Good Vibrations (sur un montage vidéo des sessions d'enregistrement), The Beach Boys, 1966.
L'histoire de Brian Wilson et des Beach Boys, racontée par Michka Assayas (Les Inrockuptibles n°38, été 1992). Deuxième partie: 1965-1966.
La symphonie inachevée (II).
A partir de l'année 1965, Brian Wilson va s'isoler dans sa musique pour ne plus jamais en sortir. Enfermé, d'abord, il le sera dans le sens concret du terme: il décide de rester à la maison, refusant une fois pour toutes de suivre les Beach Boys en tournée, à la grande fureur de son père. Il se lie alors d'amitié avec un étudiant de Santa Monica, Loren Schwartz, représentant de la "drug-culture" californienne, alors en plein bourgeonnement: celui-ci lui passe des livres, Le Petit Prince, Le Loup des steppes, mais surtout de la marijuana, du haschich, et bientôt de l'acide. Sa façon de jouer du piano et de composer change progressivement: "Avant de fumer de l'herbe, j'étais un pianiste agressif. Drogué, je ne cherchais plus tant à impressionner les autres qu'à exprimer ce qui se passait en moi, l'anxiété, la peur, l'insécurité: mon travail commença à montrer cette nouvelle partie de moi-même", dit-il dans le cadre de son autobiographie thérapeutique. Après avoir pris pour la première fois du LSD, il compose California Girls. C'est le début du cycle qui le mènera à "Good Vibrations": au lieu d'écrire d'une traite, il procède par touches, composant la chanson élément par élément, en somme un travail de collage, d'harmonie obtenue à partir de fragments. L'introduction de "California Girls" est un morceau de musique à la sonorité céleste, tombé on ne sait d'où: des accords grêles, soulignés par un trait de cuivres, tremblent au loin, glissant au ralenti, au bout de l'horizon, comme une voile minuscule. L'intro s'évapore, comme si elle n'avait été qu'un mirage, et la chanson typique des Beach Boys, avec le coin-coin caractéristique de Mike Love, entre en scène. Dans ses harmonies superposées, comme en tuiles, et le falsetto plaintif et déchiré de Brian, on peut déjà entendre en germe Pet Sounds et "Good Vibrations". Les deux albums de cette année-là, The Beach Boys Today! et Summer Days (And Summer Nights!!) sont emplis de ballades dépressives, où Brian semble se soucier de la plage, des filles et des voitures comme d'une guigne: Please Let Me Wonder, She Knows Me Too Well, Let Him Run Wild, sont chantés d'une voix écorchée, absurdement haute, qui n'a plus du tout l'innocence de la voix de tête de premier communiant de "Surfer Girl" ou de "In My Room". Il y a déjà une sorte d'abattement, un peu de cette morne résignation qui précède les premières secousses de l'adolescence: l'enfant sait qu'il va mourir. Il voudrait que la mer l'emporte quelque part, loin, dans un lieu où il n'aura plus à penser à tout ça. Grâce à des 45t qui restent encore dans la lignée des joyeux Beach Boys, comme Help Me, Rhonda, le groupe parvient à rester au faîte du succès. A la fin de l'année, sollicité comme d'habitude par Capitol, Brian fait enregistrer au groupe l'album Party!, espèce de pique-nique improvisé au studio avec des amis, où tout le monde chante en chœur des reprises des Beatles comme "I Should Have Known Better" ou des Everly Brothers comme "Devoted to You", ainsi que le fameux Barbara Ann, qui deviendra leur plus gros tube mondial avec "Good Vibrations". Mais Brian Wilson a d'autres intentions: il veut "redessiner la carte entière de la pop-music".
Au début de l'année 1966, Brian Wilson écoute religieusement chez lui, entouré d'amis, autour d'un joint, l'album Rubber Soul des Beatles. Impressionné par la fluidité du disque, il en sort avec une révélation: il va enregistrer, lui, Brian Wilson, "le plus grand disque de rock jamais fait". "J'avais, explique-t-il, beaucoup d'idées inachevées, des fragments de musique que j'appelais des "sensations". Chaque sensation représentait un certain état ou une certaine émotion que j'avais ressentis, et j'avais pour projet de les assembler en une espèce de mosaïque." Il va consulter une voyante qui, paraît-il, lui prédit une "une grande abondance d'un flux de chaleur positive et spirituelle". "Je n'étais pas religieux, commente aujourd'hui Wilson (inspiré par Landy), mais j'avais développé en moi une conscience spirituelle. Si je n'arrivais pas à trouver l'inspiration à l'extérieur de moi-même, par exemple dans des livres, il fallait bien que je cherche ailleurs. Il fallait que je regarde à l'intérieur. Il fallait que je compose à partir de la spiritualité que je sentais dans mon cœur." Brian compose le disque pendant que les autres sont, comme d'habitude, en tournée. Il fait appel à un nouveau parolier, Tony Asher, employé d'une agence de publicité, parce qu'il a besoin, pour la première fois, de quelqu'un de "sensible". Les chansons de Pet Sounds ne ressemblent à rien de ce que les Beach Boys avaient déjà enregistré: les mélodies sont bâties sur des structures d'accords complexes, les harmonies sont à la limite de la dissonance, les arrangements, mystérieux, mélangent des instruments classiques - cordes, cuivres - à des percussions étranges, des bruits indéfinissables (klaxons, grelots...). Surtout, la tonalité d'ensemble du disque est d'une tristesse sans précédent: il flotte sur toutes ces chansons une impression de nausée, d'écœurement, de mélancolie suicidaire, propres à la fin de l'enfance. Une chanson comme "I Just Wasn't Made For These Times", chantée par Brian d'une voix déchirée, est d'une crudité presque obscène: l'enfance se noie et pleure une dernière fois, avant de périr engloutie. Rien de plus déchirant que le refrain de "Caroline, No" chanté d'une voix si haute et si plaintive qu'on la dirait prête à se briser d'un moment à l'autre. Et, à la fin, on entend un train qui s'en va, la cloche d'un passage à niveau, un chien qui aboie: la banalité désespérante des plus beaux souvenirs d'enfance, qui vous rappelle que cet âge était merveilleux parce qu'il ne s'y passait rien et que la fin de cette disponibilité aux riens de la vie, à l'humilité du monde, l'expulsion de ce paradis immobile est la première tragédie de l'existence. Pour la première fois, Brian Wilson enregistre le disque sans faire jouer le moindre instrument aux autres Beach Boys et engage les musiciens de Spector. Les chansons de l'album sont arrangées à l'avance, au détail près, et jouées d'un seul tenant, comme si les musiciens avaient à interpréter la partition en public. Pour "God Only Knows", Brian fait quatorze prises, conservant, comme au cinéma, la meilleure. Quand les Beach Boys reviennent de tournée, ils n'ont plus qu'une chose à faire: superposer leur voix. Mais tout ne se passe pas comme Brian l'avait rêvé. Mike Love, qui avait déjà conseillé à Brian de ne pas "merder avec la formule" du succès des Beach Boys, exprime son mépris pour cette "musique de l'ego". Après une prise de "God Only Knows", Dennis, admiratif, demande à son frère comment il a fait pour écrire cette chanson et se fait répondre par Brian qu'il a "prié Dieu". Mike Love, interceptant l'échange, dit que lui prie Dieu pour que ça se vende. Une autre fois, pendant une séance tumultueuse, il explose "De toute façon, qui va entendre cette merde? C'est pour les chiens!" La remarque valut son titre à l'album Pet Sounds, qu'on pourrait traduire (mal) par Bruits de bébêtes. La réaction des responsables de Capitol n'est pas plus chaude que celle de Mike Love: sceptiques, désarçonnés, ils parlent même, à un moment, d'annuler la sortie du disque. Furieux, Wilson se rend aux dernières réunions chez Capitol avec la ferme intention de ne pas ouvrir la bouche, actionnant, quand on l'interroge, un magnétophone avec des réponses toutes faites, enregistrées à l'avance: "Sans commentaire", "Pouvez-vous répéter?", "oui" et "non". Capitol sort le disque en mai. L'accueil critique est excellent, mais, comme les "commerciaux" de l'époque l'avaient prévu, Pet Sounds, sans être un désastre, ne connaît pas un grand succès. Deux mois plus tard, paraît une compilation qui réduit à néant toutes les chances de succès que le disque aurait pu avoir sur la durée.
Pet Sounds:
1. Wouldn't It Be Nice - 2. You Still Believe in Me - 3. That's Not Me - 4. Don't Talk (Put Your Head on My Shoulder) - 5. I'm Waiting for the Day - 6. Let's Go Away for Awhile - 7. Sloop John B
8. God Only Knows - 9. I Know There's an Answer - 10. Here Today - 11. I Just Wasn't Made for These Times - 12. Pet Sounds - 13. Caroline, No
Pour la première fois de sa vie, par un paradoxe apparent, Brian Wilson prend confiance. Pet Sounds a beau être le premier - et tout relatif - échec des Beach Boys, Brian sait qu'en ce qui le concerne le disque est un succès. La fierté d'avoir réalisé Pet Sounds lui offre ce qui lui faisait défaut: l'audace. Dès l'été 1966, il assiste de près à l'influence de la "drug-culture" sur la musique de la Côte Ouest: les Byrds prennent le virage psychédélique et on commence à parler des Doors et de Jefferson Airplane. Il se rend bien compte que l'image collégienne des Beach Boys, malgré leurs efforts pathétiques pour ressembler aux Beatles, est en passe de les rendre ridicules. Leur nouveau manager les met en contact avec un attaché de presse, Derek Taylor, dont la réputation d'être à la pointe de tout vient du fait qu'il est anglais (déjà...) et connaît bien les Beatles pour avoir travaillé avec Brian Epstein. "Qu'est-ce que vous voulez?", demande Taylor. "Etre pris au sérieux, répond Brian, je veux que les gens prennent les Beach Boys au sérieux." Une idée germe dans la tête de Taylor: Brian Wilson sera présenté comme un "génie", un créateur reclus, perfectionniste, et les Beach Boys comme l'instrument de sa musique géniale. Des photos commencent à circuler, représentant Wilson, avec sa coupe au bol, son visage un peu bouffi, les yeux plissés, rêvant sur son piano, photographié dans des poses concentrées au studio. Invité, dans des interviews, à s'exprimer sur la drogue, la religion, grands sujets de l'époque, et aussi sur son fameux "génie", Brian finira par dire, avec sa candeur habituelle: "Je ne suis pas un génie. Je suis juste un type qui travaille dur."
Brian et les Beach Boys appartiennent désormais à deux mondes séparés. Son style de vie change du tout au tout. Une bande de jeunes gens "hip" vient régulièrement passer des soirées chez lui: parmi eux, David Anderle, surnommé le "mayor of hip" à L.A., Danny Hutton, le chanteur de Three Dog Night, et surtout Van Dyke Parks, un tout jeune homme, alors vague musicien de coffee-house, qui impressionne Brian par son allure d'intellectuel farfelu et sa grande volubilité. "On avait tous autour de la vingtaine et on abordait la vie comme un jeu, en faisant de grands rêves, en prenant les idées comme des jouets et le studio comme un terrain de jeux." La consommation de drogue de Brian s'accélère. A la liste habituelle, herbe et acide, s'ajoutent désormais le speed et les amphétamines. Suivant la pente de ses descentes, Brian écrit par fragments une chanson grandiose qui, dans son esprit, doit être la "somme de sa vision musicale": Good Vibrations. Brian raconta que cette idée de "bonnes vibrations" n'avait, à l'origine, rien de particulièrement hippie: sa mère lui avait expliqué que les chiens sentaient parfois de "mauvaises vibrations" en reniflant certaines personnes, et ça lui avait donné l'idée du contraire: des gens qui émettent de "bonnes vibrations". Seul, sans les Beach Boys, il élabore ce morceau qui nécessitera dix-sept sessions en studio, réparties en six semaines, et coûtera plus de 50 000 dollars - une somme, dans ce domaine, sans précédent. Il fait d'abord écouter la demo au téléphone à son frère Carl qui trouve que "ça sonne vraiment bizarre". Bruce Johnston, le pianiste qui remplace Brian pour les tournées et participe à leurs enregistrements, est plus réaliste: "Soit on va avoir le plus gros tube du monde, soit la carrière des Beach Boys est terminée."
Good Vibrations mettra le monde entier à genoux. Pourtant, les quelques mois qui précèdent la sortie du 45t, le 10 octobre 1966, voient Wilson s'enfoncer, peu à peu, dans un trou noir. Il est censé préparer l'album suivant, Smile, son œuvre maîtresse qui représentera, par rapport à "Good Vibrations", une progression aussi grande qu'entre Pet Sounds et ce morceau. Il engage Van Dyke Parks pour écrire des paroles. La théorie est belle: "Musicalement et philosophiquement, je m'imaginais créant une toute nouvelle forme de musique, religieuse, blanche et spirituelle. J'ai confié un jour à Van Dyke Parks que j'allais composer une symphonie adolescente à Dieu." La réalité est plus sombre. Son usage des drogues est de plus en plus incontrôlé. Il reste tous les jours dans une piscine, y compris pour ses rendez-vous professionnels: "Je travaillais et vivais dans un vide qui m'isolait de tout ce qui était normal." Les paroles qu'écrit pour lui Van Dyke Parks sont en accord avec cet état d'intense perturbation: elles sont, ce qui n'est pas un hasard, totalement ésotériques. A part quelques points de repère - comme Heroes and Villains, qui sortira sous une version écourtée, et l'extraordinaire "Surf's Up", qui ressurgira quatre ans plus tard sur l'album du même nom (là, là et là) -, Brian Wilson n'a plus de boussole et le navire tourne, de plus en plus vite, sur lui-même. Il assemble des bribes de mélodies, des fragments d'effets sonores, de voix, il pense à composer une "suite des quatre éléments". Pour enregistrer un morceau de ladite suite, "Fire", il demande aux musiciens classiques présents pendant la séance, d'âge souvent vénérable, de se coiffer de casques de pompiers pour se sentir dans l'ambiance. Il s'arrange aussi pour qu'ils puissent sentir la fumée d'un vrai feu. Personne ne veut voir, dans le contexte de l'époque, que Brian ne joue pas un jeu: il est réellement en train de devenir fou, persuadé qu'il a "puisé dans une source noire, une source de vibrations négatives". Il devient paranoïaque: il se persuade qu'une série de feux se propagent dans Los Angeles parce qu'il a touché, à travers sa musique, à la sorcellerie. Il a la conviction que Spector a payé le producteur d'un film d'Otto Preminger avec Rock Hudson, dont le personnage s'appelle Mr. Wilson, pour lui envoyer des messages maléfiques. Pour couronner le tout, il doit affronter la fureur des autres Beach Boys, revenus de tournée, à qui il fait écouter les débris de sa "teenage symphony to God". Il se fait copieusement insulter par Mike Love. Un jour, l'inévitable se produit: Smile, programmé pour le début de l'année, remis de mois en mois, est définitivement abandonné. Le coup de grâce est donné, selon la légende, par une visite de Paul McCartney en avril 1967. Arrivé le jour de la séance d'enregistrement de "Vegetables", celui-ci parle avec enthousiasme du nouvel album des Beatles, Sgt. Pepper's Lonely Hearts Club Band, dont la sortie est prévue pour le mois suivant. Il interprète, paraît-il, She's Leaving Home au piano. Wilson ne s'en relève pas: lui qui, obsédé par la compétition avec les Beatles, erre depuis plusieurs mois dans un labyrinthe sans issue, comprend qu'il est, pour le coup, distancé et sans doute largué à jamais. Pour la première fois de sa vie, il abandonne. Smile, inachevé, entre dans la légende. On en trouvera plus tard des éditions pirates, sur lesquelles des fans se sont efforcés de reconstituer l'album sinistré. Cet épisode fit dire au critique Greil Marcus que la réputation artistique des Beach Boys reposerait désormais sur une musique que personne ne pourrait jamais entendre...
L'histoire de Brian Wilson et des Beach Boys, racontée par Michka Assayas (Les Inrockuptibles n°38, été 1992). Deuxième partie: 1965-1966.
La symphonie inachevée (II).
A partir de l'année 1965, Brian Wilson va s'isoler dans sa musique pour ne plus jamais en sortir. Enfermé, d'abord, il le sera dans le sens concret du terme: il décide de rester à la maison, refusant une fois pour toutes de suivre les Beach Boys en tournée, à la grande fureur de son père. Il se lie alors d'amitié avec un étudiant de Santa Monica, Loren Schwartz, représentant de la "drug-culture" californienne, alors en plein bourgeonnement: celui-ci lui passe des livres, Le Petit Prince, Le Loup des steppes, mais surtout de la marijuana, du haschich, et bientôt de l'acide. Sa façon de jouer du piano et de composer change progressivement: "Avant de fumer de l'herbe, j'étais un pianiste agressif. Drogué, je ne cherchais plus tant à impressionner les autres qu'à exprimer ce qui se passait en moi, l'anxiété, la peur, l'insécurité: mon travail commença à montrer cette nouvelle partie de moi-même", dit-il dans le cadre de son autobiographie thérapeutique. Après avoir pris pour la première fois du LSD, il compose California Girls. C'est le début du cycle qui le mènera à "Good Vibrations": au lieu d'écrire d'une traite, il procède par touches, composant la chanson élément par élément, en somme un travail de collage, d'harmonie obtenue à partir de fragments. L'introduction de "California Girls" est un morceau de musique à la sonorité céleste, tombé on ne sait d'où: des accords grêles, soulignés par un trait de cuivres, tremblent au loin, glissant au ralenti, au bout de l'horizon, comme une voile minuscule. L'intro s'évapore, comme si elle n'avait été qu'un mirage, et la chanson typique des Beach Boys, avec le coin-coin caractéristique de Mike Love, entre en scène. Dans ses harmonies superposées, comme en tuiles, et le falsetto plaintif et déchiré de Brian, on peut déjà entendre en germe Pet Sounds et "Good Vibrations". Les deux albums de cette année-là, The Beach Boys Today! et Summer Days (And Summer Nights!!) sont emplis de ballades dépressives, où Brian semble se soucier de la plage, des filles et des voitures comme d'une guigne: Please Let Me Wonder, She Knows Me Too Well, Let Him Run Wild, sont chantés d'une voix écorchée, absurdement haute, qui n'a plus du tout l'innocence de la voix de tête de premier communiant de "Surfer Girl" ou de "In My Room". Il y a déjà une sorte d'abattement, un peu de cette morne résignation qui précède les premières secousses de l'adolescence: l'enfant sait qu'il va mourir. Il voudrait que la mer l'emporte quelque part, loin, dans un lieu où il n'aura plus à penser à tout ça. Grâce à des 45t qui restent encore dans la lignée des joyeux Beach Boys, comme Help Me, Rhonda, le groupe parvient à rester au faîte du succès. A la fin de l'année, sollicité comme d'habitude par Capitol, Brian fait enregistrer au groupe l'album Party!, espèce de pique-nique improvisé au studio avec des amis, où tout le monde chante en chœur des reprises des Beatles comme "I Should Have Known Better" ou des Everly Brothers comme "Devoted to You", ainsi que le fameux Barbara Ann, qui deviendra leur plus gros tube mondial avec "Good Vibrations". Mais Brian Wilson a d'autres intentions: il veut "redessiner la carte entière de la pop-music".
Au début de l'année 1966, Brian Wilson écoute religieusement chez lui, entouré d'amis, autour d'un joint, l'album Rubber Soul des Beatles. Impressionné par la fluidité du disque, il en sort avec une révélation: il va enregistrer, lui, Brian Wilson, "le plus grand disque de rock jamais fait". "J'avais, explique-t-il, beaucoup d'idées inachevées, des fragments de musique que j'appelais des "sensations". Chaque sensation représentait un certain état ou une certaine émotion que j'avais ressentis, et j'avais pour projet de les assembler en une espèce de mosaïque." Il va consulter une voyante qui, paraît-il, lui prédit une "une grande abondance d'un flux de chaleur positive et spirituelle". "Je n'étais pas religieux, commente aujourd'hui Wilson (inspiré par Landy), mais j'avais développé en moi une conscience spirituelle. Si je n'arrivais pas à trouver l'inspiration à l'extérieur de moi-même, par exemple dans des livres, il fallait bien que je cherche ailleurs. Il fallait que je regarde à l'intérieur. Il fallait que je compose à partir de la spiritualité que je sentais dans mon cœur." Brian compose le disque pendant que les autres sont, comme d'habitude, en tournée. Il fait appel à un nouveau parolier, Tony Asher, employé d'une agence de publicité, parce qu'il a besoin, pour la première fois, de quelqu'un de "sensible". Les chansons de Pet Sounds ne ressemblent à rien de ce que les Beach Boys avaient déjà enregistré: les mélodies sont bâties sur des structures d'accords complexes, les harmonies sont à la limite de la dissonance, les arrangements, mystérieux, mélangent des instruments classiques - cordes, cuivres - à des percussions étranges, des bruits indéfinissables (klaxons, grelots...). Surtout, la tonalité d'ensemble du disque est d'une tristesse sans précédent: il flotte sur toutes ces chansons une impression de nausée, d'écœurement, de mélancolie suicidaire, propres à la fin de l'enfance. Une chanson comme "I Just Wasn't Made For These Times", chantée par Brian d'une voix déchirée, est d'une crudité presque obscène: l'enfance se noie et pleure une dernière fois, avant de périr engloutie. Rien de plus déchirant que le refrain de "Caroline, No" chanté d'une voix si haute et si plaintive qu'on la dirait prête à se briser d'un moment à l'autre. Et, à la fin, on entend un train qui s'en va, la cloche d'un passage à niveau, un chien qui aboie: la banalité désespérante des plus beaux souvenirs d'enfance, qui vous rappelle que cet âge était merveilleux parce qu'il ne s'y passait rien et que la fin de cette disponibilité aux riens de la vie, à l'humilité du monde, l'expulsion de ce paradis immobile est la première tragédie de l'existence. Pour la première fois, Brian Wilson enregistre le disque sans faire jouer le moindre instrument aux autres Beach Boys et engage les musiciens de Spector. Les chansons de l'album sont arrangées à l'avance, au détail près, et jouées d'un seul tenant, comme si les musiciens avaient à interpréter la partition en public. Pour "God Only Knows", Brian fait quatorze prises, conservant, comme au cinéma, la meilleure. Quand les Beach Boys reviennent de tournée, ils n'ont plus qu'une chose à faire: superposer leur voix. Mais tout ne se passe pas comme Brian l'avait rêvé. Mike Love, qui avait déjà conseillé à Brian de ne pas "merder avec la formule" du succès des Beach Boys, exprime son mépris pour cette "musique de l'ego". Après une prise de "God Only Knows", Dennis, admiratif, demande à son frère comment il a fait pour écrire cette chanson et se fait répondre par Brian qu'il a "prié Dieu". Mike Love, interceptant l'échange, dit que lui prie Dieu pour que ça se vende. Une autre fois, pendant une séance tumultueuse, il explose "De toute façon, qui va entendre cette merde? C'est pour les chiens!" La remarque valut son titre à l'album Pet Sounds, qu'on pourrait traduire (mal) par Bruits de bébêtes. La réaction des responsables de Capitol n'est pas plus chaude que celle de Mike Love: sceptiques, désarçonnés, ils parlent même, à un moment, d'annuler la sortie du disque. Furieux, Wilson se rend aux dernières réunions chez Capitol avec la ferme intention de ne pas ouvrir la bouche, actionnant, quand on l'interroge, un magnétophone avec des réponses toutes faites, enregistrées à l'avance: "Sans commentaire", "Pouvez-vous répéter?", "oui" et "non". Capitol sort le disque en mai. L'accueil critique est excellent, mais, comme les "commerciaux" de l'époque l'avaient prévu, Pet Sounds, sans être un désastre, ne connaît pas un grand succès. Deux mois plus tard, paraît une compilation qui réduit à néant toutes les chances de succès que le disque aurait pu avoir sur la durée.
Pet Sounds:
1. Wouldn't It Be Nice - 2. You Still Believe in Me - 3. That's Not Me - 4. Don't Talk (Put Your Head on My Shoulder) - 5. I'm Waiting for the Day - 6. Let's Go Away for Awhile - 7. Sloop John B
8. God Only Knows - 9. I Know There's an Answer - 10. Here Today - 11. I Just Wasn't Made for These Times - 12. Pet Sounds - 13. Caroline, No
Pour la première fois de sa vie, par un paradoxe apparent, Brian Wilson prend confiance. Pet Sounds a beau être le premier - et tout relatif - échec des Beach Boys, Brian sait qu'en ce qui le concerne le disque est un succès. La fierté d'avoir réalisé Pet Sounds lui offre ce qui lui faisait défaut: l'audace. Dès l'été 1966, il assiste de près à l'influence de la "drug-culture" sur la musique de la Côte Ouest: les Byrds prennent le virage psychédélique et on commence à parler des Doors et de Jefferson Airplane. Il se rend bien compte que l'image collégienne des Beach Boys, malgré leurs efforts pathétiques pour ressembler aux Beatles, est en passe de les rendre ridicules. Leur nouveau manager les met en contact avec un attaché de presse, Derek Taylor, dont la réputation d'être à la pointe de tout vient du fait qu'il est anglais (déjà...) et connaît bien les Beatles pour avoir travaillé avec Brian Epstein. "Qu'est-ce que vous voulez?", demande Taylor. "Etre pris au sérieux, répond Brian, je veux que les gens prennent les Beach Boys au sérieux." Une idée germe dans la tête de Taylor: Brian Wilson sera présenté comme un "génie", un créateur reclus, perfectionniste, et les Beach Boys comme l'instrument de sa musique géniale. Des photos commencent à circuler, représentant Wilson, avec sa coupe au bol, son visage un peu bouffi, les yeux plissés, rêvant sur son piano, photographié dans des poses concentrées au studio. Invité, dans des interviews, à s'exprimer sur la drogue, la religion, grands sujets de l'époque, et aussi sur son fameux "génie", Brian finira par dire, avec sa candeur habituelle: "Je ne suis pas un génie. Je suis juste un type qui travaille dur."
Brian et les Beach Boys appartiennent désormais à deux mondes séparés. Son style de vie change du tout au tout. Une bande de jeunes gens "hip" vient régulièrement passer des soirées chez lui: parmi eux, David Anderle, surnommé le "mayor of hip" à L.A., Danny Hutton, le chanteur de Three Dog Night, et surtout Van Dyke Parks, un tout jeune homme, alors vague musicien de coffee-house, qui impressionne Brian par son allure d'intellectuel farfelu et sa grande volubilité. "On avait tous autour de la vingtaine et on abordait la vie comme un jeu, en faisant de grands rêves, en prenant les idées comme des jouets et le studio comme un terrain de jeux." La consommation de drogue de Brian s'accélère. A la liste habituelle, herbe et acide, s'ajoutent désormais le speed et les amphétamines. Suivant la pente de ses descentes, Brian écrit par fragments une chanson grandiose qui, dans son esprit, doit être la "somme de sa vision musicale": Good Vibrations. Brian raconta que cette idée de "bonnes vibrations" n'avait, à l'origine, rien de particulièrement hippie: sa mère lui avait expliqué que les chiens sentaient parfois de "mauvaises vibrations" en reniflant certaines personnes, et ça lui avait donné l'idée du contraire: des gens qui émettent de "bonnes vibrations". Seul, sans les Beach Boys, il élabore ce morceau qui nécessitera dix-sept sessions en studio, réparties en six semaines, et coûtera plus de 50 000 dollars - une somme, dans ce domaine, sans précédent. Il fait d'abord écouter la demo au téléphone à son frère Carl qui trouve que "ça sonne vraiment bizarre". Bruce Johnston, le pianiste qui remplace Brian pour les tournées et participe à leurs enregistrements, est plus réaliste: "Soit on va avoir le plus gros tube du monde, soit la carrière des Beach Boys est terminée."
Good Vibrations mettra le monde entier à genoux. Pourtant, les quelques mois qui précèdent la sortie du 45t, le 10 octobre 1966, voient Wilson s'enfoncer, peu à peu, dans un trou noir. Il est censé préparer l'album suivant, Smile, son œuvre maîtresse qui représentera, par rapport à "Good Vibrations", une progression aussi grande qu'entre Pet Sounds et ce morceau. Il engage Van Dyke Parks pour écrire des paroles. La théorie est belle: "Musicalement et philosophiquement, je m'imaginais créant une toute nouvelle forme de musique, religieuse, blanche et spirituelle. J'ai confié un jour à Van Dyke Parks que j'allais composer une symphonie adolescente à Dieu." La réalité est plus sombre. Son usage des drogues est de plus en plus incontrôlé. Il reste tous les jours dans une piscine, y compris pour ses rendez-vous professionnels: "Je travaillais et vivais dans un vide qui m'isolait de tout ce qui était normal." Les paroles qu'écrit pour lui Van Dyke Parks sont en accord avec cet état d'intense perturbation: elles sont, ce qui n'est pas un hasard, totalement ésotériques. A part quelques points de repère - comme Heroes and Villains, qui sortira sous une version écourtée, et l'extraordinaire "Surf's Up", qui ressurgira quatre ans plus tard sur l'album du même nom (là, là et là) -, Brian Wilson n'a plus de boussole et le navire tourne, de plus en plus vite, sur lui-même. Il assemble des bribes de mélodies, des fragments d'effets sonores, de voix, il pense à composer une "suite des quatre éléments". Pour enregistrer un morceau de ladite suite, "Fire", il demande aux musiciens classiques présents pendant la séance, d'âge souvent vénérable, de se coiffer de casques de pompiers pour se sentir dans l'ambiance. Il s'arrange aussi pour qu'ils puissent sentir la fumée d'un vrai feu. Personne ne veut voir, dans le contexte de l'époque, que Brian ne joue pas un jeu: il est réellement en train de devenir fou, persuadé qu'il a "puisé dans une source noire, une source de vibrations négatives". Il devient paranoïaque: il se persuade qu'une série de feux se propagent dans Los Angeles parce qu'il a touché, à travers sa musique, à la sorcellerie. Il a la conviction que Spector a payé le producteur d'un film d'Otto Preminger avec Rock Hudson, dont le personnage s'appelle Mr. Wilson, pour lui envoyer des messages maléfiques. Pour couronner le tout, il doit affronter la fureur des autres Beach Boys, revenus de tournée, à qui il fait écouter les débris de sa "teenage symphony to God". Il se fait copieusement insulter par Mike Love. Un jour, l'inévitable se produit: Smile, programmé pour le début de l'année, remis de mois en mois, est définitivement abandonné. Le coup de grâce est donné, selon la légende, par une visite de Paul McCartney en avril 1967. Arrivé le jour de la séance d'enregistrement de "Vegetables", celui-ci parle avec enthousiasme du nouvel album des Beatles, Sgt. Pepper's Lonely Hearts Club Band, dont la sortie est prévue pour le mois suivant. Il interprète, paraît-il, She's Leaving Home au piano. Wilson ne s'en relève pas: lui qui, obsédé par la compétition avec les Beatles, erre depuis plusieurs mois dans un labyrinthe sans issue, comprend qu'il est, pour le coup, distancé et sans doute largué à jamais. Pour la première fois de sa vie, il abandonne. Smile, inachevé, entre dans la légende. On en trouvera plus tard des éditions pirates, sur lesquelles des fans se sont efforcés de reconstituer l'album sinistré. Cet épisode fit dire au critique Greil Marcus que la réputation artistique des Beach Boys reposerait désormais sur une musique que personne ne pourrait jamais entendre...
à suivre
8. The Beach Boys Today! (1965)
9. Summer Days (And Summer Nights!!) (1965)
10. Beach Boys' Party! (1965)
11. Pet Sounds (1966)
Bonus:
Guess I'm Dumb, Glen Campbell, 1965.
+ The Beach Boys: Instrumental Tracks with Background Vocals.
L'article de Wikipedia sur "Guess I'm Dumb": là.
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