vendredi 7 août 2020

Les voyages d'hiver de Hong Sang-soo (3)




Hotel by the River.

Il faut donc aller plus loin. Se nourrir de ce qui a déjà été dit et filmé dans Seule sur la plage la nuit, tenir compte des expériences que furent le Jour d'après et Grass, pour atteindre, à travers Hotel by the River, à une forme de synthèse, cette synthèse que représente l'hiver, comme chez Rohmer avec le Conte d'hiver, comme chez Schubert avec le Voyage d'hiver, auquel le film fait écho, via le thème de la mort, la mort au bout du voyage, mais aussi la fatigue, la fatigue comme figure du neutre, car Hotel by the River, c'est ça aussi, un beau film du neutre. Soit l'hiver, un hiver qu'on pourrait dire psychologique, plus intérieur, qui voit la neige tomber pendant le sommeil des personnages, différente en cela de celle du Jour d'après qui se passe aussi en hiver. Le cycle qui nous occupe est une suite alternant automne et hiver, avec cette particularité que l'hiver dans Hotel by the River semble prolonger l'automne de Seule sur la plage... et que l'automne dans Grass pourrait précéder l'hiver dans le Jour d'après. Cet emboîtement des saisons, seulement des saisons froides (d'où la nécessité de Claire's Camera dans la filmographie de Hong pour rompre un tel climat "dépressionnaire"), témoigne de l'unité de l'ensemble, ce qui passe dans un premier temps par la couleur, appelée non pas à disparaître au profit du noir et blanc, mais à s'atténuer progressivement, une fois la couleur de Seule sur la plage... effacée, dans toute une gamme de gris, du gris soutenu du Jour d'après et de Grass au gris plus clair, à la limite du blanc, de Hotel by the River
Résumons. Hotel by the River reprend les motifs de Seule sur la plage la nuit, qu'il "dépasse", dans un bel effort de synthèse, fort du travail effectué avec le Jour d'après et Grass, ce dernier se présentant lui-même comme une variante plus épurée encore du Jour d'après. De sorte que chaque film finit par résonner avec les trois autres, sans qu'il soit possible d'établir avec précision ce qui progresse d'un film à l'autre, jusqu'à Hotel by the River, obligeant à considérer le "dernier Hong" comme un ensemble de quatre films. Certes, on peut toujours pointer les reprises, celles "hivernales" qui feraient correspondre le Jour d'après et Hotel by the River, celles surtout de l'automne qui font correspondre Seule sur la plage la nuit et Grass, à travers par exemple le titre des films, le premier étant celui d'un poème de Walt Whitman, le second d'un de ses recueils (Leaves of Grass, soit le titre original du film), ou encore la référence schubertienne, qui va de l'adagio du Quintette à l'Impromptu n°3 (pas de musique classique dans le Jour d'après, juste la figure de Bach pour arbitrer les débats), et fait communiquer vitalité et méditation, de même que la référence à Whitman fait communiquer mysticisme et sensualité. Reste que c'est bien dans Hotel by the River que la communication opère, alors que ne sont cités ni Whitman ni Schubert, simplement parce que c'est le film tout entier qui est communication, signe de sa dimension synthétique.
Ce jeu de correspondances plus ou moins intriquées, couplé à la dégradation chromatique, témoigne d'une harmonisation qui va de pair avec d'autres changements chez Hong Sang-soo. Le premier concerne les "incongruités" (identifiées par Jacques Aumont sous le terme générique, emprunté à Clément Rosset, d'idiotie), tous ces détails qui d'ordinaire scandent les films de Hong Sang-soo, sans lien manifeste avec ce que le film raconte, et qui aujourd'hui semblent se raréfier: je me souviens encore dans Seule sur la plage... de l'homme sur le balcon nettoyant la vitre et que ne voyaient pas les personnages (rappelant la mystérieuse tête de cochon qui frappait au carreau à la fin de Night and Day), mais j'ai déjà oublié ceux des films suivants, et dans le dernier, je n'en ai pas vraiment repéré (j'ai pensé à la plante de l'hôtel qui inquiète le vieux poète, mais elle n'a rien d'incongru)... A l'inverse, ce qui est de plus en plus marqué chez Hong Sang-soo, c'est la congruence, cette adéquation entre l'œuvre, délestée de toute fioriture, de tout gras au niveau narratif, et ce que visent les personnages (au départ féminins, par l'intermédiaire de Kim Min-hee, mais qui, dans Hotel by the River, touche tous les personnages): que leurs émotions, ce qu'ils ressentent, soient en concordance avec leurs idées, les décisions qu'ils ont à prendre, et la façon de les exprimer... Ce qui suppose des images de réconciliation, présentes tout au long du film et non plus simplement à la fin, comme dans le Jour d'après et Grass.
Quelles sont ces images? Elle sont de deux types. Il y a celles qui relèvent du champ hongien habituel, dominé par les rapports conflictuels entre l'homme et la femme, et qui, là, ont totalement disparu, remplacées par une forme de "dépassement" des conflits, que traduit l'image du vieux poète, qui ne fut pas un bon père, ni un bon mari, mais qui aime ses deux fils (amour réciproque) bien qu'il les ait abandonnés, ce qu'il tenait à leur dire avant de mourir. Et puis, il y a ce qui constitue le contre-champ, plus développé que dans les films précédents, contre-champ occupé par les femmes, ici deux femmes unies dans l'amitié, leur permettant de tenir, de supporter les blessures, celles que leur ont causé les hommes. Ces deux champs ne s'opposent pas, ils se font écho, le poète célébrant la beauté des deux femmes, dont il n'est pas sûr d'ailleurs qu'elles existent réellement: si elles voient (et entendent) tout, à l'instar de Kim Min-hee dans Grass, elles semblent n'être vues que par le vieil homme. Quoi qu'il en soit, cette indécision renforce l'impression d'homogénéité qui parcourt Hotel by the River, et le tapisse, à l'image de la neige (qui ne tombe jamais par hasard), faisant de l'espace du film une sorte de terrain neutre. Et de se demander si, avec ce film, marqué par la fatigue, revendiquant son désir de repos, où l'on aime s'allonger, comme le faisait Kim Min-hee sur le sable dans Seule sur la plage la nuit, Hong Song-soo, après les étapes nécessaires que représentaient les deux films suivants, n'avait pas réalisé le film dont rêvait justement le personnage du réalisateur à la fin de Seule... Un film d'élévation, qui transfigure les conflits du Jour d'après et de Grass, comme s'y essayait Hong (et Kim Min-hee) dans le dernier plan de Seule sur la plage... où l'on voyait la jeune femme de nouveau endormie au bord de la mer — rêvant à quoi? aux étoiles? (version Whitman) — avant qu'on la force à se relever, remettant l'essai à plus tard. Nouvelle tentative, réussie celle-là, dans Grass, avec ce dernier plan, fixe, sur une simple palissade, éclairée dans la nuit, plan merveilleux, digne d'Ozu, mais ce n'était qu'un plan. Là, dans Hotel by River, et son paysage enneigé qui est à peu près le même que celui de Seule sur la plage... (le froid et la neige en plus, expliquant que ce paysage, on le regarde surtout par la fenêtre, situation idéale pour la réflexion), Hong atteint l'objectif, imprégnant son film d'une poésie assez miraculeuse, du genre "haïku", évoquant Ko Un et ses Fleurs de l'instant, où une simple phrase (répétée deux fois), comme "les pies qui font leur nid ont du courage par ce froid" en dit mille fois plus que de longs discours sur les conflits hommes-femmes. Et que dire du poème composé par le vieux poète en l'honneur des deux femmes, écrit et illustré par Hong Sang-soo, dont le sens à vrai dire échappe, si ce n'est qu'il annonce ce qu'évoquait le réalisateur de Seule sur la plage... Et qui verrait l'incongruité, celle qu'on croyait perdue, ressurgir sous la forme d'une pompe à essence, tout en s'intégrant à l'impression générale de congruence dégagée par le film. Par quelle magie? Mystère.

Quant à la fin du film, manifestation de cette élévation tant attendue et longtemps préparée, qui renvoie à la mort du père (celui du film, mais aussi du propre père de Hong), filmée hors-champ puis accompagnée d'un dernier plan sur les deux femmes, allongées et pleurant (cf. la photo), elle est tout simplement sublime.

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