vendredi 27 août 2021

Peaux de vaches

Peaux de vaches de Patricia Mazuy (1989).

Un homme est passé.

Le beau texte de Marc Chevrie, paru dans les Cahiers du cinéma n°419/420, mai 1989.

Il y a, dans Peaux de vaches, premier film de Patricia Mazuy quelque chose de noué: qui se noue entre trois êtres (un homme, son frère, sa femme) et qui ne peut plus se défaire, la force d'un nœud tragique, de noué aussi comme on l'est par la peur ou l'émotion. Tout se tient, le noyau du film, les sentiments des personnages, ceux du spectateur. Elle (Sandrine Bonnaire): "Faut être con pour aller en taule à la place de quelqu'un d'autre". Lui (Jacques Spiesser Jean-François Stévenin): "Mon frère, c'est pas quelqu'un d'autre". Le nœud, le voilà: l'échange de culpabilité, donc le sacrifice (Spiesser, en mettant le feu à la ferme et à son troupeau pour toucher les assurances, a provoqué la mort d'un vagabond, c'est Stévenin qui vient de passer à sa place dix ans en prison). Chacun est là où aurait dû être l'autre. Comme on dit: il y a quelque chose qui ne va pas. Le plus costaud est celui qui paraît le plus fragile, le plus fragile est le plus costaud. Et en même temps, si ce frère n'est pas quelqu'un d'autre, c'est que, par cet échange même, ils ne sont qu'un. Il n'y a pas d'autre. Tous les mêmes.
Rien de simple dans ces sentiments. Ce n'est pas seulement de l'amour pour l'un, de la culpabilité ou de la jalousie pour l'autre. Ce sont des sentiments mélangés. Donc explosifs. Excessifs donc réversibles. L'un des premiers titres du film était, je crois, L'Homme qui aimait trop son frère. Spiesser a honte d'avoir été heureux avec sa femme "pendant ce temps" où l'autre était en prison, il est jaloux de l'identité qui se découvre entre elle et son frère. Non pas parce que ça brise son mariage, mais ce qui lie à son frère. A cause de cette honte, ce dont il est jaloux, c'est du sacrifice même, c'est de n'avoir pas été en prison.
Ce thème de l'homme qui sort de prison et revient dans une cellule familiale reconstituée sans lui, qui s'est passée de lui pour pouvoir se reconstituer, et qui est un thème de western, ne serait rien sans la performance grandiose de Stévenin, qui, il n'y a pas d'autre mot, lui donne corps. Un corps en trop qui bouleverse un ordre établi et en fait remonter le refoulé. Parce qu'il bouge et ce déplace comme personne dans le plan, massif et précis comme un animal aux aguets, il fait exister l'espace autour de lui. Et plus encore l'espace d'où il vient. A seulement le voir, immobile et muet, on sent qu'il revient de quelque part et l'espace est empli de tout ce qu'il y a de rentré en lui. Ses gestes, ses mouvements, ses hésitations, ses allers et venues dans sa petite chambre, recréent autour de lui l'espace carcéral dont son corps est sorti mais pas sa tête. Quand elle lui dit: "Alors, vous êtes resté dix ans sans parler" — et justement, de ces dix ans, il ne parlera jamais, ces dix ans, ils sont dans son silence, et ce qui dit qu'il est ému, c'est son nez qui saigne —, ce que dit son visage, son visage à elle, c'est que pour elle ça a été pareil. Elle n'est d'abord qu'un regard sur les deux frères, elle irradie en silence (Sandrine Bonnaire qui vraiment incarne ce personnage difficile, est magnifique), et on sent que ce silence vient de loin, d'un bonheur conjugal illusoire et mort. Elle non plus n'a pas dû beaucoup parler. Ils se ressemblent et c'est pour ça qu'ils ont peur. Tous les deux sont en trop. Donc seuls. Plus ce rapport se précise (ils se jaugent, ils s'apprennent, ils se reconnaissent) plus le film monte et plus il est beau. Ce n'est pas seulement de l'amour, c'est de la fraternité, que celle des deux frères rend impossible et renvoie jalousement à un amour qui n'ose pas en être un. Ce cercle vicieux la laisse dans une solitude plus grande encore, et plus effrayante: "T'occupe pas de moi, occupe-toi de ton frère".
Tout cela — la campagne, la terre, la ferme, les travaux agricoles — aurait pu donner un grand téléfilm pathétique bien à la française. On en est à des années lumières. D'abord parce que, si Patricia Mazuy saisit quelque chose de très profondément ancré dans la vie de la campagne française, le film lorgne plutôt vers le western (le récit en come back, la construction de l'espace) ou même le cinéma soviétique (le ciel, les machines). Ensuite par le choix des acteurs: Spiesser, très crédible, n'a rien de l'image-type du paysan. Enfin, surtout, parce que le film a une forme. Mazuy n'a pas seulement un regard sur la campagne, elle en a une vision. Et cette vision n'est pas bucolique ou agricole, elle est tellurique. Pas de petits oiseaux, des machines. Pas de verts pâturages, le ciel et la terre. Pas d'archétypes sociaux, des créatures tragiques avec le ciel au-dessus et le monde autour. La ferme est à l'écart, dans un no man's land qui la stylise. Mais la route et son rail de sécurité, le carrefour et ses panneaux, la relient au monde et défendent le film de toute emblématisation, de tout détachement symbolique, dans le rugissement des camions qui passent. C'est un lieu de passage, où personne ne s'arrête jamais. Stévenin essaiera bien. En vain.
Le naturalisme, le film ne le tient pas seulement par de la rigueur, il le mine de l'intérieur par du punch et du rentre-dedans, il emporte le pathos dans un souffle lyrique plutôt rare dans le cinéma français, et les passions vous éclatent à la figure. Le plan n'est pas une composition, c'est le réceptacle d'une décharge d'énergie. Il y.a le bleu du ciel et de la cuisine, le jaune du snack et de l'ensileuse, le manteau rouge de Sandrine et le rouge de la terre. Et au milieu des couleurs qui claquent, des corps qui se frôlent, s'évitent, se tournent autour sans arriver à se parler, avant de se cogner, violemment, pas d'étreintes, des chocs, des corps qui s'emmêlent et n'arrivent pas à se délier. Il y.a des plans larges, ouverts sur la vaste étendue des champs, et des gros plans serrant les personnages contre les murs, il y a les paysages et les visages, l'extérieur et l'intérieur, les grands espaces et l'enfermement. Entre les deux: les corps. Pourquoi est-ce du cinéma? Parce que ces corps ont chacun un certain rapport à l'espace, qui est lié au caractère de chaque personnage. Il y a un homme à l'aise dehors, qui sait se repérer dans les grands espaces, et l'autre, son frère, qui vient de passer dix ans entre quatre murs et qui recherche instinctivement la sécurité des recoins. Le moment superbe où Stévenin roule en voiture de concert avec un chien qui court dans la campagne sur une trajectoire parallèle à la sienne, griserie de la vitesse brutalement interrompue, est comme une évasion, un agrandissement de son espace intérieur, un réapprentissage impossible de l'espace. Le film est fait de ces heurts et de ces syncopes. Et s'il se protège parfois par la musique trop abondante de Passion Foder, des solutions de montage ou du spectaculaire, les acteurs, eux, sont toujours dans le même danger que les personnages, le punch est d'abord dans les plans.
Patricia Mazuy filme des sentiments qu'on filme rarement aussi frontalement au cinéma: la frustration, la jalousie, mais aussi, c'est encore plus rare, la honte, la gêne, la timidité. Et toujours, c'est la force du film, dans ce qu'ils ont de physique, d'élémentaire, sans psychologie. Lorsqu'à la fin, Bonnaire et Stévenin se courent après sur la route, essoufflés (il est sur le point de partir, elle veut le rattraper), elle lui dit: "Tu peux pas partir comme ça" — et pourtant il va partir; mais il dit: "J'ai envie de t'emmener avec la petite" — et pourtant elle va rester. Ce que Mazuy filme, et dans le même temps — c'est le nœud dont je parlais en commençant —, ce sont des personnages qui littéralement n'arrivent pas à s'arracher, et qui à la fois ont peur de leur propre désir. C'est cette tension qui traverse le film. La tension de tout ce qui est vital, et qui n'est pas dit.
Peaux de vaches aurait pu finir, classiquement, par un meurtre. Comme dans un fait divers, ou un téléfilm justement. Mais ça aurait enfermé les personnages dans une marginalité, celle des criminels, ou des fous, ça les aurait confortablement éloignés de nous. Or il n'y a jamais de surplomb du film ou de jugement sur les personnages. Jamais non plus, c'est peut-être le plus important, il ne les plaint. Les personnages sont entiers, comme le film, avec leurs défauts, et on les aime comme ça. Pour ça. Ils sont au bord de la folie, du dérèglement, et le film se tient sur ce bord lui aussi et nous avec lui. On n'a pas peur pour eux, on a peur avec eux. Maintenant, on voit le film, cette histoire est terminée, c'est du passé. En même temps qu'on la voit, ce qu'on voit déjà, ce sont les blessures et les traces qu'elle a laissé (qu'elle va laisser) sur les personnages. Au commencement, il y avait le gros œil globuleux d'une vache sur toute la surface de l'écran. A la fin, il n'y a plus que le ciel dans une flaque d'eau. Entre les deux, on a découvert un sacré tempérament de cinéaste.

En prime: les propos de Patricia Mazuy sur son film:

J'avais très peu l'expérience d'un vrai plateau de tournage. Sur mon dernier court métrage, le seul dans lequel j'ai mis relativement beaucoup d'argent parce que j'étais déjà assistante-monteuse, je maîtrisais tout sur le plateau et, à l'arrivée, il n'y avait plus rien, aucun danger dans les plans, c'était mon plus mauvais film. Je ne voulais surtout pas recommencer à travailler de cette manière, j'étais sûre que c'était le meilleur moyen de démolir un scénario comme celui de Peaux de vaches qui pouvait facilement donner un super téléfilm. J'ai donc fait table rase de toutes mes idées sur le tournage. L'équipe technique et les acteurs, qui étaient très motivés, me voyaient chercher et ils ont perdu toute confiance en moi. En une semaine, l'élan s'était écroulé et nous avons passé quinze jours terribles. Je voulais être à l'écoute mais tout le monde se mettait, avec la meilleure bonne volonté, à me faire des propositions d'axes, de cadre. Au bout d'un moment, je décidais de tourner autrement et je ne savais pas expliquer pourquoi. J'avançais au radar puis j'ai eu une table de montage et j'ai pu regarder ce qui avait été tourné et prendre un peu de distance. J'ai mis trois semaines à remonter l'ambiance du tournage et ensuite les trois dernières semaines ont été un bonheur fantastique. Je ne voulais pas faire un film avec des plans "de cinéma", il fallait que le film tiennent comme un tout. Remettre en doute chaque plan était normal et très conscient de ma part, mais cela laissait les autres dans l'insécurité, d'autant que dans le scénario, la gêne tient une grande place et amplifiait ce sentiment.
Les choses se seraient sans doute passées différemment si cela avait été mon deuxième film, mais je voulais de toute façon qu'il y ait la peur, pas seulement celle du premier tournage, qui existe de façon naturelle plus ou moins fortement, mais la peur sans laquelle il n'y a pas de film à l'arrivée. Les acteurs qui se donnent pour une prise ont le trac, et si personne autour d'eux n'a peur, cela ne peut pas marcher. Je me suis rendue compte que les deux lieux dans lesquels nous avons le plus tourné sont les plus petits: la cuisine et la salle de bains, et cela m'a stupéfiée. Travailler était très difficile dans ces deux pièces et, inconsciemment, cela a augmenté la tension. C'était sans doute une manière pour moi de me protéger, le nombre de places pour la caméra étant limité; et en même temps c'était lié au personnage de Stévenin qui, après la prison, ne supporte plus les grands espaces  et recherche ces lieux exigus.

Après avoir travaillé sur Une chambre en ville, j'ai commencé à écrire Peaux de vaches en décidant que je voulais donner à Stévenin un rôle sans numéro de karaté, un rôle qui lui fasse perdre ses repères: je le trouve très bien quand il ne sait plus, qu'il oublie de penser. Il y avait une grande part d'inconscient dans cette idée, ce n'était pas réductible à la volonté de briser une image de l'acteur. Tout en continuant à travailler comme monteuse, j'ai écrit de nombreuses versions du scénario. Puis j'ai connu Sandrine Bonnaire sur Sans toit ni loi, et cette rencontre m'a aidé à repenser le film en retravaillant le personnage féminin qui, jusque-là, était très diffus, et que j'ai alors abordé comme celui d'une fille trompée par l'illusion d'un bonheur conjugal fabriqué. Pendant toute la première partie du scénario, ce personnage n'existe que par sa présence passive, sans rien à quoi pouvoir se s'accrocher: imaginer Sandrine dans ce rôle me permettait de croire au début du film. De même, avec le personnage de Stévenin, je voulais qu'on ressente le souvenir de la prison sans en parler. J'ai rencontré d'anciens détenus avant le tournage et j'avais vérifié avec eux une idée que j'avais, qui est que, lorsqu'on sort de prison, on n'en parle pas. L'ancrage et la force physiques de Jean-François m'ont été très utiles pour faire passer ce non-dit du scénario. Jacques Spiesser a été difficile à trouver, il fallait pour ce rôle un acteur qui puisse passer pour le frère de Jean-François sans tomber dans le cliché du paysan costaud et bourru, et lorsque j'ai choisi Jacques, j'ai pu également réécrire en partie son rôle avec lui.

J'aime beaucoup les films d'horreur, la peur qu'il y a dans le film, c'est un jeu avec le spectateur. Quand Stévenin arrive, il fait vivre quatre jours d'horreur à lui-même et aux autres, et je voulais qu'à la fin on soit comme Sandrine: qu'on en redemande. Le montage a été très important pour ancrer ce sentiment de peur dans le film, et je me suis aperçue que la décoration aidait beaucoup à dynamiser le rythme. Au début du film, il ne se passe pas grand-chose mais je ne voulais pas que le spectateur s'ennuie. Avec une cuisine coquille d'œuf, une salle à manger couleur bambou et une entrée verte à fleur où les personnages vont et viennent, les fonds changent sans arrêt et créent une sensation de syncope, de kaléidoscope, de télescopage, alors même que l'action n'est pas spécialement rapide. Les personnages se fuient, et à chaque fois une autre couleur éclate. Je voulais atteindre une sensation physique commune avec le spectateur, en jouant avec les couleurs et les sons.

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