéastes, on ne les aimera pas toute sa vie de la même façon. L'attachement qui nous lie à un artiste est susceptible de changer au gré de multiples facteurs, au point parfois de bouleverser la hiérarchie de notre petit panthéon personnel. Longtemps, j'ai été plus mizoguchien qu'ozuien. A présent, le phénomène tend à s'inverser. Pourquoi? Pour quelles raisons, Ozu m'apparaît-il aujourd'hui plus proche — j'allais dire plus moderne — que Mizoguchi? La question est mal posée car, évidemment, le cinéma d'Ozu m'a toujours été, de par sa nature, plus proche que celui de Mizoguchi. La question serait plutôt: pourquoi la proximité d'Ozu m'est-elle devenue plus indispensable que l'universalité de Mizoguchi? Est-ce l'éclatement du monde qui me pousse à privilégier l'intimité de l'espace ozuien à l'immensité de l'univers mizoguchien, la simplicité tranquille du premier à la beauté vibratoire (Rivette a parlé de "modulation") du second? Est-ce la terreur du temps qui me fait ainsi préférer le goût de l'éphémère au sentiment d'éternité? C'est très difficile à dire car, d'une certaine manière, les deux œuvres ne s'opposent pas réellement: il y a aussi de l'infini chez Ozu et du microcosmique chez Mizoguchi. Toutes les deux "penchent" d'ailleurs du même côté, celui du féminin, et c'est sûrement dans ce rapport au féminin qu'il faudrait chercher leur différence. Qu'est-ce qui me rend alors Ozu si essentiel?

Ozuien.

Si je me pose la question, ce n'est pas que ma vision d'Ozu ait véritablement changé, mais plutôt qu'elle fut longtemps entravée par tout ce discours qui faisait de l'auteur de Voyage à Tokyo le plus japonais des cinéastes. Ce qui ne veut pas dire qu'Ozu me soit devenu plus important depuis qu'une relecture de son œuvre le révèle au contraire très peu japonais. Qu'il soit typiquement japonais, le plus japonais des cinéastes ou maintenant le moins japonais d'entre eux, ne change rien à l'affaire: Ozu reste toujours aussi énigmatique, car cette énigme dépasse largement le débat, finalement accessoire, sur la japonicité de son œuvre (se demande-t-on éternellement si Renoir est typiquement français ou Ford, le plus américain des cinéastes?). On peut même avancer qu'il est devenu encore plus énigmatique depuis que, dans le livre qu'il lui a consacré, Hasumi l'a définitivement débarrassé de cette imagerie sur laquelle s'est construit le paradigme d'une œuvre spécifiquement japonaise. Premier paradoxe et non des moindres: en se révélant moins japonais, Ozu a encore gagné en complexité. Car il ne s'agit plus aujourd'hui de se réfugier derrière l'impénétrabilité d'une culture pour célébrer chez Ozu on ne sait quelle mystérieuse poétique. Exit l'approche exotique de l'observateur lointain, fasciné par ce qui lui apparaît culturellement si différent. Plus question de recourir à des concepts japonais — ainsi le fameux mono no aware —, concepts le plus souvent mal maîtrisés et de toute façon inopérants en ce qui me concerne, pour expliquer l'esthétique d'Ozu. Exit le point de vue japonisant du spectateur occidental, toujours un peu ridicule dans sa prétention à vouloir parler la même langue que l'autre. Voir Ozu suppose une démarche radicalement différente, celle qui d'ailleurs devrait régir toute relation entre une œuvre et son spectateur, relation purement subjective où il ne s'agit pas d'expliquer l'œuvre en reproduisant invariablement les mêmes schémas, ceux véhiculés par le discours dominant, mais de rendre compte, plus simplement, de sa propre expérience avec l'œuvre; démarche qui consiste en premier lieu à faire abstraction de cette rhétorique culturelle où s'affrontent depuis toujours Japon et Occident.
Certes, sur le plan thématique, Ozu est japonais — comment peut-il en être autrement? —, ses films décrivent, à leur manière, l'occidentalisation du Japon et son ouverture à la modernité, ils nous font saisir, dans leur fausse immuabilité, à travers le mouvement si particulier qui les rythme et la désagrégation familiale qu'ils mettent en scène, l'inexorable progrès de l'Histoire, infiltrant, davantage qu'il ne le bouscule, l'énorme bloc de tradition que représente le Japon. Mais cela fait-il pour autant d'Ozu un auteur représentatif du Japon? A tout prendre, son univers n'est pas plus japonais que ne serait, par exemple, français celui d'un Rohmer. Quant à la forme, la leçon d'Hasumi est on ne peut plus claire: l'art d'Ozu ne s'apparente, ni de près ni de loin, à l'esthétique zen, quand bien même, philosophiquement, le zen nourrirait son rapport au monde (cf. le caractère mu — "rien" — gravé sur sa tombe, qui, au passage, n'a pas le sens négatif qu'on lui prête en Occident). Disons qu'Ozu est aussi ozuien que... Tati est tatiesque. Formule éminemment tautologique qui en tant que telle ne veut pas dire grand-chose et qui pourtant en dit infiniment plus sur Ozu que n'importe quelle considération japoniste. Le monde d'Ozu est un monde à part, unique, totalement artificiel, et de ce fait échappant au blabla généralisateur. C'est un monde qui me parle intimement, bien qu'il me soit étranger, une sorte d'unheimliche, à la fois proche et lointain, étant entendu que ce qui nous fascine chez l'autre, ce n'est pas l'inconnu mais, comme l'a montré Clément Rosset à propos de la peur, la reconnaissance de ce qui nous est familier en lui.

Bien être.


D'où vient cet aspect familier? La première chose qu'on peut dire, c'est qu'on entre dans les films d'Ozu un peu comme on entre chez soi. Tout est prêt pour vous accueillir. D'abord parce que le moindre objet y est à sa place, mais plus encore parce que le dispositif scénique est lui-même une invitation à entrer dans le film. Je me suis longtemps demandé d'où venait cette impression de "bien-être" qui m'envahissait lorsque je regardais un film d'Ozu. Bien sûr, il y a l'hospitalité même du film — les cloisons (coulissantes) sont toujours ouvertes et les personnages d'une affabilité constante, quels que soient leurs tourments —, mais il ne s'agit pas de cela. Cette impression vient directement de la prise de vue, cette fameuse position de la caméra, placée juste au-dessus du sol. C'est, dit-on, la position japonaise par excellence, celle d'un personnage assis sur un tatami. Mais la systématisation du procédé ne finit-elle pas par annuler ce qui semble de prime abord si évident? Là encore, l'explication est trop générale pour que j'y trouve les raisons exactes de ce qui m'attire chez Ozu, des raisons qui forcément renvoient à des choses plus personnelles. Ainsi le "confort" du regard. Ce qui me ravit d'entrée quand je vois un film d'Ozu, c'est que ma position de spectateur, contraint de regarder "par en-dessous", ne fait que renforcer ma propre position de cinéphile, lorsque, assis au premier rang de la salle pour mieux faire corps avec l'œuvre, je dois lever bien haut les yeux pour embrasser tout l'écran. Elle la rend même plus confortable en m'évitant tout effort d'accommodation, par la fixité de la caméra et, au niveau de l'objectif, la longueur de la focale, réduisant l'angle de vision.
Mais il existe un autre plaisir, moins immédiat, qui ne s'est développé que progressivement, à mesure que s'accumulaient les films que je découvrais: l'impression de "déjà-vu", ce plaisir que procure l'œuvre ozuienne par le seul jeu des réminiscences. Si Ozu a été découvert tardivement en Occident, c'est paraît-il parce que ses films furent longtemps jugés, par les Japonais eux-mêmes, "trop japonais" pour être diffusés ailleurs qu'au Japon. La critique occidentale n'aurait fait en somme que reprendre ce que les Japonais disaient déjà d'Ozu. Mais cette image n'est-elle pas née d'un malentendu concernant l'expression "trop japonais" qui au Japon voulait surtout dire que ses films étaient très populaires? Si ceux-ci étaient tant appréciés là-bas, ce n'est pas parce qu'ils touchaient à l'essence même de la culture japonaise mais bien parce qu'ils constituaient, à travers la récurrence des thèmes, le recours aux mêmes histoires, aux mêmes acteurs, une sorte de "saga du quotidien" qui ne pouvait que familiariser (et donc séduire) le spectateur japonais. Plus que le style, c'est bien cet aspect familier de l'œuvre qui fit au Japon le succès d'Ozu. Et c'est aussi cela qui a fini par me retenir: une véritable fidélisation par le réseau de correspondances que chaque film venait tisser avec les autres; le plaisir à revivre ces sempiternelles histoires de jeunes filles à marier et de leurs parents, le plus souvent veufs, voués à la solitude; le plaisir à fréquenter inexorablement les mêmes lieux dans cette mini-géographie que composent les trois espaces domicile-bureau-restaurant; le plaisir à retrouver le visage lumineux de Setsuko Hara et la silhouette maigrichonne de Chishu Ryu... Comme si chaque film s'enrichissait de la vision des précédents. Comme si quelque chose travaillait dans ma mémoire, établissant des connexions entre tel ou tel film, dépassant l'aspect "anecdotique" du récit pour atteindre une vraie puissance fictionnelle.
Je parle de plaisir mais est-ce le mot exact? Dans Le plaisir du texte, Barthes oppose au plaisir que l'on prend à suivre une histoire dont on ignore l'issue, histoire qu'il qualifie de "dramatique", la jouissance à s'entendre raconter une histoire dont on connaît déjà la fin, et qu'il définit comme "tragique". Chez Ozu aussi, on connaît généralement la fin de l'histoire, même si l'on voit le film pour la première fois (ce qui fait qu'on peut le revoir... sans fin). La délectation que procure la vision de ses films relève bien de la jouissance, avec ce que cela suppose également de douloureux. Il y aurait du "tragique" chez Ozu. Oui, mais où exactement?

Bien voir.


Je dirais: dans l'incroyable "clarté" de l'image. On sait que chez Ozu il fait toujours beau (ou presque). Sur le cadran barométrique du cinéma japonais (classique), son œuvre se situe tout en haut. C'est une œuvre "anticyclonique", opposée au climat "dépressionnaire" des films brumeux de Mizoguchi, nuageux de Naruse ou encore pluvieux de Kurosawa. Mais le "beau temps" ozuien n'a rien de météorologique, car chez Ozu il ne fait pas seulement beau, il fait surtout trop beau. Trop beau parce que tout y est trop net, comme nettoyé, vidé de toute impureté — ce qui ne veut pas dire vide. Chez Ozu, l'image est surlignée, elle ressemble à des vignettes de bandes dessinées, une analogie qui m'est apparue avec force en regardant — pour la énième fois — le Goût du saké. C'est qu'à ce stade de connaissance d'un film, on ne cherche pas seulement à revivre l'histoire que nous raconte l'auteur, on cherche aussi à retrouver certains plans, bien connus, ceux qui vous trottent dans la tête comme une ritournelle obsédante. Ici les pillow shots, selon l'expression de Noël Burch — encore que chez Ozu il vaudrait mieux parler de waking shots tant ces plans n'ont rien de "reposant" et semblent au contraire exciter votre regard. Il y a de même tous ces plans récurrents comme celui, par exemple, où l'on voit des personnages fixer ensemble un horizon invisible. Mais il y a aussi, dans son dernier film, ces vues de cheminées d'usine blanches et rouges se découpant dans le bleu du ciel, toutes ces enseignes multicolores lors des virées nocturnes (et arrosées) du père, et surtout ces étonnantes perspectives à l'intérieur de la maison, où l'emboîtement des plans finit par supprimer toute profondeur.
Pourquoi ces images provoquent-elles chez moi une telle jubilation? Parce qu'elles m'évoquent non pas la ligne épurée de l'art japonais, comme je l'ai cru pendant des années, mais, plus naïvement (c'est ce qui en fait le prix), la ligne claire de Jacobs et Hergé. Si l'œuvre d'Ozu m'émerveille à ce point, c'est aussi parce qu'elle vient réactiver en moi tout un univers secret, issu directement de l'enfance, celui de mes premières bandes dessinées. Un enchantement qui n'est pas sans éveiller une pointe de nostalgie, comme à chaque fois que se trouve convoqué le passé. C'est le même sentiment que j'éprouve lorsque je regarde certains tableaux restaurés de la Renaissance, des tableaux aux couleurs si pures (on dirait de l'acrylique), si éclatantes (la peinture semble encore fraîche), qu'ils paraissent trop beaux pour être vrais. Rien de tragique, bien sûr, mais, par-delà la séduction, une imperceptible douleur, la sensation que l'éclat du tableau, en effaçant les marques du temps, aurait fait disparaître quelques secrets, qu'en empêchant ainsi le vernis de vieillir, il ne permettrait plus d'accéder, sous les craquelures, à des vérités plus profondes. Chez Ozu aussi, l'artificialité du "beau temps" semble dissimuler des vérités plus orageuses. Mais il n'y a pas de vernis: tout est là, tragiquement là, pourrait-on dire, dans la netteté de l'image.
Le "beau temps" ozuien est donc trompeur. Il n'est pas le signe d'un état permanent de bonheur. Il est davantage l'affirmation chez Ozu de son aversion des intempéries et autres perturbations (qui rompent l'équilibre et l'harmonie d'un plan) et de son obstination à imposer, contre vents et marées, sa propre image du monde. Ce qui n'est pas sans une certaine violence, car si Ozu vise, par son œuvre, à une forme d'apaisement, il n'est pas pour autant méditatif. Il ne cherche pas à sublimer la douleur, pour atteindre on ne sait quel accord mystique avec le monde, il la neutralise, et ce de manière acharnée, quasi obsessionnelle. D'où le caractère anodin — au sens "anesthésiant" du terme — du récit. D'où surtout la puissance de l'image. Car il ne suffit pas de refouler la douleur, via l'installation d'un monde sans tension où il ferait toujours beau, il faut aussi empêcher qu'elle resurgisse, en verrouillant le système. Tous "ces cadres dans le cadre" qui caractérisent le plan ozuien sont autant de barricades dressées par l'artiste pour contenir la douleur, mieux: l'emprisonner dans un extraordinaire réseau de lignes, quadrillant tout l'espace. Ce qui fait que la beauté des films d'Ozu a aussi, par moments, quelque chose de suffocant.

L'image dans le tatami.


Cette obsession de la ligne chez Ozu - telle qu'elle apparaît dans cette profusion de verticales, d'horizontales et d'obliques qui transforme le monde ozuien en un gigantesque mikado -, je la retrouve aussi dans son goût pour le récit linéaire, réduisant l'histoire à un seul fil qui se déroulerait, sans nœud ni torsion, jusqu'à la fin de la "bobine". Ma jouissance de spectateur se situerait exactement là: dans ce point d'accroche où s'entremêlent la simplicité du fond et la complexité de la forme, la modestie des éléments utilisés et la sophistication de leur agencement. Elle trouverait son origine dans cet étrange lacis que constitue finalement le cinéma d'Ozu — à la fois entre ses films et à l'intérieur de chacun — et qui serait en quelque sorte son secret, "l'image dans le tapis", plus judicieusement l'image dans le tatami. Image parfaitement secrète puisque, du tatami chez Ozu, on ne voit jamais la totalité du fait même de la prise de vue. Ce qui nous ramène à l'éternelle question: pourquoi cette position si basse de la caméra? Pour ma part, je souscris volontiers à l'hypothèse (ironique) selon laquelle Ozu cherchait dans cette position un regard différent de celui, toujours plongeant (et donc faussement hautain) que lui conférait (outre sa propre taille, supérieure à la moyenne) son statut de maître, obligeant nombre de ses interlocuteurs à s'incliner quand ils s'adressaient à lui. La vérité est ailleurs, bien sûr, mais l'hypothèse s'accorde si bien avec l'idée que c'est un regard totalement subjectif, celui de l'artiste, qui se cache derrière ce parti pris esthétique, et non la volonté de représenter un quelconque "point de vue japonais", que je la considère comme juste. Elle a le mérite de déplacer la question sur le seul terrain de l'art et d'éliminer l'aspect cérémonial dont on a trop longtemps affublé l'œuvre d'Ozu. Si la position de la caméra est celle de l'artiste, et de lui seul, alors elle n'a rien de cérémonial, sauf à considérer l'art sur un autre terrain, celui du sacré, ce que rien n'autorise chez Ozu tant son œuvre se situe ailleurs, à un autre niveau, plus fondamental encore. Car il y a vraiment quelque chose d'élémentaire dans le cinéma d'Ozu. Et ce côté élémentaire, il m'apparaît en premier lieu — comme affiché par l'auteur — dans la toile de jute (en fait du chanvre) sur laquelle s'inscrit le générique de ses films. Ne peut-on voir ce morceau de toile comme la partie cachée du tatami, la pièce manquante du puzzle ozuien, celle que la position basse de la caméra soustrait automatiquement au regard du spectateur? N'est-elle pas au bout du compte la vraie signature de l'artiste, d'abord par son aspect rudimentaire — équivalent textile du papier Kraft, voire du fameux tôfu, cet ingrédient bon marché, fait de soja bouilli, auquel Ozu assimilait ses films, se comparant lui-même à un marchand de tôfu -, mais surtout par la dimension originelle qui lui est sous-jacente?

Le regard d'Ozu.

C'est pourquoi la position basse de la caméra chez Ozu m'évoque plus la position du potier que celle d'un maître de thé. Dans Printemps tardif, il y a vers la fin du film un plan fixe sur un vase, plan célèbre qui a déjà fait l'objet de nombreuses analyses, tournant toutes autour de la question du vide et du plein, soit l'opposition entre le regard occidental, qui se focalise sur le centre de l'image, et le regard japonais qui, lui, serait plus attiré par la marge. Tout ça est vrai. Sauf qu'avec ce type d'analyse on retombe dans ce que je veux éviter, le débat entre Occident et Japon. C'est plus en amont qu'il faut se placer pour — au-delà, ou plutôt en deçà, des différences culturelles — considérer le vase, témoin de la présence humaine et symbole à cet égard du mystère de la création, comme l'objet "sublimé" par excellence. Ma vraie fascination pour Ozu pourrait finalement se situer là: dans ces plans en creux qui caractérisent son œuvre, où rien ne semble se passer et où pourtant quelque chose opère, retenant mon attention sans que je puisse l'analyser. Ces petits riens dont je me suis longtemps délecté sans chercher "le pourquoi de la chose", c'est justement la Chose au sens sublimatoire du mot. Autant dire que la position basse adoptée par Ozu serait la position même du créateur, celle de l'artiste "accouchant" son œuvre, créant son propre monde ex nihilo, à partir de rien, comme le potier façonne son vase autour du vide. Quelque chose de "primordial" donc. Mais encore...

Bien sûr, il serait tentant d'analyser l'ordre du monde ozuien comme la réponse (esthétique) du cinéaste pour surmonter son propre chaos intérieur, d'envisager cette multiplication effrénée de lignes, engageant l'œuvre sur la voie de l'abstraction (les derniers plans du Goût du saké ressemblent à des tableaux de Nicolas de Staël), comme l'édification d'un système solide, opposé aux images "instables" produites, par exemple, par l'état d'ivresse (on connaît le penchant d'Ozu pour la boisson). Mais l'affirmer n'est-ce pas céder au mythe de l'art comme symptôme, qui ne voit dans la création artistique qu'une tentative (plus ou moins réussie) de l'artiste pour fuir des représentations intolérables? Si l'œuvre d'Ozu est manifestement anti-réaliste, rien ne permet de dire que le cinéaste essaie à travers son œuvre d'échapper à la réalité. De même, si on peut interpréter la dimension originelle que confère la position basse de la caméra comme une vision féminisée du monde chez Ozu, et établir par-là une relation avec l'attachement qui a lié toute sa vie le cinéaste à sa mère, on ne peut aller plus loin, au risque de tomber dans les travers de la psychanalyse dont on sait à quelles inepties elle peut conduire lorsqu'on l'applique au domaine de l'art. Pourtant, il y a bien une douleur dans le regard d'Ozu. Quelle est-elle? N'est-ce pas tout simplement la douleur primitive, celle indélébile des premières sensations, quand le réel surgit pour la première fois dans tout son éclat, cette douleur que l'art, à défaut de supprimer, cherche à conjurer, soit en l'exacerbant, comme chez Mizoguchi, soit en la "domestiquant", comme chez Ozu (ce qui n'empêche pas la douleur d'affleurer)? Je ne saurais là non plus l'affirmer, mais quand je revois les films d'Ozu la question me hante chaque fois un peu plus... (version remaniée du texte paru dans La Lettre du cinéma n°26, printemps 2004)

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